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Chapitre 19


Sander

Duché de Toro, Espagne, 1730

Le corps et le visage renversés en arrière, je profite des rayons chaleureux du soleil et j'écoute distraitement les raclements de chaises et exclamations excitées, alors qu'une grande partie des convives du jour s'éclipse. J'ouvre un œil curieux et assiste à leur départ bruyant, au milieu des plantes exotiques qu'arbore le jardin.

Je secoue la tête, avec un sourire amusé sur les lèvres, tandis que les nobles espagnols se retournent et nous adressent de larges signes d'au revoir. Indéniablement, quelques heures à boire sans modération et au soleil les ont rendus plus joviaux et moins pédants...

Le faste mariage entre les futurs duc et duchesse de Tovar a été le prétexte rêvé pour ces aristocrates : c'est à peine si à la sortie de la longue messe, ils ne débouchonnaient pas déjà les bouteilles de vin. J'admets toutefois volontiers que je les comprends un peu... La cérémonie était interminable, tout ce qu'il y a de plus formel et rigide. Si je n'étais pas doté d'une espérance de vie quasi illimitée, j'aurais pu mourir d'ennui, assis là-bas sur ce banc si inconfortable et bien trop étriqué pour mon grand corps. Malgré un effort de volonté, je n'ai pas su retenir mes bâillements, surtout lors des passages en latin. Ceux-ci sont déjà soporifiques en temps normal, mais dès qu'ils sont associés à une cérémonie de mariage de plus de trois heures... ils deviennent mortels.

Comme à mon habitude, je me suis fait remarquer, et même si les regards insistants et murmures désapprobateurs de nombre des invités ne représentent qu'une légère pique sur ma peau, j'ai fait en sorte de ne pas faire plus de vagues, par égard pour Necahual. Le père du marié, le duc actuel Joaquim de Tovar, est l'un de ses amis et notre logeur depuis trois semaines que nous passons dans cette commune. Avant cela, nous étions plus au sud de l'Espagne, en Andalousie, chez un comte qui est également un proche de notre chef. Nous achevons notre troisième année en terre espagnole, et s'il est vrai que l'accueil que nous réserve ces connaissances anciennes est irréprochable sur la forme, l'envie de nous installer dans notre propre propriété gronde au sein de notre clan.

Necahual nous a promis que cela ne durerait plus très longtemps, cependant il se voyait mal refuser l'hospitalité généreuse d'un de ses proches... d'autant plus quand il n'a pas vu le proche en question depuis cent trente ans. Cela aurait été un affront, quand bien même le duc de Tovar est un homme assez accommodant et enjoué.

Alors nous avons pris nos quartiers dans son domaine opulent et avons observé les derniers préparatifs du mariage, sous les directives du señor des lieux qui s'est révélé bien moins aimable et beaucoup plus intransigeant dès qu'il s'agissait de la gestion de la fête. Ses serviteurs et esclaves ont dû tout endurer, à commencer par les sautes d'humeur et les extravagances sans fin de leur maître...

L'une de ces extravagances ? Organiser une corrida en l'honneur de son fils et de sa nouvelle femme, dans les rues de la ville. Ce genre de fantaisies est plutôt réservé aux mariages royaux, mais le duc de Tovar n'est pas n'importe qui – surtout pas à ses yeux – : c'est un vampire vieux de plus de deux cent cinquante ans, riche et dont l'influence n'est plus à prouver. Ses relations privilégiées avec la famille royale lui octroient bien des largesses, et ce depuis un long moment...

Ainsi, les mariés, le duc et plus de la moitié des invités se rendent en ville en cette fin de journée ensoleillée, tout à leur exaltation d'assister à cette corrida exclusive, que le peuple a été « invité » à préparer.

Il ne reste plus qu'une poignée d'hôtes autour de cette longue table, sous une pergola. J'en fais évidemment partie, tout comme Eleuia, qui est plongée dans une conversation sulfureuse en espagnol avec un autre vampire, Conrad, qui toise avec hargne le prétendant de mon amie, Hector, Franz et Ron, qui s'esclaffent à s'en décrocher la mâchoire, Emmett, qui somnole sur sa chaise... et Gillian.

