Chapitre 22
Gillian
Île Tudy, Bretagne, 1868
— Hasta fo, merc'hed! Ken yaouank padal ken gorrek!
[— Dépêchez-vous, les filles ! Si jeunes et pourtant si lentes !]
Eleuia et moi rions sous cape et secouons la tête devant le ton bourru et les réprimandes de la mère Grall. Celle-ci tourne la tête vers nous, irritée, et nous désigne d'un geste impatient l'avant de notre groupe, à quelques distances de là.
— Kit, ma mamm. Arabat gortoz ac'hanomp, lui répond Eleuia avec un demi-sourire aux lèvres.
[— Allez-y, ma mère. Ne nous attendez pas.]
L'interpellée rouspète, la mine chiffonnée, puis entreprend de rejoindre le haut de la troupe, non sans nous lancer un « Lezireg » assez sonore. [Fainéantes]
Habituées comme nous le sommes par les manières un peu rustres de la mère, nous ne nous en formalisons pas et continuons à marcher à notre rythme, aux côtés de la vieille Janig. Plongée dans ses pensées, la Bigoudène crochète sans s'arrêter, ses tiges de métal brillant sous le soleil de cette fin de matinée. Si je ne la connaissais pas aussi bien désormais, je jurerais pourtant qu'elle aussi esquisse un petit sourire amusé sous sa coiffe. Je l'observe encore quelques brèves secondes, admirative devant son savoir-faire et sa concentration sur son ouvrage – et cela tout en progressant d'un pas leste ! – avant que mon attention soit appelée ailleurs.
— Alors, qu'as-tu pensé de cette sortie maraîchère ? m'interroge mon autre compagne de route. As-tu apprécié cette expérience ?
Je tique légèrement à l'entente de mots anglais – nous conversons de moins en moins dans ma langue natale, tant nous nous sommes imprégnées de celle de nos hôtes –, mais je finis par lui répondre de la même façon. Il n'est pas plus mal que nous revenions à d'autres langues de temps en temps, histoire de ne pas perdre la main et d'entretenir notre pratique. Nous avons appris le breton avec tant d'ardeur que parfois, je me surprends à réfléchir à la traduction de certains mots en français, en allemand, ou en espagnol. Il doit en aller de même pour Eleuia.
— Je suis contente d'y avoir participé, cette fois. Plus encore, d'avoir pu y vendre certaines de mes créations. C'était un très bon moment de partage.
Mon amie acquiesce, satisfaite elle aussi de ces deux jours de marché, où une partie des femmes de notre village s'est rendue pour y vendre objets comme literie, et faire du troc. Le beau temps ayant été au rendez-vous, notre voyage dans l'une des villes voisines a été très agréable. Notre inventaire est à la hauteur de nos espérances, lui aussi : nos bourses sont remplies de notre butin, et notre carriole est à moitié vide. Les choses que nous ramenons sont en fait le résultat de trocs avec d'autres marchands, telles que de la vaisselle, du fil et des aiguilles robustes, quelques fourches et bêches neuves qui vont remplacer en urgence celles usées que nous possédons.
— Je suis sûre que cela t'a motivée pour coudre et crocheter davantage ! assure Eleuia avec un clin d'œil joueur.
— Oui, dès que nous serons arrivées, je risque fort de me remettre au travail sans attendre, confirmé-je avec le même entrain.
Notre quotidien est plus paisible ici que n'importe où ailleurs. Les quelques difficultés et conflits que nous pouvons connaître n'ont rien à voir avec les guerres auxquelles nous avons participées, celles qui nous ont opposés à des ennemis, incapables de se représenter le bien et l'utilité de personnes comme les Île-Tudistes. Nous avons combattu leurs a priori, leurs désirs de domination et de territorialité... hélas, nous savons très bien que cette lutte n'est pas terminée – certains des nôtres tentent d'ailleurs de faire reculer leurs menaces de par le monde.
Or, voilà près d'un an à présent que nous vivons en paix, du simple travail de nos mains et de la terre. La vie est plus facile, plus douce aussi... Nous sommes raisonnablement heureux et avons hâte de partager notre joie avec nos proches, lors de leur prochaine arrivée.
— Gillian? Selaou a rez ouzhin?
[— Gillian ? Tu m'écoutes ?]
Confuse, je m'extirpe de ma rêverie et me tourne vers Eleuia, qui me regarde avec amusement, la tête penchée sur le côté. Chaous! [Mince !]
