2 ans plus tôt

    L'odeur des croissants chauds. Le chant des tourterelles. Les rayons vifs du soleil matinal effleurant ma peau légèrement bronzée. Le parfum envoûtant émanant des champs de lavande. Ainsi se résumaient les petites douceurs matinales de mon séjour à Paris. Un livre à la main, une couronne en papier sur la tête, je répétais pour la énième fois mon premier rôle théâtrale en tant que reine. La reine d'Espagne figurant dans l'une des pièces de Victor Hugo intitulée "Ruy Blas". À ma droite, un authentique gramophone jouait un morceau de musique classique de Samuel Barber et donnait à mes répliques une touche héroïque impressionnante. Je clos mes paupières pour mieux apprécier le rythme de la chanson tout en serrant mon livre contre mon cœur. Un petit moment de bonheur qui ne dure pas longtemps lorsque la porte de ma petite chambre d'hôtel s'ouvre, révélant une silhouette mince aux cheveux blonds et au sourire radieux, celle de mon meilleur ami.

— On dirait que quelqu'un a déjà pris son petit-déjeuner sans moi, remarque Noah en contemplant mon plateau garnis de viennoiseries.

— Je me suis réveillée très tôt pour répéter, je ne voulais pas te déranger.

Noah est mon meilleur ami depuis le collège. Ensemble, nous avons appris à dompter nos faiblesses et accepter nos imperfections. Ensemble, nous avons réussi à faire de nos différences un sujet de conversation du soir jusqu'au matin levant, éclairés par la lune et bercés par les battements de nos coeurs qui devenaient de moins en moins lourds et qui tissaient de jour en jour un lien fort qui est maintenant cher à mes yeux. D'ailleurs, si il est là, aujourd'hui, avec moi, à Paris, c'est pour assister à ma pièce de théâtre demain et l'avoir à mes côtés me rassure plus qu'autre chose, parce que je sais, que quelque part dans la foule, hormis les nombreux spectateurs, un jeune homme qui m'a aidé à avancer est là pour voir que je suis heureuse, et que c'est en grosse partie grâce à lui. Noah fait tellement d'efforts pour moi et il s'avère que je lui réserve une surprise pour le remercier pour ces derniers. Si mon amour et ma passion pour le théâtre est inestimable, Noah vit pour la musique et avec un peu de chance, j'ai réussi à dénicher un ticket de concert du fameux groupe de rock "Eagles of Death Metal" qui figurait à la tête de ses bandes préférées et qui performera ce soir-même au Bataclan.

— Ferme les yeux, je lui demande toute excitée.

    Notre court séjour dans la capitale était l'occasion parfaite, que je ne pouvais rater, sachant à quel point la musique avait changé sa vie. "C'était le seul moyen de faire taire la douleur" m'avait-il confié un jour. La musique l'avait aidé à détruire ses murs tout comme le théâtre et la littérature l'ont fait pour moi. Il n'avait personne pour chasser les monstres cachés sous son lit, personne pour lui conter les histoires de chevaliers et de dragons, et personne pour apaiser cette sensation d'isolement dans l'obscurité, personne à part les voix sonores et réconfortantes des musiciens qui passaient à la radio.

— Tu peux les ouvrir maintenant, lui dis-je en m'emparant du ticket de concert caché entre les pages de mon livre.

Instinctivement, les lèvres roses de Noah s'élargirent légèrement avant de s'évaser en un large sourire, ce qui a pour effet de creuser ses fossettes et d'éclairer les nuances captivantes de ses iris émeraude. Il met ensuite ses doigts devant sa bouche comme pour cacher son étonnement et murmure quelques mots d'un ton faible, n'en croyant pas ses yeux.

— Tu n'as pas fait ça..

Je ris en le voyant aussi ému. C'était tout ce que je souhaitais. Sa réaction m'était précieuse, son sourire aussi. Noah m'était précieux. Je n'aurais jamais pu être ce que je suis aujourd'hui si ce jeune homme n'avait pas intervenu dans ma vie.

