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Chapitre 21


Sander

Nuremberg, Bavière, 1743

— S'il vous plaît ! J'aimerais que nous levions tous nos verres et trinquions à cette journée.

Habillé de ses plus beaux gilets et justaucorps en soie noble, Franz Schaber domine notre large tablée, son breuvage levé haut devant lui. Entouré de ses fidèles et de ses meubles et bibelots les plus prisés dans cet appartement opulent, le vampire nous décoche un sourire satisfait. Avec le même entrain, ses hôtes l'imitent, et pour éviter de rompre cette harmonie, je suis le mouvement imposé.

— Aujourd'hui, nous célébrons notre alliance avec un autre clan, vaste et très particulier, qui nous apportera prospérité à tous, reprend le maître des lieux, avec un signe de tête à notre intention, les représentants de cet autre clan. Remercions nos nouveaux amis et leurs chefs pour leur confiance en leur prouvant notre loyauté à toute épreuve.

— « Puissants et téméraires dans nos liens ! », reprend alors en chœur l'assemblée, d'une même voix vibrante de déférence.

Devant tous ces regards soudain tournés vers moi et leur expression complaisante, je retiens de justesse un soupir las et réponds plutôt au hochement de tête de Franz Schaber. Le rictus de celui-ci s'agrandit encore et une lueur de pure suffisance luit dans ses iris gris. Le vampire avait déjà une assez haute opinion de lui-même avant que Necahual lui propose cet accord, il y a quelques jours, mais maintenant que ce dernier est signé, Franz se glorifie de « sa » décision et du fat avec lequel il a choisi de l'officialiser.

Notre hôte pose ensuite son verre sur la nappe immaculée devant lui, puis étire les bras en croix, tel le grand seigneur qu'il se convainc d'être.

— Mangez à présent, mes amis ! Savourez cet instant et profitez de la compagnie de vos frères et sœurs d'armes !

Et sur cette ultime réplique, le vampire se réinstalle dans son fauteuil et avise avec orgueil le lancement du déjeuner. Lorsque son attention n'est plus sur moi, je secoue le menton, dépité, et laisse mon dos rencontrer le dossier moelleux de mon assise. Intérieurement, je pousse un long, très long soupir que je ne peux, hélas, me permettre d'expulser devant une assistance aux sens aussi développés que les miens. Le moindre murmure sera entendu d'un bout à l'autre de cette immense salle de séjour : il est donc préférable de garder pour moi mes états d'âme. Du moins, pour l'instant.

Je ferme une seconde les yeux, regrettant pour la centième fois au moins le départ de Necahual et Eleuia, trois jours plus tôt. Ils ont dû se rendre au sud-est, en Hongrie, avec l'autre partie de notre groupe afin d'y soumettre un traité, similaire à celui que nous venons de signer ici, à un clan de sorciers, cette fois. Nous continuons à étoffer nos rangs, à s'accorder sur des pourparlers avec d'autres êtres comme nous, dans le but tant d'assurer une paix plus étendue entre vampires et sorciers que de nous garantir de nouveaux alliés en cas de conflits inévitables.

Ainsi, Gillian, moi et quatre de nos compagnons sommes restés en Bavière, en tant qu'émissaires de notre famille... ce dont notre hôte vampirique a profité pour retarder la finalisation de l'accord. Traiter avec des subalternes et voir les chefs puissants le délaisser pour un clan plus petit que le sien ne lui ont pas beaucoup plu. Froissé dans sa fierté, Franz a donc fait en sorte de nous rendre chèvre ces derniers jours. Dès que nous évoquions la signature, il nous menait dehors découvrir la ville. Dès que nous tentions de parler, de près ou de loin, de l'objectif de notre mission, il détournait la conversation, nous énumérait toutes les demeures et maîtresses qu'il a possédées au fil des siècles...

Ce n'est qu'une fois qu'il a pu bien profiter de notre agacement et qu'il a obtenu notre soumission forcée – impossible pour nous de provoquer un esclandre en ces lieux et en pareilles circonstances –, qu'il a décidé d'arrêter son petit jeu. Et cela nous a donc conduit à ce midi, ridicule mascarade pleine d'hypocrisie...

