Chapitre 9
Sander
Comté de Buskerud, Norvège, 1645
— Vous avez fait venir cet étranger, ce... cet autre sorcier pour nous forcer la main !
Leif est ulcéré et pointe un doigt tremblant en direction de nos hôtes et de leur nouvel invité. Le reste du village est derrière et bouillonne lui aussi de rage et d'indignation, tandis que leur porte-parole bafouille ses accusations.
— Nous vous avons accueillis, logés et nourris. Nous ne vous avons pas chassés à coups de fourche loin de nos terres, et c'est ainsi que vous nous remerciez ? En complotant dans notre dos ?
— Quelle honte !
— Comment pouvez-vous ?
Les cris et huées s'élèvent et atteignent les sorciers de plein fouet. Certains lèvent des mains apaisantes, en signe de paix vain, et tentent quelques protestations ; d'autres en revanche détournent la tête, honteux et hésitants, plus très sûrs du bien fondé de leur idée. Se confronter aux réactions – pourtant prévisibles – des miens les trouble, et une poignée d'entre eux serait prêt à faire marche arrière, je le lis aisément dans leurs regards attristés.
Dès lors qu'ils nous ont réunis pour nous présenter Viggo et nous expliquer le pourquoi de sa présence, mon clan s'est soulevé et époumoné d'incrédulité. Les mois que nous avons tous passés ensemble, à apprendre des uns des autres et à partager notre quotidien, nous a permis de créer de premiers liens, de premières amitiés même... Il n'est donc pas très étonnant qu'un bon nombre des habitants prennent comme une trahison cette attitude, ce manque de considération. Ils se sentent blessés, déstabilisés... et c'est leur colère, avant toute autre chose, qui se fraie un chemin dans cette fêlure.
— Écoutez, écoutez-nous ! Nous ne voulions pas vous froisser, s'exclame Fritz, ses paumes toujours levées vers nous. Ce n'était pas notre attention...
Je secoue la tête, dépité par sa maladresse, puis me tourne vers Gillian, en bout de ligne, et scrute son visage. Il est fermé, renfrogné ; ses prunelles lancent des éclairs sur Fritz et les deux autres hommes près de lui qui tentent de ramener la paix, Emmett et Richard. Elle aussi est en colère contre ses amis. J'ai vu la surprise et le choc se peindre sur ses traits lorsque Firtz s'est avancé avec Viggo, elle n'était pas au courant des plans de ses pairs et n'est pas du tout emballée. Si j'osais, je sourirais à pleines dents. Ça ne m'étonne pas du tout d'elle, je n'en attendais pas moins de sa part. Gillian est une femme intègre et droite, elle ne peut donc supporter la duperie et la lâcheté, quand bien même elle aussi désire obtenir une aide précieuse dans ses futurs combats. Notre aide.
Mon aide...
La sorcière détourne les yeux de dégoût au moment où le Danois entreprend un pas en avant, l'air suppliant. Je la vois même serrer les poings le long de ses flancs, comme si elle se retenait d'aller le frapper.
— Je suis désolé ! Nous sommes désolés, reprend Fritz par-dessus les exclamations constantes et stridentes. Nous aurions dû vous prévenir, mais...
— Vous n'avez aucune excuse ! le coupe Erna sur un ton brusque et claquant. Nous commencions à vous faire confiance, à vous accepter dans notre village et vous avez tout gâché !
— Nous avons toujours besoin des uns des autres, déclare Emmett, les bras croisés sur son torse. Rien n'a changé. Au contraire, l'arrivée de Viggo ne fait que renforcer notre soutien mutuel.
— Vous souhaitez juste nous utiliser ! Je le savais depuis le début que vous accueillir n'était pas une bonne idée !
— Vous êtes ignobles. Et sans morale.
Le ton monte encore, les plaintes et reproches fusent de toutes parts. Tout ce qui était en sommeil jusque-là, la peur, la défiance, la haine, semble refaire surface. Les différences et différends que nous avions laissés de côté se propagent à nouveau dans nos rangs et distillent leur poison. Les traits des villageois se durcissent, les corps des Anglais se raidissent ; leurs voix à tous deviennent plus âpres, aussi agressives que des aboiements de chiens. Il ne leur faudrait plus grand-chose pour se sauter à la gorge à l'instar de ce que feraient deux meutes ennemies...
Heureusement, Erik intervient et s'interpose avant que les choses échappent à notre contrôle. Le ton qu'il emploie est plus fort que celui de n'importe qui d'autre, et surtout sa carrure de colosse impose autant le silence que le respect.
— Arrêtez immédiatement de vous énerver. Ce qui est fait est fait dorénavant, il ne sert donc à rien de s'emporter encore et encore. Ce qu'il faut faire en revanche, c'est prendre des décisions importantes.
Le berserker pivote vers notre groupe et plante son regard cristallin dans les nôtres.