Cette dernière écoute poliment une native du coin lui conter le déroulement de ses propres noces, trente ans plus tôt, un petit sourire de circonstance sur sa bouche pleine. Mon regard dévie sur sa silhouette, profitant de la transparence du verre de la table pour ce faire, et contemple à nouveau la toilette française dont elle s'est vêtue pour l'occasion. La mode espagnole diffère un peu de leurs voisins frontaliers, les couleurs et ajustements de quelques pièces se démarquant un peu plus, mais les Espagnoles coquettes de l'assemblée ont eu l'air de beaucoup apprécier le raffinement de la robe de Gillian. Les œillades que je les ai repérées décocher à la sorcière ne me trompent pas : certaines d'entre elles sont même jalouses et envieuses devant cette beauté sobre, mais délicate. Au-delà de sa tenue, Gillian est resplendissante, dégage une grâce inégalable et s'est attirée l'intérêt des hommes comme des femmes autour d'elle.

Élégante dans cette robe dite volante, les soieries à grands rapports de dessins aux couleurs crème et ivoire épousent les courbes de l'Anglaise jusqu'à sa taille, avant de s'évaser autour du panier circulaire qu'elle porte en-dessous. Ses quelques bijoux brillent sous le soleil et accordent leur immaculée avec la carnation laiteuse de sa peau, que l'on aperçoit au niveau de son discret décolleté et de ses avant-bras découverts. Tout n'est que clarté et lumière chez Gillian, de son vêtement à ses cheveux dorés ramenés en boucles serrées sur son crâne et la naissance de son dos. Les codes actuels exigeraient plutôt le port de postiches, toutefois ni elle ni moi ne tolérons ce ridicule consommé. Nous préférons coiffer nos chevelures naturelles, sans user de ces artifices, et si cette initiative m'attire là aussi quelques remontrances muettes, il n'en va pas tout à fait de même pour Gillian.

Bien sûr, elle en surprend plus d'un ainsi, mais la beauté et le charme qui la caractérisent semblent l'épargner. La gent lui pardonne cette omission, séduite par cette jeune femme à l'éclat doux et éthéré. Et comme je les comprends... ! Il existe très peu de choses que je ne puisse, moi non plus, ne pas pardonner à Gillian.

Cette sorcière ensorcelle tous ceux qu'elle rencontre, et aucun de ses talents surhumains n'y est pour quoi que ce soit. Elle ne s'en rend pas compte, n'a pas conscience du ravissement qu'elle peut inspirer, mais moi, je ne suis pas dupe. Je l'ai repéré dès notre première rencontre et n'ai eu de cesse que le voir opérer à travers les années sur d'autres. Enfants, femmes comme hommes n'échappent pas à ce pouvoir, à cette force innée qui l'habite et qui ne découle pas de la sorcellerie. C'est une autre part de Gillian, un morceau de son essence de femme belle et sensible qui parvient à toucher les cœurs et les esprits l'entourant.

Ainsi, malgré la méfiance des vampires à l'encontre des mages, Gillian parvient à faire refluer leurs réticences. Avec Necahual et Eleuia, elle est un peu devenue notre passe-droit chez les surnaturels. Notre famille étendue est de plus en plus acceptée dans celles amies de notre chef, même si cela fait plusieurs décennies que nous ne voyageons plus aussi nombreux. Notre clan se fragmente petit à petit, pour ne laisser qu'un noyau dur composé des membres les plus soudés, et forme d'autres groupes modestes, qui entreprennent leurs propres explorations et projets. Bien sûr, nous gardons toujours contact les uns avec les autres et faisons en sorte de nous revoir dès que possible, dans une contrée ou une autre.

C'est ainsi par exemple que la tante de Gillian a choisi de demeurer en Angleterre, avec quelques-uns des nôtres. À l'inverse de sa nièce, Agnès ne désirait pas quitter ce pays où elle a vu grandir pendant quatorze ans sa fille chérie... Elle ne pouvait pas s'en détacher, sans doute que si elle le faisait vraiment sa peine serait bien plus déchirante, en un sens.

Cette distance entre elles est un véritable coup au cœur pour ma sorcière, mais, comme son courage n'a d'égal que sa compassion, elle ne s'en plaint jamais et souhaite avant tout le bien-être de sa tante. Parfois, Gillian s'oublie pour les gens qu'elle aime, ce qui constitue une raison supplémentaire pour moi de l'adorer, de l'admirer et de me sentir plus déstabilisé que jamais par elle.

Indifférent à tout ce qui se passe autour de moi, je continue à l'observer, à la dévorer du regard. La pureté farouche de son être me frappe comme la première fois, elle resplendit encore de mille feux. Elle est époustouflante et ne fait que nourrir mon amour et mon désir pour elle. Comme bien souvent, j'ai l'impression que mon cœur explose, que mon corps vibre et que ma tête se vide de toute chose, sauf de son image si tentante.

