Chapitre 33 - Les larmes de la statue
Cinq ans plus tôt...
La fumée se glissait doucement dans ses poumons. Voile de chaleur brumeux, légèrement amer. Caresse soyeuse qui vint subtilement envenimer son corps puis pourrir son esprit. La jeune fille expira. Filaments sombres. Nuées étranges. Elle les regarda s'envoler, s'échapper vers la teinte grisée des cieux. Son œil était vide, vitreux. L'éclat de sa pupille s'était éteint. Elle n'était plus qu'un sac de chair, avachi contre le rebord inconfortable d'un toit. Souffle de vent tiède, désagréable. Gadie porta de nouveau le cylindre à ses lèvres. Un autre cycle commençait.
L'odeur n'était pas forte, ou du moins elle ne l'était plus. L'adolescente ne le savait guère, voilà si longtemps maintenant qu'elle vivait avec. Ces relents âpres et profonds. Pollution de l'âme et de l'esprit. Elle s'y était lentement habituée. D'abord le nez plissé de dégoût, puis finalement la bouche ouverte et l'œil suppliant. Elle en voulait plus. Toujours plus.
Le ciel était sombre, obstrué de nuages grisâtres et épais. L'air pourtant restait chaud, humide et terriblement étouffant. Il flottait dans l'espace, en plus de ce parfum d'enfer, un soupçon de pourriture. Une odeur de gasoil, saupoudrée de relents d'excréments. La plaie béante d'un monde en putréfaction. Le dégoulinement putride d'une misère qui moisissait sur place, contaminant la moindre parcelle d'espoir sur son passage. Oui, c'était cette odeur-là. L'odeur du désespoir. Un monde sur le bord de l'agonie. Un monde enfumé par une économie noire et miséreuse. Un monde dans lequel s'était noyée une enfant.
Nouvelle expiration. Gadie ne pensait à rien. Ce monde, ces gens, cette réalité. Tout cela ne l'effleurait même plus. Elle les connaissait. Elle n'avait toujours connu que cela d'ailleurs. Un monde de souffrance et de colère. Un monde auquel plus personne ne prêtait attention. Plus même elle. Non, car elle avait trouvé sa porte de sortie. La clé d'un paradis cachée dans un paquet de feuilles roulées. Oui. Un paradis pour elle seule, creusé dans le coin torturé de son esprit. Un lieu secret et merveilleux où jamais personne ne viendra déranger les tourments de son bonheur. Personne.
Le battant de la porte vint brusquement claquer contre le mur de pierre, arrachant la pauvre perdue aux démons de sa folie. Elle sursauta, trébuchant de son mur pour se retrouver assise sur le sol, le cul planté dans les graviers et la poussière. Flopé d'insultes. Déversement de colère. La fillette releva la tête. Une ombre lui faisait face. La surplombait. L'engloutissait. Elle plissa les yeux.
- Wow... grinça une voix. Tu sais qu'à un moment j'ai failli me demander où je pouvais te trouver ? Je me trouve particulièrement con maintenant que je te vois là, sachant qu'en fait t'es toujours là, cachée, avec ta merde, sur ton foutu toit...
Plainte douloureuse. Coup dans le dos. Gadie passa une main sur son visage. Ces mots lui faisaient mal à la tête. Elle se mordit les lèvres.
- Ta gueule Marco... se plaignit-elle en agrippant une mèche de ses cheveux.
Le jeune homme laissa échapper une exclamation affligée. Mains sur les hanches, buste redressé, il contemplait sa sœur avec un sourire triste. Désabusé. Sa tête oscilla de gauche à droite. Il fit un pas.
- Allez dis-moi pour voir, poursuivit-il sur le même ton provocateur, ça fait combien de temps que t'es là ? Deux heures ? Trois heures ? Quatre peut-être ? T'as dû t'en enfiler un bon petit paquet hein, vu la tronche de tes yeux. Magnifique, vraiment ! Tu veux que je t'en ramène un peu plus ? Non parce qu'au rythme où tu te les enfiles, je crains que tu sois à sec avant la fin de la journée !
Cette voix grinçante et dédaigneuse lui sifflait dans la tête. Un coup de marteau semblait s'abattre sur son crâne à chaque syllabe, au moindre mot prononcé. Gadie plissa les yeux, raffermissant un peu plus l'emprise de ses doigts dans ses cheveux. Elle voulait qu'il se taise. Elle ne voulait pas l'entendre. Pas le voir. Il polluait son monde. Pourquoi venait-il l'embêter ? Elle était si bien jusqu'à présent, si bien...