— Vous savez quelle décision il vous reste à prendre. Vous savez très bien ce que vous devez faire, nous avons déjà eu des dizaines de discussions à ce sujet, sans que vous n'ayez osé vous positionner franchement... Mais je suis au regret de vous annoncer que ce temps-là est révolu. Nous nous sommes tous montrés assez patients comme ça.
Quelques grommellements révoltés se font entendre autour de moi, mais rien de plus. Erik les tient toujours sous le joug de sa présence et de son œillade intense. Dans un frottement d'air, Magnus et Harald se placent près de leur homologue et adoptent la même attitude grave.
— Vous devez nous rejoindre, assène Erik sans prendre de détour cette fois. Vous devez les laisser jeter leur sortilège.
— Nous ne...
— Vous êtes déjà comme nous, interrompt Magnus en s'adressant à celui qui voulait protester. C'est inscrit dans votre histoire, dans votre sang et dans votre corps. Vous ne serez qu'un peu plus vous-mêmes une fois la pleine lune passée.
— Vous serez ce que vous avez toujours été destinés à être, complète Harald.
— Nous sommes très bien comme ça, bougonne une voix dans le fond – Dan, peut-être ? L'un des plus réfractaires à la présence des Anglais. Nous n'avons pas besoin de... changer et de plus de magie que ce que vous nous imposez !
— Et tu te fourvoies complètement, lui réplique Magnus sur un ton sec. Certains parmi vous ressentent ce changement, cette différence en eux, et ce depuis toujours ou presque. Le fait de nous avoir rencontrés et de vivre ensemble n'a pu que renforcer cette sensation inédite... n'est-ce pas ?
Sur ces derniers mots, le berserker élève la voix et nous sonde tous, comme pour nous mettre au défi de le contredire. Or, aucune protestation ne répond à son audace. Quelques prunelles se détournent, encore honteuses d'être en accord avec ses paroles, mais d'autres scintillent, habitées d'une lueur d'espoir et d'impatience à l'idée d'enfin s'accomplir. Et à sentir mon cœur battre fort dans ma poitrine et le courant électrique qui me traverse la moelle, je fais partie de la seconde catégorie.
Depuis que j'ai connaissance de notre vraie histoire, je n'ai pas cessé d'observer les moindres faits et gestes des Danois, de leur poser des questions sur leurs aptitudes et parcours de vie, de m'émerveiller de découvrir autant de prodige chez ces surhommes.
L'impatience gronde en moi à chaque jour, à chaque heure qui s'écoule dans cette peau trop étriquée, dans ce corps trop faible, avec cet esprit trop ténu. Très égoïstement, je veux plus que tout ressembler aux Danois et recouvrer mes forces, voire les surpasser. Avant l'arrivée des berserkers, je pensais que la guerre avait anéanti cette part combattive et audacieuse en moi en me broyant la jambe et la hanche. Mais grâce à ce que je suis, la guerre ne pourrait plus qu'être un mauvais souvenir ; je pourrais ne plus avoir de séquelles, ne plus me sentir impotent ni... vulnérable.
Je deviendrais un guerrier comme eux, un homme sans peur ni faiblesse. Tout ce qu'il me faut pour accéder enfin à ce rêve se résume à un sortilège. Celui que pourrait lancer Gillian sur moi...
À cette pensée, je dérive vers la jeune femme et la détaille pour la millionième fois peut-être depuis que l'on se connaît. Au fond de moi, je sais qu'il existe une autre raison pour expliquer mon désir de métamorphose, une raison qui ne répond à aucune autre logique que celle du cœur. Si Gillian se chargeait de l'enchantement, alors cela nous rapprocherait encore un peu plus tous les deux. Nous partagerions quelque chose de fort, de quasiment inégalable en un sens ; elle serait celle qui m'aura révélé à moi-même, et moi celui qui s'assurera toujours de sa sécurité et de son bonheur.
Si Gillian lançait ce sort... nous serions liés à jamais dans une certaine mesure. Et cette idée me plaît. Beaucoup. Un peu plus à chaque moment partagé en sa compagnie et où je découvre de nouvelles choses sur elle.
Perdu dans ma contemplation de la sorcière, à rêvasser à ces projets fous que je conçois pour nous, je mets quelques secondes pour revenir sur terre et me rattacher au fil de la conversation.
— Si notre magie ne s'était pas endormie, nous n'aurions jamais été dans ce cas de figure, condamnés à se passer d'une part de nous-mêmes et à dépendre d'autres pour la ramener à la vie, émet Erik en secouant la tête de dépit et de tristesse. Mais le temps a fait son œuvre, sans que nos ancêtres ne nous mettent en garde contre lui. Désormais, c'est à nous que revient la tâche de ranimer notre nature et de la faire s'épanouir de nouveau.
Pour plus d'une personne dans l'assemblée, ces mots équivalent à un coup en plein sternum tant ils sont violents de sens. Leur portée est imparable, j'entends même mon père inspirer brusquement non loin de là. Souffle court, torse bombé, nous sommes comme touchés en plein cœur par la solennité de ces dires. Le sens du devoir et de l'honneur devient soudain très fort et omniprésent dans nos esprits.