Gillian finit par croiser mes prunelles, alors que sa voisine se tait un instant pour boire à sa coupe, et notre échange va bien au-delà du simple coup d'œil. D'abord surprise en comprenant que je la regardais depuis un long moment, ma sorcière esquisse un sourire, mais le perd bien vite lorsque je ne l'imite pas. Pour la toute première fois, je ne lui retourne pas le sourire, tantôt amical, tantôt joyeux, qu'elle m'adresse. En quatre-vingt-cinq ans de vie commune où la seule amitié primait dans nos relations, j'ai toujours agi en fonction de ses envies et de ses réserves. C'est elle qui donne le ton et m'a supplié d'étouffer mes désirs, hantée par ses peurs et une culpabilité que je ne comprends pas, que je n'admets pas. Comment peut-elle estimer avoir fauté en entreprenant ce voyage jusqu'en Norvège pour nous apporter la vérité – la délivrance –, alors que, pour moi, son arrivée bouleversante dans ma vie est l'une des plus belles choses qui se soient produites ? Pourquoi veut-elle absolument transformer en laideur ce qui est fabuleux et inestimable ?

Son rejet m'a toujours dérouté et désappointé. Ses arguments pour aller contre notre attirance, qui ne reposent que sur du vent à mes yeux, ne m'ont jamais satisfait. Trop absurdes, trop cruels envers sa personne... et trop douloureux pour moi.

Se résigner à aimer de loin la femme de mes rêves, la seule qui comptera à jamais, est un supplice, plus dévastateur que n'importe quelle blessure de guerre, que n'importe quel sort d'éveil. Ces dernières quatre-vingt-cinq années, j'aurais accueilli avec joie la fracture de mes os, l'incendie de ma hanche et de ma jambe, plutôt que supporter ce statut faussé d'ami...

Notre contemplation mutuelle s'éternise. Elle n'est rompue à aucun moment, pas même lorsque la voisine de Gillian repose son verre et l'entreprend à nouveau. L'émeraude de son regard étincelle sous les reflets du soleil, mais l'astre n'est pas seul responsable de cette lumière : les émotions bataillant au fond de ses iris l'expliquent aussi. Hypnotisé par ces dernières, je m'enfouis plus profondément encore dans cet échange et retiens un soupir de dépit quand je constate que les plus vives émotions dans son regard sont les moins nobles. Honte, peur, doute et confusion sont en première ligne hélas, et délaissent en queue de peloton celles qui font écho aux miennes, celles qui devraient brûler aussi ardemment que mon âme passionnée.

Je t'en prie, Gillian, laisse-nous une chance. Laisse-nous nous aimer et nous rendre heureux. Accorde-moi l'immense privilège de te chérir comme tu le mérites tant...

— Quelque chose ne va pas, très chère ? Vous êtes toute pâle...

Le ton inquiet de la Zamorane me pousse à déporter mes orbes scrutateurs sur le reste de la physionomie de Gillian et de me rendre compte qu'elle dit vrai. Ma sorcière a perdu quelques couleurs, que même le soleil chaud du jour ne parvient pas à ranimer. Ses lèvres sont pincées et ses membres frémissent sous une vague de tension accumulée. La main compatissante de sa voisine se pose sur l'une de ses épaules, ce qui l'oblige de sortir de son état de transe et de lui répliquer quelques mots bancals, d'une voix encore voilée par son trouble.

— Je pense que j'ai besoin de me retirer un instant. Veuillez m'excuser...

Le corps mis sur ressort, je m'apprête à bondir de ma chaise pour l'aider à se lever et l'entraîner à l'écart, mais Eleuia, tout aussi alarmée que moi, me coupe l'herbe sous le pied. Usant de sa vélocité hors norme, elle déboule au côté de Gillian à la seconde où celle-ci pousse sur ses jambes cotonneuses. Ses prunelles obsidiennes se plantent dans celles confuses de l'Anglaise, puis son bras s'enroule autour du sien afin de la soutenir. Elles n'échangent aucune parole durant quelques secondes. C'est inutile : l'odeur qui émane de ma personne et l'aura agitée de la sorcière mettent immédiatement la vampire sur la voie.

— Allons faire un tour dans le jardin, souffle-t-elle à son amie, l'irritation prenant le pas sur son inquiétude.