— Tu es la meilleure, ajoute-t-il avant de se jeter sur moi et de me prendre dans ses bras.

Le câlin dure un bon bout de temps. Puis, Noah s'installe sur un fauteuil, en face de la table où était posé mon petit déjeuner. Ma nouvelle lui a visiblement donné l'appétit et le sourire n'a pas quitté ses lèvres. Il croque dans un croissant et me demande de continuer à jouer mon rôle. Je reprends alors mon souffle et répète mes répliques tout en respectant mes pauses ainsi que la tonalité de mes phrases. Les épaules en arrière, le menton levé et le dos droit, j'essaye de garder une posture élégante, une attitude royale et un regard confiant. Mes paroles devaient être en harmonie avec mes gestes.

— Long live the queen! s'exclame Noah en essayant tant bien que mal d'imiter un accent anglais.

    Je plie légèrement mes genoux et m'incline en une gracieuse révérence, marquant ainsi la fin de mon passage en tant que Marie-Anne de Neuborg, puis je me laisse tomber sur le lit. Les yeux rivés vers le plafond en bois sculpté en arabesques, je me perds  dans la contemplation des splendides ornements dorés et brillants, reliés entre eux par des motifs floraux symétriques et colorés. Une décoration du temps de Louis XIII à en couper le souffle se dressait devant moi et je ne pouvais qu'explorer du regard ses merveilles artisanales sculptées minutieusement et avec un grand raffinement.

— Tu te sens prête pour le spectacle? me demande Noah.

La voix de mon meilleur ami me détache brusquement de la petite bulle d'observation que j'ai créée il y'a quelques minutes. Je me retourne vers lui et admire pendant un moment ses cheveux d'or qui retombait librement sur son front. Il faut admettre que je jalousais Noah pour son physique avantageux et son charme naturel et innocent.

— Je crois que je serais prête d'ici la fin de la journée.

— Allons Chantal, on sait tous les deux qu'à cette soirée, tu seras non seulement la reine d'Espagne mais aussi la reine du spectacle alors prends une pause et profite de ton temps dans la ville lumière!

— Je sais mais...

    La sonnerie du téléphone de Noah interrompt notre discussion. Ce dernier sursaute sur place et décroche l'appel.

— Devine qui ira au concert des Eagles of Death Metal ce soir? Ne sois pas jalouse..

    Je devine facilement qu'il parlait avec sa cousine Daisy, la seule personne de sa famille qui prenait du temps pour l'appeler et apprendre de ses nouvelles. Elle ne pouvait malheureusement pas le voir à cause de ses déplacements en tant que maquilleuse de célébrités. Noah espérait de bon coeur nous voir réunies toutes les deux. Il voulait que je devienne célèbre et que sa cousine s'occupe de ma mise en beauté durant mes tournées. Ainsi, il pouvait voir les deux personnes les plus chères à ses yeux ensemble à n'importe quel moment. Il avait déjà imaginé un beau futur où Daisy, lui et moi partagerions une énorme villa à Hollywood. Nous deviendrons les trois mousquetaires imbattables et rien qu'évoquer ce rêve qu'il avait lui même dessiné le mettait dans tous ses états.

    Contrairement à Noah, je n'étais pas le genre de personne à planifier mes projets de l'avenir. J'avais cette forte conviction que le futur ne nous appartenait pas et cette philosophie saine de vivre l'instant présent. L'instant présent est une certitude, le futur une illusion. Anticiper les choses revient à se condamner à une existence incertaine. Nous demandons toujours aux enfants ce qu'ils voudraient faire quand ils seront grands mais ne serait-il pas plus sage de les inviter à profiter pleinement des charmes du présent? Ne serait-il pas plus simple de leur demander ce qu'il pouvait faire aujourd'hui même pour être heureux? Après tout, le présent est un futur qu'on bâti les yeux ouverts tout en ayant conscience de ce qui se passe et comme le dit si bien Horace dans son poème, cueille le jour présent sans te soucier du lendemain.

Je consulte le calendrier de mon téléphone. Nous sommes le 13 novembre 2015.