Chapitre 3
Gillian
Forêt de Greywood, Angleterre, 1642
— Ça ne marche pas ! Rien ne marche !
L'exclamation furibonde d'Emmett brise notre concentration et nous détourne de nos prières. Mon regard échoue sur sa silhouette relevée et droite comme un piquet. Avec rage, il se débarrasse du capuchon sur sa tête et nous foudroie tous sur place.
— Relevez-vous, vous aussi ! Vous voyez bien que j'ai raison, inutile de s'acharner ! s'énerve-t-il encore.
Sous les rayons de la pleine lune, nous nous exécutons un à un et retirons nos capuches. Le cercle de cérémonie n'est plus, nous le délaissons tout comme les sorciers-cobayes de ce rituel. Seul le feu au centre demeure tandis que nous grommelons dans notre barbe. C'est notre troisième tentative infructueuse de lancement de sort d'éveil. Cela fait plus de trois mois que nous essayons et essayons encore, en suivant chaque étape énoncée par Fritz, mais rien ne semble fonctionner. Et si lors des deux premiers essais, nous avons cherché à nous rassurer en invoquant un ciel couvert ou un nombre trop limité de sorciers, nous nous rendons à l'évidence aujourd'hui : le sortilège ne marche pas. Et cette incapacité commune à le faire agir engendre frustration et colère.
— Mais que faisons-nous de travers ? se plaint Beth, le front plissé.
— La vraie question est plutôt de savoir ce qu'il a dit ou fait de travers ! s'exclame Emmett en désignant Fritz non loin de là.
Le sorcier hausse les sourcils d'inquiétude et de surprise lorsque son homologue marche vers lui.
— C'est à cause de toi si nous n'y arrivons pas ! Tu as sans doute manqué une étape importante du rituel ou bien mal compris le déroulé ! C'est de ta faute si nous en sommes là aujourd'hui !
Quelques murmures approbateurs se font entendre à mesure qu'Emmett profère ses accusations. Tout le monde est épuisé et enragé depuis plusieurs mois. Les combats qui se sont déclenchés dans les cantons voisins, combiné à notre inefficacité nous rendent fébriles et à fleur de peau. La guerre civile est déclarée et fait toujours plus de victimes sur son passage. Certains de nos hommes ont dû partir au front et nous n'avons aucune nouvelle d'eux depuis... La peur pour leur vie, mais aussi pour les nôtres, ne nous quitte jamais, et sentir notre meilleure chance de protection nous filer entre les doigts nous plonge dans un état misérable.
Dieu soit loué, nous n'avons pas croisé la route de soldats, ni même de vampires. Aucun d'eux ne s'est présenté sur nos terres, toutefois nous savons que ces menaces existent et pourraient nous tomber dessus d'un moment à l'autre...
Restée en retrait, j'observe les mouvements raides et hargneux des membres de ma famille alors qu'ils progressent vers un Fritz rouge de colère et de honte mêlées.
— Je vous assure que je ne me suis pas trompé ! s'égosille-t-il par-dessus le tumulte. Je vous l'ai déjà dit : tout doit se passer en deux étapes, la première pendant la nouvelle lune, de jour, et la seconde durant la pleine lune, la nuit. Nous devons appeler les forces de la Nature pour qu'Elle nous aide à éveiller les guerriers, et...
— Alors explique-nous pourquoi ça ne marche pas si tout est si bien exécuté ? le coupe Neil, l'air dur. Explique-nous ce qui ne va pas !
— Je ne sais pas, je ne comprends pas moi non plus ! Ça devrait fonctionner pourtant...
Le cri du Scandinave se mue en chuchotement confus. Il dit la vérité, il est aussi perdu que nous. Cependant, bon nombre de nos acolytes ne sont pas disposés à se calmer pour autant. Leur impatience paraît même grossir et prendre toute la place dans leurs pensées et sur leurs traits.
— Avoue que tu as tout inventé dans ce cas. Que ce n'était qu'un moyen de faire ton intéressant !
— Quoi ? Mais non !
— Si, c'est forcément ça ! Tu nous as bernés !
— Tu n'es qu'un menteur ! Un imposteur !
— Tu vas tous nous conduire à notre perte !