- Ferme-là... parvint-elle à articuler. Ferme-là tu me fais chier...
La lourdeur pâteuse de sa voix n'eut d'égard que l'éclat de rire affligé que libéra son frère. Les yeux grands écarquillés, illuminés par une étincelle de tristesse et de colère, le bouclé recula d'un pas. Sa main vint frapper son visage, comme pour chasser des démons invisibles. Il refreina les élans de son exaspération.
- Je te fais chier ? répéta-t-il sur un ton tout à fait énervé. Moi je te fais chier ?! Mais regarde-toi putain Gadie, regarde-toi ! Un légume ! Un foutu légume en train de moisir sur un toit ! Réagis merde !
La jeune fille crissa des dents, se recroquevillant sur elle-même pour protéger son cerveau fatigué des éclats insupportables de cette voix. Un légume ? Elle ? Mais pour qui se prenait-il ? Que croyait-il ? Elle venait enfin de trouver le paradis. L'Eldorado. Jamais son existence ne lui avait parue si tranquille, si heureuse. De quel droit venait-il perturber tout cela ? Oui, elle était peut-être un légume, mais un légume apaisé. Sur ce toit puant et répugnant, elle était parvenue à voir la mer. Enfin. La mer. Et cela valait tous les mépris qu'il pouvait lui vouer. Il ne comprenait pas. Il ne comprendrait jamais.
- Fous moi la paix, grogna-t-elle. Casses-toi, je t'ai rien demandé.
- Ah c'est facile, siffla le garçon, c'est tellement plus facile comme ça hein ? Elle est où la sale gamine qui me tenait des discours sur la liberté ? Elle est où la fille qui arrêtait pas de me casser les oreilles avec ses histoires à la con sur la drogue ? Où elle est hein ?! Deux ou trois chichons et c'est fini, c'est ça ?!
Assez. Elle en avait assez. De toutes ces paroles. De toutes ces vérités qu'on lui crachait à la figure. Elle avait tort. Elle avait eu tort. Elle ne le savait guère. Qui croire, à qui se fier ? Elle ne voulait pas le savoir. Elle en avait plus qu'assez. Sa tête lui faisait mal, ses yeux se fermaient. Tout son corps était tendu, envahit par une espèce de transe insupportable. Pourquoi ne la laissait-on jamais tranquille ? N'avait-elle pas suffisamment souffert ?
- Et puis comment ça se fait qu'il t'en donne autant ce connard ? interrogea brusquement son frère en s'approchant d'elle. Je sais que cette enflure à la main lourde en extra, mais quand même... Tu pourrais ouvrir un commerce à toi seule avec toute la merde que tu t'enfile !
Et sans crier gare, il se pencha vers la jeune fille pour lui arracher le cylindre calciné des doigts. Il n'en fallut pas plus pour extirper à cette dernière un cri de protestation inhumain. Cri de l'âme. Cri de bête blessée. Gargouillement terrible. Elle se redressa aussitôt. Le monde tournait. Son esprit vacillait. Bon sang, elle avait mal à la tête.
- Rends-moi ça ! beugla-t-elle en se précipitant sur son frère. Rends-le moi !
Mais Marco n'eut que faire de ses supplications. Un pas sur le côté, rapide et agile, suffit à écarter la menace enfumée qu'était la fillette. Sourcils froncés, épaules voutées, il scrutait avec un intérêt dégouté le malheureux morceau de papier. Ses doigts épais venaient en écraser les contours. Il laissa échapper un soupir répugné.
- C'est de la belle merde qu'il t'a filée ce bâtard, grogna-t-il en se tournant vers sa sœur. Mais c'est pas la même merde habituelle. D'où tu sors ça ?
Gadie, toujours rouge de rage et de folie ne prêta pas le moindre intérêt aux paroles de l'homme. Cheveux ébouriffés, habités par la crasse et la paresse, elle se rua vers lui. Griffes dehors. Regard dément.
- C'est pas tes affaires, cracha-t-elle après un énième échec. Rends-le moi et casses-toi !
Secouant la tête, elle tenta à nouveau d'attraper l'objet de ces désirs hallucinés, mais Marco ne lui en laissa pas la possibilité. D'un geste de la main bref et rapide, il lui saisit le poignet pour l'obliger à se tenir tranquille. Près de lui. Il se pencha vers elle. Son souffle chaud s'écrasait brutalement sur le visage de l'adolescente.
