Chapitre 5
Sander
Comté de Buskerud, Norvège, 1644
— Sander ! Oh, Sander ! Je peux savoir ce que tu fais là ?
Je grogne, mais n'ouvre pas les paupières alors que je suis secoué en tous sens par Olaf. J'avais enfin réussi à m'assoupir, bercé par le bruit du bois coupé, puis taillé. La frappe rythmée des outils de mon père et de ses acolytes est si apaisante que j'en ai oublié momentanément ma douleur et ma vacuité.
— Sander ! Allez, lève-toi, tu ne peux pas rester là.
Nouveau grognement de ma part, plus mécontent cette fois. Pourquoi ne pourrais-je pas le faire ? Je ne dérange personne après tout. Ne peuvent-ils pas juste omettre ma présence ?
Avec un soupir, je rouvre un œil et inspecte la silhouette immense penchée sur moi. Sa main est déjà tendue en avant pour me redresser sur mes pieds, ce qui me donne encore plus envie de m'enfoncer dans le sol froid.
— Qu'y a-t-il, Olaf ? Pourquoi me réveilles-tu ? m'informé-je sur un ton bougon en resserrant les pans de mon vêtement sur moi.
— C'est ton père qui m'envoie te lever. Nous avions un peu peur que tu ne gèles sur place.
Je me retiens de rouler des yeux. Je ne crains pas le froid à outrance, très peu d'entre nous le craignent d'ailleurs en bons nordistes que nous sommes. Les hivers glacials ne nous effraient pas, nous savons vivre avec eux et lutter contre leurs attaques piquantes. Ce début d'année est particulièrement rude cela dit, nous l'avons tous ressenti. La froidure a gelé les lacs et rivières environnants, ce qui oblige nos pêcheurs à migrer plus loin, dans une autre zone. La couche de glace est trop solide et s'étend sur plusieurs dizaines de pouces, nous ne pouvons pas la briser pour l'instant sans encourir de trop gros risques.
— Tu sais bien que je ne cours aucun danger, répliqué-je à mon ami en finissant par accepter de me lever. Le froid est mon élément, il en a toujours été ainsi.
Et devant l'incrédulité d'Olaf, je suis encore une fois forcé de constater que cette faculté de m'endormir à l'extérieur, en plein hiver n'est, en revanche, pas partagée par tous. Ma façon d'appréhender le froid est un peu à part, on me l'a toujours dit. Dans ces moments-là, je ne ressens pas sa morsure, j'ai plutôt l'impression d'être en phase avec. Je ne le subis pas, je n'ai pas à le tolérer non plus... Et il semblerait que nous ne soyons qu'une poignée ici à vivre cette sensation qualifiée d'étrange par notre peuple. Cela, et d'autres menues choses qui creusent un peu plus le fossé entre nous...
Je chasse toutefois ces pensées de mon esprit une fois de retour en position verticale. Mon attention est appelée ailleurs et notamment par la voix forte de mon père.
— J'en avais surtout assez d'entendre tes ronflements incessants, fils ! Nos haches et scies ne sont pas parvenues à étouffer leur son !
Je souris à cette moquerie et suis vite suivi par les rires plus francs et tonitruants des collègues de Hans Hörling. Toutefois, mon sourire se transforme en rictus amer lorsque les élancements dans mon bras droit et ma hanche reprennent de plus belle. Mon père le remarque avant que je réussisse à le ravaler, et l'éclat malicieux dans ses iris verts se ternit. Je baisse la tête sur mon membre en écharpe qui me fait presque autant souffrir qu'au premier jour et respire avec lenteur, dans l'espoir que les ondes de douleur s'apaisent un peu. Le plus difficile à gérer aujourd'hui reste toutefois ma hanche, car je suis obligé de serrer les dents et de déplacer une grande partie de mon poids de l'autre côté. Le temps tournant à la pluie agit sur mes os brisés et fragilisés, et mon père le sait aussi bien que moi.
Ce qu'il sait aussi et qu'il n'a pas oublié, ce sont les conseils des médecins qui m'ont rafistolé avant mon retour chez nous, à savoir que dès que je serai en capacité de marcher, je devrai le faire une petite heure par jour. C'est l'exercice doux et progressif qui va me permettre de récupérer et de reprendre un jour une activité plus normale. C'est ce pourquoi je ne suis pas étonné lorsque mon père reprend la parole pour me dire :
— Tu devrais aller jusqu'au lac gelé et voir si les enfants sont rentrés à la maison. La nuit va bientôt tomber.