Les cris du clan deviennent assourdissants, ils vibrent d'un courroux sourd à faire froid dans le dos. De plus en plus inquiète, je m'avance à mon tour, suivie par deux sorciers qui s'étaient attardés vers le feu, et à nous trois nous nous efforçons d'apaiser les tensions.
— Du calme, les amis ! Du calme ! crié-je en attrapant les bras les plus proches de moi.
— Que tout le monde fasse un pas en arrière ! Tout de suite ! ajoute William en imitant mon geste.
Edmund, quant à lui, se place en bouclier humain devant Fritz et vocifère les mêmes ordres que nous. Il ne nous faut qu'un bref instant pour ramener un semblant de calme dans notre assemblée. Sorcières et sorciers s'éloignent, une expression toujours revancharde sur leurs visages harassés, et lancent des coups d'œil peu amènes par-delà notre trio, en direction de Fritz.
— Il est inutile de nous emporter de la sorte, reprends-je pour attirer toute leur attention sur moi. Nous devons plutôt réfléchir et trouver une solution à notre problème.
— Gillian a raison. Nous devons découvrir ce qu'il se passe...
Se disant, William se tourne pour rencontrer les prunelles méfiantes du Scandinave.
— Les autres ont aussi raison en affirmant que quelque chose cloche dans ce sortilège, lui assure-t-il sur un ton posé, mais sans appel. Il y a une erreur quelque part.
— Je ne vois vraiment pas où, répond Fritz dans un soupir bruyant. C'est incompréhensible !
— Tu es vraiment sûr de toi ? vérifié-je en pivotant à mon tour. Comme l'a suggéré Emmett, tu as peut-être mal compris une information...
Mon interlocuteur me décoche une œillade irritée.
— J'ai assisté à deux reprises à cette cérémonie, et si la première n'était pas très fraîche dans mon esprit, la seconde a eu lieu il y a à peine quelques mois, devant mes yeux.
— De quand date cette première fois ? s'informe William, les sourcils froncés.
— J'étais très jeune, mes grands-parents y participaient à l'époque. Mais dès que j'ai assisté au rituel en début d'année, tout m'est revenu, ça se passait exactement de la même manière du temps de mes grands-parents. Les mêmes gestes, les mêmes étapes... tout !
— Peut-être que nous ne nous exprimons pas dans la bonne langue lors des psalmodies ? propose Edmund en frottant son chaume de barbe.
— La langue n'est pas le problème, réfute Fritz avec conviction. Mes aïeuls utilisaient le vieux norrois en leur temps, mais de nos jours, les sorciers au Danemark usent du danois. Et mes amis m'ont certifié qu'invoquer ces forces en danois ou en anglais n'influence en rien le sort.
— Ils se sont peut-être trompés, avance encore Edmund, sans animosité. Après tout, le danois est issu de la même racine que le norrois...
— Non, je suis aussi convaincu qu'eux sur la question. La langue n'a pas d'importance tant que le culte est dirigé par la lune et des sorciers. De la même manière que les dieux de l'ancien temps ne sont plus invoqués pendant la cérémonie, ce qui n'a pas d'incidence sur les résultats...
Sur cette ultime négation, je m'éloigne de quelques pas, la main pressée sur mon front et l'esprit en ébullition. Mon clan, lui, se scinde en deux groupes ; l'un chuchote sa lassitude et son désir d'abandonner ces projets sans suite, l'autre martèle à voix haute son incompréhension. J'essaie de faire abstraction de leurs discours et me remémore les dires de Fritz et nos actions. Je vais jusqu'à fermer les yeux pour mieux me concentrer et imaginer les scènes qui ont dû se dérouler devant le Scandinave, là-bas au Danemark.
Je me représente la nuit froide, le clair de lune brillant dans le ciel, les feux allumés tant pour apporter chaleur que lumière aux sorciers rassemblés tous ensemble dans un but commun. J'entends les faibles échos de chants étrangers, je vois les tuniques longues portées par les mages en guise de tenues de cérémonie. Je discerne presque les visages concentrés de ceux-ci, l'expression vive dans leurs iris, les barbes longues des hommes, les cheveux clairs des femmes... Une infinité de détails, issus de nombreuses discussions avec Fritz, m'envahit alors. Ensuite, je tente d'apercevoir ces fameux guerriers, avant et après leur transformation. Ils ne m'apparaissent pas aussi clairement que le reste, ce qui me surprend et m'intrigue. Une question s'impose alors à moi tandis que je cherche à deviner leurs traits, leur posture ou encore leur aura... Et cette question sort d'entre mes lèvres, mue par une volonté qui me dépasse.