- Me prends pas pour un con Gadie, s'agaça-t-il. Comment tu t'es procurée ça ?
L'intéressée avait cessé de se débattre. Respiration s'accédée, vêtements froissés, lèvres pincées, elle soutenait le regard de son frère avec la fierté d'une hyène. La haine irradiait de son visage. Un poison malsain habitait ses muscles, affligeant son corps de mille et une souffrances. Bon sang, elle avait un mal de chien.
- AVEC QUEL ARGENT PUTAIN ?!!
Perdant patience, Marco l'agitait de plus belle, sa poigne de colosse fermement refermée sur le bras fluet et maigre de l'enfant. La jeune fille perdit les pédales. Faible gémissement. Elle secoua la tête. Que voulait-il savoir ? Qu'attendait-il d'elle exactement ? Elle ne comprenait pas. Il y avait juste cette douleur. Ce mal si profond qui lui pourrissait le cœur.
Soudain le secousses se calmèrent. Marco avait fait taire sa colère. Il s'était figé. Interdit. Un éclair de raison sembla lui traverser l'esprit. Interdite, surprise, Gadie le fixait en silence, semblant attendre sa sentence. Son bras pendait lamentablement dans les airs. Une seconde. Deux peut-être. Les yeux du garçon s'écarquillèrent avec horreur. D'un mouvement brusque, il se tourna vers le petit muret de pierre.
- Ne me dis pas que...
Et sans ne plus rien dire, il laissa retomber sa sœur sur le sol avant de se lever pour marcher en direction de la petite trappe de pierre. Le sang ne fit qu'un tour dans le corps de l'enfant. Un électrochoc. L'angoisse bouillonnante d'une réalité qui manquait soudainement d'exploser au grand. Elle se redressa aussitôt. Son frère avait atteint le muret. La cage de fer. Leur cachette. Non. Il ne fallait pas. Il était le seul être qu'il lui restait. Il ne fallait pas qu'il voit cela.
- Non arrêtes fais pas ça ! parvint-elle à supplier en se jetant sur lui pour l'éloigner du fruit de sa curiosité.
Mouvement de bras. Marco écarta la jeune fille. Elle se débattit, glapît, frappa comme un pauvre diable. Mais rien n'y fit, il était plus fort, plus grand. Plus déterminé. Sa main vint défaire le loquet. Cliquetis terrible qui arracha un cri désespéré à la malheureuse enfant. La porte s'ouvrit. Grincement sombre et douloureux. Le temps sembla s'arrêter. Gadie cru mourir.
Vide. La cage était vide. Une poignée de billets, tout au plus, planquée dans le recoins ombrageux du baril de métal. Mais il n'y avait rien d'autre. Pas même la misérable trousse à pharmacie. Rien. Seulement l'immensité désastreuse de son désespoir. La preuve flagrante de la culpabilité vile d'une enfant. Marco se tourna vers sa sœur. Sa peau d'ordinaire si sombre était devenu plus blanche que la pâleur de la lune. Il la fixait avec horreur.
- T'as utilisé tout le fric qu'on a récolté pour... pour fumer tes merdes ? parvint-il à articuler le souffle coupé.
Gadie s'était figée sur place. Son cœur tambourinai contre sa poitrine. Le vent vint souffler sur son visage. Instant de conscience retrouvée. Dernière fraction de seconde, avant de sombrer une nouvelle fois. Plus profondément encore. Son regard oscilla vers son frère.
- T'as pas fait ça, balbutia ce dernier en s'approchant d'elle. Dis-moi que t'as pas fait ça ?!
Si proche. Pourtant si loin. Et ce monde qui continuait de tourner. Vite. Trop vite. On ne l'attendait plus. Qu'avait-elle fait pour mériter tant de malheur ? Un démon se dessinait devant elle. Les affres de la folie qui avaient pris le traits de son frère. Monstre. Preuve flagrante de sa pathétique faiblesse. Elle avait tellement mal. Une main vint se poser sur son épaule. Puis une seconde. Poigne puissante. Douloureuse. Elle retint un cri.
- RÉPONDS PUTAIN !
Marco avait hurlé. Les mains plaquées sur les épaules de sa sœur qu'il agitait comme un prunier. Ses yeux jetaient des éclairs. Il semblait emporté par une tempête de désespoir et de colère. Once de tristesse. Torrent d'affliction. Il la secouait. Encore. L'implorant de répondre.