La légère consolation que je peux trouver à tout cela, c'est qu'au moins, maintenant que j'ai enfin accompli mon rôle et que ce fichu repas est officiellement lancé, je n'ai plus à fournir plus d'efforts. J'ai fait ma part, ainsi j'estime que je n'ai plus à me préoccuper du monde autour de moi, et encore moins des caprices et billevesées de ce vampire. Je peux enfin me retrancher en moi-même, revenir à des préoccupations bien plus égoïstes que mon devoir de soldat et d'allié...

Comme l'on soufflerait sur une bougie, soudain mon attitude se modifie, mon esprit s'attarde sur les pensées et sentiments que j'avais laissés de côté, vaille que vaille, jusque-là.

Tout le monde mange, rit, boit, parle fort, s'amuse, profite de ce midi à la douceur automnale... sauf moi. Moi, je ne m'amuse pas, ne mange pas, ne bois pas, ne parle pas fort. Je garde la bouche obstinément fermée, le regard tantôt dans le vide, tantôt porté sur les festivités, sans bien les voir cela dit. Je n'ai pas faim ni soif. J'ai un goût amer qui s'accroche à mon palais, mon corps est tendu sur mon siège pourtant confortable. Je ne participe pas, ne profite pas, mais en revanche, j'écoute ce qui se passe autour de moi... et j'enrage un peu plus à chaque seconde qui passe.

À quelques places de là, de biais à moi, Gillian parle avec un homme, un berserker ami de longue date de notre hôte. Ils s'entretiennent depuis, ce qui me semble, des heures – ils n'ont pas attendu d'être assis à table pour se lancer dans une telle conversation – et la sorcière est affable, tout sourire avec lui. Elle s'intéresse à ce qu'il lui raconte, lui pose des questions pour combler sa curiosité, rit lorsqu'il fait un trait d'esprit...

Je suis rongé par la hargne et la jalousie, même si je sais que cette dernière n'est pas totalement légitime. J'ai bien conscience que Gillian est juste gentille et avenante avec ce berserker, parce que c'est dans sa nature de l'être, de se comporter comme une véritable femme du monde, distinguée et polie. Mais il n'empêche que son attitude avec cet homme ne fait que me rappeler douloureusement celle si différente qu'elle adopte avec moi.

Gillian est distante, parfois même froide dans nos rapports. Elle se contente du minimum, parle avec moi de sujets qu'on pourrait qualifier de « professionnels », jamais de l'ordre de l'intime. Elle passe beaucoup moins de temps avec moi, ne recherche que très peu ma compagnie. Elle se dissimule derrière un sourire pincé, une expression fuyante et lointaine... et cela depuis cette nuit chaude d'Espagne. Ou plutôt, depuis le lendemain matin qui a suivi cette nuit.

Seigneur, quand je me remémore le contraste entre l'expression heureuse et épanouie de mon amante, et celle apeurée et catastrophée qu'elle a ensuite arborée... je froisse des pans de nappe entre mes poings contractés, envahi par le ressentiment.

Ses cris, ses dénégations, ses suppliques pour que nous oublions ce qui s'était passé et pour ne plus jamais le reproduire... cela a été autant de couteaux enfoncés dans mon sternum. J'ai eu la sensation de défaillir de peine et d'indignation à la fois. Gillian a reculé, s'est montrée intraitable et plus obstinée que jamais à préserver sa sécurité chimérique. Elle s'est laissée dépasser par son absurde culpabilité, déstabilisée par ce qui a éclos cette nuit-là.

Treize années se sont écoulées depuis cette matinée fatidique, où mon amante a filé hors de mon lit et de mon cœur, ses protestations véhémentes dans son sillage, et je n'ai jamais pu l'approcher de nouveau.

J'ai évidemment essayé, à maintes et maintes reprises, de rétablir le dialogue entre nous, de revenir sur le sujet, de regagner sa confiance... mais c'était comme m'adresser à un mur. Gillian s'est reforgée une carapace qui paraît impénétrable. J'ai l'impression d'avoir tout tenté pourtant, de la douceur aux cris de rage, en passant par les prières, mais rien n'y a fait.

Et le plus insupportable dans toute cette situation, c'est le manque d'elle que je ressens tous les jours. Notre complicité me manque. Nos chamailleries me manquent. Ses regards tantôt amusés tantôt blasés qu'elle me décochait à longueur de temps me manquent. Sa chaleur me manque. Son toucher, son rire, nos silences entendus...

