Chapitre 32 - Le poids du silence
Gadie
Vague de chaleur. Sur ma joue. Une sensation humide, tiède. Souffle si doux. Caresse furtive. Je restai un instant immobile, bien droite comme une imbécile au milieu de ce couloir désert. Mon doigt vint instinctivement se poser sur ma pommette. Mon corps fut parcouru d'un frisson. Je secouai vivement la tête. Bon sang Gadie, mais que t'arrivait-il ?! Reprends toi idiote ! Un bisous de rien du tout et voilà ton état ? Belle affaire tiens, on n'était décidément pas sorti de l'auberge...
Clignant deux fois des paupières pour remettre un semblant d'ordre dans le vrac de mes pensées, je pivotai sur mes talons. Je tenais toujours dans la main le minuscule morceau de papier que Mélina m'avait confié. Mélina... Elle avait réussi à foutre un sacré carnage. Baissant le yeux, je dépliai le misérable billet. Des chiffres. Succession de numéros. Pas de mots. Pas de lettres. Non. Jusque des nombres. Cinq petits nombres. Je fronçais les sourcils. Que... Serait-ce... Mon cœur tressauta. Bougre d'imbécile. Je fourrai le papier dans la poche de mon sweat, tentant vainement de refréner les palpitations étranges qui épuisaient mon corps. Un numéro de téléphone. Elle n'avait pas trouvé d'idée plus intelligente ? Imbécile. Pourquoi cela me faisait-il plaisir au juste ?
La paume de ma main vint s'écraser sur la parois en PVC de la porte. Crissement de gonds. Frottement de plastique sur le carrelage. Retour à la réalité. L'ampleur du désastre de ma vie s'étalait de nouveau sous mes yeux. Mon cœur se pressa. Baissant la tête, rentrant les épaules, je m'enfonçai dans la pièce.
Le bip incessant des machines continuait de résonner dans l'espace trop vide. Debout près du lit, ses mains maigres crispées sur les mailles de son gilet, Yéromine fixait d'un œil vide le corps inanimé de Marco. Ce simple spectacle m'arracha un hoquet de dégoût. La voir ici, si misérable, au chevet de mon frère. La présence de cet être répugnant, prostrée telle la plus parfaite des victimes, le regard vitreux et le dos vouté, devant l'homme que je chérissais le plus au monde. Oui, tout cela m'écœurait. Ce n'était que vulgaire comédie et pathétique apparence. Comment osait-elle faire cela ? Comment osait-elle nous faire cela à nous ? Pauvre femme éplorée, mère effondrée, ignoble mensonge. Mes poings se serrèrent. Mes ongles s'enfoncèrent dans la chair de ma paume. J'avais envie de la frapper. De la griffer. Je contractai ma mâchoire. Non. Pas encore. Assez de colère. Assez de haine. Assez de tout cela. Je n'avais besoin que d'un peu de paix.
- Il est si pâle...
Elle s'était approchée de lui. Son doigt osseux glissa sur son front, suivant la courbure sévère de sa joue. Mon corps se figea. Calme. Pas de violence. Rien de grave ne s'était produit. Non. Rien de grave. Elle l'avait simplement touché. Tout simplement. Il était toujours là, avec nous. Avec moi. Il ne m'avait pas encore abandonnée.
Mordant mes lèvres pour faire passer l'angoisse de ma colère, je m'approchais à mon tour du lit. Il était pâle. Oui, c'était vrai. Rien d'étonnant, il était dans le coma. Pouvait-on faire plus abstrait et inutile comme remarque ? Non. Mais que pouvait-elle dire de plus ? Que pouvait-elle faire ? Elle n'avait toujours été qu'une ombre, un semblant d'être humain. J'inspirai. Un goût de sang se répandait dans ma bouche. Je n'étais pas encore morte.
Avec douleur, je détachai mes pupille du visage trop inerte de mon frère. Le contempler ainsi m'arrachait un chaque fois un soupçon d'âme. J'avais le sentiment de mourir avec lui. Mourir ? Non. Non. Il n'était pas mort. Endormi. Juste endormi.