Depuis quand me parle-t-elle sans que je ne lui prête attention ?
— Digarez. Petra e oas o lavarout?
[— Pardon. Qu'est-ce que tu me disais ?]
— Je te disais juste que tes travaux de couture vont sans doute attendre un peu, aujourd'hui, reprend-elle donc pour moi, en français cette fois-ci.
Je fronce les sourcils, incertaine.
— Tu as déjà oublié l'anniversaire de Sander ? clarifie la guerrière avec un regard appuyé.
— Oh !
Mon Dieu, quelle imbécile ! J'y ai pourtant pensé toute la matinée, et les jours d'avant, mais quelques minutes de divagations internes l'ont passé au second plan. Je secoue la tête, comme pour me remettre un peu plus les idées en place.
— Non, je n'ai pas oublié ! Je me suis juste laissée... distraire un court instant, répliqué-je, contrite.
Eleuia rit, puis m'apaise en avouant qu'elle désirait seulement me taquiner un peu. Je lève les yeux au ciel sans rien dire, tandis que l'une de mes mains s'égare sur le petit paquet que contient l'une de mes bourses. Je devine la rugosité de l'objet sous la pulpe de mes doigts et sens mon cœur accélérer dans ma poitrine. Pourvu que ce présent lui plaise...
— Tu crois que ça va lui plaire ? me demande la Maya, sur la même longueur d'onde que mes réflexions.
Ses prunelles d'obsidienne n'ont pas non plus manqué mon geste, dans la poche de mon tablier.
— Je l'espère vraiment..., lui réponds-je d'une voix plus basse et le sourire en moins.
Son visage se pare d'une expression préoccupée et chagrinée, qui ne doit pas être très éloignée de la mienne. Ce jour de mai n'est pas aussi joyeux que ce que l'on pourrait s'imaginer : malheureusement, le père de Sander, Hans Hölding, est mort ce même jour, le siècle dernier. Si les premières années qui ont suivi cette tragédie ont été les plus pénibles à traverser pour notre ami, chacun de ses anniversaires réveille tout de même cette blessure profonde, dont il ne se débarrassera jamais...
Les années, les rencontres, les réussites et les douceurs de nos existences si particulières ne changent en rien notre peine. Nous apprécions ce que nous avons, mais continuons aussi à pleurer nos pertes. La souffrance nous étreint peut-être différemment et semble se répandre, tel un arrière-goût amer mais moins prononcé sur notre palais, il n'empêche qu'elle poursuit son œuvre désolante. Humains et surhommes ne sont égaux pas dans ce malheur ; si les premiers doivent subir les affres de la douleur durant quelques décennies encore, les seconds peuvent les endurer durant un millénaire... ou plus.
Je m'interromps dans ma marche, les yeux portés sur ma poche, d'où le sommet du paquet dépasse un peu.
— J'espère qu'il ne l'attristera pas, soufflé-je, hésitante quant au bienfondé de mon geste.
Chaque année, je me retrouve confrontée au même dilemme, incapable de savoir par avance si un cadeau est une bonne ou une mauvaise chose à lui faire en ce jour si particulier. Et si cette fois-ci, cela lui déplaisait ? s'il était submergé par la mélancolie ? ou lassé de ces petites attentions ?
Je crains de lui infliger plus de peine que nécessaire, moi qui lui en ai déjà tant causé... et lui en cause encore, je le sais.
La pression du bras d'Eleuia passé sous le mien me pousse à la regarder et à découvrir son air confiant, aux antipodes avec sa préoccupation de tantôt.
— À ta place, je ne me ferais pas du mauvais sang pour cela. Sander adore tous tes cadeaux, Gill. Il est très heureux et fier chaque fois que tu lui en offres un.
— Tu crois ? vérifié-je, les sourcils froncés tout en décortiquant ses expressions.
— Je ne le crois pas, j'en suis certaine, objecte mon amie avec un sourire tranquille. Ne doute pas des choses irréfutables : Sander rayonne dans ces moments-là, autant que le Soleil lorsqu'il se lève à l'est.
Eleuia ponctue ses paroles d'un nouveau clin d'œil, contente d'elle. De mon côté, je roule les yeux, comme pour minimiser ses propos, cependant je ne peux pas retenir le soubresaut de mon cœur sous mon sein. Une bulle de soulagement et de joie enfle en moi à l'idée que Sander aime mes attentions, et mieux encore, attend peut-être la suivante avec impatience...
