Chapitre 7
Sander
Comté de Buskerud, Norvège, 1644
— C'est impossible, chuchote mon père, les yeux arrimés à notre invitée blonde. Ce ne sont que des légendes. De vieilles légendes.
— Non, Hans, réfute Fritz avec un mouvement de tête. Il y a toujours une part de réalité dans nos contes et aujourd'hui, vous vous confrontez tous à elle.
Il se lève et rejoint l'Anglaise toujours debout devant nous. Sa main se pose sur la fine épaule à sa portée avant qu'il reprenne :
— Comme je vous l'ai expliqué, Gillian et nous autres sommes des sorciers. Nous se sommes pas tout à fait comme nous décrivent les récits des völur, mais il existe quelques similitudes. La puissance de nos pouvoirs, notamment.
Fritz échange un coup d'œil avec la dénommée Gillian, puis lui souffle quelques mots dans leur langue qui a pour effet de décrocher un petit sourire à la jeune femme.
— Ce que nous venons de faire avec le feu n'était qu'une petite démonstration de nos dons. Nous pouvons faire bien plus et nous nous devons de faire bien plus lorsque la Nature l'exige.
Un frisson d'appréhension remonte nos échines, même si de mon côté ce sentiment me paraît dérisoire comparé à ma soif de comprendre et de savoir tout ce qu'ils ont à nous enseigner. L'excitation s'est installée dans mon ventre et me dispense de l'expression ahurie et craintive qui s'épanouit sur les faciès de mon clan. Dès qu'une nouvelle information nous est dévoilée, une dizaine de questions se forme dans mon esprit et me brûle les lèvres. Heureusement pour moi, Fritz n'est pas avare en explications et contente mes élans de curiosité.
— Nous sommes spéciaux et différents, nous ne vous avons pas menti là-dessus. À tel point qu'un grand nombre d'entre nous vit de très, très longues années.
Je me redresse un peu plus sur mon siège à cet aveu et ne manque pas le regard entre Fritz et le brun de tout à l'heure.
— William et moi sommes les plus âgés de notre groupe, même si cela ne se voit pas sur nos traits. Nous sommes nés bien avant nos compagnons... et bien avant vous, à des époques que vos ancêtres ont connues et dont ils vous ont transmis les connaissances et coutumes.
Fritz prend une inspiration en entendant de nouveaux hoquets autour de lui, et est encouragé par le hochement de tête des autres Danois.
— Je suis né au temps où les légendes sur les völur n'étaient pas des légendes, mais le reflet des croyances de mon peuple. J'ai grandi en célébrant des dieux anciens et en respectant les cultes qui les servaient. Je suis né Viking au Danemark, je louais Odin et priais Thor, le dieu guerrier de Tonnerre. Mais à mesure que je découvrais mes dons, ma mère et ses consœurs m'ont appris à les utiliser et à bénir Freya, Freyr et les Nornes. J'ai participé à de nombreux rituels et cérémonies qui avaient pour but de nous assurer la victoire lors de guerres, de nous épargner certains fléaux et maladies... De rendre certains de nos semblables plus forts et endurants.
Dans une synchronisation parfaite, Anglais et Danois nous alpaguent du regard, ce qui fait courir un autre genre de frisson le long de mon échine. Quelque chose vibre soudain en moi, une sensation inédite que je n'ai jamais éprouvée jusqu'alors. Et elle s'intensifie et se déploie plus fortement dans ma poitrine au fil du récit de Fritz.
— En Angleterre, mes amis et moi avons tenté de relancer l'un de ces sortilèges afin de nous garantir un certain avantage sur les vampires. Hélas, nous avons eu tôt fait de nous rendre compte que c'était une entreprise inefficace, que nous nous y prenions mal. L'une de nous a émis l'idée que nos tentatives étaient infructueuses parce que nous n'éveillions pas les bonnes personnes. Cette théorie s'est vérifiée dès lors que nous sommes arrivés au Danemark et que nous avons parlé plus longuement avec Erik, Magnus et Harald.
Fritz jette un coup d'œil sur les Danois et Gillian, me laissant ainsi comprendre qui est cette « l'une de nous » qui les a guidés sur la bonne voie. J'ai ainsi la confirmation qu'en plus d'être une femme charismatique, elle est aussi intelligente. Un demi sourire flotte sur mes lèvres tandis que je balaie encore et toujours sa silhouette.
— C'est aussi à ce moment-là que nos compagnons nous ont proposé de réaliser ce voyage jusqu'à vos terres afin de vous rencontrer, ajoute encore Fritz avec un geste de la main pour nos amis-voisins.
— Pourquoi nous ? intervient alors mon père en s'adressant davantage aux Danois. Qu'avons-nous de si spécial, selon vous ?
— Vos ancêtres et le sang qui court dans vos veines, lui répond Magnus avant qu'Erik ouvre la bouche pour le faire. Et bien que ces particularités soient communes à tout votre clan, il existe parmi vous des êtres plus exceptionnels encore... Des êtres qui nous ressemblent.
— Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ?
— Certains d'entre vous ne sont pas que des hommes, clarifie le géant danois devant le froncement de sourcils prononcé de mon père. Vous êtes des guerriers fauves, invulnérables et téméraires qui n'attendent plus qu'à être rendus à leur vraie nature. Comme ç'a été le cas pour moi et mes frères.
Soufflés, nous restons les bras ballants et l'expression hagarde un instant, avant que Leif se racle la gorge et interroge d'une voix hésitante :
— Des guerriers fauves ? Vous voulez parler de ces chamans guerriers sanguinaires, ceux qui étaient pris d'une furie frénétique ? Des berserkers ?
Le mot est tombé et les réactions ne se font pas attendre dans l'assemblée. Ce nom engendre autant de terreur défiante que d'admiration honteuse ; nos aïeuls avaient fini par les chasser tant ils perturbaient leur communauté et par interdire ces « hors-la-loi » dans notre pays. Ils n'étaient pas considérés comme des héros, bien que leurs pouvoirs étaient remarquables et impressionnants. Ils massacraient, pillaient et détruisaient plus souvent qu'à leur tour... et le trio devant nous, nous relie à ces monstres des temps anciens ?
— Vous ne pouvez pas être sérieux, s'exclame Olaf, les bras croisés sur son buste. Nous n'avons rien à voir avec ces animaux ! C'est grotesque !
— Trouvez-vous que nous soyons des animaux ? des monstres qui échappent à tout contrôle et toute retenue ? s'interpose Erik avec un sourire froid.
— Vous ne pouvez pas être ce que vous prétendez. C'est impossible !
— Vous avez été témoin des pouvoirs de ces völur et vous les avez crus, non ? Nous pouvons très bien vous montrer nos talents, nous aussi, s'il n'y a que ça pour vous faire entendre raison.
Erik hausse un sourcil entendu à la fin de sa phrase, l'air d'attendre que nous exigions qu'il exécute une quelconque prouesse. Voyant toutefois qu'aucun de nous n'ose cette excentricité, il pousse un soupir puis se dirige vers l'un de nos étals. Celle-ci est sans doute la plus lourde et chargée de la remise, il nous faut être à six pour pouvoir la déplacer sans la vider de son contenu. Debout devant elle, Erik se penche, bras tendus, et attrape ses extrémités. Puis, dans un mouvement aussi fluide qu'aisé, il la soulève au-dessus de sa tête.
— Oh mon Dieu !
— C'est incroyable !
Accompagné de nos exclamations et cris, Erik pivote dans notre direction, nous adresse un bref rictus amusé, et repose son fardeau à sa place initiale. Ses pas le ramènent près des bancs et le mélange d'émerveillement et de crainte dans nos regards ne lui échappe pas.
— Ce que nous vous racontons est la stricte vérité. Nous sommes des berserkers, nous avons été éveillés par l'un des sorts que Fritz évoquait. Et nous savons, nous sentons que des hommes et des femmes de votre village sont comme nous. Il réside une force, une énergie sans commune mesure en vous qui vous rattache à mes semblables et moi. Le sort permettra de l'exprimer pleinement. Vous serez plus puissants que jamais, des soldats redoutables qui sauront se défendre mieux que n'importe quelle armée. Vous serez en phase avec vous-mêmes et vous comprendrez mieux que jamais.
— Nous serions... dangereux ? demande Olaf dans un murmure hésitant.
— Vous pourriez l'être, oui, acquiesce Erik, suivi par ses acolytes. Mais seulement si vous le voulez, si vous êtes motivés à l'être. Je sais ce qui vous inquiète : vous avez peur de perdre à tout instant le contrôle, d'être maléfiques et malveillants pour un oui ou pour un non. Un simple coup de sang, et vous vous imaginez déjà en train de blesser à mort celui qui vous a contrariés... sauf que vous ne serez pas des bêtes pour autant. Vous devrez apprendre à vous maîtriser, à régir vos instincts plus prononcés, c'est vrai, mais vous resterez l'homme ou la femme que vous étiez avant aussi.
Sur ces mots, il étend ses bras en croix et tourne un peu sur lui-même.
— Encore une fois, avons-nous l'air de monstres féroces et sauvages à vos yeux ?
Force est de constater que non, ils ne semblent pas violents et ce, malgré la tension qui émane des villageois. Ils sont tendus bien sûr, inquiets que nous les rejetions tout de go, mais ça s'arrête là. Et mon clan en a parfaitement conscience.
— Nous admettons que vous ne paraissez pas démoniaques ni agressifs, répond mon père après nous avoir consultés du regard. Ce n'est toutefois pas pour autant que nous vous faisons confiance. Ou que nous sommes prêts à nous jeter dans vos projets sans y réfléchir en amont.
— Car après tout, qui vous dit que nous vous aiderons ? interfère Leif en vrillant les Anglais de ses prunelles incisives. Même si tout s'avérait être vrai, pourquoi ferions-nous une chose pareille pour des étrangers ?
— Vous le ferez parce que vous voudrez le faire, garantit Magnus. Vous le ferez parce qu'ils ne seront plus des étrangers une fois qu'ils vous auront initiés à cet autre monde. Vous souhaiterez combattre à leurs côtés, trouver une cause à servir. C'est déjà en vous. Votre sang vous dictera cette conduite.
Comme en écho à ces paroles, le flux dans mes veines s'affole et s'échauffe. Une énergie brûlante se met à circuler en moi ; elle est nouvelle, sans précédent et semble approuver les prédictions de Magnus. Je cille, surpris par ce phénomène, et mon regard échoue dans celui lumineux, mais toujours aussi grave de Gillian. Nous restons rivés l'un à l'autre assez longtemps pour que je me rende compte que si elle s'est déportée vers moi comme ça, c'est sans doute parce qu'elle a compris, peut-être même senti ce qui vient de m'arriver. J'écarquille les yeux, de plus en plus impressionné par la puissance qui l'habite, et frémis lorsqu'une partie de mon énergie remonte dans ma nuque.
Je ne saurais dire pourquoi, mais j'ai l'impression qu'une connexion existe entre la sorcière et moi, un lien que je ne ressens pas quand je me tourne vers ses compagnons. Quelque chose voudrait nous relier en un sens, nous rapprocher... Plus nous nous observons, plus cette sensation s'épanouit ; si on en croit le discours des Danois, cela pourrait être dû au fait que... mon éveil dépend de cette femme, que ce sera grâce à elle que je serai pleinement moi. Mon corps le sait et le ressent dans chacune de ses fibres, je suis bien obligé de le reconnaître alors que la force dans mes veines continue à se distiller. Néanmoins, je pressens aussi que ce n'est pas là la seule raison qui m'attire vers Gillian.
Je ne saisis pas encore tout ce qui se passe, mais ce que je sais c'est que je vais dépendre d'elle à bien des égards désormais.
J'en suis là dans mes réflexions – qui, au fil des minutes, se transforment en certitudes – quand un nouveau changement dans l'air se profile autour de moi. Je m'arrache à ma contemplation et pivote la tête vers Hans et Erik qui se dévisagent, les traits marqués par la concentration. Graves et l'air absorbé, on dirait que les deux hommes entretiennent une conversation silencieuse. Mon instinct me souffle que mon père hésite quant à la marche à suivre : une part de lui croit sans peine les dires et intentions des Danois, y compris celle de ne pas nous faire du mal ; mais une autre demeure méfiante et réservée devant la réelle puissance de nos amis et hôtes. Il est troublé, divisé. Ses iris se déportent d'une personne à une autre, à la recherche d'avis et de conseils, mais les seules choses qu'il lit en eux sont la perplexité et la vigilance.
— Père, l'appelé-je pour qu'il se focalise sur moi et nul autre.
Le vert sombre de ses orbes se plante dans le bleu des miens et n'en déroge plus durant plusieurs minutes. Je lui communique mon désir de garder ces étrangers auprès de nous et de comprendre tout ce qu'ils peuvent nous apprendre sur ces forces mystiques – un désir qui, je le sais, est commun chez notre peuple, même si tous ne se l'avouent pas encore. Je l'incite à ne pas les chasser purement et simplement et à être prêt à les accueillir pendant un temps parmi nous. J'en appelle à sa curiosité, celle-là même que j'ai héritée de lui et qui nous pousse l'un comme l'autre à céder à ses chants envoûtants. Et cela a pour conclusion un hochement de tête de sa part, suivi d'un soupir profond. Mon père capitule.
— Bien. Je pense qu'il serait plus sage pour tout le monde à présent d'aller se coucher. Aucune décision ne sera prise cette nuit et nous nous devons de mettre au courant tout le village des derniers événements, déclare Hans en nous considérant tour à tour. Nous nous réunirons à nouveau demain pour débattre de ce qu'il y a de mieux à faire pour nous.
L'ensemble des Norvégiens présents acquiesce à l'unisson à l'entente de ce « nous » accentué et devant l'œillade appuyé de Hans.
— Vous pouvez rester dormir ici, informe-t-il ensuite nos invités. Il y a suffisamment de place pour y passer la nuit.
Les Anglais hochent la tête une fois que Magnus leur a expliqué les plans de mon père, puis souffle quelques remerciements laborieux dans notre langue. Mon père leur décoche un vague sourire, puis nous demande de le suivre et de rejoindre nos pénates. Je m'exécute en claudiquant vers la sortie, mais une fois arrivé à son niveau, je ne résiste pas à l'envie de me retourner. Nos invités impromptus sont en train d'étaler nos couvertures sur le sol et d'échanger à voix basse entre eux. Ils parlent vite, prennent à parti les Danois à plusieurs reprises aussi, mais aucun d'eux ne semble remarquer ma présence... Enfin, personne à part elle.
Gillian relève le menton de son couchage et s'ancre à mon regard. La même lueur sérieuse et impénétrable couve à l'intérieur alors qu'elle me scrute avec attention. Plongé dans leurs profondeurs, je sens encore fourmiller cette énergie neuve dans mon être et ne peux m'empêcher de penser que quoi qu'il arrive, ma vie va être changée à jamais... et que ces prunelles vertes lumineuses en sont les principales responsables.
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Hello vous ! :)
Le septième chapitre est lancé ça y est, tout comme la nouvelle cohabitation des sorciers avec les Norvégiens/berserkers en devenir ^^ A votre avis, ça va bien se passer ? Les Norvégiens vont se laisser convaincre "d'embrasser leur vraie nature", comme l'espèrent les proches de Gillian et les Danois ?
Prochain chapitre mercredi où on reviendra du point de vue de Gillian pour savoir ce qui se passe dans sa petite tête blonde et ce qu'elle pense de tout ça ! ;)
A bientôt !
A. H.
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