— Qui sont ces guerriers ?
Je rouvre les yeux sur William qui est le seul à m'avoir entendue et qui, de ce fait, m'observe avec curiosité et surprise. Ses iris foncés s'accrochent aux miens, me sondent en profondeur comme pour obtenir de plus amples explications par ce seul biais. Je m'en détache cependant, préférant laisser naviguer mon regard sur les personnes qui m'entourent, jusqu'à tomber dans celui de Fritz.
— Qui sont ces guerriers ? répété-je à son attention. Qui sont-ils, ou plutôt... qui étaient-ils avant le rituel ?
— Je... Je ne sais pas bien, je n'ai pas eu l'occasion de leur parler. Je crois que l'un d'eux était pêcheur et un autre, forgeron, comme Emmett...
Le Danois hausse les épaules et bafouille ses réponses, l'air de ne pas comprendre où je veux en venir. Les autres sorcières et sorciers ont arrêté de s'entretenir entre eux et me jaugent avec hébétude, eux aussi. Je retourne me poster auprès de Fritz et Edmund, William dans mon sillage, et reprends la parole.
— Lors de vos processions en forêt ou en montagne pour être au plus près de la Nature, étaient-ils avec vous ? Te rappelles-tu les avoir vus vous suivre et communier ?
Il ouvre la bouche, prêt à répondre, mais aucun son ne monte de sa gorge durant quelques secondes. Ses prunelles s'abiment dans le vague et se plissent lorsqu'il fouille plus avant sa mémoire.
— Je... Je ne crois pas, non, finit-il par émettre. J'ai l'impression de ne les avoir croisés qu'à de rares reprises dans le village, mais jamais au moment de nos rassemblements de sorciers, c'est vrai...
— Comment cela se peut-il ? intervient Agnès en faisant un pas vers nous. Pourquoi des sorciers ne communieraient pas avec la Nature ?
— Agnès a raison. Ça n'a pas de sens, s'insurge Kathryn près d'elle.
Mais je ne réponds pas aux deux femmes. Toute mon attention demeure dirigée sur le visage de Fritz qui s'éclaire à mesure que l'évidence le frappe à son tour.
— Par Saint-Georges ! Cela veut donc dire...
— Que ce ne sont pas des sorciers, terminé-je à sa place. Les guerriers que tu as vu changer n'étaient pas nés sorciers.
Ma révélation est accueillie par des cris ahuris. L'étonnement est grand, à tel point que mes amis peinent à s'en remettre. Dans un premier temps, ils ne trouvent même plus leur souffle ou les mots pour partager leurs impressions. Toutefois, cela ne dure pas et l'instant d'après leurs voix s'élèvent toutes à la fois.
— Pas des sorciers !
— Alors c'est ça ! C'est ce pourquoi ça ne marchait pas avec nous !
— Qu'allons-nous faire, dans ce cas ?
— S'ils n'étaient pas sorciers, qu'étaient-ils ?
La dernière interrogation est celle qui retient toutes les consciences. Qu'étaient-ils au juste ?
L'intervention d'Emmett résonne plus fort que les autres et s'adresse directement à moi.
— Tu penses que c'étaient des hommes, Gillian ?
— Impossible, me devance William en secouant la tête. Les hommes ne sont pas dotés de pouvoirs à la naissance, ils ne peuvent pas devenir sorciers ou vampires. Ce n'est pas dans leur sang ni dans leur essence... Même chose concernant ces guerriers, donc.
— William dit vrai, rebondis-je. Les hommes ne peuvent pas changer. Nous sommes nés sorciers, il serait donc plus raisonnable de penser que ces guerriers sont nés eux aussi guerriers.
— Mais alors pourquoi auraient-ils eu besoin d'un sortilège pour être éveillés ? remarque Neil, confus.
Nous nous tournons tous vers Fritz, mais ce dernier baisse la tête, les joues rouges, et nous informe ne pas bien savoir pourquoi.