Mais l'enfant en avait déjà trop vu, trop entendu. La folie lui faisait tourner la tête. Gonflement de haine, revirement de courage. Elle ne savait guère. Toujours était-il qu'elle trouva en elle la force de se redresser. Un mouvement d'épaule si brusque et violent qu'il projeta le corps pourtant massif de son frère contre le muret de pierre. Retentissement sourd. Étouffement surpris. Elle se dressa sur ses maigres jambes, toute hérissée de cette démence qui l'habitait.
- Si ! beugla-t-elle rouge de rage. Si j'ai fait ça ! J'ai dépensé tout ce fric répugnant pour me défoncer le cerveau et me broyer les neurones !! Et alors ?! T'as quelque chose à redire ?! C'est mon argent à moi aussi ! J'en fait ce que je veux !!
Toujours étalé sur le sol, une lame de sang souillant son front meurtri, Marco contemplait l'adolescente avec un regard dégouté. Peiné. Déçu. La tornade d'un ouragan aurait pu menacer d'exploser, elle n'aurait pas été aussi terrible que ce regard. Non. Car il portait en lui toute la souffrance et le désespoir du monde. Passant sa main sur son visage pour en effacer les traces de sa faiblesse, il se redressa lentement. Ses pupilles ne quittèrent pas un instant la figure sale et répugnante de sa sœur.
- Tu me dégoutte, siffla-t-il d'une voix dédaigneuse en passant à ses côtés. Tu me dégoutte profondément Gadie...
Prononçant ces dernières paroles, il s'éloigna jusqu'à la porte qu'il entrouvrit. L'enfant frissonna, mais ne broncha pas.
- Ne m'approche plus jamais.
Le fer vint claquer contre la pierre. Retentissement funeste. Sombres vibrations. Puis ce fut tout. Le silence terrible de la cité vint de nouveau envahir le toit. Avec ces relents de parfums si particulier. Terrible univers.
Gadie, toujours debout, n'avait pas bougé. Ses jambes étaient restées droites, bien ancrées dans le gravier sale. Son menton n'avait pas murmuré d'un millimètre, fixant l'horizon avec dédain. Ses bras étaient fermement maintenus plaqués contre son corps. Une statue. Un monstre au cœur de pierre. Pourtant, pourtant au creux de cette statue, quelque chose venait de se briser. L'âme torturée d'une enfant. Le souffle d'espoir étranglée d'une fillette. L'amour tant chéri d'un frère.
Une larme coula sur la joue froide de la statue.
Les couloirs étaient gris, sombres, embaumés par cette odeur d'urine qui leur allaient si bien. Un parfum plus terrible encore que celui qui hantait l'air extérieur. Plus terrible parce qu'il empestait le renfermé, le crack et consumait dans le cœur de ses occupants la flamme de l'espoir. Plus de rêves en ces lieux. Plus de songes. Non. Seulement les murs immenses et indéfectibles d'une prison.
L'esprit toujours noyé dans une mer de tourments, Gadie faisait sourdement résonner le bruit de ces pas dans l'obscurité vide des corridors. Ses mains pendaient lamentablement contre ses hanches, frappant par mégarde les parois abimées du crépis. Une fois. Deux fois. La douleur s'épaississait. Tâche de sang. Elle n'y prêtait même plus attention. Une douleur valait bien une autre, et celles de l'âme étaient bien plus cinglantes que celles qui marquaient les corps.
Combien de temps était-elle restée sur son toit, immobile, figée comme la glace dans un empire d'hiver ? Combien de temps avait-elle passée là-haut, à attendre un déluge qui ne s'abattait pas, à espérer la fin de cette existence trop pesante ? Elle n'en n'avait aucune idée. Pas même le vague soupçon d'un indice. Son frère était parti, son frère l'avait abandonnée, son frère l'avait détestée, et ce fut tout. Ce fut tout ce à quoi elle était parvenue à songer. Les seuls mots qu'elle réussissait à formuler dans son esprit. Abandon. Dégoût. Solitude. Désespoir.
Sa main vint pousser un battant. Geste machinal, automatique. Elle s'introduit dans un dernier couloir. Des éclats de voix. Vague arrière-goût de déjà-vu. Tout le monde criait beaucoup trop dans cet immeuble. On criait pour s'empêcher de penser. On frappait pour nier à sa vue les lambeaux pourris de son existence. La violence et la haine pour échapper à la réalité. Donner un vague semblant de sens à ces jours qui s'écoulaient sans paraître vouloir s'arrêter.