Gillian acquiesce et se laisse ensuite guider, sans plus tourner son regard vers moi. Eleuia, en revanche, me décoche une œillade d'avertissement, l'air revêche et prête à tout pour me dissuader de les suivre. Je serre les poings et la mâchoire, mais ne m'oppose pas davantage à son obstination. Ce n'est ni le lieu ni le moment pour une esclandre, même si toute cette situation me donne de sérieuses envies de m'énerver à mon tour.

Impuissant, je ne fais que suivre leurs mouvements de loin et me saisis de mon breuvage. Je le vide d'une traite, puis m'en ressers une bonne rasade, décidé à noyer mon amertume dans le vin. Un long moment passe ainsi, les verres s'enchaînent les uns après les autres tandis que je reste dans mon coin, sans plus m'intéresser aux discours de mes compagnons. Et en cet instant si morose, je souhaiterais tant que l'ivresse m'emporte, me fasse dériver sur ses flots vertigineux et réconfortants, au lieu de ressentir cette affliction incommode. Hélas, en tant que surhomme, l'alcool n'a plus ses effets coutumiers sur ma personne. Peu importe la quantité de vin ingurgité, je n'éprouverai tout au plus qu'une légère sensation de flottement. L'alcool est un mal, un poison pour le corps au même titre que n'importe quelle maladie : de ce fait, mon être ne peut pas y succomber.

Quelle infamie...

Frustré, je soupire pour la centième fois peut-être en près de deux heures. Aucune des deux femmes n'est encore revenue alors que l'ombre du soleil s'est déposée sur notre assemblée réduite. Un mélange d'impatience et de lassitude m'étreint quand je me rejoue l'expression de Gillian avant qu'elle quitte la table. Les muscles de mes jambes se tendent à nouveau, comme pour me porter jusqu'à elle, et ma gorge brûle soudain sous la pression des mots que j'aspire, encore et toujours, à lui dévoiler. Ces mêmes mots qui couvaient lors de notre échange visuel. Ces mêmes mots que je lui ai déjà soufflés, de jour comme de nuit, éveillé comme endormi, il y a dix ans comme il y en a quarante...

Des mots qui la perturbent, la troublent au point qu'elle préfère me fuir ou détourner la conversation à chaque fois. Il est parfois si harassant d'être proche de Gillian, de l'aimer sans l'étouffer, de se retenir de l'éteindre, de la dévorer du regard... La vérité c'est qu'elle ne veut pas accepter ni mes sentiments plus profonds ni les siens. La vérité c'est qu'elle ressent davantage de peur que de rejet face à ce qui se passe entre nous. Les quelques décennies que nous avons vécues ensemble me permettent de le comprendre aujourd'hui, de lire entre les lignes de sa culpabilité. Et c'est cela qui m'encourage à essayer encore et encore, à ne pas baisser les bras devant son opposition.

Si j'étais certain qu'elle ne m'aimait pas, je n'agirais pas de la sorte. Alors je continue de la bousculer, malgré ma peine, malgré ses doutes, malgré les années, malgré nous. Je ne suis pas prêt à renoncer à elle. Encore moins après sa nouvelle façon de réagir.

Alors je sais que ce soir, à l'abri des regards et des oreilles indiscrètes, je vais tenter un nouvel essai. Il risque même de se présenter plus tôt que ce que j'avais prévu...

Attiré par un bruit de pas de plus en plus proche, mes yeux tombent sur la silhouette d'Eleuia, les teintes sombres de sa robe se fondant dans la luminosité rougeoyante de ce début de soirée espagnole. Elle est seule et arbore un sourire poli qu'elle destine aux invités du duc, ainsi que ses excuses quant à son absence impromptue. Assurée, elle se réinstalle à sa place sans se départir de son air avenant, et personne n'émet de commentaire sur son absence ou celle de Gillian. La force tranquille qu'elle dégage les en dissuade et les pousse plutôt à se concentrer sur leurs propres histoires.

Si je n'étais pas autant obnubilé par mes projets et l'échappée de ma sorcière, j'aurais pu rire devant son pouvoir latent à réussir à faire plier tous ceux autour d'elle. La Maya est d'une trempe supérieure à toutes les personnes réunies ici, de par son âge et sa singularité. Elle sait se faire obéir au doigt et à l'œil sans avoir à user de menaces explicites – bien qu'elle ne s'en prive pas toujours, pour le seul plaisir de faire peur et remuer ses victimes.

