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Chapitre 16

Gillian

Bury St. Edmunds, Suffolk, 1657

Depuis la nuit des temps, les femmes ont toujours été persécutées. Incarnation de la tentation et du mal, elles sont dangereuses aux yeux des hommes – surtout des plus pieux. Elles sont source d'inquiétude, de menace, de malveillance ; elles font tourner la tête des hommes, même celle des valeureux, car elles ont en elles le vice, le péché originel. Toute femme est condamnée à sa bassesse, à son impureté. Et seules celles faisant acte de pénitence envers Dieu, comme les religieuses, peuvent espérer se laver de leurs fautes, se repentir de leur nature et de leur sexe, une fois franchies les portes du Paradis. Les autres, pour les plus chanceuses, finiront au Purgatoire, pour y errer et souffrir jusqu'à la fin des temps. Mais les hérétiques, les impies, les monstres, les mécréantes... elles brûleront toutes dans les flammes de l'Enfer.

Certaines de ces bêtes sans foi ni loi sont d'ailleurs les pires représentantes de cette espèce décadente : elles se nomment sorcières et sont habitées des plus vils desseins. Ces êtres-là, par leur ascendance démoniaque, tourmentent les hommes, ensorcellent les populaces, brisent les foyers, envoûtent les villages. Les sorcières se démènent pour répandre la perfidie du Malin, elles se dévouent corps et âme corrompue à louer leur maître.

Les sorcières... l'horrible engeance de Satan. Son fléau le plus angoissant car, tant qu'elles n'ont pas été arrêtées et exécutées, elles peuvent sévir et user de leur magie noire sur des innocents. Si elles demeurent trop longtemps tapies dans leur repaire, à l'abri et en sécurité, si les hommes ne les trouvent pas jusqu'aux dernières... cette seule perspective doit faire trembler tous les représentants de Dieu et de la Justice. Ils sont sans doute dans l'incapacité d'exprimer jusqu'au bout cette sombre pensée.

La chasse aux sorcières est une pratique qui existe depuis bien longtemps déjà, mais elle a atteint son apogée ces dernières décennies. Les hommes, investis par la loi divine, se pensent excellents chasseurs. Le nombre de leurs victimes va en tout cas dans ce sens, selon eux. Par exemple, ici-même, en 1645, le Witch Finder Generall auto-proclamé, Matthew Hopkins, a permis la pendaison de seize sorcières et de deux sorciers – deux misérables qui se sont laissés ensorceler par ces harpies.

Et aujourd'hui, un autre procès – bien moins extraordinaire que le précédent, j'en ai bien peur – se tient dans cette cour de justice. Deux sorcières doivent répondre de leurs crimes, perpétués dans une ville voisine. Elles ont tenté de s'enfuir, mais ont été arrêtées à temps. En toute logique, le procès sera rapide : la tentative de fuite est un aveu indéniable de culpabilité.

La cour est remplie de témoins, autant de prévôts et juges que de villageois en furie. Les cris de ces derniers s'écrasent sur les murs alentour, avant de ricocher sur les crânes des accusées. Ils réclament leur mort, désirent voir leur sang et répètent sans fin les mots « Démons », « Païennes ».

Les jurés, assis dans leur tribune, parlent entre eux à voix basse pour le moment, sans faire grand cas de l'agitation. Depuis ma zone d'observation au fond de la pièce, je détaille leurs visages, leurs fronts hauts, leurs perruques à la blancheur immaculée – comme leur âme, croient-ils bon de se seriner –, leurs rides creusées par l'autorité et la rigueur. Ils sont ici pour condamner et rien ne pourra leur faire changer d'avis quant au sort des accusées. Dès l'instant où ils relèvent le nez pour plonger leurs iris dans ceux des sorcières, le mot « Coupables » se grave dans leurs pupilles et embrasent leurs lèvres closes. Il n'y a aucun doute possible en ce qui concerne l'issue de ce procès... nous l'avons tous compris. Mes sœurs et frères autour de moi se raidissent, et je sens leurs auras crépiter d'indignation et de douleur mêlées. Leur réaction ne varie pas, peu importe le nombre de fois où nous assistons à un jugement, ou pire, à une exécution. Ils sont envahis par la souffrance, celle qu'ils partagent avec les suppliciées, alors que moi... c'est leur colère, ma colère, notre colère que j'éprouve et qui dévore une partie de mon âme. Un morceau pour chaque sorcière sacrifiée. Un lambeau pour chaque sentence prononcée.

— Nous pouvons débuter la séance, déclare la voix forte du juge Kristen. Amenez Mary Ann Morris.

Son intervention jugule quelque peu les cris du peuple : d'aucun ne veut manquer une miette de ce qui va suivre, de tout ce qui va suivre. Les hommes chargés d'escorter Mary Ann s'emparent sauvagement de la jeune femme et la poussent devant eux, jusqu'à ce qu'elle atteigne l'estrade. Ses genoux butent dans celle-ci, ce qui rouvrent les plaies mal soignées à ses jambes. L'un des deux geôliers la soulève sans ménagement et la lâche aussitôt qu'elle a posé ses pieds sales et coupés sur le bois. Elle tremble de tous ses membres frêles alors qu'elle n'ose pas lever la tête pour croiser le regard scrutateur de ses bourreaux.

— Mary Ann Morris, née à Westley, Suffolk, en 1640. Fille de John et Mary Morris, tonneliers, détaille le juge Duny en lisant ses comptes-rendus. Vous êtes accusée d'avoir pactisé avec le démon, de pratiquer la sorcellerie, d'avoir participé au sabbat satanique et d'avoir jeté des sorts aux enfants Hale, le 6 mai 1657, afin de les rendre malades. Niez-vous ces premières accusations ?