J'ai vécu cent ans à ses côtés, les cent années les plus incroyables de mon existence. Je ne peux pas m'imaginer en vivre cent autres, ou pire plus encore, de cette façon-là. C'est insensé, incongru. Profondément irrationnel.

C'est cela qui nous attend désormais ? Chacun a un bout de la pièce, de l'espace que nous sommes obligés de partager, sans nous parler, sans nous regarder ? Vais-je devoir supporter jusqu'à la fin de mes jours ses sourires et ses rires offerts à tout autre que moi ? Les prochains siècles vont-ils ressembler à ces treize dernières années ? Ou incapable de le tolérer, je lui tournerai un jour le dos et m'enfuirai loin d'elle et de cette douleur ?

Cette dernière suggestion deviendra sans doute réalité, mais rien que de la formuler, je sens un grand froid m'étreindre tout entier. Je ne savais pas ce qu'était la froidure avant cet instant, je ne comprenais pas l'inconfort des autres confrontés à cette sensation, mais dorénavant j'y vois clair... et je m'en horrifie.

Non, je ne pourrai pas abandonner Gillian. La souffrance que j'éprouve aujourd'hui serait plus terrible encore si je m'en allais. Si je ne la voyais plus. Si je ne l'entendais plus. Je deviendrais fou loin d'elle.

Mais alors que j'énonce cette pensée, je me rends soudain compte que je suis déjà en train de devenir fou au moment où un de ses éclats de rire insouciants me percute.

Je ne supporte plus son indifférence. Je ne supporte plus son intérêt, innocent ou non, pour d'autres. Je ne peux plus faire avec cette distance glaciale entre nous.

Tandis que mes iris brûlants reviennent sur sa personne et son voisin, mon cœur fait une embardée douloureuse dans ma poitrine, le sang se met à rugir à mes tympans. Une fournaise sans commune mesure m'enveloppe, chassant ainsi la congère de mon corps. Mon champ de vision ne se réduit plus qu'à leurs deux têtes penchées l'une vers l'autre, et un horrible voile rouge se dépose sur mes prunelles en réaction.

La rage gronde en moi, flanquée de cette affliction brute, sa fidèle compagne de tout temps. Elles bouillonnent toutes deux, remontent le long de mon échine, alourdissent mon souffle et épaississent l'air autour de moi. Une part de moi sait que je ne dois pas les laisser s'infiltrer plus avant, hélas, elle est vite étouffée. Des ravages vont avoir lieu, j'entends déjà leurs échos retentissants et perçois avec plus de netteté encore leurs contours dévastateurs.

Ça monte et monte encore. Mon cœur frappe sourdement, mes jointures blanchissent, le sang continue à occulter ma vision...

Et des hoquets effrayés s'élèvent dans cette atmosphère de danger.

Quelques silhouettes se redressent, bondissent même de table, et d'autres exclamations fusent de toutes parts.

— Mais enfin, qu'est-ce qui vous a pris ? tonne Franz Schaber par-dessus les voix de ses hôtes. Elle est fichue, maintenant !

Sans y réfléchir, je suis son regard courroucé et découvre qu'une partie de la table, celle que j'empoignais entre mes mains, est en lambeaux sur le sol à mes pieds. Sous l'impact, le meuble s'est complètement affaissé et la majorité de la vaisselle s'est renversée elle aussi. La nappe est déchirée et toujours enserrée entre mes poings. Le bois a cédé sous ma force, aussi aisément qu'une bûche lorsqu'elle est transpercée par la lame d'une hache.

Lorsque je relâche ma poigne, des débris de bois et des filaments de tissu s'en échappent.

Fiévreux, mes iris balaient toutes les personnes présentes, dévisagent leurs expressions sidérées... et s'arrêtent une trop longue seconde sur Gillian. Ses émeraudes sont le reflet parfait de sa déconvenue et de son inquiétude. Elle s'est levée comme d'autres et la voir ainsi, le corps tendu, la mine chiffonnée et les bras ballants le long de ses flancs... c'en est trop pour moi.