Je l'observe encore quelques secondes entreprendre à nouveau son voisin, le jeune vampire espagnol, comme s'ils n'avaient pas été interrompus dans leur jeu de séduction tantôt, puis sors de table. Je profite de la mystification ambiante soudaine – et de l'absence de remontrances de la part d'Eleuia – pour m'évincer sans bruit et arpenter les allées du jardin, à la recherche de Gillian.

Je ne me laisse pas distraire par les senteurs florales, ni par l'harmonie des couleurs et des formes parant tant les structures que les plantes de cet espace, et suis l'essence de ma sorcière. Elle me mène ainsi jusqu'à un pan très éloigné de la pergola, où une fontaine et des bancs en pierre s'imbriquent dans le paysage verdoyant. Gillian est là, devant ladite fontaine, en train de contempler pensivement les jets d'eau et les mouvements aquatiques au fond du bac.

Je n'ai qu'une vue de biais sur son profil, mais je discerne tout de même le froncement intense de ses sourcils et la moue incertaine sur ses lèvres. Elle est en pleine réflexion, comme de coutume, et les pensées qui la traversent ne sont pas sereines.

J'annonce ma présence en l'interpellant, même si je ne doute pas une seconde qu'elle m'a entendu arriver. Elle ne bouge pas lorsque je me poste à son côté. Elle reste à fixer les vaguelettes sous son nez et n'ouvre pas la bouche pour me saluer.

— Comment te sens-tu ? osé-je lui demander avec douceur, dans l'optique de ne pas la brusquer d'entrée.

Gillian hausse les épaules pour seule réponse, l'air toujours aussi concentré sur le bassin. Je ne retiens pas mon soupir et passe mes doigts sur le sommet de mon crâne.

— Gillian... Pourquoi refuses-tu d'en parler ? de t'ouvrir à moi ? Pourquoi t'obstines-tu tant à fermer la porte entre nous ?

La sorcière ne réplique toujours pas, mais est prise d'un geste nerveux qu'elle ne trahit que lorsqu'elle commence à être à bout. Sa lèvre inférieure se coince entre ses dents et sa respiration se tend en écho. J'absorbe tous ses mouvements à défaut de ses paroles, avide de tout ce qu'elle témoigne.

— Oh Gillian, ne vois-tu à quel point ce que tu fais ne sert à rien ? murmuré-je encore, partagé entre accablement et dérision. Tu crois que tu réussiras à me faire fuir, à me forcer à abandonner, mais il n'en est rien. Je ne peux pas le faire, Gillian. C'est impossible. Ce serait comme me demander d'arrêter de respirer...

— Ne dis pas n'importe quoi, se rembrunit-elle avec défiance. Tu exagères toujours...

— Non, c'est toi qui ne me prends pas assez au sérieux, la contré-je en relevant son menton. Je n'ai jamais été aussi sûr de toute ma vie, Gillian. Je t'aime.

Elle ferme les yeux à cet aveu ancien, que je n'ai de cesse de reformuler depuis ces quatre-vingt dernières années. Mes propres paupières plissées par la peine et le cœur gonflé de cet amour à l'épreuve du temps, je caresse le bas de sa joue et la force à se détourner de l'eau.

— Je t'aime du plus profond de mon être. J'adore tout ce qui te fait, même si parfois, j'ai le sentiment que ton obstination aura ma perte...

Elle tressaille alors que j'esquisse un petit sourire, mi-ironique mi-sérieux. Elle n'a toujours pas rouvert les yeux, mais je ne m'attarde pas dessus. Ce n'est pas la première fois qu'elle agit de cette manière, et bien que cela me désespère par certains côtés, je parviens à poursuivre mes efforts et à faire front contre la douleur.

— Je pourrais rétablir la liste de toutes tes qualités et de tous tes défauts qui me font t'aimer si tu le souhaites... Car c'est bien ce mélange de sagesse et de ténacité, de gentillesse et de colère, de douceur et de fermeté qui m'a séduit en toi.

— Arrête, Sander. Tu ne sais pas de quoi tu parles, s'entête mon vis-à-vis, une ride de contrariété creusant son front.

— Alors vas-y, dis-moi. Explique-moi ce que je ressens, m'agacé-je à mon tour au moment où elle replante ses prunelles dans les miennes.

Ses émeraudes luisent d'irritation et de tristesse, des émotions qui me sont aussi familières qu'à elle, mais qui ne sont pas motivées par les mêmes raisons.