Elle continua à avancer. Les voix se faisaient plus fortes. Plus distinctes. Le bruit des coups plus violent. Terrible. Les murs en tremblaient presque. Puis un cri. Ultime cri. Glapissement de douleur pathétique qui réveilla l'âme éteinte de l'adolescente. Ses yeux s'écarquillèrent, brusquement possédés par un éclair de colère. Poison de l'âme. Ses muscles s'hérissèrent, la haine vint plisser son visage. Le sang se mit à affluer avec excès dans son corps. Vague irrépressible d'un chaos qui déchiquetait son être. Elle secoua la tête, pressant le pas. Elle courrait. Volait presque. Se ruant vers une guerre qui n'était pas la sienne.
La porte claqua brutalement contre le mur, faisant frissonner la cloison. Claquement de tonnerre qui installa un calme affolant dans la pièce. Gadie, souffle court, regard halluciné et cheveux hérissés venait de surgir dans l'appartement.
Face à elle, les mains resserrées autour de la gorge de son fils, Claude Lapage la fixait avec un voile de surprise interdite sur le visage. Ses yeux bleus, surmontés par d'épais sourcils, semblaient figés dans un état de léthargie incertain. Une statue. Fraction de seconde. Un rire gras résonna sinistrement dans l'espace.
- Gadie, grogna l'homme, ben tiens tu tombes bien toi, on ne t'attendais pas de sitôt.
- Lâche mon frère.
Un cadavre n'aurait pas pu se faire plus menaçant. Sa tête avait recommencé à lui faire tourner l'esprit. Cette douleur cinglante qui tonnait dans son crâne. Elle plissa les yeux. La chaleur envahissait son corps. Elle étouffait.
- T'as un problème avec mes méthodes, petite écervelée ? siffla l'ignoble paternel en se tournant vers elle, ses doigts toujours fermement agrippés au corps de son fils. Ça ne te convient pas comment je m'occupe de ton crétin de frère ?
Et accompagnant le geste à la parole, il se tourna brusquement vers sa misérable victime auquel il octroya un nouveau coup. Plus violent. Plus terrible que tous les autres. Marco s'écroula sur le sol.
Le monde devint rouge. Ou noir. Elle ne saurait dire. Tout fonctionnait au ralenti. Les grognements répugnants de son père. Le hurlement horrifié qui s'échappait de sa gorge. Et le corps de son frère, meurtri, blessé, qui s'effondrait comme une masse disloquée. Une éternité, une fraction d'enfer. Son cœur se pressa. Ses muscles se gorgèrent de rage. Volcan en effusion. La douleur était devenue si forte, si grande. Irrépressible rage.
- JE T'AI DIT DE LE LÂCHER !!!
Elle avait rugit. Un rugissement de hyène, colère de fauve. Nul n'eut le temps de broncher. Pas même de l'espoir de comprendre. La jeune fille se jeta sur son père. Elle projeta sur le corps de cet homme qu'elle méprisait tout le poids de son désespoir. Elle se propulsa sur lui avec tant de force que l'homme vacilla. Il tangua. Perdit pied. Sombra. L'adolescente le molestait de coups. Il ne bronchait plus. Immobile. Poupée inerte soumise à la folie brisée d'une enfant. Elle frappait, cognait, hurlait. Plus rien ne semblait pouvoir l'arrêter. Rien. Si ce n'est ce liquide chaud et rouge qui vint peu à peu entacher ses poings et souiller le parquet miteux.
Le souffle de la jeune fille se calma. Les nuages de ténèbres se dissipèrent. La haine et la folie semblèrent lentement s'échapper de son corps, comme un doux songe après une nuit de sommeil agitée. Elle battit des paupières. Une fois. Deux fois. Que venait-il de se passer ? Que venait-elle de faire ? Elle était là, accroupie sur le corps immobile de son père, les mains tachées de rouge répugnant. Elle était là, surplombant le corps de cet homme qui semblait la fixer sans même la voir. Un frisson d'angoisse terrible s'empara de son être. Les relents amers et désagréables d'une mauvaise nouvelle.
Il ne bougeait plus. Pas l'once d'un murmure, ni même l'étincelle d'un mouvement. Parfaitement immobile, comme la plus ignoble des statues. Et puis il y avait ce regard, exorbité, ce visage figé dans une grimace dégouttée. Immonde. Affreuse. Gadie se mit à trembler. Une odeur âpre venait de soulever son cœur. Une odeur de métal, de rouille. Une odeur de pourriture à faire trembler un mort.