Je bondis à mon tour, renversant ma chaise dans ma hâte, et me précipite sur la sortie, le diable au corps. L'appel de Gillian dans mon dos ne ralentit en rien ma fuite effrénée ; je pense même qu'il relance mon ardeur et déclenche de nouveaux soubresauts virulents dans mon torse. Je perds le contrôle, cette si précieuse maîtrise de moi qui ne m'a pas souvent fait défaut en un siècle de vie berserker... Mais cette fois, cette part de sauvagerie, le monstre en moi ne peut plus se taire. Son bâillon a glissé de sa gueule aux dents acérées, ses chaînes se sont brisées sur sa cuirasse d'acier.

Et à l'instant où l'air de l'extérieur s'infiltre dans mes poumons en feu, le dernier fragment qui me contenait encore saute. Un hurlement, plus proche de celui d'une bête que de l'humain, monte dans ma gorge et explose sur ma langue. Les quelques passants se promenant dans le quartier pépient puis se ruent dans la direction opposée, terrifiés pour de bon.

Je m'élance dans les rues, m'enfonce dans celles les plus éloignées de l'agitation de la ville. C'est là, le dernier acte lucide que j'effectue ; par la suite, mes agissements n'auront plus rien de raisonné et éclairés. Bien au contraire.

Pas un instant je ne modère ni ma course ni mes élancements de rage. Concentré sur le déferlement en moi et le flux rugissant dans mes veines, je fracasse des portions de murs, je pulvérise des monceaux de trottoirs sous mes pieds furibonds. Je donne des coups de tête, de pied, de poing et même de coude à tout ce qui se trouve sur mon passage. Dans mon brouillard de ténèbres, je ne crois pas discerner de chair ou de sang humain dans mon carnage, seulement le bruit sec de portes et de volets qui se verrouillent à double tour. Les hommes et les femmes de Nuremberg se tiennent à l'écart de mes ravages... sans que je ne sache déterminer si c'est là une bonne ou une mauvaise chose.

Je ne m'appesantis pas très longtemps sur la question toutefois car, même si j'avais voulu écouter le murmure rauque dans un coin de ma tête qui désirerait me voir m'attarder dessus, je ne pourrais pas le faire. Mes jambes brûlent de courir et courir encore, sans plus jamais s'arrêter. Mes poings exigent de s'abattre dans la roche dure, le bois solide. Mes oreilles aspirent à entendre le bruissement des matériaux lorsqu'ils cèdent, le craquement assourdissant lorsqu'ils s'effondrent.

Le plaisir et la fureur se décuplent alors, étrange combinaison qui me balade de droite à gauche, d'avant en arrière, d'ouest en est. Mon périple destructeur me conduit dans tout Nuremberg, me fait m'embourber dans ces quartiers malfamés, puis dans ceux plus nantis.

La végétation de quelque parc subit elle aussi mon courroux : des arbustes sont déracinés, des mottes d'herbe sont retournées par dizaines, des troncs sont ébranlés, des branches sont arrachées...

Et je continue, encore et encore. Mon esprit s'enlise, mon corps s'acharne et mes sentiments sombrent, emportés par la passion désespérée qui me ronge.

Les minutes, les heures, les jours peut-être, passent ainsi, l'écho de mes feulements dans l'air. Et ce n'est qu'au bout de ce temps indéterminé, qu'haletant je finis par passer du galop débridé à la marche et par regarder autour de moi. Le brouillard que j'ai fait naître s'allège, ce qui me permet de constater qu'il n'y a pas âme qui vive dans cet espace, pourtant assez fréquenté de Nuremberg. La populace a peur du monstre qui court les rues et s'est donc calfeutrée dans les chaumières. Au loin, je perçois le tintement des cloches de la police ; il ne va lui falloir que quelques minutes pour rallier cette partie de la ville. Je dois me sauver.

J'effectue une boucle à travers les faubourgs pour revenir au cœur de la cité, que j'ai relativement bien épargné dans ma folie. Je ne me suis pas montré complètement inconscient, je suis parvenu à me « limiter » aux périphéries surtout. Je secoue la tête tout en traversant une ruelle. Maintenant que je suis revenu à un état à peu près normal, je suis abasourdi par ma réaction. Je n'aurais jamais dû faire ça. Bon sang, et si je m'en étais pris à des gens ?