— Comprenez-moi ! clame-t-il au son des huées du hameau. J'ai été fasciné par ce que ce sort parvenait à faire, captivé par sa puissance ! Et encore plus par celle que dégageait ces êtres extraordinaires. Je me suis plus centré sur l'aboutissement que sur les origines plus complexes du rituel...
Des grognements mécontents éclatent autour du Danois, qui mordille sa lèvre inférieure de gêne. William et moi levons en même temps les yeux au ciel, consternés, mais moins intransigeants que nos pairs. Plusieurs minutes s'écoulent ainsi avant qu'ils réussissent à se tempérer à nouveau et à se replonger dans des échanges plus constructifs.
— J'aimerais tout de même bien savoir ce que nous allons faire, désormais, avance Lizzy, l'air toujours bien contrarié.
— Que pouvons-nous faire d'autre qu'abandonner ces chimères ? lui répond Kent en baissant les bras. Ce sortilège ne fonctionne ni sur des sorciers, ni sur des hommes, ni sur des vampires. Et jusqu'à preuve du contraire, nous ne connaissons aucune personne n'étant pas l'un ou l'autre.
— Mais dans d'autres contrées, des gens connaissent ces guerriers, lâche Emmett, appuyé par le hochement de tête du sorcier à côté de moi.
— Ils vivent avec eux et savent comment les éveiller. Peut-être même savent-ils où trouver d'autres représentants dans leurs pays voisins... ?
— Attendez un peu ! Vous voulez nous suggérer d'aller en Scandinavie ? s'écrie Edmund avec de grands yeux.
— C'est seulement là-bas que nous obtiendrons cette aide, ces protecteurs si incroyables ! Nos frères et sœurs de l'Est nous montreront comment faire.
— C'est notre seule chance, déclare William en écho au forgeron.
Les villageois ne savent plus que penser, et je dois bien admettre que je me retrouve dans la même impasse qu'eux. Tant de mystères entourent ces soldats inconnus ! Ils me fascinent sans que j'aie besoin de les voir, et m'inquiètent aussi. Nous ne savons quasiment rien d'eux, il nous est difficile de statuer sur la situation...
— Pourrions-nous en reparler demain ? propose Kathryn avec prudence et une étincelle de réserve dans ses yeux. Je doute que nous soyons à même de prendre une décision dans l'immédiat.
— Elle a raison, dis-je en opinant du chef. Nous devrions aller nous reposer et repenser à tout cela demain, ou dans les jours à venir. Permettons-nous de prendre du temps pour la réflexion.
— La conjoncture reste trouble, tente de s'opposer Emmett, la guerre est proche et les vampires...
— Aucun de ces deux fléaux ne nous menace à l'heure actuelle et n'exige de nous une décision cette nuit, l'interrompt ma tante en le foudroyant du regard. Rentrons tous nous coucher et faisons ce que suggère ma nièce.
La majeure partie de notre groupe s'exécute sans rechigner ni protester – même William s'éclipse avec pondération et calme, alors que je le sais tout disposé à partir à l'aventure. Le bon sens l'emporte bien vite, et j'observe sans un mot la procession de mes acolytes. Certains échangent encore à voix basse, d'autres marchent en direction de leur chaumière en silence. J'emboite ensuite le pas à Agnès et Mary qui m'attendent et adopte la même attitude taiseuse qu'elles. La séparation d'avec Mary et le retour dans notre maison, à ma tante et moi, se font dans le même calme... mais je sais pertinemment que ma nuit va, elle, être peuplée de pensées et songes plus agités que jamais.
* * * * * * * * * * * * * *
Bonjour à celleux toujours présent.e.s ici ! J'espère que vous allez bien !
Bon, comme j'ai un peu beaucoup l'impression de parler dans le vide depuis quelques temps, je ne vais pas m'éterniser dans cette NDA et juste souhaiter que celleux qui lisent apprécient cette mise en bouche (un peu plus tranquille donc que celle d'AD 1, mais le contexte n'est pas du tout le même)
Merci à celleux qui laisseront une petite trace de leur passage, en vote et/ou en commentaire ! Le prochain chapitre sera le dernier se déroulant en Angleterre ; place très bientôt à une autre contrée, dont vous devez sans doute déjà deviner le nom ;)
A bientôt j'espère !
Bisous
A. H.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro