Chapitre 23
Gillian
Domaine, Comté du King, 1922
« J'en ai plus qu'assez de toute cette situation, Gillian ! Plus de deux cents ans à se donner cette réplique absurde, à jouer des rôles et à se farder de mensonges... c'est un cauchemar ! »
— Eh bien, eh bien ! C'est là une sacrée propriété dans laquelle vous vivez désormais ! Vous êtes bien sûrs que ce n'est pas un château ?
Les yeux arrondis par l'admiration, Dren Solari, un ami de Sander, découvre pour la première fois le domaine que nous avons investi trois mois plus tôt. Situé dans une partie plus reculée du comté du King, à quelques kilomètres de Seattle, notre nouveau chez-nous fixe est immense, de quoi accueillir la petite cinquantaine d'hôtes permanents sans mal, et est entouré de champs et d'un parc magnifique.
Le tour du propriétaire a permis à tous les présents de méditer plus longuement sur la beauté des lieux et de les conforter dans leurs impressions, à savoir que nous sommes très chanceux d'y vivre. C'est sans doute la plus grande propriété que nous ayons jamais acquis pour un aussi important nombre d'habitants – nombre qui devrait continuer à aller croissant en quelques années, grâce à des naissances entre ces murs, entre autres.
Alors que l'invité de Sander fait glisser son fédora plus loin sur son crâne et renverse ensuite la tête pour s'extasier devant la hauteur sous plafond dans la salle de bal, j'aperçois les sourires ravis de Necahual et Eleuia près de moi. Eux et Sander sont enchantés des remarques élogieuses de l'incube... il n'y a que moi qui ne parviens pas à effacer l'air lugubre sur mon visage. Quelques soupirs lents passent la barrière de mes lèvres de temps en temps, complétant ainsi le triste tableau que je suis à moi toute seule.
« — Nous avons pourtant passé un accord qui stipulait que...
— Cet accord n'était qu'une nouvelle mascarade entre toi et moi, nous le savons très bien ! Il a été mis en place pour nous éviter de perdre l'autre... mais cette fois, il a fait son temps. »
La présence de Dren ici ne veut dire qu'une chose... une chose que je redoute, qui me révolte au plus profond de moi-même depuis quelques décennies déjà, mais devant laquelle je me sens comme pieds et poings liés.
Une douleur aigue me perfore la poitrine alors que son rire retentit, grave et insouciant à la fois, et qu'il donne une tape amicale dans l'épaule de l'incube. Je baisse la tête et profite du rideau de mes longs cheveux détachés pour mordre ma lèvre et respirer un bon coup.
— Vraiment, cet endroit est un vrai bijou ! Je suis épaté. Si je l'avais découvert avant toi, Necahual, j'aurais pu faire une offre dessus, moi aussi...
Dren ponctue sa déclaration d'un nouveau coup d'œil autour de lui, puis passe une main sur son menton imberbe. Il paraît soudain plus pensif.
— En même temps, à bien y réfléchir, ce domaine se trouve un peu trop loin de mon établissement... Il m'a fallu près d'une heure et demie pour faire le trajet !
Je tressaille à la mention de son « établissement », et recommence à mâchouiller ma bouche.
« Pourquoi as-tu si peur, Gillian ? Pourquoi refuses-tu de m'aimer ? Pourquoi vis-tu continuellement dans le passé, alors que je suis prêt à t'offrir ce que tu souhaites au fond de ton cœur ? »
La pique fichée dans mon sein me brûle à nouveau et j'ai besoin d'une longue inspiration pour faire refluer cette horrible sensation. Du coin de l'œil, je discerne le large sourire de Sander au moment où il lâche une autre tape sur Dren.
— C'est peut-être plutôt toi qui es installé trop loin ! réplique le berserker, amusé.
— Ah mais moi, j'ai la priorité, mon cher, vu que j'étais là avant ! Et tu es d'ailleurs bien placé pour le savoir : n'est-ce pas toi qui as fait pencher la balance entre l'acquisition de ce domaine et celle d'un autre, plus au sud ?