J'aurais été malheureuse de découvrir que mes cadeaux ne lui plaisaient pas, en réalité. Car, à chaque occasion, je savoure ses réactions. J'observe l'éclat dans ses prunelles, qui les rend éclatantes, les égaye du bleu le plus limpide qui soit. J'avise son beau sourire qui lui mange la moitié du visage tant il est large et profond. Toute sa physionomie change dans ces moments-là, il semble comme... s'illuminer de l'intérieur, se transformer en phare dans la nuit ou en un soleil resplendissant dans un ciel azur. Il devient mon soleil... Et il est plus beau que jamais.
Un peu dépassée par ces nouvelles images, je mâchouille l'intérieur de ma joue et expire longuement par le nez. Je dois me recentrer, ne pas penser à la chaleur que dégage son visage, ou celle de sa peau contre la mienne... Chaous! Ça ne va pas du tout, là ! Je dois arrêter de le visualiser ainsi, de nous visualiser ainsi. Hélas, mes sens ne sont pas du même avis que moi et le manque de lui me taraude trop pour le contrer.
Eleuia me décoche une œillade aiguisée au moment où je sens une rougeur vriller mes pommettes. Elle a parfaitement compris vers quoi mon esprit s'est tourné et si, par respect pour moi et ma gêne grandissante, elle ne fait aucune remarque directe sur mon état, elle ne peut taire celles plus... déviées.
— Comment cela se passe entre Sander et toi, ces derniers temps ? Vous... parvenez à vous entendre ?
Je ferme les paupières et pousse un soupir, avant d'alpaguer ses iris noirs.
— Il t'a parlé, c'est ça ? lui retourné-je, vaincue d'avance.
— Il y a quelques mois de cela, acquiesce la guerrière. Il était un peu... soucieux quant à vos rapports.
Je souffle une nouvelle fois et baisse le regard sur les botoù koad à mes pieds. [Chaussures en bois, sabots]
La pudeur que met Eleuia dans ses mots ne me trompe pas, bien sûr. Ces dernières décennies, depuis que le berserker et moi avons passé notre étrange accord, j'ai vu mes espoirs naïfs de conserver notre intimité secrète s'étioler. J'ai eu tôt fait de comprendre que ce genre de choses s'apprend bien vite, d'autant plus lorsque l'on vit à plusieurs sous le même toit, comme c'est notre cas, à Sander, moi, Eleuia et quelques autres de nos amis proches. Les bruits se répandent très vite, et les illusions que nous nous créons finissent par ne prendre plus qu'à nos propres yeux.
Bientôt, l'auto-persuasion et nos œillères sont les seules défenses qui nous restent face aux autres et à une réalité qui nous dépasse, que l'on n'accepte pas tout à fait. Croyez-en mon expérience en la matière...
— Je n'ai pas vraiment envie d'en parler, Eleuia, lui fais-je entendre, en employant ma voix détachée mais ferme.
— Comme toujours ou presque, réplique-t-elle avec une franchise crue qui pourrait me heurter si je ne savais pas qu'elle n'a pas pour but de me blesser, seulement d'énoncer des vérités dérangeantes. Sache toutefois que je m'inquiète pour toi, pour vous deux.
— Je sais...
Mon murmure entraîne une ombre sur ses traits angéliques, et je la sens retenir d'autres paroles. La Maya et moi sommes des entêtées, ainsi nous savons reconnaître la limite même que nous imposons à l'autre de ne pas franchir. Et cette fois encore, mon amie se mord la langue au bon moment... Enfin, presque.
La seconde suivante, elle s'arrête, pivote vers moi de sorte qu'elle me barre la route de son corps, et ancre ses orbes sérieux dans les miens.
— Tu es toujours aussi sûre de toi, Gillian ?
Sa question est lourde de sens et de non-dits dont je discerne pourtant toute l'étendue. Eleuia veut savoir si mes choix, mes décisions me satisfont encore ; si je reste persuadée que cette « non relation » entre Sander et moi est la meilleure chose qui soit pour lui comme pour moi ; si nos blessures – si ses blessures à lui, surtout – ne vont pas finir par devenir trop fortes et nous démolir ; si je mens plus que je ne dis la vérité, ou si c'est l'inverse.