L'inculpée tremble encore plus fort, au point de faire cliqueter les fers à ses mains et chevilles. Sa longue tignasse emmêlée et crasseuse frisonne sur son crâne et ses épaules alors que les insultes reprennent de plus belle. Mary Ann rentre le menton, accablée, mais elle ne répond toujours pas. L'impatience grossit et gonfle dans les poitrines des témoins, les juges en ont conscience. Et tandis qu'ils réclament le silence, secondés par leurs faire-valoir, je me glisse jusqu'à l'avant de la salle, sous les murmures inquiets de mes compagnons. Ils devraient être habitués depuis le temps, mais il faut croire que leur crainte les rattrape toujours... de la même manière que l'entêtement, me rattrape, moi. Je dois regarder les choses de plus près, voir le visage de celles livrées en pâture à ces tortionnaires. J'en ai besoin... ça m'est devenu vital.

Arrivée à la droite de la tribune principale, j'accroche la silhouette fragile de Mary Ann, les larmes contenues qui s'accumulent dans ses yeux bruns. Elle est désespérée et apeurée par toute cette haine qui enfle contre elle. Le juge Kristen répète la question de son confrère sur un ton sec, rappelant toute l'attention de la jeune femme.

— Je... Je ne suis pas... une... une sorcière. Je n'ai rien fait...

— Niez-vous également avoir tenté de vous enfuir au moment de votre arrestation, le 8 mai 1657 ? relance l'homme de loi à peine le murmure bégayé de Mary Ann sorti.

— Je... J'ai eu peur. Tous ces gens qui hurlaient après moi...

— La tentative de fuite est un aveu de culpabilité irréfutable, et vous deviez le savoir. Si vous êtes vraiment innocente, pourquoi commettre cette horrible erreur ?

— J'ai eu peur, j'ai eu tellement peur, renouvelle la malheureuse entre deux inspirations laborieuses. Je ne voulais pas, mais j'ai eu peur. Je ne voulais pas... je ne voulais pas mourir.

Je ferme brièvement les yeux à cette confession, tiraillée par un élan de douleur brute, puis je me recentre sur la reprise de parole des magistrats.

— Nous avons ici le rapport précis du Docteur Bacon qui a examiné les enfants lors de leur crise. « Maux de tête inexpliqués, propos incohérents, tremblements persistants du corps durant les premières heures avant qu'ils se transforment en convulsions avérées... Sans le moindre doute l'œuvre d'une sorcière et de l'un de ses puissants sortilèges de confusion ». Est-il vrai que vous avez passé une partie de l'après-midi du 6 mai avec les enfants Hale, juste avant qu'ils soient atteints des premiers symptômes ?

— Je gardais... je les gardais le temps que leur mère fasse une course rapide. Ça n'a duré qu'une heure ou deux...

— Et est-il également vrai que vous n'avez pas été revue au domicile de votre père avant la nuit tombée ? argue le juge Kristen sur un ton sans appel, l'œil dur et braqué sur sa cible.

Les joues de Mary Ann, jusque-là d'un teint cireux, rosissent sous l'accusation, cependant elle ne faiblit pas dans ses arguments.

— J'avais moi aussi des courses à faire avant de rentrer. Mes parents m'y avaient envoyée.

— Menteuse ! Tu étais dans les bois, je t'ai vue ! Tu invoquais le Malin pour qu'il te récompense pour ta perfidie ! crache une femme rondelette, les tendons du cou saillants et gonflés. Vermine ! Démon ! Tu seras pendue !

— Madame Porter, vous n'êtes pas autorisée à vous exprimer pour le moment. Veuillez vous rasseoir et vous calmer.

Ladite Madame Porter s'exécute pour ne pas irriter le jury, non sans décocher une œillade réfrigérante à l'accusée. Celle-ci se recroqueville un peu plus sur elle-même et baisse davantage la tête afin de se protéger, vaille que vaille, du courroux qui la transperce sur place. Les juges reprennent leur investigation.

— Persistez-vous à nier votre implication dans ces crimes, Mary Ann Morris ?

— Dieu sait que je suis l'une de ses enfants, et non une servante du Diable. Je ne suis pas ce que vous croyez.

Sa réponse est claire, sans heurt ni hésitation cette fois. La lueur fervente dans ses billes foncées est le reflet de sa foi en Notre Seigneur ; elle est aussi pure que sa parole et ses intentions. Cette pauvre jeune femme n'est pas une sorcière – je l'ai su à la seconde où je suis entrée dans cette pièce –, elle ne dégage ni essence magique, ni puissance vibrante. Elle est humaine, et plus que tout, parfaitement innocente des crimes qu'on l'accuse. Elle n'a sans doute jamais fait de mal dans sa courte vie...

Cela devrait se voir, traverser les cuirasses et autres œillères obscures que portent cette assemblée. Eux non plus ne peuvent pas être insensibles à l'innocence réelle que dégage cette âme en peine ; ils devraient le comprendre... Mais ils ne font pas. Ils le refusent et préfèrent demeurer dans les ténèbres de leur peur et de leur ignorance. Ils choisissent de faire payer cette dernière à des personnes, à des femmes comme Mary Ann.

Toute cette mise en scène n'existe que pour les protéger, eux, de leurs propres crimes et péchés. En inventer à autrui et l'accabler de tous les maux est ce qui les prémunit de leur culpabilité... mais pas du réel jugement divin. De cela, j'en suis certaine.

Le silence, qui a accueilli les mots de Mary Ann jusqu'à présent, se rompt lorsque le juge Kristen dévie son attention de son visage pour la reporter sur les hommes aux côtés de la condamnée.