Sur ces mots, Dren fait un clin d'œil à son ami tandis qu'une gerbe de feu me calcine de l'intérieur. Un instant, les traits de Sander sont marqués par la gêne et sa position se rigidifie, mais cela ne dure pas. Il a tôt fait de recouvrer son attitude joviale, sourire aux lèvres et éclat malicieux dans le regard.
— Que veux-tu, Dren ? Ma vie est moins intéressante si tu n'es pas dans les parages, répond-il donc, avec un petit haussement d'épaules.
— On me le dit souvent... Mais venant de toi, mon mignon, ce compliment me va droit au cœur !
« — Nous avons fait une erreur. Ce pacte, cette histoire entre nous... Je savais que ce n'était pas la bonne décision à prendre.
— Oh non, Gill ! C'est moi qui savais que ce n'était pas la bonne chose à faire ! C'était effectivement une grave erreur. Je peux te jurer qu'on ne m'y prendra plus désormais. »
Ils rient tous les deux, puis entreprennent de revenir dans le hall principal, Eleuia et Necahual sur leurs talons, et moi... moi aussi, je les suis, mais j'y mets plus de réticence. Je ne veux pas rejoindre l'entrée. Je ne veux pas le voir partir avec son ami, et encore moins le voir m'ignorer au moment de son départ...
— C'était un plaisir de te recevoir, Dren, déclare Necahual, en tendant une main bronzée à son hôte. Reviens nous voir très bientôt et reste dîner avec nous, la prochaine fois.
— Merci, Necahual. Ton hospitalité est un délice ! Je n'y manquerai pas.
Ils se sourient avant de s'écarter l'un de l'autre. L'incube se dirige ensuite vers Eleuia, qui s'est rapprochée de moi, et s'incline élégamment devant elle.
— Eleuia... Nous nous reverrons sans doute bientôt.
— Très bientôt, assure la guerrière, avec un sourire en coin. Bon retour, Dren.
Pour la première fois depuis le début de cette visite, je sens un rictus monter sur mes lèvres. Cet échange, à la limite du réfrigérant, est imprégné de l'atmosphère tendue de leur dernière rencontre, pendant laquelle, excédée par les « remarques horripilantes de cet abruti » – c'est ainsi que mon amie m'a présenté les choses –, Eleuia a envoyé son poing dans le visage de Dren. Je ne sais pas bien ce qui s'est passé, ni même ce qu'a pu dire l'incube pour autant énerver la Maya, mais cela devait être fameux et unique en son genre...
Les deux fortes têtes se dévisagent quelques secondes, des non-dits passant entre eux. Obnubilée par cette nouvelle forme de discussion, je ne manque pas le pincement de lèvres de Dren, ni même son regard, en train de dévaler les courbes d'Eleuia. Il n'y a rien de concupiscent dans sa manière de la scruter ; il semble plutôt la jauger comme on le fait devant une personne dont on ne sait pas encore s'il s'agit d'une amie ou d'une ennemie. Une faible lueur de ravissement passe néanmoins dans ses prunelles couleur whisky lorsqu'il détaille le tombé parfait de sa robe Charleston, ou encore lorsqu'il s'attarde sur ses beaux cheveux crantés, comme la mode actuelle l'exige. La jeune femme est sublime, et tous ceux qui ne la connaissent pas pourraient sans doute se laisser avoir par cette apparence glamour et féminine. Ce n'est toutefois pas le cas de Dren ou de n'importe qui d'autre sous ce toit : elle est une main de fer dans un gant de velours, une prédatrice sous les traits d'une proie...
Mon admiration fait écho à celle de l'incube lorsque celui-ci se détourne d'elle le premier. Eleuia a gagné cette nouvelle joute, donc. J'en suis secrètement très contente. Cependant, je déchante un peu quand l'homme s'arrête devant moi, dans l'intention évidente de me saluer à mon tour. Muette et le dos le plus droit possible, j'attends dans un mélange d'agacement et de crainte qu'il prenne la parole.