Je pousse un profond soupir, une main tremblante ramenée dans mes cheveux, puis je m'ébroue. Je ne dois pas penser à ce qui aurait pu être – dans ma chance imméritée, aucun méfait de ce genre n'a été commis –, je dois plutôt me concentrer sur ce qui vient de se produire. Mais avant toute chose, il me faut me fondre à nouveau dans le paysage, et un rapide coup d'œil sur mes vêtements m'informe que je n'y parviendrai pas avec toutes ces déchirures. Mon emportement n'a pas seulement touché les infrastructures de Nuremberg : hormis ma tenue déchirée, mes jointures ont saigné abondamment et quelques hématomes se sont formés sur des parcelles de peau, lors d'impacts avec la brique ou la pierre.

Je déniche un long manteau providentiel en fouillant des panières de linge et l'enfile en vitesse par-dessus mon gilet dépecé. Je remets de l'ordre dans mes cheveux, y rajuste leur attache, et une fois un peu plus présentable, je me dirige jusqu'au pont de Fleisch, qui surplombe les eaux tranquilles de la rivière Pegnitz. De là, j'observe le courant en contre-bas, accoudé au muret, et me décontracte dès lors que les policiers s'éloignent encore plus de ma position.

Une fois certain que personne ne viendra me solliciter, que la voie est bien libre, je descends mon regard sur mes mains et les stigmates, déjà en train de guérir, qui les recouvrent. Je les tourne et les retourne, inspecte chaque parcelle de peau et sens une bouffée de malaise monter en moi. Quel désastre... Je suis inexcusable. J'ai causé de sacrés dégâts matériels, effrayé pour un bon moment la populace bavaroise et perdu toute mesure... tout cela à cause de mes sentiments pour une femme. Je suis un parfait imbécile !

Ma paume s'abat sur la pierre dans un accès d'aigreur, pas trop fort toutefois – il ne manquerait plus que j'endommage le pont qui sépare la ville en deux...

Cette situation m'a fait perdre le contrôle par deux fois : la première, en Espagne, dans les jardins du duc de Toro, la deuxième aujourd'hui. Alors, quelle sera la prochaine étape ? La troisième fois mettra-t-elle en danger de mort des gens, des innocents ? Je frémis rien que d'y songer, mais comment faire pour l'éviter ? Que dois-je faire ? Partir comme je l'ai envisagé, m'enchaîner dans une grotte loin de toute civilisation peut-être ? Combattre encore et encore cette attirance que je ressens qui n'aboutit à rien, sauf à faire du mal ? Et pendant combien de temps encore cela sera nécessaire ?

J'en reviens toujours à mon point de départ, à cette affreuse dualité sous mon crâne... Qu'est-ce qui serait le mieux, ou le moins pire à mettre en place ? À l'heure actuelle, je ne sais que répondre à cette question, que je me rabâche pourtant tous les jours. Je suis dérouté, incapable de prendre une décision satisfaisante.

La contrariété m'incite à frapper à nouveau la roche, comme si, par ce simple geste, j'allais pouvoir l'évacuer. J'ai beau savoir que c'est faux, je lève tout de même la main à hauteur de mon épaule, en me promettant de ne pas y aller trop fort encore une fois. Mais une voix dans mon dos suspend mon mouvement.

— Tu ne penses pas que tu en as assez fait pour aujourd'hui ?

L'espace d'un instant, je me tétanise, la respiration inexistante et le cœur aussi pétrifié que mes membres, puis tout se remet en marche à pleine vitesse. Le tambourinement de mon palpitant se répand jusque dans mes veines, dans lesquelles mon sang cavalcade furieusement. Pris dans cet élan, je pivote sur mes talons et alpague les prunelles graves de Gillian. Une bonne dizaine de pas nous sépare, mais la tension entre nous comble sans mal cet espace. L'odeur que dégage la sorcière m'informe qu'elle est troublée et énervée par mon attitude, ce qui nous fait enfin un point commun dans notre mésentente.

Un vague sourire ironique tremble sur ma bouche avant que je lui réponde.

— Tu as raison, mais il faut croire que tout n'est pas encore sorti.

Je déporte mon attention sur mes mains et ne me retiens pas de les serrer en poings.

— Tu sais aussi bien que moi que la seule façon de se débarrasser de la souffrance, c'est de la vivre entièrement.

Un éclat affligé s'ancre dans les émeraudes de Gillian et son corps se tend à l'instar du mien. Des notes plus amères viennent englober son arôme et font trembler mes poings le long de mes flancs. Peu importe les circonstances, la peine de Gillian m'atteint toujours en plein cœur. Une envie subite de me gifler me prend tandis que son émoi gonfle en elle. Je ne peux pas m'empêcher de compatir à son affliction alors que c'est elle la responsable de la mienne. C'est navrant...