— Déshabillez-la et rasez-la.

Mary Ann gémit, mais ne se débat pas lorsque ses geôliers attrapent le haut de sa robe crasseuse et la descendent vivement sur sa poitrine, son ventre et ses cuisses. Une fois tombé à ses pieds, le vêtement est envoyé au loin tandis qu'un autre homme s'approche, un rasoir effilé à la main. Sans détour, il empoigne la racine des cheveux de la jeune femme et commence à lui en retirer par touffes, afin de mettre son crâne à nu. Des gouttes de sang apparaissent là où la lame est passée et inondent petit à petit les mèches plus longues en dessous. Et durant son ouvrage, ses acolytes maintiennent en place Mary Ann, qui regarde, horrifiée, les juges quitter leur tribune. Elle sait ce qui va se passer, comme tout un chacun ici. Mais évidemment, cela n'amoindrit en rien son sentiment de panique...

Les juges sont à la recherche de la marque du Diable, celle que laisse Satan sur ses disciples grâce à ses griffes ou sa queue fourchue. Elle prend la forme de bleu, ou d'un grain de beauté parfois ; elle serait insensible à la douleur aussi. Ainsi, toute personne accusée de sorcellerie est automatiquement examinée, sous toutes les coutures, et piquer à divers endroits afin de débusquer la marque. Une étape de plus dans le processus d'humiliation...

Bras en croix et jambes écartées, Mary Ann garde la tête relevée pour éviter de croiser les regards braqués sur elle, et laisse échapper plusieurs larmes accablées. Elle grimace quand leurs mains ou leurs yeux s'attardent sur certaines zones, s'étrangle dès que l'aiguillon perfore un peu sa chair.

— Il faut la raser intégralement, déclare le juge Duny au bout de plusieurs minutes de recherche. Je ne compte plus le nombre de fois où l'on m'a rapporté que la marque se dissimule souvent dans des endroits honteux et consternants.

Ce disant, il désigne du menton le bas-ventre de Mary Ann, l'ombre d'un sourire satisfait et avide sur son faciès. Une vague de colère revient à la charge dans mon corps déjà enfiévré. Mon souffle devient plus rapide, à l'instar de celui de la suppliciée, et mes ongles s'enfoncent avec force dans mes paumes au moment où le rasage reprend. Tel l'homme dépravé qu'il est, le juge Duny se penche le premier sur le sexe sanguinolent de Mary Ann et l'inspecte avec minutie.

— Il n'y a rien ici non plus, décrète-t-il un très long moment plus tard. Retournez-la et penchez-la en avant.

J'inspire à fond par le nez pour tenter de me maîtriser et contracte la mâchoire en entendant la plainte étouffée de Mary Ann. Seigneur, quelle infamie ! Quelle injustice ! Je suis écœurée, comme l'ensemble de mes frères et sœurs qui sont restés dans un coin de la pièce. Nos traits sont contractés, une barre profonde sillonne nos fronts et nos paupières se plissent alors qu'un cri perçant franchit les lèvres de Mary Ann. Ils l'ont aussi piquée à cet endroit.

— Pas de marque, constate le juge Duny, désappointé.

— Sans doute un sort, dans le but de la déguiser et la recouvrir par une peau lisse, avance son confrère, le juge Cole. Ce ne serait pas la première fois.

Preuve ou pas preuve, la conclusion restera inchangée : Mary Ann est une sorcière, et toutes celles qui ont été et seront accusées comme elle le sont aussi. Une rumeur suffit pour faire d'une femme une servante du Diable et la condamner à la prison ou la mort.

— Bien, laissons les témoins s'exprimer à nouveau sur ce qu'ils ont vu et entendu, clame le juge Kristen en regagnant son siège. Nous devons continuer le procès.

Les témoins, au nombre de cinq et tous habitants à Westley, se présentent un à un devant les juges et relatent « les faits » à grand renfort d'exclamations et de signes de croix. Madame Porter fait partie du groupe et ne lésine pas sur les détails, en bonne femme scrupuleuse de mentir et aimant dénigrer son prochain. Tous s'accordent pour dire que Mary Ann à envoûter les enfants Hale durant sa garde – bien qu'aucun d'eux n'était présent dans la maison à ce moment-là... –, puis qu'elle s'est rendue dans les bois pour avertir son maître et le glorifier. Aucun ne dévie de cette version unanime, et ils assurent tous que la jeune Morris a toujours adopté un comportement étrange depuis sa plus tendre enfance. « Distante, évitante, avec un regard sombre et dissimulateur » sont les termes qui sont revenus le plus souvent pour la décrire. Et plus les mots coulent de leur bouche putride, plus mes désirs les plus féroces s'éveillent. J'ai beau savoir que je ne suis pas là pour m'en mêler et faire justice – la vraie, cette fois –, je sens quand même cet amas purulent s'amonceler dans mes entrailles.

Je veux leur faire payer leurs injures et ignominies. Je veux les faire souffrir comme ils font souffrir tant d'innocentes à travers le pays. Je veux leur montrer ce qu'est une vraie sorcière et ce dont elle est réellement capable. Des convulsions et des maux de tête ? Non, mes semblables et moi pouvons faire bien mieux que ça ! Si je le voulais, je pourrais faire s'effondrer le sol sous leurs pieds, là, tout de suite. Je les précipiterais dans un gouffre de ma création et les ferais rejoindre les flammes tant redoutées de l'Enfer dans une chute vertigineuse.

Peut-être est-ce d'ailleurs le sort qu'ils méritent tous. Je me pose la question en cet instant... Toutefois, si j'en ai le pouvoir, je n'en ai ni le droit ni l'autorité. Je ne peux pas le faire. Je ne dois pas le faire... Je ne suis pas ici pour ça.