— Je suis aussi content de t'avoir revue, Gillian. Ma porte te sera toujours ouverte.
— Merci, Dren, me contenté-je de lui répondre, peu sûre des intentions cachées derrière ses mots.
On ne peut pas dire que l'incube et moi nous sommes rencontrés de la plus plaisante des manières. Une part de moi ne peut d'ailleurs pas s'empêcher de lui tenir encore et toujours rigueur de ces circonstances et de tout ce qui va désormais avec.
Il m'est assez ardu de voir en lui quelqu'un d'appréciable et de fréquentable.
« — Mais c'est toi qui m'as proposé cet arrangement, Sander ! Je croyais que nous étions d'accord, que cette liaison était ce que nous voulions tous les deux !
— Tu en étais convaincue ? Vraiment, Gillian ? Essaie de ne pas mentir cette fois encore, s'il te plaît. Au bout de deux cents ans, la vérité devrait peut-être éclatée, non ? »
Dren ne s'attarde pas plus auprès de moi ; après un rapide hochement de tête, il recouvre son sourire de voyou et interpelle son camarade.
— Prêt pour une nuit de toutes les folies, Sander ?
L'interpellé acquiesce tout en posant son propre fédora sur sa tête. Aimantées par sa personne, mes prunelles l'examinent de haut en bas, ce qui provoque une longue décharge électrique dans mon corps – une réaction qui est autant due à mon désir qu'à mon désarroi. Sander est superbe dans son costume trois pièces, d'un bleu un peu plus sombre que ses iris. Son gilet et sa veste de costume sont assortis, tandis que la chemise en-dessous est d'un blanc immaculé et crée ainsi un joli contraste avec le reste de sa tenue. Son pantalon de golfe assez large élance sa silhouette ; lui qui est pourtant déjà si grand, on pourrait penser qu'il n'en a pas besoin, cependant cela lui sied tout de même très bien. Il est encore plus remarquable ainsi.
Rasé de près, les cheveux plus courts que ce qu'il a toujours eu l'habitude de porter, et plaqués sur son crâne, le berserker est distingué et chic, ce que ne manque pas de lui signaler Dren.
Avec son éternel sourire vissé sur sa bouche, Sander se dirige d'une démarche souple vers la sortie, son ombre s'agrandissant à chacun de ses pas derrière lui. La lune s'est levée depuis une bonne demi-heure déjà, l'atmosphère dehors est douce, pas encore soumise à la fraîcheur de ce début d'automne. Tel un automate, je suis ma meilleure amie et son père alors qu'ils talonnent les gentlemen, malgré le poids lourd dans mes jambes et entre mes côtes.
« — Je ne comprends pas cette dispute. Pourquoi maintenant ? Pourquoi cherches-tu à tout gâcher ? Qu'est-ce qui a changé ?
— Rien et tout à la fois, Gillian. Nous sommes arrivés à un point de non-retour, comme cette première fois, en Bavière. Et là encore, la tentation de tout détruire autour de moi est grande. »
Nos pieds s'enfoncent dans les graviers de la cour, mais le crissement s'interrompt net quelques minutes plus tard lorsque nous apercevons Natasha et Fitz autour du cabriolet de l'incube. Grands férus d'automobiles tous deux, ils nous expliquent qu'ils n'ont pas pu s'empêcher de venir voir d'un peu plus près ce joli bolide-ci. Fier comme un paon, son propriétaire se rapproche vivement des admirateurs et engage ainsi une conversation détaillée sur les performances et avantages de l'engin. Avec exubérance, l'incube accompagne ses explications de grands gestes dans l'air, tourne même un volant imaginaire entre ses mains, ce qui semble ravir son auditoire.