— Sander, débute-t-elle sur un ton chagrin, je te jure que je ne voulais pas te...

Je l'interromps d'un geste, peu désireux d'entendre cette partie-là de notre dispute. Car elle a beau ne jamais vouloir me blesser, elle le fait continuellement quand même. Elle referme la bouche, désappointée, mais ne s'avoue pas vaincue pour autant.

— Ça ne devrait pas se passer ainsi entre nous. Nous faisons tout de travers, Sander !

— Et comment devrions-nous nous comporter selon toi, Gillian ? répliqué-je, acerbe, bien que je connaisse ses arguments par cœur désormais.

— Nous ne devrions pas nous faire souffrir. Nous ne devrions pas nous ignorer non plus. Nous sommes amis, Sander, du moins l'étions-nous avant.

Sa voix devient chuchotis vers la fin, mais j'entends parfaitement le tourment à l'intérieur. Je grogne sans pouvoir extraire l'horrible pique qu'elle vient de ficher dans mon ventre. Comment peut-elle encore se mentir en évoquant cette prétendue amitié ? Après tout ce que je lui ai avoué, après toutes les preuves de mon amour que je lui ai données... Elle ne veut toujours pas voir la vérité en face. Le désir de hurler me reprend, mais je le contiens. Cela ne me serait d'aucune utilité. Il faut que je trouve une solution à présent que Gillian me reparle sérieusement. Si nous retombons dans le cycle sans fin de reproches et de suppliques que nous avons bâti ces treize dernières années, nous n'avancerons toujours pas. Et il faut que nous avancions, d'une manière ou d'une autre.

Le temps presse, la détresse nous submerge – même si ses raisons ne sont pas tout à fait les mêmes d'un côté comme de l'autre.

— Ce n'est pas que l'amitié qui nous rattache, tu le sais aussi bien que moi, lui rappelé-je en désespoir de cause.

Gillian se mord la lèvre, le regard brillant, puis inspire un grand coup.

— Peut-être, mais c'est notre amitié qui nous maintient unis. C'est grâce à elle que nous avons pu avoir confiance et... lâcher prise ensuite. Je veux la préserver. Je veux te préserver dans ma vie, Sander.

Je cille, abasourdi de l'entendre enfin avouer – même à demi-mots – l'attirance entre nous. C'est bien la première fois qu'elle le fait. Je n'en reviens pas !

Les joues rouges, Gillian replante ses iris dans les miens, une étincelle de détermination et de peur dans leur profondeur que je n'avais plus vue depuis bien longtemps. La détermination pour ne pas abandonner, la peur à l'idée de me perdre...

Mue par une impulsion, elle fait un pas vers moi, et l'écho de son pouls agité résonne à mes oreilles.

— N'y a-t-il donc aucun moyen pour que nous soyons de nouveau amis, toi et moi ? me sollicite-t-elle sur un ton fluet qui me retourne tout entier.

Son attitude affligée, le contraste entre la force brute de ses émeraudes et le tremblement de ses mains délicates me foudroient. Gillian est aussi démunie et désespérée que moi. Elle non plus ne supporte plus cette distance entre nous, même si elle en a été la principale instigatrice. Elle désirait se protéger d'une chose qui la dépassait, qui sortait des limites de son contrôle, je le vois dans ses yeux maintenant que cette barrière est tombée à nos pieds. Mais cela n'a pas été une franche réussite... ni pour elle ni pour moi.

À mon instar, Gillian se sent prise au piège dans une impasse : avancer dans la même direction n'est plus possible, et faire marche arrière ne semble plus être une option acceptable. Il nous faut trouver une autre voie, un autre chemin. Quitte à le créer nous-mêmes...

Soudain, comme dans un miroir, je me fais le reflet de Gillian ; j'éprouve moi aussi un mélange de peur et de détermination, qui enfle de plus en plus. Une idée a germé dans mon esprit... une idée que je n'avais jamais envisagée – ou voulu envisager – auparavant. Sans doute parce que je veux la rejeter du plus profond de mon être. Une part de moi est horrifiée à cette pensée, me hurle que ce n'est pas une solution admissible. Que ce ne serait qu'un pis-aller qui mènerait droit au désastre. Cette part précise, c'est la peur qui l'alimente et qui me paralyse. Il ne lui faudrait pas grand-chose pour m'empêcher de commettre cette erreur – car oui, je me rends compte que ça en serait une ; elle entretiendrait le mensonge et les faux-semblants entre Gillian et moi.