Elle se leva. Lentement. Son regard ne parvenait à se détacher de cette figure, de ces iris exorbitées qui semblaient la fixer avec haine. Il ne bougeait plus. Non. Il ne bougeait plus. Et pourquoi tout ce sang ? Pourquoi ce silence ? Non. Non il n'avait pas le droit de lui faire ça.
Gadie ouvrit la bouche pour laisser échapper le silence affligé de son désespoir. Aucun mot ne parvenait à se former dans sa gorge. Un étaux de fer lui broyait la chair. Elle recula d'un pas. La petite table du salon, brisée sous le poids de son père. Juste au niveau de son cou. Sa nuque. Brisée avec elle. Non. Non ce n'était pas possible. Ce n'était pas possible. Elle plaqua ses mains sur sa bouche.
Derrière elle Marco s'était redressé. Silencieux comme sa sœur, il fixait le corps inerte de son bourreau. Mais la jeune fille ne s'en rendit pas compte. Elle ne voyait plus que ces yeux. Ce sang. Ses mains. Son cœur souillé de haine. Elle ne voyait que cela. Les démons déliés de sa folie. Le poids effroyable des chaines.
Puis un son. Un bruit. Un infime hoquet de tristesse. De faiblesse. On ne saurait dire. Le murmure silencieux d'un pleur. Ce fut suffisant. Un signal d'alarme. Le gong final. Gadie tressailli. Elle secoua la tête, se mordant les lèvres à s'en déchiqueter les chairs. Sanglots étouffés. Folie passagère. Étranglant les nuées de son désespoir, elle tourna brusquement les talons et s'enfui en courant. Loin de ce corps. Loin de ce sang. Loin de sa folie.
Une nuit sans étoiles. Sans lune également. Pas un soupçon de brume ou de rêve. Juste la lueur froide et vacillante d'un réverbère. Un chien aboyait dans l'obscurité. Loin d'ici. Il aboyait à s'en déchirer la gorge. Il aboyait sans s'arrêter, plainte funeste et désespéré. Il aboyait parce qu'il ne lui restait plus que cela. Le son triste et brisé de sa voix, seul face au silence glaçant des ténèbres. Un coup. Deux peut-être. Le chien n'aboyait plus.
Le ronflement d'une voiture vint percer dans le lointain. Un lointain invisible, pourtant encore bouillonnant d'existences pathétiques. Une voiture pour quoi ? Travail quotidien ? Routine mortelle ? Crime routinier ? Quelle était l'utilité de cette boite de conserve odorante ? Vaine. Car tout était vain. Un enchainement futile et inutile d'action qui guidait lentement les âmes vers une fin certaine. Oui. Tout était vain. Pas de sens, pas de magie. Juste un profond et indéfectible instinct de survie.
Assise sur un muret de brique, le visage enfoui entre ses mains et les paupières fermées sur cet avenir tragique, Gadie ne pensait plus. Son corps tout entier semblait vidé de cette énergie misérable qui l'avait portée jusqu'ici. Des chiens aux portes de la mort et des voitures inutiles, elle en avait entendu des tonnes. Elle ne comptait plus. Elle n'avait jamais cherché à les compter d'ailleurs. Elle était juste là, assise dans cette crasse misérable, à attendre un je-ne-sais-quoi qui la tirerait de cet enfer.
Son âme était en miette. Son cœur définitivement teint. Et ses joues creusées par des larmes qui n'avaient pas voulu couler. Elle n'avait même plus mal, non, elle était simplement vide. Inerte. Comme morte. Que s'était-il passé ? Elle n'en était pas même certaine. Elle ne parvenait pas à mettre de mots dessus. Juste des sentiments, d'affreuses sensations. Elle ne voulait pas y penser. Plus jamais.
Ce regard la hantait. Ces deux pupilles bleues, terribles, vides, fixées sur elle comme l'on fixerait le diable. Oui. Elles la regardaient encore, deux grosses billes répugnantes et révulsées. Deux orbites éteintes qui appartenaient à son père. Son père...