Comme on fait pour chasser un mauvais goût de notre gorge, je déglutis, relâche une parcelle de la pression accumulée dans mon corps, et redresse la tête aux nouveaux sons de voix.

— Silence, s'il vous plaît dans la salle !

— Merci aux témoins pour leur coopération, dit le juge Kristen en empoignant d'autres documents devant lui. Nous souhaiterions à présent faire s'avancer l'autre accusée du jour, Susan James.

Je hausse un sourcil. Ce n'est pas souvent que le jury demande après l'autre condamnée avant même d'avoir rendu son verdict pour la première. Les raisons, très officieuses de cette demande, peuvent être dues à un compte personnel à régler, ou encore à un désir sadique si intense chez les jurés qu'ils ne veulent surtout pas se priver trop longtemps des souffrances de cette autre victime. Du deux en un, en somme.

Sur le signe de tête du magistrat, un petit attroupement, resté bien en arrière jusque-là, remonte l'allée que nous avons créée en nous agglutinant de tous côtés. Et plus les geôliers progressent avec leur prisonnière, plus une vibration basse m'enveloppe et me fait écarquiller les yeux de stupeur. Mon Dieu, comment n'ai-je pas pu la sentir avant ? Elle était pourtant dans la salle avec nous tout ce temps ! Tandis que je me dévisse le cou pour tenter de l'apercevoir, une partie de mon esprit lance des suppositions sans pouvoir s'en empêcher. Peut-être son énergie s'est-elle confondue parmi les nôtres, à mes amis et moi. Peut-être était-elle trop affaiblie pour que son aura brille normalement pour nous. Elle a dû se perdre dans celles humaines, moins puissantes également. Peut-être était-elle trop éloignée de moi avant pour que je la remarque bien. Mes sentiments ont aussi pu altérer ma vigilance... Tout est possible, mais dans le fond ça n'a aucune importance. Tout ce qui en a, c'est la femme que je vois enfin entièrement et qui échange un long regard avec moi.

Une sorcière.

Une autre de nos sœurs a été arrêtée. Une autre de nos semblables a été dénoncée... et va aussi mourir.

Je ne la quitte pas des yeux alors que de nouvelles huées s'élèvent. Je m'ancre à sa chaleur, à sa quiétude, à sa sagesse. Nous nous reconnaissons, lisons en l'autre, perçons les remparts que nous érigeons chaque jour qui s'écoule. Ils sont inutiles en cet instant et n'opposent donc aucune résistance à notre volonté.

Susan James est une sorcière assez puissante, du moins l'était-elle avant son arrestation et les mauvais traitements qu'elle a subits en prison depuis. Elle est une force tranquille chez qui il se dégage un très grand calme, même dans cette situation. Elle n'est pas sans me rappeler le souffle du vent sous la forme d'une brise.

Elle a conscience de ce qui l'attend, et bien qu'elle éprouve encore de la colère, elle ne cherche plus à se révolter. Elle est disposée à faire face à son sort injuste. Elle pressent qu'il n'y a rien d'autre à faire, hélas. Elle pourrait se libérer et s'enfuir, comme n'importe laquelle d'entre nous, mais elle ne le fait pas parce que nous ne savons pas quel sera le prix à payer plus tard. Le prix à payer pour nous, pour d'autres innocentes humaines. Nos actes ont toujours des répercussions et si nous nous exposons aux hommes de cette manière, cela risque fort d'empirer les choses et de les motiver davantage à la traque. Les morts n'en finiront jamais alors... Et les vampires auront exactement ce qu'ils veulent : nous détruire dans tous les sens du terme.

Susan me décoche un sourire indulgent et doux tandis que je lui communique en silence ma peine et ma honte de ne pouvoir rien entreprendre pour elle. Elle hoche la tête, compréhensive, puis se détourne pour rendre un regard froid aux juges devant elle.

— Susan James, débute le magistrat Duny sur un ton sec, née à Cromer, en 1624. Fille de père inconnu et de Cecil James. Vous êtes accusée de sorcellerie et d'avoir attenté à la vie de soldats valeureux, le 25 avril 1657. Ces accusations nous ont été rapportées par Monsieur Henry Smith, un gentilhomme présent au moment des faits. Nous avons ici son témoignage, dûment rempli, signé et daté étant donné que Monsieur Smith ne pouvait venir à la cour aujourd'hui. Niez-vous les accusations de ce gentilhomme, Susan James ?

Mon sang s'échauffe dans mes veines et brûle mon visage et mes oreilles d'indignation. Un gentilhomme, Henry Smith ? Non. Un scélérat de vampire qui n'est sans doute pas étranger à cette attaque contre des soldats ! Susan a été piégée par ce monstre qui s'est ensuite empressé de sonner l'alerte.

Pendant que je bouillonne intérieurement, Susan, elle, n'ouvre pas la bouche. Elle reste à observer la tribune de ses prunelles insondables. Elle n'a pas peur, ne tremble pas non plus, ce qui commence à agiter la foule, à l'interpeller. Pourquoi cette femme n'est-elle pas effrayée ?

La même interrogation passe dans le regard courroucé du jury, toutefois il ne se laisse pas aller à l'irritation et répète :

— Niez-vous, oui ou non, ces accusations, Susan James ? Vous êtes priée de répondre devant la cour.