Sauf que la peur n'est pas seule à me diriger. Elle est accompagnée de la détermination qui veut essayer, qui veut y croire. Alors, elle se scinde pour faire éclore un autre sentiment qui pourrait l'épauler dans sa victoire : l'espoir. Cet espoir auquel j'ai tenté de renoncer au fil des années, qui ne paraissait plus rimer à rien. Tout à coup, il a une nouvelle saveur sur ma langue, une douce-amère, certes, mais elle enrobe trop bien mon palais pour que j'y résiste.

Les frissons me reprennent, mes poings se referment pour endiguer la pression qu'impose cette dualité en moi. Petit à petit, la volonté de la peur s'effrite sous ma carapace et celle de la témérité force le passage. Elle se diffuse dans mes veines, manipule mon palpitant et entrouvre enfin mes lèvres pour dire :

— Serais-tu prête à passer un accord avec moi, Gillian ?

À peine ai-je prononcé ces mots que je les regrette, bien que je ne les reprenne pas et que j'attende désormais la réponse de l'interpellée. Celle-ci fronce les sourcils, interloquée, puis penche la tête de côté.

— Un accord ? Mais... quel genre d'accord au juste ?

— Le genre que nous établissons depuis des décennies, avec une charte, des articles... mais à l'oral, cette fois. Quelque chose qui redéfinirait les termes de notre relation.

Le détachement – mensonger – que je mets dans mes explications m'écorche la bouche et me donne envie de vomir, mais je ne me décourage pas.

Gillian bat des cils, l'air perdue, ce qui me pousse à prendre une grande inspiration.

— Sander... Comment ça, redéfinir les termes de notre relation ? Qu'est-ce que tu veux dire ?

— J'aimerais que nous fassions des compromis, explicité-je en me rapprochant d'elle. Que nous rediscutions de notre... amitié.

Le dernier mot a eu plus de mal à sortir qu'escompter, toutefois la sorcière ne s'en formalise pas et écarquille les yeux.

— C'est vrai ? s'étonne-t-elle, la tête rejetée en arrière pour pouvoir croiser mon regard.

— Oui. Toi aussi, tu me manques, Gillian. Notre complicité me manque... Ne plus nous entendre est douloureux à vivre. Cela étant dit, nous ne pouvons pas revenir complètement en arrière et faire comme si nous ne savions pas que notre affection va au-delà de l'amitié.

Elle ouvre la bouche, prête à répliquer ou pire, à protester, mais je ne lui en laisse pas la possibilité. Je lève la main à hauteur de son visage pour la faire taire et poursuis immédiatement.

— Je ne veux plus de mensonges entre nous. Ça ne nous a mené nulle part jusqu'à présent, donc laissons-les de côté et avançons ensemble, cette fois. D'accord ?

Gillian hésite une seconde, puis, vaincue, elle soupire et hoche la tête. Je ferme les paupières, satisfait, et évince du mieux que je peux l'amertume grandissante sur ma langue alors que je lui parle de vérité lorsque moi-même je lui mens encore...

Je suis obligé d'en passer par-là. Je n'ai pas le choix.

Je pousse un soupir à mon tour avant de m'arrimer à nouveau à ses orbes scrutateurs.

— Ce que je veux te proposer serait une amitié un peu différente... Moins conventionnelle en un sens, mais qui existe déjà et se vulgarise. Une amitié où nous pourrions être complices et proches sur plusieurs plans.

Un hoquet de stupeur échappe à la sorcière tandis que ses prunelles s'arrondissent davantage. Elle a compris où je voulais en venir et l'idée la heurte de plein fouet.

— Nous n'aurions plus à nous mentir l'un à l'autre, ajouté-je à toute vitesse. Ni à nous cacher notre attirance. Nous ne serions plus forcés de rester éloignés et seuls. Nous pourrions avoir tout ce que nous désirons.

— Mais c'est... c'est insensé ! s'exclame-t-elle, déroutée.