Mon regard suivit la ligne brisée qu'était ma mère. Frêle. Si frêle. Un amas de misère. Une ombre pathétique. Son gilet lui glissait sur l'épaule, révélant la maigreur exagérée de son corps. L'os de sa clavicule jaillissait comme la lame d'un poignard sous sa peau. Son cou était taché de noir, envahit par le dessin bleuté d'un nuage. Des coups ? Non. Simplement la preuve indélébile du passage de mes mains. Témoignage cruel et déchirant de l'emprise de mes doigts sur sa chair. Je dégluti. Mon cœur accusa difficilement la tourmente. J'avais envie de vomir. Une bille amer se formait dans ma gorge. Monceau de nœuds dans mon ventre. Je baissai la tête. Oui. C'était moi qui avait fait cela. C'était moi. Ce monstre hideux. Je méritais bien tout ce qui m'arrivait.
- Ces cheveux sont tellement longs... Il ne doit pas voir bien clair...
Piqure. Gifle. Je redressai brusquement la tête.
Elle n'avait pas bougé. Immobile, dos vouté, surplombant mon frère. Elle n'avait pas bougé non, mais elle avait parlé. Et quelles paroles. Quelle déclaration inutile. Des cheveux ? Son fils était dans le coma, sa fille avait manqué de la tuer, et cette imbécile parlait de cheveux ? Les battements de mon cœur redoublèrent de vitesse. Le sang affluait. Goût de métal sur mes lèvres. Bon sang. J'avais mal à la tête. Le monde tournait. Toujours trop vite. Personne ne m'attendait. Pourquoi personne ne m'attendait jamais ?
- Il faudra l'emmener chez le coiffeur, quand il se réveillera...
Ce fut comme le craquement cinglant d'un éclair. Le foudroiement implacable du tonnerre. Je la fixais. Comme j'aurais fixé une bête. Je le fixais, et plus mon regard déchiquetait sa peau, plus le dégoût de cet être m'envahissait. Une haine bestiale et menaçante commençait à s'infiltrer dans mes veines. Serpent terrible. Poison inquiétant. J'avalai un relent de salive acide.
- Pourquoi tu fais ça ?
Yéromine releva la tête. Ses pupilles éteintes me contemplèrent avec une once de surprise. Son visage était aussi pâle et mort que le destin déchu d'un royaume de poussière. Je retroussai mes lèvres. Son comportement me dégouttait.
- Pourquoi tu te comportes comme ça ?
Pas de réaction. Les mots se formaient dans mon esprit pour venir mourir sur ma langue. Je ne parvenais plus à parler. Des bouts de phrases, lambeaux de syntaxes, cadavres de tirades. Elle ne disait rien non plus. Le monde se serait écroulé qu'elle n'aurait pas mieux bronché. Et le monde s'était déjà effondré.
- Pourquoi tu te comportes toujours comme ça ? réitérai-je plus désespérée encore. Comme s'il ne s'était rien passé ? Comme s'il ne se passait jamais rien ?!
Silence. Mes mains tremblaient. Mon cœur palpitait. J'avais le sentiment de mourir. De m'effondrer. Tout mon corps était saisit par une sorte de transe. Une peine étouffante. Folie naissante. Mais elle ne réagissait pas. Non. Éternellement immobile. Elle ne bougeait pas. Son regard me fixait sans vraiment me voir. Ses lèvres restaient closes, désespérément scellées. Pas de bruit. Pas de son. Pas l'once d'une respiration. Ce n'était qu'un fantôme. Ce n'avait toujours été qu'un fantôme. J'étouffai un sanglot. Oui, il ne se passait jamais rien. La mort même n'avait pas su la faire ciller. Qu'aurais-je pu faire de plus. Je laissai exploser les vannes de mon désespoir. Bon sang. Mais personne ne viendrait donc jamais me sortir de ce cauchemar ?