Je fronce les sourcils tout en me tournant dans la direction de nos chaumières plutôt que vers celle du lac, beaucoup plus éloigné. J'aurais plus vite fait d'aller au village et vérifier d'abord là-bas... Mais un nouveau coup d'œil lancé à Hans m'apprend sans détour qu'il veut me voir marcher jusqu'au lac. Mon père prend mon rétablissement très au sérieux et cherchera toujours à me faire fournir un maximum d'efforts.
Je pousse un soupir et grommelle tout à la fois devant son « piège » et me mets à suivre le chemin menant au lac sans un mot de plus. Les premiers pieds de ce parcours sont délicats, je grimace à chaque foulée et étouffe plus d'une plainte entre mes lèvres. Une main serrée autour de ma hanche, j'essaie de contenir la douleur et avance plus lentement pour la ménager. Quelques minutes plus tard cependant, je m'affale contre un tronc d'arbre, les tempes brûlantes et le front moite de sueur. Maudite soit cette hanche ! Et maudits soient davantage les soldats qui m'ont amoché sur ce front de malheur !
Une vague de colère et de honte me submerge au souvenir de mes premiers pas dans l'armée. La guerre opposant le Danemark à la Suède bat depuis plus d'un an désormais, et les troupes norvégiennes ont été appelées à combattre elles aussi, afin de soutenir les Danois. Comme nombre de mes acolytes, j'ai été recruté lorsque le royaume en a eu le plus besoin, mais mon temps sur le champ de bataille a été très vite limité...
Je ne suis resté en Jutland qu'un mois en tout : dès mon premier affrontement, des ennemis suédois m'ont pris en tenaille et embroché avec leurs piques. C'est ainsi que l'os de mon bras a été perforé en partie et que j'ai fait une chute brutale, dans laquelle ma hanche s'est réceptionnée sur une pierre anguleuse. J'ai été rapatrié au campement, dans une des infirmeries, et y ai reçu de premiers soins. J'y suis demeuré deux semaines avant qu'on me renvoie définitivement chez moi, avec l'avis encourageant mais prudent des médecins du camp. Ils pensent que je finirai par guérir et ne garder que de légères séquelles de ma mésaventure, mais cela demandera du temps, ils ont aussi été très clairs là-dessus...
Je passe donc mes journées à me rééduquer, sans trop forcer, et à observer mon père travailler en pestant de ne pas pouvoir lui prêter main forte. Un nouveau soupir monte dans ma gorge alors que je me représente le quotidien morne et sans saveur qu'est devenue ma vie depuis le front. Je suis inutile, infirme pour encore plusieurs semaines, parfaitement incapable de prendre soin de moi... Mon père comprend à quel point cela peut me peser, alors il fait tout pour que je ne me laisse pas abattre, quitte à me donner quelques menues missions comme celle du jour.
J'expire par le nez et me contrains à me détacher de mon soutien pour reprendre la route. La lumière dans mon dos décline et projette des ombres de plus en plus imposantes sur le sol enneigé. Encore quelques pas et j'y serai ; j'aperçois déjà les bas-reliefs qui encadrent le point d'eau. Une buée épaisse s'échappe de ma bouche à chacune de mes respirations, ce qui m'indique que les températures ont encore baissé. J'espère que les enfants sont déjà repartis d'ici, ils savent qu'ils ne doivent pas s'attarder trop longtemps dehors l'hiver.
Le crissement de la neige sous moi s'interrompt en même temps que mes mouvements, et la quiétude des lieux emplit mes oreilles. Aucun bruit ni éclat de voix, c'est assez bon signe. Je me rapproche encore du lac, tourne la tête de droite et de gauche afin de sonder en profondeur les parages, mais il n'y a personne. Les derniers rayons persistants du soleil balayent les traces de pas qu'ont laissé les petits en rebroussant chemin. Satisfait, je hoche la tête pour moi-même, admire un bref instant le paysage froid mais paisible que j'ai sous les yeux, puis puise dans mes forces pour repartir et rejoindre notre village.
Mais au moment où je pivote sur mes talons, je capte quelque chose du coin de l'œil : alors que l'astre du jour disparaît derrière une montagne sur ma droite, son halo s'est arrêté sur la route en contre-bas et sur les quelques personnes l'empruntant. Leurs silhouettes commencent à se confondre dans l'obscurité, de ce fait je ne peux pas être sûr de leur nombre... Huit ou neuf personnes peut-être ? Elles semblent en tout cas se diriger vers notre village. Celui-ci ne peut pas les apercevoir de là où il se trouve, ainsi je décide de rallier le hameau pour avertir mes pairs, mais cette fois, je vais le faire avec de l'aide.