— Ce que tu éprouves pour moi n'est pas de l'amour.

— Et qu'est-ce donc alors ?

— De la reconnaissance, crache-t-elle avec une grimace de dégoût. Une reconnaissance absurde et persistante parce que tu estimes – à tort – que je t'ai sauvé la vie. Que je t'ai offert une meilleure existence en te jetant ce sort de malheur.

Je reste silencieux quelques secondes, non pas à cause de la surprise – ce n'est pas non plus la première fois qu'elle me parle de ces prétextes erronés – mais bien à cause de la déception. Elle si bornée, si prête à se perdre, à nous perdre, dans le mensonge et la honte... C'est navrant.

— Ce ne sont que des fadaises, ça, Gill. De la reconnaissance ? Tu en es encore là ? Après toutes ces années, après tout ce que nous avons vécu et traversé ensemble ? Après mes actes et mes paroles pour arrêter cette comédie ?

— C'est toi qui t'illusionnes, réplique-t-elle dans un souffle qui contraste avec ma voix tendue et acharnée. Un « nous deux » ne peut pas exister après ce que nous avons fait... après ce que je t'ai fait. Tu ne le vois donc pas, Sander ? Depuis le début, nous n'avions aucune chance d'être un jour ensemble. Pas alors que je désirais me servir de toi... Et encore moins après, lorsque j'ai obtenu très exactement ce que je voulais.

L'aigreur dans la fin de sa phrase ne m'échappe pas, tout comme son affliction. Va-t-on une fois encore restés prisonniers de cette spirale sans fin, où l'un ne parvient pas à convaincre l'autre et où le malaise et la douleur règnent en maîtres ? Nous en prenons à nouveau le chemin, en tout cas...

Gillian recule d'un pas, m'obligeant ainsi à me détacher d'elle, et son regard tourmenté se détourne du mien.

— Ainsi, à tes yeux, tous les couples de berserkers et sorciers qui ont vu le jour depuis votre installation en Norvège sont des erreurs ? la relancé-je, loin de m'avouer vaincu malgré sa tentative de retraite. Ils n'avaient pourtant aucune chance eux non plus, si l'on suit ton raisonnement...

— Ce n'est pas pareil, marmonne la sorcière après un long silence.

Je renâcle bruyamment, excédé. Bien sûr. Ce n'est pas pareil. Nos amis et nous-mêmes nous retrouvons dans l'exacte même situation, avec l'exact même dilemme, mais ce n'est pas pareil. Les autres peuvent être heureux ensemble, mais nous, non, ce n'est pas pareil. Peu importent que les mêmes difficultés et motivations se soient présentées au début de leur histoire et de la nôtre, pour eux, ce n'est pas pareil.

Dieu, il y a des jours où je ne sais plus si je dois me morfondre ou exploser devant ses absurdités. Lorsque le sujet de notre relation, de nos sentiments revient sur le devant de la scène, mon comportement n'est jamais le même. Tantôt colérique, tantôt incrédule, je passe d'un état à un autre, sans mesure ni filtre. Au fond de moi, je suis surtout dépassé par la flagellation tenace de Gillian, qui semble être à toute épreuve.

Mais, comme je l'ai déjà dit, j'ai la faculté de lire entre ses lignes grâce à des années d'expérience. Je m'y accroche, me montre aussi têtu que la sorcière. Je pense à toutes ces preuves qui vont dans mon sens, je me remémore sans cesse nos souvenirs à deux qui ont forgé notre attachement. Je me rappelle ses regards et les fois où une lueur bien particulière y brillait, celle que j'ai fini par déchiffrer alors qu'elle se perdait dans les ombres de la peur, du chaos et du déni.

L'espoir. L'envie d'y croire. Le désir tendre d'adhérer, de se représenter un « nous ».

Tant que cet espoir ne sera pas mort, je n'arrêterai pas d'essayer, dussé-je m'y atteler quatre-vingt autres années.

C'est ce que je lui affirme, alors que je me saisis à nouveau de ses mains et que je me glisse devant elle. Gillian pousse un soupir gêné en réponse, sans pour autant faire mine de se décaler. Elle demeure sans bouger, ses mains toujours dans les miennes, et il ne m'en faut pas plus pour m'approcher encore. Son cœur bat fort et son odeur entêtante m'enveloppe tandis que je caresse ses phalanges pour la détendre.