Incapable de m'y intéresser – ou même de faire semblant de m'y intéresser –, je reporte un bref instant mon attention sur le ciel au-dessus de moi. Cette noirceur d'encre m'interpelle, happe mon regard de la même façon qu'elle s'empare de sa consœur en moi, cette part nébuleuse que je parviens à étouffer tous les autres jours, ou presque. Là, dans un moment comme celui-ci où je sens toutes mes défenses s'abattre une à une, dévastées par la peine, les tours cruels de mon esprit s'intensifient. Ils explosent à l'arrière de mes iris, deviennent images et sons brutaux, impossibles à éviter. Leur amplitude est telle que la réalité s'efface un peu plus à chaque seconde. Et ce qui n'était que murmures dérangeants et soubresauts de souvenirs fragmentés, se transforme en un tourbillon d'amertume et de douleur.
« — Pourquoi continuer à se jouer cette mascarade ? Personne n'est dupe ! Nos amis, notre famille savent parfaitement ce qui se passe entre nous. Depuis des lustres, de surcroît !
— Ce n'est pas pour eux que je vais changer d'avis ou me comporter différemment avec toi !
— Tu m'en diras tant ! Tu n'en es déjà pas capable pour toi-même ni pour moi, alors les autres...
— Cesse d'être aussi désobligeant, Sander !
— Et toi, cesse d'être aussi lâche ! »
Je presse fort mes paupières, agressée par ces nouveaux cris rugissant dans ma tête, puis pousse un long soupir dépité. Au moment où je détourne le regard des ténèbres ambiantes, je tombe sur les orbes graves de Sander. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Il semble m'épier depuis quelques temps déjà, mais je ne sais pas si je dois m'en réjouir ou bien m'en désoler davantage...
Plongés l'un dans l'autre, nous ne nous soucions plus du monde autour de nous. Les voix, les visages, les lumières... tout disparaît, paraît se suspendre à l'instar du temps. Durant plusieurs secondes, mes tympans sifflent, mes pulsations cardiaques tressautent au rythme des tremblements diffus qui parcourent mes bras. J'ai la sensation de perdre pied, de basculer avant de m'écraser au sol tant son regard m'écorche l'âme.
Et puis, aussi brusquement qu'était apparu le sifflement dans mes oreilles, celui-ci est remplacé par l'éclat de nos voix passées, qui se déchiquettent en un million de morceaux.
« — Si tu es aussi mécontent de ton sort, Sander, eh bien je ne te retiens pas ! Si ma présence te devient aussi insupportable, ne t'inflige plus ce mal ! Pars, laisse-moi ! Mais n'oublie pas que j'avais tout de suite voulu t'en préserver : dès que tu as manifesté un peu trop d'intérêt à mon endroit, je t'ai proposé de m'éloigner... parce que je ne voulais pas te faire de mal !
— Ce jour-là, et tous les autres qui ont suivi au fil des ans, j'ai choisi de me plier à l'espoir que mes sentiments m'inspiraient... à celui que tu m'inspirais, Gillian. J'espérais avancer avec toi et non pas me retrouver à reculer, encore et encore.
— Il n'y avait pas d'espoir ! Tu m'entends ? Ce n'était qu'illusion déjà à l'époque ! Tu as préféré suivre des chimères, Sander, alors que moi... je suis toujours restée ancrée dans la réalité. »
Chacun de nos mots résonne comme des centaines de hurlements dévastateurs. Ils oppressent ma poitrine, augmentent la pression sous mon crâne, font peser une enclume dans mon ventre. L'affliction continue à gagner du terrain alors que Sander et moi ne nous lâchons pas des yeux et nous remémorons notre dispute.
« — Maintenant, pars ! Fais ta vie de ton côté ! Elle ne me regarde plus.
— Tu es vraiment sérieuse, Gill ? C'est ainsi que tu veux que tout s'arrête ?
— C'est toi qui as mené notre relation à sa perte. Pas moi ! J'étais prête à poursuivre, à laisser les choses suivre leurs cours...