- IL EST DANS LE COMA PUTAIN ! Explosai-je soudainement dans un élan découragé. LE COMA ! T'AS RIEN DE MIEUX À DIRE QUE DE PARLER DE SES CHEVEUX ?!
La femme tressauta. Semblant de réaction. Infime frisson. Elle détourna la tête, reportant son attention sur le corps inerte. Je fulminai. Non. Elle ne pouvait pas me fuir. Pas une nouvelle fois. Elle ne pouvait pas m'abandonner ainsi. Je fis un pas. Tremblante.
- Non ne baisse pas la tête, arrêtes avec ça ! suppliai-je pitoyablement. Tu n'as pas le droit... Tu n'as pas le droit de te comporter comme ça...
Ma voix s'éteignit doucement. Accent terrible et douloureux. Elle releva la tête. Son pauvre être se déplia péniblement. Une lame de misère s'était enfoncée dans mon cœur. J'avais mal. Si mal. Son regard se posa sur moi. Je la fixais également. Ce corps meurtri, abimé par la vie. Ces traces coupables sur son cou. Pourquoi ? Pourquoi cela me faisait-il si mal ?
- J'ai failli te tuer, articulai-je sur un ton que je ne connaissais pas. J'aurais pu te tuer... Comme... comme...
- Je n'ai pas bu aujourd'hui.
Je me tu soudainement. Qu'avait-elle dit ? Qu'avait-elle osé dire ? Une bourrasque d'épines vint balayer les monceaux déchirés de mon âme. Un coup, dans mon ventre. Je la fixai avec effarement. Dégout. Mes lèvres se mirent à trembler. Une larme infime glissa le long de ma joue.
- T'as pas bu ? répétai-je d'une voix étranglée.
Nouvelle larme. Sillon de peine. Chaud. Doux. Infiniment douloureux.
- Tu veux que je te donne une médaille ?
Elle ne bronchait toujours pas. Les larmes avaient commencé à se déverser pleinement sur ma joue, glissant jusque dans ma bouche. Cela faisait mal. Trop mal. Pourquoi pleurai-je exactement ? À quoi m'attendais-je ? Je serrai les poings, provoquant une douleur physique pour oublier ma peine.
- C'est quoi l'idée exactement ? crachai-je au bord du gouffre. Que je te félicite pour ne pas avoir de raison valable pour te buter aujourd'hui ?! C'est ça ?! Hein ?! Non mais dis-moi !! Qu'est-ce que tu veux que je te dise ?!!
Torrent de sel sur ma peau épuisée. Mes forces me quittaient. Je n'en pouvais plus. Une main. Un regard. Un sourire. Mélina. Pourquoi était-elle partie ? Pourquoi l'avais-je laissée me quitter ? Je secouai la tête. Ravalant un sanglot. Yéromine ne bougeait toujours pas. Fidèle à ses ombres.
- Mais tu comprends pas qu'on a besoin de toi ? soufflai-je avec peine. Que j'ai besoin de toi ?
Silence. Implacable silence. Je pressai une main sur mon visage, essuyant vainement les preuves flagrantes de ma faiblesse. Toutes mes forces semblaient m'abandonner. J'étais seule. Seule face à mes démons. Seule face à cette femme que je connaissais plus. Seule. Toujours trop seule.
- Je n'y arrive plus purée, articulai-je entre deux sanglots silencieux. Je n'y arrive plus...
Il faisait noir. Beaucoup trop noir. Et froid également. Comme une boite, un cachot ingrat. Je sentais l'humidité s'infiltrer dans ma chair, de la même manière que la peine se répandait dans mes veines. Un frisson glacial, et douloureux. Tellement inconfortable. Des images venaient perler dans mon esprit. Rien de joyeux, non. Que du noir. Des cris. Du sang. L'obscurité d'une vie de misère. Les coups d'un homme. Les ricanements odieux d'une hyène. L'atrocité d'un monde empli de haine et de chaos. Il faisait froid dans ce monde-là. Les nuages étaient si épais que les rayons du soleil ne parvenaient pas à frôler le sol. Monde de ténèbres. Il aurait fallu être un monstre pour parvenir à s'y muer. Seuls les monstres parviennent à atteindre la surface. Pourtant, il y avait ce diamant. Une étincelle, une flamme fragile. Quelque chose qui semblait briller dans le lointain. Je ne la voyais pas très bien. On aurait dit la chaleur d'un sourire. La douceur d'un rire. La caresse d'une main. Là. Sur ma joue. Silhouette gracile. Amour inaccessible. Lueur d'espoir.
- Tu ressembles tellement à ton père...
La flamme disparue. Brutalement. Les ténèbres revinrent. Plus sombres et inquiétants encore. Le sang se mit à palpiter dans mon esprit. Un éclair de haine traversa mon âme. Je redressai brusquement la tête. Elle était toujours là. Debout. Insignifiante. Pathétique. Elle était là. Et elle avait osé parler. Un acide étrange envahit l'océan asséché de mon être.
- Comment tu peux dire ça ? articulai-je d'une voix fantomatique.
Elle était revenue. La haine. Cette haine terrible et assoiffée de vengeance. Elle voulait du sang. Elle voulait frapper, cogner, griffer. Elle voulait faire du mal. J'en tremblait. Mon corps si faible en tremblait lui aussi. La haine, toujours la haine. Bien trop puissante pour la misérable créature que j'étais.
- Comment tu peux oser dire ça ? répétai-je une fois de plus.
Ma tête tournait. Tourbillon de misère et de malheur. Enchevêtrement de pensées malades et maladroites. La haine se mêlait à la colère, puis à la peine, au chagrin, à la détresse. Des émotions, des sentiments. Bien trop pour un seul être. Bien trop pour un cœur si fragile. Je tanguais, tremblais. J'allais fléchir, m'effondrer sur le sol.
Elle me regardait toujours, cette femme affreuse. Elle me regardait, et elle ne bougeai pas. Elle savait que je souffrais. Elle savait que j'avais mal. Elle n'en n'avait rien à faire. Cela ne l'avait jamais intéressée. Au contraire même, elle y prenait du plaisir. Elle n'avait jamais su faire que cela, provoquer la douleur dans le cœur de ceux qu'elle approchait. Diable. Sorcière. Monstre.
Nouvelle larme.
- Je te déteste.
Ma lèvre fut prise de tremblements. Mon corps traversé de spasmes. Les larmes coulaient de nouveau à flot sur mon visage. J'étais impuissante. Immensément impuissante.
- Je te déteste tellement, parvins-je à articuler une dernière fois.
Et sans plus laisser à cette femme affreuse l'occasion de se délecter de ma détresse, je tournai les talons et disparu à toute allure dans les corridors glacials de l'hôpital.
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Hey ! Un petit chapitre pour rythmer votre semaine ! Et que du bonheur ! (je plaisante, on est actuellement au bord du gouffre, mais bon... faut savoir mettre un peu paillettes dans nos vies de temps en temps !)
Bon, malgré l'ambiance légèrement macabre de ce chapitre, j'espère qu'il vous aura plu ! Qu'en avez-vous pensé ?
Gadie voyage sur un grand 8 émotionnel : après le soleil Mélina, voici les ténèbres Yéromine ! On avait déjà compris que sa mère et elle ne filait pas le parfait amour mais bon là... Qui vote pour décerner le prix de la pire mère de l'année à miss Yéro ?
Plus sérieusement, on commence à cerner de plus en plus la psychologie et la fragilité émotionnelle de Gadie. L'accident de son frère a ouvert une boite de pandore, et cette dernière est loin de se refermer... Je crains qu'elle ne parvienne à se débrouiller seule cette fois-ci... Enfin, l'avenir nous le dira !
Que pensez-vous d'elle ? De ce chapitre ? De son comportement ? N'hésitez pas à me faire part de vos retours et de vos impressions !
Merci à tous mille fois pour continuer à me lire, pour tous vos votes et vos retours, ça me fait super plaisir à chaque fois !
À la semaine prochaine !!
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