Je ne m'attarde pas trop sur son cri, je sais qu'il tient plus du choc que du refus pur et dur. Je préfère plutôt me pencher un peu plus sur elle, guidé envers et contre tout par mon espoir farouche.

— Nous sommes là pour faire des compromis, Gillian. Ce que je suggère te paraît-il déraisonnable ?

— Je ne sais pas...

— Nous pourrions au moins essayer, tu ne crois pas ? Voir si cela a des chances de fonctionner.

Une voix interne s'époumone en moi, implacable dans son refus. Elle n'a de cesse de crier que c'est une très mauvaise idée. Et je n'ai de cesse que de la faire taire, malgré les vagues de douleur que cela éveille.

Gillian n'a pas encore repris la parole. Elle reste à me fixer, indécise, les dents pressées sur sa lèvre inférieure. Je crois qu'elle... réfléchit à mon projet fou. À mesure que je la détaille, l'expression de son visage m'apprend que, si elle n'est pas encore tout à fait persuadée, elle aimerait se laisser tenter. Fort de mes impressions, j'en profite pour la relancer avec calme et douceur – ce que je suis pourtant loin de ressentir.

— Je t'ai exposé mes conditions. Si tu les acceptes, je serai prêt à en faire de même avec les tiennes.

Une étincelle d'intérêt s'allume dans son regard à cette mention, alors la résolution en moi bondit sur la brèche.

— As-tu quelques conditions en tête, Gillian ? l'interrogé-je tout en sentant un début d'incendie entre mes côtes.

— La seule qui me vient dans l'immédiat serait de ne pas ébruiter le type de relation que nous entretiendrons, finit-elle par répondre après une courte pause.

Le feu remonte soudain dans ma trachée et calcine ma gorge, m'empêchant de répliquer sur le moment.

Bien sûr... Il faudrait tout de même de la dissimulation pour Gillian. Si nous ne serons plus tenus de nous mentir, pour faire en sorte que notre « arrangement » fonctionne, nous devrons, en revanche, mentir aux autres autour de nous. Faire comme si nous n'avions pas d'autre attache que notre amitié. J'aurais dû m'en douter.

Je ravale du mieux que je peux les nombreuses cendres qui se sont formées dans ma bouche. Je déglutis les flammes, aussi perfides que le poison, qui agressent mon abdomen. Je projette au loin la souffrance, l'enferme sous clé avec ma voix interne aux abois, puis je me fais violence pour lui dire ce qu'elle veut entendre, ce qui la rassurera.

— Notre relation ne regarde que nous. Les autres n'ont effectivement pas à être au courant si nous ne le souhaitons pas.

— Tu le penses vraiment ? vérifie Gillian, soufflée.

— Oui.

Pas d'hésitation. Pas de retour en arrière. Juste ma détermination inepte et mon espoir incongru.

Sous mon nez se met à briller le même espoir dans les prunelles de la sorcière, et je comprends alors que j'ai perdu et gagné tout à la fois.

— Alors... avons-nous un accord ? m'enquiers-je à nouveau, meurtri, mais encore debout.

Pour la première fois depuis des lustres, Gillian me décoche un sourire, à l'éclat sincère et soulagé.

— Oui, nous en avons un, m'assure-t-elle, toujours radieuse.

Une nouvelle salve de douleur explose en moi tandis que je porte sa main à mes lèvres pour la baiser, entérinant ainsi notre pacte.

* * * * * * * * * * * *

Bonjour à vous ! :)

Dans ce chapitre donc, on voit mieux comment prend naissance "l'arrangement" entre Gillian et Sander. C'est ce qui va guider/gouverner leur relation pendant quelques siècles, comme vous le savez déjà, et c'est la mort dans l'âme que Sander l'a proposé... Y pas à dire, il morfle pas mal ce personnage, sa vie sentimentale est chaotique au possible ^^'
Mais il s'accroche, il espère toujours malgré les déconvenues... et vous savez comme moi que sa persévérance sera récompensée un jour (ça met un peu de baume au cœur, non ?)

La semaine prochaine, on retourne dans la tête de Gillian pour voir ce qu'elle pense de tout ça, en plein 19e siècle cette fois et en Bretagne ! :)

A bientôt ! <3

PS : il se pourrait bien aussi que la semaine prochaine, il y ait un peu de news autour d'AD à faire leur apparition sur le book du tome 1 ;) ! Restez à l'affût !

A. H.

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