— À mentir inlassablement. Oui, cela je l'avais très bien compris. »
Nos paroles échangées sont rejouées à l'identique, bien qu'elles datent d'une cinquantaine d'années déjà. Plus que simplement gravées dans notre mémoire, elles sont incrustées dans notre âme, sculptées dans l'ombre de nos orbes. Cela nous hante, même lorsque nous sommes éveillés et nous colle à la peau.
Quelque part, loin de notre supplice, une voix s'élève et appelle Sander. À cette voix s'ajoutent ensuite un déplacement d'air, une silhouette, et enfin un geste amical dans le dos du berserker, dans l'optique de le ramener sur la terre ferme. Il nous faut, à Sander comme à moi, plusieurs secondes pour nous exécuter. Je cille une fois lorsque l'instant présent s'impose à nouveau, et tends par réflexe l'oreille pour reprendre le fil.
— J'ai été heureux de vous revoir tous ! N'hésitez pas à me retourner ma visite, vous serez très bien accueillis à L'Emprise, promet Dren au moment où il s'incline une dernière fois devant ses hôtes, chapeau sur la poitrine, comme il était d'usage de le faire dans l'ancien temps.
Il donne ainsi le signal de départ à son duo. Mes iris reviennent sur Sander, resté immobile à quelques pas de la voiture, et c'est soumise à un nouveau trouble que j'écoute ce que les siens ont à me dire. Ils ne me content plus notre querelle. Ils ne s'attardent plus sur la colère ou la douleur passée. Non, ils réfléchissent. Ils s'interrogent sur ce qu'il serait bon de faire ou de ne pas faire, là, maintenant. Ils pèsent le pour et le contre de cette escapade nocturne. Enfin, ils me révèlent la vérité, celle que je connais, que j'ai compris à cet instant fatidique où, des années plus tôt, Sander a claqué la porte de ma chambre et s'en est allé.
L'homme qui se tient devant moi se sent seul et malheureux. Ses absences, la fête, l'alcool, ses séjours à L'Emprise, ces femmes... ce ne sont que des pis-aller, exactement comme notre relation bancale. Rien ne soigne sa peine, rien ne comble son manque. Et surtout, rien ne remplit son cœur, pourtant si tendre et bon.
Toutefois, il ne s'arrête pas. Il sait mieux que quiconque que ça ne fonctionne pas, mais toutes ces distractions restent indispensables à ses yeux. Sander s'est enfermé dans une spirale de son choix plutôt que de subir celle que la situation lui imposerait autrement. Celle que je lui imposerais.
Néanmoins, quelques doutes persistent, et plus grave encore, son espoir – son lumineux espoir – cherche aussi à s'imposer. En cet instant, alors que son ami ouvre sa portière tout en saluant les autres, Sander espère, envers et contre tout. Il ne s'installe pas dans le cabriolet, il attend, regard rivé au mien, que peut-être... avec un peu de chance... je le retienne, je m'avance vers lui, j'entrouvre les lèvres pour m'exprimer.
À cette perspective, mon sang fouette furieusement mes veines et afflue dans tout mon corps, accompagné d'une chaleur étouffante. Je brûle de l'intérieur ; je brûle d'espoir moi aussi et d'envie de le retenir. Oh oui ! Je voudrais qu'il reste, que nous arrêtions de souffrir, de nous faire souffrir. Je pourrais m'élancer, me jeter à son cou et lui demander de me pardonner ma couardise et mes erreurs. C'est ce qu'il aimerait me voir faire, pour que les compteurs reviennent à zéro et que nous puissions recommencer à effectuer un pas vers l'autre.
Lui aussi voudra se faire pardonner ses mots durs comme ses longs silences, il a le cœur assez généreux pour cela. Nous pourrons alors repartir sur de bonnes bases. Ensemble...