Tant d'incertitudes, tant de vacillements... que je dois donc étouffer ou amplifier, en fonction de mes états d'âme. Qu'est-ce que je ressens au juste ? Quelle est la réponse à lui formuler ? Qu'est-ce qui doit être mis en avant : mensonge ou vérité ?
Je me perds un instant dans la noirceur de son regard et dans les méandres de mon esprit. Je jauge ce qu'il y a tout au fond de moi, tout au fond d'elle... puis j'entrouvre les lèvres pour parler, sans dévier mes prunelles.
— Oui.
Non.
— Je suis sûre de moi.
J'ai peur et je ne peux pas m'empêcher d'avoir peur.
— Tu n'as pas à t'inquiéter pour moi.
Je suis incapable d'agir comme il le faudrait. Et dans ma bêtise, je me blesse et je le blesse, lui.
Durant plusieurs secondes, Eleuia ne réagit pas à mes dires. Elle continue à me scruter, de la même façon que je le fais, moi, puis un muscle dans sa mâchoire tressaute tandis qu'elle reprend place à mon côté.
— Très bien, déclare-t-elle dans une expiration. N'en parlons plus, dans ce cas.
J'opine du chef, puis nous passons les dernières minutes de marche dans le silence, chacune plongée dans ses pensées – et si les siennes sont aussi déplaisantes que les miennes, je comprends la crispation continue de son visage...
Une fois arrivées à bon port, nous sommes gentiment accueillies par nos amis en train de préparer le repas commun de ce midi. Un moyen – ou peut-être devrais-je dire une excuse ? – comme un autre de fêter nos retrouvailles. Je souris et embrasse avec chaleur nos camarades les plus proches, et prends des nouvelles du travail dans les champs. Nous avons dépassé ces derniers sur le chemin du retour, et j'ai pu m'apercevoir qu'hommes comme femmes « labouraient » dur. Apparemment, plusieurs récoltes de légumes ont lieu tandis que quelques autres semis sont lancés. Tout semble bien aller dans notre petit village, et les bonnes odeurs que porte la légère brise du jour ne font que conforter mon impression.
Mon regard vadrouille ensuite de-ci de-là, à la recherche de la haute stature de Sander, mais il n'est pas en vue. Il aime pourtant toujours venir souhaiter un bon retour aux absents... à moins qu'il soit retenu ailleurs ?
— Jakez! appelé-je l'un des compagnons du berserker. E-pelec'h emañ Sander?
[— Jakez ! Où est Sander ?]
Il relève la tête vers moi, s'éponge le front en calant son chapeau plus loin sur son crâne, puis décoche un coup d'œil autour de lui.
— N'ouzon ket, Koantennig. Abaoe un eurvezh ne m'eus ket gwelet anezhañ.
[— Je ne sais pas, ma jolie. Cela fait une heure que je ne l'ai pas vu.]
— War an aod emañ! intervient alors Marivon, avec un signe du doigt dans la direction indiquée.
[— Il est sur la plage !]
— Abaoe un eurvezh dija? m'étonné-je, prête à m'élancer à sa suite.
[— Depuis une heure déjà ?]
Marivon et Jakez échangent un regard peiné, une moue sur leurs lèvres.
— Ar paour-kaezh paotr n'emañ ket en e bleud, ar mare-mañ...
[— Le pauvre garçon ne va pas fort, en ce moment...]
— Siwazh... Pegen triste eo! se lamente en chœur la femme.
[— Hélas... Que c'est triste !]
Ma poitrine se serre alors que mes prunelles sont à nouveau attirées par le chemin menant à la plage. Je souffle un rapide merci à mes informateurs, puis m'éclipse sans plus tarder. Mes sabots frappent le sol, mais dès que j'atteins le sable, leur bruit est noyé par les grains mous. Juste avant de rejoindre la dune, je suis arrêtée par Eleuia, qui me demande si je veux qu'elle m'accompagne, proposition que je décline. Je le connais bien : si Sander accepte de me voir et me parler, il ne le fera avec personne d'autre pour l'instant.
— Préviens les autres de commencer le repas sans nous. Nous vous rejoindrons dès que possible, l'avertis-je tout en repartant au trot.