Mon propre corps réagit, se met au diapason du sien. Une douce chaleur s'élance dans mon échine au moment où le rythme de mon palpitant s'emballe aussi. La fragrance de sa peau devient plus puissante encore et déclenche ma salivation instinctive. Ma gorge se noue sous l'afflux de ces aiguillonnements, mais je ne laisse pas cette faim me dominer. J'ai appris à la dompter, à la faire refluer pour qu'elle ne me gâche pas ces moments de réelle proximité entre Gillian et moi.

Ma nature de berserker s'éveille dès lors que mes sens sont excités et si, elle, est incapable de distinguer l'amour de la rage, je le fais pour elle. Elle ne doit pas m'envahir au point de me faire perdre le contrôle, je l'ai parfaitement intégré et admis désormais. C'est ce qui me permet donc aujourd'hui de me concentrer sur la douceur des mains de Gillian, sur l'émotion qui guide ses battements de cœur et les miens, sur l'énergie qui circule entre nous... puis sur les mots qui me rattacheront complètement à l'emprise de Gillian et pas à celle de mes instincts.

— Gillian, regarde-moi, s'il te plaît.

Elle s'exécute, et je discerne dans ses prunelles de la réserve, mais aussi une fragilité sans borne qu'elle n'accepte pas souvent de me faire voir. Touché, je porte ma main sur sa joue et trace, avec mon pouce, quelques cercles apaisants.

— Ne peux-tu pas concevoir que de cet instant dramatique et choquant en soit ressorti une chose tout à son opposé, qui est belle, pure et puissante ?

Ses yeux s'écarquillent. Elle aussi est affectée par mon expression et le sentiment sous-jacent qui me dirige. Mes doigts se nichent sous son menton avec lenteur tandis que j'amoindris encore la distance entre nos visages.

— Ce n'est pas une erreur. Ce n'est pas non plus de la gratitude. C'est encore moins un caprice, une bête marotte qui nous oriente l'un vers l'autre, murmuré-je, mon souffle s'écrasant sur ses lèvres entrouvertes. Je suis amoureux de toi, Gillian. Et un millénaire ne viendrait pas à bout de mes sentiments.

Toute l'incertitude du monde s'est accumulée dans le regard émeraude de la sorcière, lui confère un éclat insolite, d'une puissance titanesque qui déchire le voile entre nous. L'odeur sucrée de sa bouche emplit mes narines lorsqu'elle n'est plus qu'à deux doigts de la mienne.

— Laisse-moi te le prouver, ajouté-je d'une voix profonde, sans dévier de ses iris. Si tu le veux aussi... donne-moi une chance, Gillian.

Je ne bouge plus désormais, le cœur à la dérive et la bouche sèche. Malgré nos nez qui se frôlent, malgré la tension dans mon corps, je la laisse décider de la suite. Avancer ou reculer, voilà les deux choix qui s'offrent à elle, à nous. Et je veux qu'elle choisisse, qu'elle me choisisse...

Cela doit venir de Gillian à présent, et je prie intérieurement pour qu'elle prenne la décision. C'est à son tour de peut-être franchir le pas.

Ancré au remous de ses doutes, je deviens statue de marbre, je sens les battements incoercibles de mon cœur se déchaîner, je respire avec peine... et arrête tout à fait de le faire dès l'instant où Gillian comble l'écart entre nos lèvres.

La vague d'appréhension a disparu, remplacée par une ondée verdâtre assagie qui se déverse dorénavant en moi. Derrière mes paupières closes, tout n'est plus que lumière aux teintes d'automne, aussi vibrante que celle propre à Gillian. Une nouvelle forme de chaleur se loge dans mon torse et se diffuse dans chacun de mes organes. Ce flux ne m'avait jamais parcouru auparavant, il est dévastateur et me fait lâcher un soupir mêlé à une exclamation surprise sur les lèvres de la sorcière. Une réaction qui ne tarde pas à se répéter en écho chez cette dernière alors que nous approfondissons notre étreinte.

Mes bras passent autour de sa taille fine, la serre jusqu'à ce que sa poitrine s'effondre contre la mienne. Ses mains à elle montent sur mes épaules, les pressent avec autant de force que les miennes plus bas sur son corps. Notre façon de nous toucher, bien que nous n'allions pas trop loin, toujours à moitié conscients du fait que les hôtes du duc sont à quelques distances de là, est très différente de notre baiser. Plus marquée, plus ferme. Le mouvement de nos bouches, lui, reste délicat, comme si la part en nous qui les gouverne n'y croyait pas vraiment. Comme si tout pouvait s'arrêter dans l'instant et qu'il fallait en profiter avec langueur.