Interpellé par notre réaction quasi unanime, Erik et les deux autres Danois échangent des coups d'œil entendus avant que le premier nous relance d'une voix plus assurée encore.
— Acceptez votre destin comme nous l'avons fait et faites honneur à votre nom, à votre culture et à votre sang.
Je reporte mon attention sur Gillian au moment où Fritz, chargé de la traduction pour les Anglais, réexplique le discours d'Erik et assiste à sa grimace contrariée. Elle tord la bouche et fait savoir sa désapprobation aux siens, mais ils ne sont pas très attentifs ni très préoccupés par ses griefs. Ils sentent que les dernières barrières érigées commencent à s'abaisser.
La sorcière se détourne d'eux et alpague mon regard toujours fixé sur elle. L'irritation s'efface dans ses iris, laisse le champ libre à une forme de supplication qu'elle n'adresse qu'à moi. Elle voudrait que je m'oppose à ce projet, elle m'en conjure même. Nous avons beau essayé d'en discuter plusieurs fois, je ne comprends toujours pas bien son malaise et ses réticences. Soyons aussi honnêtes : entretenir ce genre de discussions graves et sérieuses dans un mélange approximatif de langues n'est pas très concluant en soi... Mais je sais qu'elle n'est pas complètement d'accord avec cette décision, qu'elle a peur, en quelque sorte, de ce que ce sort pourrait donner s'il fonctionnait. Elle n'est pas rassurée et je ne sais pas quoi faire pour endiguer cette crainte. Ou disons plutôt... que ce que j'ai en tête n'aidera pas à l'endiguer.
Mon désir de ne pas la mettre en colère est bien moins fort que celui de me sentir enfin moi-même, de devenir plus puissant et endurant... De ne plus me déplacer avec cette horrible béquille et de ne plus me réveiller la nuit à cause de la douleur, ou de ne plus devoir rester sans bouger de longues minutes le temps que mes membres redeviennent coopératifs... Je ne veux plus de cette vie-là, à être constamment limité, à ne servir à rien. Je n'en peux plus d'être un poids mort, et avec tout ce que je sais désormais je suis persuadé que mon avenir doit être plus glorieux que mon présent.
Les orbes brillants de Gillian m'appellent toujours, tentent de me rallier à elle plutôt qu'aux autres, et je ne peux que ressentir une pointe désagréable au cœur devant son expression. Le silence s'est fait dans l'assemblée, seul le crépitement des braises le perturbe. Les Norvégiens attendent que l'un de leurs représentants prenne la parole, ainsi que la décision finale de ce dilemme. Mes yeux alternent entre ceux de la sorcière et ceux de mon père, entre le refus et l'opportunité... puis je les délaisse une fois mon choix fait.
— Vous avez tous raison. La façon de faire des Anglais est maladroite et peu recommandable. Ils auraient mieux fait de nous mettre dans la confidence, car ils auraient couru moins de risques d'essuyer un refus. Mais cette malheureuse entreprise ne change rien au fait qu'ont exposé les Danois : nous ne pouvons pas demeurer dans cet entre-deux. Nous ne pouvons pas continuer à nier l'évidence. Nous sommes différents, notre sang est différent. Nous sommes peu nombreux à avoir été choisis pour l'heure, alors il en va de notre devoir et de notre pouvoir de nous accepter... et de nous réaliser.
J'observe chaque personne durant ma tirade, je m'imprègne de la surprise des uns, de l'approbation des autres. J'accueille leurs réserves comme leur joie et leur soulagement, et je me laisse envahir par la peur et l'excitation mêlées qui nous submergent tous.
— Êtes-vous toutes et tous d'accord avec moi ? relancé-je mon clan.
Plusieurs « Oui » s'élèvent autour de moi, ce qui arrache de larges sourires confiants aux berserkers, repartis se placer près du groupe de sorciers. Par la suite, mon père me rejoint et pose une main ferme sur mon épaule. Un demi sourire aux lèvres, il paraît fier de moi, lui qui nourrit l'espoir de me voir devenir chef un jour prochain, et il me décoche une œillade étincelante. Mon père juge que j'ai fait le bon choix.
— Êtes-vous prêts à faire face à votre destinée ? nous interroge-t-il alors, la voix claire et vibrante de détermination.
Ma réponse affirmative résonne à l'unisson des autres alors que je passe moi aussi un bras autour de Hans. Un sourire franc apparaît sur sa bouche, puis il se tourne vers les sorciers, restés muets mais attentifs jusqu'à présent.
— Notre décision est prise pour de bon, cette fois. Nous acceptons que vous lanciez le sortilège.
* * * * * * * * * * * * *
Salut à vous !
Voilà pour ce 9e chapitre qui annonce donc de gros changements dans la suite ! Vous savez maintenant comment a été prise la décision de jeter le sortilège, il vous reste à découvrir comment il s'est déroulé...
Rendez-vous la semaine prochaine pour la suite :)
Bisous !
A. H.
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