C'est ce que je devrais faire. C'est que je vais faire ! Oui, je ne peux pas avoir peur continuellement. Il est indispensable que j'affronte mes craintes. Et cela commence...
Trop tard.
La balance dans le regard du berserker a tranché : me voyant tergiverser, encore une fois, elle a écrasé le « Nous » au sol, implacable dans sa justice. Sander pivote donc sur ses talons et s'engouffre dans le véhicule, les doigts agrippés à la portière avant qu'il fasse claquer cette dernière. Je tressaute, autant à cause du choc métallique que du bruit de mon cœur chutant à mes pieds.
Il s'en va...
Mon souffle se coupe tandis que Dren fait vrombir le moteur, puis se libère avec peine au moment où des larmes se logent au coin de mes paupières. Je les contiens de toutes mes forces et serre les poings jusqu'à m'en faire mal.
Il s'en va.
L'incube se tourne de trois-quarts vers la droite, marche arrière passée pour sortir de notre cour, et il en profite pour me décocher une longue œillade. Son regard est entendu, me délivre un message, le même que celui qu'a formulé sa bouche plus tôt, si je ne me trompe pas. Cette intervention a au moins le mérite de me faire oublier mon tourment quelques secondes et de réfléchir à son « Ma porte te sera toujours ouverte ».
Il souhaite que je vienne le voir... mais pourquoi ?
Mes sourcils se froncent de perplexité tandis qu'il m'adresse un hochement de tête. Puis, la seconde suivante, le cabriolet file à toute vitesse sur les graviers afin de rallier la route plus à l'ouest.
Une horrible boule dans la gorge, je scrute le chemin qu'ils ont emprunté et la poussière que les roues ont soulevée, avant qu'Eleuia pose une main tendre sur mon épaule.
— Mont a raio, Gill? m'interroge-t-elle, pleine de douceur et de compassion.
[— Ça ira, Gill ?]
Si j'en avais été capable, j'aurais souri devant sa gentille attention et le fait qu'elle l'a émise en breton. Nous parlons des sujets qui nous tiennent à cœur dans cette langue et rarement dans une autre.
Mes doigts se referment avec un peu trop de force sur les siens, mais la guerrière n'en a cure. Au contraire, sa poigne s'intensifie elle aussi, véritable soutien physique. Je renifle une fois et baisse les paupières sur mes prunelles voilées.
— Mont a raio, ya... Deiz pe zeiz.
[— Ça ira, oui... Un jour ou l'autre.]
Eleuia dépose un baiser léger sur ma joue et me souffle que je peux compter sur elle à tout moment. Je la remercie, et comme elle n'a nul besoin que je le lui dise pour comprendre, elle s'éclipse en silence par la suite. Je me retrouve ainsi seule pour revivre la fin de notre altercation, la nuit m'enveloppant de sa crêpe froide et sombre.
« — Pars, Sander ! Va-t'en ! Va chercher ailleurs ce qui te manque tant, ce que je suis incapable de te donner, comme tu dis ! Ça n'a plus aucune importance, à présent.
— Parfait ! C'est exactement ce que je vais faire dans ce cas ! Et qui sait ? J'aurais peut-être la chance de tomber sur une femme beaucoup moins versatile que toi ! Une qui saura faire mon bonheur. Une qui ne fuira pas ni la confrontation ni les difficultés. Une qui voudra m'aimer comme jamais tu ne le feras !
— Alors, pars la retrouver ! Cherche-la, cette femme parfaite ! Et ensuite, allez au diable ensemble ! »
À la fin de cet accrochage, Sander a fait volte-face, démoli ma porte de chambre – et quelques briques du couloir –, puis a disparu pendant deux jours. Et à son retour, encore blessé et mis dans une colère noire, il ne m'a pas adressé la parole, déterminé à tout faire pour m'éviter encore un peu. Depuis lors, nos relations restent tendues et en surface, bien plus encore qu'au dix-huitième siècle, après l'Espagne.