J'emprunte l'un des sillons au pied de la dune, le moins abrupt de tous, et me dirige vers la plus haute bute afin d'avoir une vision d'ensemble de la plage. Je le trouverai en un clin d'œil, là-haut, et en effet, moins d'une minute plus tard, j'aperçois sa silhouette, assise à quelques distances de l'eau. Tout le temps que je mets ensuite pour le rejoindre – la mer est basse, aujourd'hui –, je l'observe de dos. Sa tête est renversée en arrière et ses cheveux se meuvent doucement sur ses épaules. Son nez, son menton et le haut de ses joues qui n'est pas recouvert de barbe, sont offerts aux rayons chauds du soleil. Il paraît calme et serein, mais son aura m'informe bien vite qu'il est loin de l'être tout au fond de lui.
À mesure que je m'approche, je vois que ses paupières sont fermées, et si dans un premier temps je crois que c'est pour se protéger de la lumière, je finis par comprendre qu'il n'en est rien. Sander est en fait en train de prier, de se recueillir ici, au plus près de la mer, l'élément de son père pêcheur.
Le cœur serré, je ne dis rien, m'installe près de son flanc droit et scrute l'horizon devant nous. La couleur de l'eau est aussi lumineuse que le ciel au-dessus de ma tête. L'océan n'est agité que de faibles remous, délicates manifestations de sa vie et de sa force. Les embruns marins embaument l'air et s'accrochent à notre peau et à nos vêtements, et cette odeur salée dont nous raffolons s'imprègne plus loin encore dans nos êtres. Le sable qui nous entoure est fin, encore un peu humide de la vieille, lorsque les vagues roulaient avec liesse là où nous nous trouvons.
Inspirée par la beauté et la tranquillité des lieux et du moment, j'élève une paume jusqu'à ma bouche, agite mes doigts, puis souffle avec douceur dessus. Aussitôt, un filet d'eau en provenance de la mer court sur le sable, rejoint par un autre, puis encore un autre... et tous se mettent à former des figures, des lettres, telle l'encre sur le papier. Une fois mes mots inscrits, je tourne plusieurs fois mon poignet pour attirer le vent et l'intensifier. Il m'obéit sans peine et caresse la parcelle de sable que je lui indique, afin d'y graver un temps ma création.
Attiré par le souffle de l'air, Sander rouvre les yeux et tombe immédiatement sur mon hommage : le prénom de Hans rédigé en lettres d'eau, suivi par l'emblème de leur famille, un makrell [maquereau] serré dans un poing. Un sourire mélancolique s'esquisse sur ses lèvres alors qu'il se tourne vers moi.
— Takk skal du ha, souffle-t-il, l'air touché pour mon attention.
[— Merci.]
Je lui retourne son sourire et pose ma joue sur son épaule.
— Vær så snill.
[— De rien.]
Avec un soupir, il passe son bras autour de moi. Sa chaleur m'enveloppe avec délice alors que je ne résiste pas à l'envie de me serrer un peu plus contre lui.
— Comment s'est passé votre marché ? s'enquiert Sander après un silence apaisé.
— Bien. Nous avons plutôt bien vendu.
— J'en suis ravi. Les autres marchands et marchandes étaient agréables ?
— Très. Nos séances de troc ont été profitables d'un bord comme de l'autre, assuré-je sur un ton satisfait.
Le berserker me sourit encore, bien que son rictus n'atteigne pas totalement ses yeux. Je me redresse un peu pour le regarder bien en face, toute légèreté envolée.
— Comment te sens-tu ? m'informé-je avec douceur.
— Ça va, Gill, me répond-il avec confiance, même si je n'en crois pas un mot. Je réfléchissais juste un peu trop...
Ma main se pose sur sa pommette, caresse sa joue râpeuse tandis que je fouille ses iris aux teintes bleu dur. La douleur suinte de lui par vagues, dont les ondulations sont aussi souples que celles au large, cela dit. Sander est passé maître dans l'art de se contenir, d'enfermer très profondément en lui toute forme de débordement. Il a appris et s'est perfectionné... mais aujourd'hui cette retenue ne suscite pas mon admiration, comme à l'accoutumée. Je sens qu'il en dissimule trop, plus que de raison... et son état m'inquiète. L'éclat trop terne de son regard ne m'a pas échappé ; il semblerait même que plus les jours passent, plus il s'épaissit. Et cela n'implique pas seulement son deuil. Je n'en ai que trop conscience...
Afin d'endiguer mon malaise croissant, je reviens sur le flux et le reflux de l'eau, et attends quelques secondes pour reprendre la parole.