Furetant de droite à gauche, je déplace des morceaux de neige de la terre à la recherche d'un support quelconque pour la route, puis je m'approche des arborescences et finis par attraper une branche moins vaillante que les autres. Je la casse rapidement et la porte sous mon épaule en guise de canne, prêt à repartir. Je force sur mes muscles et souffle comme un bœuf à chaque pas précipité, bien conscient que j'en paierai le prix fort d'ici quelques heures. Mon corps se rebellera et refusera de me porter ensuite... Toutefois, je ne peux m'empêcher de me féliciter d'avoir mis deux fois moins de temps qu'à l'aller lorsque les lumières des habitations frappent mon visage.
Essoufflé et à nouveau en sueur, je tambourine sur les premières portes qui se présentent à moi et crie à tout le monde de sortir de table. Les gonds grincent et les battants claquent sur les murs à mesure que mes voisins s'exécutent. Les quelques regards que je croise sont écarquillés par la surprise, et les mots se bousculent dans leurs bouches alors que j'arrive au niveau de ma propre maison. Mon père ouvre la porte au moment où j'allais l'appeler comme les autres, et une expression préoccupée se peint sur ses traits.
— Que se passe-t-il, fils ? Pourquoi cet empressement ?
— Des voyageurs... arrivent, parviens-je à articuler, hors d'haleine. Ils viennent... vers nous.
— Des voyageurs ? À cette heure ? se récrie la femme d'Olaf derrière moi.
— Que viennent-ils faire ici ? lance à son tour Leif tout près.
Mon père ne me lâche pas du regard tandis qu'une vague d'agitation se propage de villageois en villageois. Il descend les quelques marches de l'entrée et me rejoint sans attendre. L'une de ses mains presse mon épaule et m'aide à me redresser sur ma béquille de fortune.
— Quel chemin suivent-ils ? m'interroge-t-il
— Le principal. Ils devraient être à nos portes dans peu de temps.
Hans acquiesce puis s'adresse à notre assemblée d'une voix qui porte.
— Allons les accueillir et voir ce qu'ils nous veulent.
— Nous devrions prendre des haches et des piques, préconise Olaf, le visage marqué par la méfiance. Ils pourraient vouloir nous attaquer...
— Ce serait suicidaire. Ils ne sont pas assez nombreux pour ça, à peine une dizaine, réfuté-je immédiatement en suivant le mouvement.
Ma remarque tranquillise et sème une nouvelle forme de trouble à la fois chez mes proches. Ils sont rassurés d'apprendre qu'ils ne subiront pas d'attaque, mais toujours inquiets de voir débarquer des étrangers. Les murmures des uns et des autres accompagnent notre progression jusqu'à l'entrée du hameau. Arrivés là, on réclame plus de torches à installer, et une fois les flammes allumées autour de nous, je découvre quelques armes aux mains des bûcherons et pêcheurs. Les temps sont durs, alors la vigilance est de mise... En mon for intérieur, je suis convaincu que cette visite impromptue n'aspire à aucune soif belliqueuse, mais je comprends les amis de mon père. Nous ne sommes jamais trop prudents en temps de guerre.
Hans et d'autres hommes réclament le silence, désireux de se concentrer sur les éventuels bruits et sons alentour. Il nous faut quelques secondes pour capter le frottement des bottes sur le mélange de terre et de neige de notre chemin, mais une fois que nous l'avons repéré, nous suivons l'avancée calme de nos « hôtes ». Et ils apparaissent enfin devant nous, de larges manteaux et couvertures les camouflant de la tête aux pieds. Il nous est impossible de discerner leurs traits, de les reconnaître. La nervosité gagne nos rangs alors que le silence s'éternise. Les femmes attirent un peu plus les enfants en arrière, en direction des maisons délaissées. Les hommes échangent quelques coups d'œil entre eux avant de faire quelques pas supplémentaires vers les intrus. Ils sont tous sur leurs gardes et évaluent les personnes qui leur font face.
— Je m'appelle Hans, débute alors mon père sur un ton profond, mais sans animosité. Et vous êtes ici sur les terres de ma famille et mes amis, ici présents. Qu'est-ce qui vous amène par chez nous à une heure aussi tardive ?
Aucune réponse ne retentit durant quelques secondes. Puis, une silhouette se dégage du groupe et se rapproche de la lumière près de nous. Elle finit par retirer le capuchon qui la dissimulait et quelques hoquets stupéfaits résonnent lorsque des prunelles connues s'ancrent aux nôtres.
— Erik ! s'exclame Leif à haute voix.