La sorcière demeure impassible de nouvelles secondes, puis avec une extrême lenteur, elle entrouvre les lèvres et déclare d'une voix claire :

— « Il traitera chacun conformément à ses actes : à ceux qui, par leur persévérance à faire le bien, recherchent l'honneur, la gloire et l'incorruptibilité, il donnera la vie éternelle ; mais il réserve son indignation et sa colère à ceux qui, par esprit de révolte, rejettent la vérité et obéissent à l'injustice ». (Romains 2:6)

Les respirations se suspendent dans l'assemblée, à commencer par la mienne. Le choc est grand, personne ne s'attendait à ça. Mes prunelles s'arrondissent alors que je détaille Susan et qu'une vague de chaleur remonte dans ma poitrine. Elle se bat avec leurs propres armes, elle veut les déstabiliser... Par Saint Georges, quel courage !

— Qu'est-ce que..., débute le juge Cole, incrédule, avant d'être coupé par le ton furibond de Kristen.

— Sale sorcière ! Comment osez-vous invoquer la parole sainte ?

— « La bouche du juste annonce la sagesse, et sa langue proclame la justice. » (Psaumes 37:30)

— Suffit !

Le juge frappe le bois devant lui, mais son geste n'entraîne pas le silence qu'il attend. Hommes et femmes du jour sont troublés, ils cillent plusieurs fois tout en se penchant à l'oreille de leur voisin. Leur fureur est enterrée sous une couche d'hébétude pour le moment et cela les pousse à dévisager plus longuement la sorcière enchaînée.

— Taisez-vous ! Taisez-vous tous ! Et vous, démon, cessez sur-le-champ ce manège ! éructe le juge Kristen, un doigt virulent pointé sur Susan. Vous n'êtes qu'un monstre, un ignoble rejeton du Malin venu sur Terre pour tourmenter les hommes.

— « L'homme stupide affiche toute sa passion, tandis que le sage y met un frein. », prononce l'accusée, une lueur satisfaite dans le regard. (Proverbes 29:11)

Un râle étranglé fait frémir les lèvres pâles du magistrat à cette dernière pique, et un feu ardent ravage ses iris fous de fureur. Le juge Kristen est un homme très pieux – j'ai vu dépasser une reliure de bible de sa poche lors d'un de ses déplacements – et cette « atteinte à la Foi », comme il s'en convainc, est un supplice pour lui. Retourner les versets saints contre lui, ces versets qu'il n'a, j'en suis sûre, jamais vraiment compris ni même appliqué dans sa vie, est sa torture personnelle. Susan l'a bien cerné. Elle ne sera pas la seule à être ébranlée, à chuter aujourd'hui...

Un sourire ravi s'étire sur ma bouche tandis qu'un semi-chaos s'instaure dans la salle.

— Silence ! Ne réagissez pas à ses provocations ! prévient le juge Duny, le visage rouge. C'est une fille de Satan : elle se joue de nous. Ne la laissez pas faire !

Certains témoins écoutent ces conseils et se ressaisissent, réadoptant ainsi une attitude austère et vengeresse, mais les autres continuent à pérorer entre eux, à porter un regard perdu sur Susan puis les juges. Ils sont désemparés par la tournure des événements, par l'audace inopinée de la prisonnière. C'est inédit : après tout, les accusées sont toujours mortes de peur, parfois incapables de formuler une phrase complète ; mais Susan, elle, n'est pas terrorisée. Elle reste calme et droite, malgré sa maigreur et sa faiblesse, et elle cite la Bible... Ce procès n'est pas comme tous les autres. Cette sorcière n'est pas comme toutes les autres.

Ils n'ont même pas idée d'à quel point...

— Susan James ! Au nom de notre gouvernement, de notre Lord Protector et par ordre divin, nous vous sommons de répondre à notre autorité et à nos questions, et seulement à ces dernières ! Est-ce bien compris ?

Durant une seconde, la mâchoire de Susan se serre sous ces directives et son regard s'assombrit.

— « Tu n'utiliseras pas le nom de l'Eternel, de ton Dieu, à la légère, car l'Eternel ne laissera pas impuni celui qui utilisera son nom à la légère. » avertit-elle le juge Kristen, yeux dans les yeux. (Deutéronome 5:11)

L'homme prend une teinte cramoisie, offusqué, et la profonde fierté que je ressens depuis le début pour Susan croît un peu plus dans mon cœur.

— J'en ai assez ! Amenez les brodequins et les poucettes !

À ces mots, mon cœur si satisfait chute dans mes talons et mon sourire s'efface entièrement. Non... Pas déjà...

Malgré moi, je suis du regard les geôliers exécuter les ordres du juge et ramener à bout de bras les assises, cordes, planches de bois et autres instruments indispensables aux tortures mentionnées. Le matériel est déposé devant la tribune tandis que les prisonnières sont agrippées puis menées avec hargne jusqu'à l'estrade.

Mary Ann panique et respire par à-coups inquiétants lorsqu'elle est assise à une table, sur laquelle est posé l'instrument en fer apprécié par l'Inquisition espagnole. Un sanglot bruyant remonte la gorge de la jeune femme alors qu'on insère ses pouces, puis ses ongles sous les piques. À quelques pas d'elle, Susan est installée sur une chaise, les bras attachés, et ses bourreaux sont en train de placer des planches de bois de part et d'autre de ses jambes nues. La manœuvre prend plus de temps pour la sorcière, car ils doivent lier avec de la corde les planches au-dessus de la cheville et sous le genou.

Pendant tout le processus, l'expression du visage de Susan ne change pas, elle demeure figée dans la concentration et le calme. Par moments, ses paupières se plissent à l'entente des pleurs de sa compagne d'infortune. Les coups d'œil qu'elle s'autorise à couler vers elle sont empreints de pitié et de douleur qui me compriment davantage la poitrine.

À nouveau, ma respiration s'emballe, en écho quasi parfait avec celle de Mary Ann. Mes pieds me dirigent sans consulter ma tête et me font me rapprocher encore un peu des suppliciées. Je suis hypnotisée par ma furie, transpirante d'amertume, lacérée par ma peine. Mes poings et mon ventre frissonnent alors que mon champ de vision n'est plus perturbé par d'autres visages, d'autres présences que les leur. Je les vois nettement, entourées de leurs bourreaux ; tout le reste n'existe plus pour l'instant. Sauf peut-être une chose, une personne qui s'impose, se rappelle à moi en glissant ses doigts calleux entre les miens. Il est arrivé derrière moi et se tient toujours dans mon dos, mais assez près pour que je sente sa chaleur m'envelopper en partie.

Retenu par d'autres obligations ailleurs, il n'était pas présent au début du procès, mais comme à son habitude, il m'avait juré qu'il me rejoindrait dès que possible. Je ne suis pas étonnée qu'il ait tenu parole cette fois encore.

Le voile de préoccupation qui flotte tout autour de lui m'indique que son aura est aussi perturbée que la mienne. Ces instants ne sont pas qu'une épreuve pour moi ou pour les miens, je sens ses émotions moroses se couler en moi avec facilité.

— Pourquoi t'acharnes-tu à te faire du mal, Gillian ? souffle la voix attristée de Sander au-dessus de ma tête. Pourquoi assister à tous ces procès, alors que tu sais que tu ne peux rien faire ?

Les juges observent les préparatifs en silence, tels des rapaces surveillant leurs futures proies avant de plonger en piquet sur elles. Ils ont attribué deux tourmenteurs par victime ; ceux de Susan se tiennent près de la face extérieure de ses jambes, munis de lourds marteaux, et ceux de Mary Ann sont dans son dos pour l'heure. Ils attendent, comme le reste de l'assemblée.

Une onde de tension brute contracte le berserker des pieds à la tête même si sa paume dans la mienne maintient un contact doux et rassurant. Il me la presse d'ailleurs un peu plus afin de me distraire de l'horreur qui s'apprête à nous frapper.

— Ici, nous ne sommes pas utiles, tu le sais bien, reprend-il dans un murmure. En revanche dehors, nous pouvons faire beaucoup, nous avons déjà fait énormément depuis notre arrivée. Et nous allons continuer, encore et encore, jusqu'à ce que ces folies cessent. Jusqu'à ce que les responsables payent pour ces méfaits. Rentrons à la maison, Gillian, et préparons-nous plutôt à la journée de demain... à toutes celles qui vont suivre en fait.

La voix de Sander est caressante, presque suppliante aussi, car il sait qu'il lui en faudra beaucoup pour me décider à partir de là. Chaque fois, il tente sa chance, essaie de me convaincre, invoque mille et un arguments pour que je quitte le tribunal bien avant la fin. Or, jusqu'à présent, Sander n'a jamais gagné contre mon obstination ou mes motivations à « m'infliger ce calvaire », comme il le dit si bien. Et je doute fort qu'aujourd'hui fasse exception, surtout à la veille d'un nouveau combat. Au contraire, ma présence ici permet à ma rage, à mes désirs de vengeance, à ma soif de justice de s'accroître et de se déchaîner ensuite sur mes ennemis.

— C'est utile à plus d'un titre, en conclus-je à voix haute au moment où le juge Kristen se gratte la gorge pour parler.

— Mary Ann Morris, à quelles pratiques vous êtes-vous livrée sur les enfants Hale ?

— Aucune... Je n'ai pas... Je ne suis pas une sorcière, balbutie l'inculpée.

Le juge Kristen fait un signe de tête en direction des deux hommes. Le premier empoigne les épaules de Mary Ann pour l'empêcher de bouger tandis que le second manipule les poucettes sur la table. Les espèces de vis sont resserrées d'un cran sur les doigts fins emprisonnés, ce qui fait glapir leur propriétaire.

— Qui vous a enseigné les sortilèges et incantations dont vous usez sur les bonnes gens ? Qui vous les a appris ? insiste le magistrat.

— Per... Personne...

Nouveau hochement de tête qui a pour conséquence de soutirer un mugissement plaintif à Mary Ann. Le sommet de ses doigts vire à un rouge inquiétant désormais.

— Où êtes-vous allée après votre départ de la maison Hale, le 6 mai 1657 ?

Les stries sous les yeux de la jeune femme, ainsi que sur son front, menacent de se rompre sous la pression et ses larmes affluentes.

— Pitié, arrêtez... Pitié, pitié, pitié !

Ses suppliques se perdent dans un cri retentissant lorsque le mécanisme se resserre encore, au point de s'enfoncer dans la chair, sous l'ongle. Les premières perles de sang se forment et glissent jusqu'au sol.

Sans pouvoir me modérer, je broie la main de Sander et arrête de respirer le temps que le hurlement de Mary Ann se tarisse.

— Avez-vous ensorcelé les enfants Hale ? Avez-vous jeté d'autres sorts avant celui du 6 mai 1657 ? repart le juge Kristen, impitoyable et insensible à la souffrance de la condamnée.

— Oui, je l'ai fait ! Je l'ai fait ! Par pitié, arrêtez ça à présent ! J'avoue tout !

— Vous avouez donc être une sorcière ?

— Oui, oui !

— Et vous avez lancé le sortilège de confusion sur les enfants Hale ?

— Oui !

De la bile remonte de mon estomac et tapisse mon palais alors qu'un sourire torve orne la bouche du jury.

— Vous rendez-vous coupable d'autres crimes, Mary Ann Morris ? l'interroge à son tour le juge Cole, penché en avant.

— Non, je... je n'ai rien fait d'autre, se défend-elle avec appréhension.

Le grincement du métal me donne de nouvelles sueurs froides et extirpe une autre complainte à l'accusée. Ses ongles ont cédé, laissant la chair à vif et le sang ruisseler en abondance. Ses pleurs sont intolérables, son visage est métamorphosé par la douleur et l'horreur... une image qui, je le crains, va s'imprimer à jamais dans mon esprit.

L'interrogatoire se poursuit sur quelques minutes hélas, dans le but éhonté d'arracher d'autres faux aveux à Mary Ann. Et elle admet tout ce que le juge Kristen trouve à lui faire porter la culpabilité, dans le vain espoir que la torture cesse. Celle-ci se suspend seulement lorsque l'inculpée s'évanouit après avoir perdu deux doigts et après qu'un troisième soit sectionné de moitié.

— Mary Ann Morris, de par les crimes atroces qu'elle a commis puis confessés devant cette cour, est condamnée à mort par pendaison. Veuillez la ramener dans sa cellule à présent, où elle attendra son exécution publique, déclare le juge Duny en avisant le corps cassé de l'innocente.

— Maintenant que cette affaire est réglée, revenons au cas Susan James, signale son voisin de droite.

L'air sévère de Kristen se déporte alors sur la sorcière ficelée sur sa chaise. Elle serre les dents, mord à intervalles sa bouche et l'intérieur de sa joue pour s'empêcher de crier comme sa consœur. Les tortionnaires près de ses jambes ont déjà commencé à frapper les coins de bois dans les planches, de façon à exercer une première pression bourrue.

Derrière les petits verres de lunettes de Kristen, je vois luire une étincelle de cruauté qui, si elle ne me surprend pas, me donne envie de lui arracher les yeux.

— Susan James, à quelles pratiques de sorcellerie, sortilèges et autres incantations vous êtes-vous livrée ?

Susan ne répond pas à la question de l'homme de loi, elle choisit plutôt de le scruter d'un regard endurci. Quoi qu'elle dise ou ne dise pas, elle sait qu'elle ne s'en sortira pas sans dommage... ou ne s'en sortira pas tout court. Ses jours sont comptés, la potence n'est plus très loin dorénavant. Elle est condamnée, résignée quant à son sort... mais pas quant au nôtre, ses frères et sœurs.

— Qui vous a enseigné la magie noire ? Avec qui vous exercez-vous à tourmenter les hommes dans la forêt ?

Malgré la douleur, les lèvres de Susan se retroussent légèrement pour former un rictus amusé.

— « Celui qui dissimule de la haine a des lèvres menteuses, et celui qui propage des racontars est stupide ». (Proverbes 10:12)

Le public, qui s'était fait plus discret jusque-là à cause de la fascination qu'exerce les séances de torture sur lui, grommelle de fureur et braille à l'outrage. Les coups de marteaux reprennent sur les coins de bois, puissants et rapides, et provoquent une grimace hideuse sur les traits de Susan.

— Quel sort avez-vous jeté à ces soldats, le 25 avril 1657, qui leur a coûté la vie ? questionne encore le juge Kristen, de plus en plus penché sur son pupitre.

La sueur perle sur le front de la sorcière et ses lèvres tremblent alors qu'elle tente de contenir son mal pour s'exprimer.

— « Alors... préserve ta langue du mal et... tes lèvres des paroles trompeuses. », cite-t-elle en ahanant. (Psaumes 34:14)

Cette fois, Susan se mord jusqu'au sang quand l'étau sur ses jambes se resserre et fait retentir un premier craquement d'os. Le brasier en moi lèche mon épine dorsale, me rend fébrile et relance mes tremblements. La main gauche de Sander se pose sur mon épaule, et la droite se presse plus fort dans la mienne, mais est-ce là un signe de réconfort ou de contention ?

— Gillian..., chuchote sa voix trop inquiète. On ferait mieux de partir.

Et pourquoi cela ? Que croit-il au juste : que ce procès pourrait être la goutte de trop pour ma maîtrise de soi ? Que je cherche à expier mon manque de réaction, mon incapacité à agir en regardant mes sœurs souffrir puis mourir ?

Eh bien, en un sens, il aurait raison. C'est un peu de tout cela à fois... mais c'est aussi beaucoup plus encore. Quelque chose qu'il ne peut pas concevoir, qu'il ne peut pas comprendre, malgré toute sa bonne volonté, car il n'est pas lui-même sorcier. Il n'est pas persécuté. Il n'est pas né dans « la mauvaise peau », ni avec « le mauvais sexe ».

Et tandis que l'injustice pleut sur Susan, que la sorcière déverse les saintes paroles de Notre Seigneur sans relâche, je pivote vers le berserker et croise ses prunelles bleues.

— Tu sais pourquoi je suis ici, accompagnée de mes autres frères et sœurs ? lui soufflé-je avec fermeté.

Cri bref de Susan avant qu'elle le ravale. Déchirement de la chair au moment où l'os la perfore.

— Comme tu l'as souligné, nous ne sommes visiblement pas là pour agir. Nous faisons comme les autres, nous regardons, nous observons toutes ces femmes perdre toute raison, tout courage et toute foi en l'humanité. Nous ne pouvons pas intervenir et empêcher les hommes de leur faire du mal, car alors nous serions toutes et tous découverts... Nous ne rendrions service à personne, encore moins à celles qui, comme Susan, protègent nos secrets et existence même mises au supplice.

Nouvelles questions grotesques. Nouvelle absence de réponses. Nouvelles compressions.

— À tes yeux, nous nous flagellons pour cette inaction, et ce n'est pas totalement faux. Je le reconnais. Mais ce n'est pas la principale raison.

— Alors pourquoi ?

Mon corps et mon cœur absorbent les nouveaux coups qui tombent sur les membres en miettes de Susan. Mes nerfs et ma gorge se contractent lorsque je perçois d'autres plaintes, mêlées aux préceptes bibliques.

— Je veux être là, réponds-je ensuite à Sander en restant face à lui. Je veux me souvenir jusqu'à la fin de mes jours de ce qui se passe ici, dussé-je vivre trois ou quatre siècles de plus. Je veux entendre ce qu'elles entendent, voir ce qu'elles voient. Je veux ressentir ce qu'elles ressentent. Je veux savoir et comprendre pourquoi et comment de telles choses sont possibles. Je veux nourrir ma douleur, ma fureur. Je veux continuer à éprouver tout ce chaos en moi et le deviner communier avec celui de mes pairs. Je veux savoir pourquoi je me bats, pourquoi nous nous battons. Je veux être témoin de chaque procès, de chaque mise au pilori, de chaque accusation, de chaque sanction.

— De chaque exécution, complète-t-il sans me lâcher des yeux lui aussi, malgré l'enfer qui se déroule alentour.

Je hoche la tête et entreprends de retrouver une respiration plus mesurée.

— Je ne veux être nulle part ailleurs qu'ici, Sander. Tu comprends ? C'est en ces lieux que je puise toute ma force et toute ma volonté pour faire justice et punir les coupables et meurtriers. Ceux qui sont au-dessus de ces hommes de loi et de foi beaucoup trop crédules et engoncés dans leur haine et méconnaissance. Ceux qui savent et agissent dans l'ombre pour nous détruire.

L'éclat dans les prunelles du berserker est aussi brûlant et farouche que ce qui s'embrase en moi. Cette fois, il a parfaitement compris ce qui me motive.

— Nous rendrons très bientôt une petite visite à Monsieur Henry Smith et ses amis.

Plus encore : il le ressent en lui aussi. C'est lui qui nous guidera vers notre prochain pugilat. Je lui adresse un sourire, froid mais complice, avant de me retourner vers Susan. Ses deux jambes sont brisées désormais, du genou à la cheville ; des filets de sang s'écoulent des plaies qu'a créé le tranchant de ses os éclatés. Le reste de son corps se relâche peu à peu après être resté contracté de longues minutes. Elle ne voulait pas sombrer jusque-là, elle désirait demeurer consciente pour narguer ses bourreaux et les tourmenter. Elle y est parvenue avec brio si j'en juge l'expression chiffonnée que dépeignent les traits des magistrats. Ils ne l'oublieront pas de sitôt. Susan sera leur exception, celle qui les hantera, les troublera longtemps...

Je balaie rapidement tout ceci des yeux, laisse mon esprit le compartimenter dans la place qui lui est dévolue, puis je me replonge dans les iris de la sorcière. L'épuisement a beau marquer son visage, la vie dans son regard ne s'est pas évaporée. La lueur audacieuse et ferme de tantôt est toujours là et accapare à nouveau toute mon attention. Nous nous lions, nous rejoignons sur les mêmes ondes, le même flux d'énergie. Ancrées l'une à l'autre, nous respirons à l'unisson, un courant enflammé dans le creux de nos ventres, et nous entrouvrons la bouche au même moment.

Comme une seule femme. Comme un seul être meurtri, mais déterminé. Et c'est d'une seule voix aussi, alors que la sentence de mort est prononcée au loin, que nous déclamons :

— « Fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; il lui sera fait la même blessure qu'il a faite à son prochain. » (Lévitique 24:20)

* * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Bonjour à vous !

Eh bien, ça faisait longtemps que je n'avais posté d'aussi long chapitre haha ! J'espère que ça ne vous a pas trop dérangé.e.s (j'avoue que je me voyais mal le couper, étant donné le sujet lourd mis en exergue, pour le coup).
Bon, j'ai laissé mes petites références de citations de Bible à même le texte (sur Wattpad, je trouvais peu pertinent de les passer en notes de bas de page, mais pour l'édition, bien sûr, ça ne restera pas comme ça ! ^^)

Bref ! Qu'avez-vous pensé de ce chapitre, en définitive ? Vous comprenez l'attitude de Gillian, ce besoin urgent et un brin malsain d'assister à ce genre de procès et exécution ?
Et qu'avez-vous pensé du personnage de Susan James ? Une sacrée sorcière, elle aussi, non ?

Je trouvais important de revenir sur ces déplorables événements historiques qui ont traversé les siècles, et surtout, d'y poser une voix féminine (cf. notamment toute l'ironie et l'amertume sous-jacentes au tout début du chapitre...). En toute franchise, même si cette partie a été compliquée à écrire car longue et éprouvante, ça m'a beaucoup plu de lui donner corps, d'exprimer à travers le ressenti de Gill certains points qui, encore aujourd'hui hélas, sont d'actualité (le sexisme, la masculinité toxique, la misogynie, etc.). Clairement, les procès de sorcellerie sont de très "beaux" exemples de l'oppression prégnante à l'encontre des femmes. Cela m'a rappelé une leçon essentielle bien que très amère : le passé n'est jamais complètement le passé. Si certaines choses nous semble barbare/cruel/ridicule de nos jours, nous ne sommes jamais à l'abri de reproduire les mêmes schémas, voire d'en inventer des pires (qui, dans quelques temps, nous semblerons tout aussi barbares/cruels/ridicules... #ironiedusort)

Allez, sur cette tout aussi longue NDA, je vous laisse et vous dis à la semaine prochaine pour un nouveau chapitre (avec le retour d'un personnage capital d'AD ;) !)

Votez et/ou commentez si le cœur vous en dit !

Bisous

A. H.

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