Il s'échappait, partait en expédition, s'occupait de toutes les affaires que Necahual lui proposait, du moment que cela le gardait éloigné. Et puis il y a eu sa rencontre avec Dren, et de fil en aiguille, l'incube lui a à son tour présenté d'autres personnes... des succubes travaillant pour ou avec lui. C'est au travers d'une autre querelle, quarante ans plus tôt, que j'ai appris cela. Mais après tout, comme Sander l'a souligné à l'époque, il n'a fait que suivre mes directives. Je n'ai donc pas à lui en vouloir.
Et peut-être a-t-il raison, peut-être que je ne devrais pas effectivement. Je l'ai chassé autant de ma couche que de mon cœur, je l'ai poussé, volontairement ou presque, dans les bras de ces autres femmes. Ces femmes auprès de qui il recherche son plaisir, son bien-être et son bonheur...
Oui, il paraît évident que j'ai tout fait et dit pour que les choses aillent dans ce sens... Alors ma souffrance et ma jalousie me le font payer. Leur poids m'accable chaque jour et me déchire les os davantage lorsque je laisse Sander m'échapper encore une fois.
Mes prunelles se lèvent à nouveau vers la lune, je tente d'y puiser la force qui me fait défaut. Les images de cette soirée, des rires de Sander et Dren à nos échanges de regard, repassent en boucle dans mon esprit découragé. Comment réussir à l'atteindre de nouveau ? Comment parvenir à lutter contre mes peurs et doutes ? Quelle serait la bonne voie à suivre, celle qui nous contenterait l'un comme l'autre ?
Noyée dans ses lueurs scintillantes, la voûte céleste me renvoie mes questionnements et réflexions en de parfaits ricochets, décidée à ce que je trouve seule la réponse à mon problème.
Je ne dois compter que sur moi-même pour ce faire. La partie la plus raisonnable en moi me souffle que je devrais commencer par aller me reposer avant d'entreprendre quoi que ce soit. Cependant, je ne l'écoute pas. Je n'y arriverai pas... Mes nuits sont agitées, loin de m'apporter le délassement tant attendu. Elles sont peuplées d'insomnies et de songes bigarrés depuis des décennies désormais... depuis que l'étreinte de Sander n'est plus là pour les dompter.
Alors je choisis plutôt de rester ici, sous le clair de lune, en quête de cette solution qui me manque encore et qu'il me faut pourtant trouver rapidement. Ce n'est qu'un long moment plus tard que je cède à la prière pour implorer toutes les forces de l'Univers de m'aider à abaisser mes barrières pour enfin être heureuse.
* * * * * * * * * * * * * * * * *
Bonjour le monde ! Vous allez bien ? Comment vivez-vous l'annonce du confinement, épisode... (peut-on encore les compter xD) ?
Perso, je suis en chômage technique comme l'année dernière, donc qui dit beaucoup de temps à la maison, dit écriture à fond ! ;) En ce moment, je suis sur une nouvelle histoire fantastique et j'avance très, très bien dessus... (à peine 3 mois d'écriture et plus de 70 000 mots d'écrits :o)
Au programme : anges et démons en tous genres, enquête criminelle, héroïne badass (plus encore qu'Eleuia, oui, oui ! ^^) et héros mystérieux et sombre !
Et par la même occasion, je vais gérer la sortie du tome 1 d'AD (sortie imminente, mes très chers/chères : 14 avril en e-book et 21 avril en broché *-*).
Pour en revenir sur notre chapitre de la semaine dans l'univers d'AD, que pensez-vous des décisions et disputes entre Gill et Sander ? C'est à croire que c'est sans fin :/ Plutôt désespérant, non ?
La semaine prochaine, on revient (enfin) dans l'instant présent, au moment de leur rencontre avec Allan ! ;) (ça va rappeler des souvenirs et vous remettre dans le bain du tome 1, comme ça haha ^^)
On se retrouve très vite !
A. H.
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