Un sourire amical apparaît alors sur les lèvres du susnommé tandis que les camarades de mon père s'approchent de lui pour le saluer. Erik est un de nos amis danois de longue date avec qui nous faisons beaucoup de commerce et d'échanges. Cela faisait plusieurs mois que nous ne l'avions pas revu, à chaque halte au port, ses acolytes venus vendre nous informaient qu'il était missionné sur d'autres tâches. Ainsi, les retrouvailles sont très chaleureuses et l'instant est empreint autant de joie que de soulagement de découvrir un visage ami et rassurant.
— Que fais-tu ici ? l'interroge encore Leif, une main posée sur son épaule. Tu nous as fait peur !
— Pardon de surgir à l'improviste, déclare Erik avec un regard d'excuse pour nous tous. Je sais que ce ne sont pas des façons de faire, surtout en pleine nuit... Mais l'affaire est urgente.
— Que t'arrive-t-il, ami ? intervient mon père, l'air soucieux. De quelle affaire parles-tu ?
Erik se tourne vers ses compagnons plutôt que de répondre à Hans, et leur fait signe de se découvrir. Deux d'entre eux s'exécutent sans attendre, deux hommes à l'apparence proche de celle d'Erik, et se rapprochent ensuite de leur comparse. Les autres personnes préfèrent rester en retrait après un rapide échange avec le Danois.
— Je vous présente Magnus et Harald, ils sont originaires du Jutland comme moi. En revanche, nos autres amis ne sont pas natifs de nos contrées et ne sont pas habitués à notre climat vigoureux, nous explique Erik.
— D'où viennent-ils ? s'intéresse Olaf, la tête penchée sur le côté comme pour mieux deviner les faciès plongés dans l'ombre.
— De très loin. Ils ont fait un long voyage pour venir jusqu'à vous. Ils nous ont demandé de les guider jusqu'ici.
Des exclamations étonnées s'élèvent parmi notre groupe alors que nos vis-à-vis conservent une expression sérieuse. Décidé à participer plus activement à ce dialogue, je me porte en avant et m'appuie sur ma canne une fois posté près de mon père.
— Pourquoi voulaient-ils venir jusqu'à nous ? demandé-je à mon tour, attirant ainsi toute l'attention sur moi. Que recherchent-ils ?
Les iris couleur de glace d'Erik se fixent aux miens avant qu'il s'engage à formuler une réponse.
— Ils vous cherchent, vous. Ils ont besoin de votre aide... Et ils sont venus vous la réclamer.
* * * * * * * * * * * *
Bonjour à mes 2/3 lectrices restantes, j'espère que vous allez bien ! Merci à vous d'être toujours présentes et de vous manifester à travers les votes et/ou commentaires, vous êtes adorables <3
J'admets tout de même que je ne sais pas si je vais continuer bien longtemps à publier le spin-off vu le peu de suivi qu'il y a autour :/ Plus les jours et semaines passent, plus cela devient, comment dire ? usant ? frustrant ? démoralisant peut-être aussi en un sens de voir que le reste de mon lectorat (qui ne comptait pas non plus des milles et des cents, mais tout de même) n'a pas poursuivi l'aventure avec cette histoire...
Comme je le dis très souvent, je n'ai besoin de personne pour écrire (d'ailleurs, le spin-off sera fini d'ici le mois prochain, je pense), mais ici, ce n'est plus la phase d'écriture mais de partage, de publication qui est mise en avant (c'est le but principal de Wattpad : une plateforme de publication en ligne), et n'avoir quasi plus personne à me faire de retours sur ce que je partage... bah continuer à publier est un non-sens, en fait ^^'
Pour tout dire, j'ai l'impression de revenir à mes débuts sur Wattpad, à l'époque où je me suis lancée et où j'ai attendu des mois pour avoir un peu de "visibilité" (et je pèse bien mes mots). Ce n'était pas une période très plaisante pour moi à ce niveau-là, donc avoir la sensation de revenir dans ce cercle vicieux, à espérer et attendre de voir le nombre de vues/votes/commentaires monter n'est vraiment, mais alors vraiment pas plaisante --'
Donc bon... je vais m'accrocher encore un petit peu, mais c'est pas gagné non plus...
J'espère que ce chapitre d'immersion rapide en Norvège et dans la vie passée de Sander, notre berserker international, vous a plu ! :) La semaine prochaine, grosse discussion en perspective entre les sorciers/sorcières et leurs hôtes qui, rappelez-vous, ne savent rien du monde surnaturel encore ! Des étincelles sont au programme haha !
Bisous
A. H.
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