Frisson d'angoisse, de dégoût peut-être. Sûrement même. Où était-il à présent ? Était-ce ses mains qui avaient fait cela ? Son corps, ses muscles ? Non, non elle n'avait rien voulu de ce qu'il s'était passé. Elle n'avait rien souhaité de tout cela. Jamais. Ce sang répugnant qui souillait ses doigts et condamnait son âme, elle ne l'avait jamais désiré. Tout ce qu'elle avait souhaité, ce n'était qu'un peu de calme, un soupçon de paix, une once d'amour. Mais il n'y avait eu que la haine. La haine et la colère. La haine et la douleur. Maintenant, c'était fini.
Il était mort.
Mort.
M-O-R-T
Ces mots se répétaient inlassablement dans son esprit. Comptine macabre et terrifiante. Une litanie terrible qui lui faisait peu à peu perdre l'esprit. Elle se recroquevillait sur elle-même. Mort. Oui. Non. Elle ne l'avait pas voulu. Pourtant elle l'avait fait. Elle l'avait fait tomber sur ce sol, il s'était brisé la nuque. Un craquement déchirant. Elle s'en souvenait à présent. Peut-être était-il mort sur le coup. Peut-être pas. Elle avait frappé. Une fois. Deux fois. Encore. Et encore. Sans relâche. Sans arrêt. Folie. Folie meurtrière. Elle était folle. Comme sa mère, comme son père. Comme tous ceux qui l'entouraient. Elle était folle et cette folie avait tué. Cette folie l'avait transformée en un monstre. Un monstre assoiffé de sang. Plainte muette. Plissement de gorge. Non. Non elle ne voulait pas.
Souffle de vent. Chaud. Moite. L'éternité passa. La jeune fille releva la tête. Des mèches de cheveux pâles barraient son visage. Elle était aussi blanche que la mort. Elle était la mort.
Puisant dans le puit tarît de sa force, elle se redressa péniblement. Elle devait avancer. Elle devait marcher. Où ? Cela elle n'en avait aucune idée. Mais elle en pouvait rester ici. Les enfers viendraient la trouver. Ses jambes su muèrent. Pourtant elle aimerait bien qu'ils la trouvent, ces terribles enfers. Elle aimerait bien qu'ils l'avalent tout entière, qu'ils la fassent disparaître de la surface souillée de ce globe. Cela mettrait un terme à son existence douloureuse. Un mal pour un bien. Un terrible bien.
Sans plus réfléchir, elle avançait. Ses pas la guidaient. Résonnement sourd d'une cage d'escalier. Obscurité moite d'un couloir. Sa main se posa sur le battant d'une porte. Elle l'ouvrit. Elle était rentrée.
L'appartement était plongé dans l'obscurité. Un voile de ténèbres parfait. Une odeur de rouille et de pourriture à vous soulever le cœur. Et puis ce silence. Gadie fit quelques pas dans la pièce. Le plancher grinça à son passage. Son regard balaya les ombres épaisses. Il n'y avait plus rien. Plus de sang. Plus de corps. Rien. Seulement le vide affreux d'une existence. Elle frissonna. Et s'il ne s'était rien passé ? Et si tout cela n'était qu'un rêve ? Un affreux et mauvais rêve ?
Une plainte muette vint frémir dans son oreille. Des pleurs sourds, cachés. Un filament de lumière qui barrait la noirceur du couloir. L'adolescent fit quelques pas. Porte entrouverte. Recroquevillée sur le sol poisseux de la salle de bain, une masse misérable sanglotait en silence. Touffe de paille séchée. Corps maigre et pathétique. Le corps d'une femme dévorée par les diables de l'existence. Le cœur de l'enfant se pressa. Elle pleurait. Mais pourquoi pleurait-elle ? Quelle peine misérable l'habitait encore ? Pourquoi cette mère ignoble parvenait elle à verser des larmes quand elle s'en trouvait privée, démunie ? Grondement de haine. Lame de peine. La jeune fille recula d'un pas.
Les gonds de la porte grincèrent derrière elle. Grincement lugubre et terrible. Quelqu'un entrait. Gadie se retourna aussitôt. Marco.
Marco. Ses boucles brunes étaient plaquées sur son front poisseux. D'affreuses cernes creusaient son visage si beau. Marco, au regard dévoré par des ténèbres infranchissable. Marco, au corps éreinté par la souffrance, la fatigue et le malheur. Marco, tout simplement. Le cœur de l'adolescente tressailli dans sa poitrine. Infime étincelle d'espoir.
Les pupilles de l'homme se posèrent un instant sur la figure misérable de sa sœur. Fraction de seconde. Haussement de sourcils. Il détourna les yeux, reprenant sa route. Pas un mot, pas un souffle. Pas l'ombre d'un intérêt. L'angoisse l'envahit de nouveau. Elle se précipita vers lui.
- Marco, balbutia-t-elle la voix encore toute engourdie par sa peine. Marco je... Où... Où est-ce qu'il est ?
Il s'arrêta. Sa marche terrible s'interrompit. Flottement dans le temps. Malaise palpable. Dans un mouvement aussitôt terrible que menaçant, il pivota vers sa misérable interlocutrice. Immense. Méprisant. Son regard dévoré de haine et de chagrin la considéra avec toute la douleur du monde. La jeune fille cru mourir.
- Ben là, dehors, cracha-t-il en désignant la porte d'un geste dédaigneux. J'ai même ajouté une pancarte pour que tout le monde sache quel genre de pourriture tu fais.. !
Une quoi ? Gadie recula d'un pas. Ses pupilles s'étaient écarquillées d'horreur et de honte. Un poison terrible envahissait sa chair. Le souffle glacée de la peine. Le tremblement saccadé du désespoir. Mais de tout cela, Marco ne s'y intéressait guère. L'œil encore brillant d'une haine terrible, il poursuivit son cruel discours.
- Œuvre mortelle de Gadie Lapage qui, non contente d'être seulement une pauvre shootée désespérée, est également une lâche dégueulasse et une meurtrière. Ça sonne plutôt bien non ?
Lâche. Meurtrière. Dégueulasse. Désespérée. Ces mots se répétaient en boucle dans son esprit. Encore et encore. Oui. Oui elle était tout cela. Qu'avait-elle fait ? Qu'avait-elle osé croire ? Son corps se mit à trembler. Ses lèvres tressautaient avec peine. Elle avait envie de s'effondrer. De mourir. Là. Maintenant. Tout de suite.
L'homme la contempla un instant avec un mépris marqué, avant de finalement se pencher vers elle. Un parfum de mort embaumait ses gestes. Elle était partout. Cette mort terrible. Partout.
- À ton avis imbécile, cracha-t-il avec une haine certaine, à qui il faut s'adresser ici pour se débarrasser d'un corps ?
À qui ? Nouveau frisson. La jeune fille recula d'un pas. Elle venait de comprendre. Le diable. Il avait pactisé avec le diable, à son tour. Lui aussi. Par sa faute. Elle voulut vomir. Qu'avait-elle fait ? Bon sang mais qu'avait-elle fait ? Redressant la tête, elle scruta le visage de son frère, à la recherche d'une once de réconfort, perle d'amour. Mais il n'y avait plus rien dans ce regard. Seulement les torrents froids et acérés de la haine. Elle secoua la tête. Non. Non il ne pouvait pas l'abandonner. Pas maintenant. Pas comme cela.
- Marco je...
- Maintenant tu me fous la paix, trancha l'homme d'une voix cinglante. Tu me fous la paix et tu ne m'approche plus jamais, c'est clair ?
La foudroyant de ce regard de glace, il cracha une dernière fois sa haine sur le sol avant de disparaitre, englouti par les ombres de l'existence.
Restée seule au milieu de la pièce, les membres tremblant et le cœur déchiqueté, Gadie ne bougeait plus. Tout s'écroulait. Le monde, les hommes, les murs, son frère. Tout s'écroulait, et elle s'écroulait avec eux. Un gouffre sombre venait de s'ouvrir. Bouche béante. Mâchoire terrible. Il ne restait plus rien. Larmes odieuses. Cri étouffé. Elle s'effondra sur le sol.
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Hey ! Cheer up for this week guys ! Et pour vous soutenir, un petit chapitre ! J'espère qu'il vous aura plu !
Un nouveau pan du passé de Gadie se révèle, pas le plus joyeux je vous l'accorde... C'est même, sans vouloir trop m'avancer, un des tournants majeurs de son existence qui explique pas mal de chose sur sa condition actuelle... Papa Gadie n'était pas un ange, mais méritait-il de finir ainsi ? Qu'en avez-vous pensé ? Et que pensez vous de la jeune Gadie ? De son comportement et de ses réactions ?
On comprend également comment son frère c'est retrouvé empêtré là dedans, et jusqu'au cou, pour protéger sa soeur...
Enfin voilà, sur ces notes de bonheur je vous laisse
Merci à tous pour continuer à me suivre et à me lire ! Merci vraiment !
J'espère que la suite continuera de vous plaire !
À la semaine prochaine !!
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