— Tu accepterais tout de même un cadeau de ma part pour ton anniversaire ?
Sander replonge ses iris dans les miens, curieux.
— Tu as un cadeau pour moi ?
— Bien sûr ! Y a-t-il déjà eu un seul de tes anniversaires où je ne t'ai rien offert ?
— Non, admet-il avec un demi-sourire devant mon faux air offusqué. Mais je pensais que c'était cela ton présent.
Sa main désigne le tracé aqueux devant nous, qui n'a pas bougé d'un pouce.
— Ce n'était qu'un petit supplément, Sander. Ce que j'ai à t'offrir est juste... là.
Ce disant, j'extirpe ma bourse de mon tablier, les coups redoublés de mon cœur au fond de la gorge, et agite celle-ci sous ses yeux attentifs. Sans se départir de son rictus, il me demande si c'est la bourse elle-même – qu'il sait très bien être mienne – qui fait office de présent. Cela lui vaut un coup de coude dans les côtes qui accentue quelques secondes son expression railleuse.
— Immobil! Le cadeau est à l'intérieur... Allez, ouvre-la.
[— Imbécile !]
Plus nerveuse de seconde en seconde, je laisse choir ma yalc'h [bourse] au creux de sa paume et déglutis ma salive. J'ai rarement été aussi fébrile à cette occasion ; j'ai la sensation que cette fois-ci est différente des autres, comme si elle comportait davantage d'enjeux... Et c'est donc tendue que j'observe Sander sortir le paquet et le soupeser un court instant. Son front est plissé, signe évident qu'il n'a aucune idée de ce dont il s'agit. Je lui fais un rapide geste du menton pour le pousser à continuer, et au moment où ses doigts défont l'emballage, je sens mon agitation gagner du terrain.
Je cache mes mains tremblantes sous mes vêtements et me mords la lèvre tandis qu'il attrape la torsade de cuir. Les yeux agrandis par la surprise, Sander inspecte la lanière ouvragée, s'attarde d'un peu plus près sur les détails tressés tout du long de la pièce brunâtre.
— J'ai commandé cette attache auprès d'un artisan voisin, il y a quelques mois de cela, lui expliqué-je, incapable de me modérer plus longtemps. Ivon a souvent joué le messager pour moi, vu qu'il se déplaçait davantage et que c'est grâce à lui que j'ai rencontré ce fabricant. Et j'ai récupéré le produit final durant le marché, où nous nous sommes donnés rendez-vous.
Sander ne m'a pas interrompu une seule fois pendant mes explications. Son attention est restée rivée sur la bande de cuir, qu'il parcourt désormais du doigt.
— Je voulais quelque chose de simple mais élégant, et qui tienne sur la durée aussi... Comme tu te plains souvent de casser tes autres cordelettes, j'ai pensé que ça pourrait être une bonne idée.
Son immobilité et son mutisme prolongés commencent à m'inquiéter. Pourquoi ne réagit-il pas ?
— Sander... ? Est-ce que ça te plaît... ? osé-je lancer en définitive, obnubilée par son visage trop lisse.
Mais à peine ai-je posé ma question qu'il finit par pivoter vers moi, une lueur impressionnée au fond du bleu glacé de ses prunelles.
— C'est ton œuvre, n'est-ce pas ? Les motifs choisis, leur entrelac... c'est toi qui les as ébauchés.
— Oui, approuvé-je, encore plus troublée par l'émotion soudaine dans sa voix.
— Des runes de mon peuple, des icônes du tien... le tout entremêlé pour ne former plus qu'un, réfléchit-il tout haut, avec un long coup d'œil sur mon cadeau. Tu as voulu y faire figurer une partie de toi et une partie de moi dessus.
— C'est ça, acquiescé-je toujours bêtement.
L'air absorbé qu'il prend me remue de l'intérieur, tout comme le regard qu'il pose sur moi, la seconde suivante.
— C'est magnifique, Gillian. Je l'adore.
— Vraiment ?
Je bondis presque de joie et de soulagement, et encore plus lorsque le berserker hoche la tête avec un sourire franc sur les lèvres. Cela faisait longtemps que je ne lui avais pas vu de sourire pareil... il m'avait manqué.
— Ton attention me touche. Merci d'avoir eu cette excellente idée, continue-t-il, de la sincérité dans la voix.
Plus béate que ce que je m'étais imaginée, je le contemple au moment où il retire son ancienne attache de ses cheveux mi-longs pour la remplacer par mon présent. Une fois la cordelette en place, il m'interroge sur son apparence, en obliquant sa tête de-ci de-là, ce à quoi je m'empresse de répondre qu'il a fière allure. Le sourire qu'il arbore alors est plus tendre que le précédent et décoche une flèche vibrante en plein dans ma poitrine. Puis, mon cœur redouble d'ardeur lorsqu'il se penche sur mon visage, sa bouche au-dessus de la mienne.
— Trugarez vras, ma dousig, murmure-t-il avant de fondre sur moi.
[ — Merci beaucoup, ma douce.]
Je ne résiste pas à son baiser. Je l'accueille même avec bonheur, d'une façon que, je le sais, je ne m'autorise pas souvent. La profonde tendresse qui nous unit reprend ses droits, nous marque et nous retient contre le corps de l'autre. Tandis que ses bras forts se referment, me plaquant sur son torse avec la même douceur que le mouvement de nos lèvres, je promène une main sur sa joue chaude et l'autre dans ses cheveux, près de la lanière en cuir.
Nous respirons à l'unisson, caressons avec la même langueur tantôt le dos, tantôt le visage de l'autre. Une agréable chaleur, celle que j'ai pourtant si souvent rejetée, remonte mon échine, brûle le bout de mes doigts ancrés à la peau de mon amant. Dans cette bulle de désir et de délicatesse mêlées, je ne me souviens pas pourquoi je me suis privée de ces sensations. Je ne me rappelle pas pourquoi je laisse cet homme, si bon et aimant, me filer entre les doigts... Tout ce qui compte, c'est la chamade de nos cœurs, les halètements dans nos gorges, la griserie de nos êtres de nouveau proches.
Je m'accroche à lui, savoure le moindre de ses gestes, le moindre de ses soupirs au diapason des miens. Je m'alanguis contre lui et finis même par nous allonger sur le sable, sans avoir à y réfléchir à deux fois. Le goût de ses lèvres ne m'a jamais paru aussi exquis qu'en cet instant. La fermeté de ses membres musclés ne m'a jamais étreinte avec autant d'intensité. Le bruit de son palpitant contre le mien n'a jamais été aussi étourdissant, plein d'une énergie qui semble se faufiler par tous mes pores.
Essoufflés, nous nous écartons en même temps et croisons le regard brillant de l'autre. Alors que nos poumons se remplissent à nouveau d'air, la pulpe de ses doigts revient sur ma pommette rosie. Son regard pénétrant ne me quitte plus, et son souffle retrouvé tombe lentement, longuement, sur la peau enflammée de mon visage. Le temps se suspend entre nous, défie ses propres lois tandis qu'une chose vibrante passe de lui à moi. Elle est puissante, au point de me faire battre des cils et faire rater un battement à mon cœur. Ébranlée, je m'apprête à questionner Sander, voir si lui aussi a ressenti cette étrange particularité, mais il ne m'en laisse pas le temps.
Sa bouche revient sur la mienne, plus pressante qu'avant. Soudain, ses lèvres décrivent des mouvements plus brusques, plus... désespérés. Je m'en rends compte, mais emportée dans la passion qu'il déclenche, je ne m'en formalise pas. Plus tard, je me dirai que j'aurais sans doute dû... Car ce n'est pas là, le seul élément que j'ai remarqué.
Je n'ai pas non plus manqué la mouvance au fond de ses iris, le retour de leur assombrissement... et de celui de leur propriétaire.
* * * * * * * * * * * * * *
Bonjour ! J'espère que tout va bien chez vous ? :)
Voilà, chapitre 22 posté, où on retrouve notre sorcière et notre berserker en Bretagne pour un événement très spécial :) ! Avec en prime, quelques passages en breton ET en norvégien, tant qu'à faire haha ^^
Vous avez aimé voir un retour de complicité entre eux ? (même si c'est très imparfait et que la fin du chapitre ne présage pas que du bon, là encore, pour la suite xD) On a une petite parenthèse sympathique avant de nouvelles complications, alors profitez-en !
La semaine prochaine, on fait un nouveau bond dans le temps et on revient au domaine (le seul, l'unique) du comté du King ! *-*
N'oubliez pas que j'aurai certainement quelque chose à vous partager dans la journée, sur le tome 1 d'AD ;) Donc, restez à l'affût et... patientez !
Bisous
A. H.
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