Nos cœurs et nos corps ne sont pas au diapason, suivent des impulsions bien distinctes qui nous dépassent. Mais le plaisir retiré est incommensurable dans un cas comme dans l'autre. Mes doigts brûlent sur sa peau, mes lèvres s'embrasent sur les siennes, mon être se gonfle d'un sentiment de félicité pure.

Soupirs et gémissements nous échappent, emplissent la quiétude du jardin oublié alentour. Gillian s'abandonne comme je l'espérais tant, et la réciproque est de mise. Plus rien en dehors de son odeur, de sa bouche, de sa langue et de ses formes moulées à moi n'existe. Il n'y a plus qu'elle, moi et l'amour qui nous consume et se révèle enfin au grand jour.

Passion contre tendresse. Ardeur contre caresse. C'est si doux et si brusque à la fois que je finis par m'y perdre, ne plus savoir où je suis ni comment je m'appelle. Mais le plus déroutant se produit lorsque Gillian s'arrache à notre union. Perdu, je rouvre les yeux et vois ses joues cramoisies, sa poitrine haletante et les résidus de feu dans son regard trouble. Ses bras sont agités de quelques tremblements mais elle parvient tout de même à les dresser devant elle au moment où je fais un pas dans sa direction. Le souffle court, je fronce les sourcils et m'apprête à l'interpeller lorsqu'elle ferme les paupières.

— Non, lâche-t-elle entre deux inspirations. N'approche pas. Reste là, s'il te plaît.

Trop choqué pour protester, je fais ce qu'elle me dit, mon corps lui aussi parcouru de frémissements.

— Gillian..., l'appelé-je à mi-voix.

— Tais-toi, m'interrompt-elle avec hâte. Pitié, ne dis plus rien.

Ses paupières pâles se plissent, comme si entendre le son de ma voix était devenu une torture. Mes poings se serrent pour absorber la douleur et la brume de colère qui s'imposent à nouveau. La seconde suivante, Gillian rouvre ses prunelles et plante leur éclat décidé dans mes profondeurs tourmentées.

— Je dois partir. Laisse-moi partir, ne me suis pas.

Sur cet ordre proche de la supplique, la sorcière n'attend pas de réponse de ma part et tourne les talons avant de s'élancer à vive allure dans les dédales du jardin. Elle détale, la nuque et les épaules raides... et je demeure sur place, immobile, frappé par la foudre qu'elle a déclenché dans mon thorax écartelé.


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Bonjour ! J'espère que vous allez bien ? :)

Peut-être un peu moins bien après lecture de ce chapitre, non ? ^^' Raaah, que de frustration encore ! Avec ce couple très précis, c'est vraiment "Un pas en avant, et trois en arrière" (plus encore qu'avec Eleuia et Allan, par exemple, parce que là, ça dure pendant quelques siècles ^^')
Vous compatissez beaucoup pour Sander du coup ?

Sachez toutefois que les héroïnes fuyant/ayant peur/se méfiant des relations amoureuses sérieuses sont un peu ma marque de fabrique d'auteure ;) Vous avez pu l'entrapercevoir avec Eleuia, et si vous avez lu mon autre histoire, Exception et Compulsion (en 2 tomes donc), vous savez qu'Alyssa est construite sur ce même moule... Et il en va de même pour ma future héroïne, à qui je donne vie depuis quelques semaines maintenant (vous voyez ? Une vraie marque de fabrique mdrr xD) J'aime travailler avec cet archétype féminin-là, qui assume son indépendance, sa (non) sexualité, qui s'attache à des principes et valeurs éloignés de l'amour "homme/femme" mais qui, en voulant en faire une vraie force, se retrouve souvent prise au piège de ses affects, sans bien savoir comment y réagir. Je jongle avec différents biais, différents caractères et histoires de vie de femmes pour m'amuser avec cette idée :) Je ne sais pas ce que vous en pensez, vous, mais j'avais envie de vous partager un peu mon ressenti sur la question en tout cas haha !

Allez, la semaine prochaine, on avancera seulement de quelques heures dans le temps, après cet événement, pour découvrir les répercussions, positives comme négatives, qui vont en découler ! ;)

D'ici là, je vous embrasse <3

A. H.

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