Chapitre 10
Gillian
Comté de Buskerud, Norvège, 1645
La lune, pleine et ronde, brille au-dessus de nos têtes et éclaire le plateau sur lequel nous reposons. À l'écart de la procession, j'observe le globe opalin, me charge de son énergie implacable... et me remémore ce qui nous a amenés là.
À la suite de la réunion nocturne du mois dernier, la majorité des villageois norvégiens s'est ralliée aux berserkers. Ils ont estimé qu'il leur fallait agir le plus tôt possible, ce qui nous a conduits à nous préparer à la nouvelle lune, deux semaines plus tard, comme l'avait espéré mon clan. La première partie du sortilège s'est déroulée ici même, de jour, à l'abri des regards et des oreilles étrangers à notre troupe. Nous avons suivi les indications de Fritz, alors nous avons prié, chanté, psalmodié, nous avons sacrifié deux chèvres et peinturluré de sang les torses et visages de nos amis. Puis nous avons attendu que le flux de magie se manifeste chez « les élus ». Les Danois nous avaient prévenus en amont que tout le monde ne serait pas « appelé », qu'il n'y aurait qu'une poignée d'hommes et de femmes à posséder suffisamment de puissance et de cette énergie guerrière pour pouvoir changer ensuite. Et ils ne se sont pas trompés : au bout d'un petit moment, un groupe précis de Norvégiens, dont Sander, se sont mis à trembler et à émettre quelques hoquets de surprise en sentant le flux se réveiller en eux.
Ils sont dix en tout : quatre femmes et six hommes, qui s'émerveillent de jour en jour d'éprouver quelques changements déjà dans leurs corps. Ce n'est rien en comparaison de ce qui les attend après cette nuit, d'après les berserkers, mais c'est prometteur. C'est le signe qu'ils sont prêts pour leur nouvelle vie et que la suite des opérations se déroulera sans accroc.
Je pousse un soupir, le nez toujours levé vers l'astre lunaire. Malgré l'air confiant des Danois et l'assurance sans faille de Sander, je demeure nerveuse et mal à l'aise. Un pressentiment me souffle que si la phase de la nouvelle lune était calme et facile à passer, il n'en ira pas de même pour celle-ci... Les ondes qui m'entourent sont plus lourdes, plus volumineuses ; pour la première fois de ma vie, la nuit d'encre paraît dangereuse et angoissante. Une chair de poule tenace se développe le long de mes membres, alors même que je suis couverte de la tête aux pieds d'une robe épaisse et d'un long manteau. Des grelottements diffus s'emparent de moi également, me poussent presque à claquer des dents. Quelque chose ne va pas, quelque chose est différent de la dernière fois... Mon instinct ne m'a jamais trahie jusqu'à présent.
Je ferme les paupières pour mieux écouter et sentir ce qui nous traverse, moi et la terre sous mes pieds... et ne suis qu'à moitié étonnée lorsque je me révèle être attirée vers la silhouette de Fritz. Les yeux rouverts et le tronc tourné de trois-quarts vers lui, je le détaille. Il est seul lui aussi pour l'instant et se murmure à lui-même des paroles précipitées. Ses lèvres bougent aussi vite que ses iris qui ne cessent d'aller et venir sur les personnes autour de lui et le paysage obscur. Sa posture est raide, ses mains s'agitent le long de ses flancs, et lorsqu'il capte le regard de quelqu'un posé sur lui, il s'empresse de s'immobiliser et de lui sourire un peu trop largement.
Fritz est fébrile, plus nerveux que moi encore, et cela ne fait que renforcer mon inquiétude. Le sorcier ne nous a pas tout dit sur ce sort, j'en ai toujours été convaincue ; il use de dérobades et autres pirouettes dès que moi ou un autre de nos membres l'interroge un peu plus sur le sujet, tente de mieux comprendre son déroulement complet. Cette deuxième partie, pour ce que nous en savons, doit se passer de la même façon que la première... « à un ou deux détails près ». Or, nous ne connaissons pas la teneur de ces détails, et lui et les berserkers ne cherchent pas à être plus précis.
Si mes compagnons, eux, sont disposés à s'en laver les mains et à ne pas trop se préoccuper de la question, ce n'est pas mon cas. À plusieurs reprises, j'ai tenté de faire parler les Danois, en insistant davantage auprès de Fritz, le plus faible des quatre, tout comme de mettre inlassablement en garde Sander. Mais aucune de mes tentatives n'a fonctionné : le Danois refuse de me parler et le Norvégien, lui, refuse de m'écouter... Ils sont trop obsédés par leur plan et leurs objectifs pour le faire.
J'ai aussi voulu m'opposer à ma participation au sortilège, mais mes amis anglais comme norvégiens m'en ont empêchée. Sander, surtout, m'a suppliée de ne pas me retirer, il veut de moi à ses côtés... mieux encore, il dit avoir besoin de mon aide, plus que de celle de n'importe qui. Et c'est l'amitié qui nous lie et l'affection que je lui porte qui m'ont fait fléchir. Je n'arrivais plus à lui dire non, pas alors que cela lui tenait tant à cœur.
Malgré cette concession, mon mauvais pressentiment n'a pas faibli, ni même ma volonté de le pousser à la prise de recul et à la réflexion. Seulement, au final, nous nous retrouvons ici, un mois plus tard au lieu de quatre ou cinq, comme j'aurais préféré...
Derechef, je pousse un nouveau soupir, tiraillée par toutes ces contradictions qui se mêlent dans ma tête. J'ai aussi conscience que les villageois ont fait un choix motivé qui correspond à leurs valeurs et attentes de la vie. Je n'ai pas le droit de m'y opposer indéfiniment, quand bien même j'ai des doutes et réserves... C'est leur décision, leur volonté à tous. Tout ce que je peux faire désormais, c'est prier pour qu'ils sortent grandis plutôt qu'affaiblis de cette expérience, et leur assurer aide et bienveillance pour la suite.
J'en suis là dans mes réflexions, presque disposée donc à me ranger à l'avis général, mais l'attitude nerveuse de Fritz, qui n'a pas quitté mon champ de vision, me retient encore de me laisser aller complètement. Que cache-t-il à la fin ? Qu'est-ce qui le rend si confus ? Il est à un cheveu du malaise dorénavant, chose que je ne suis pas la seule à remarquer. Les berserkers s'approchent et forment un cercle autour de lui, les épaules rentrées vers l'avant comme pour créer plus « d'intimité ».
Piquée par une curiosité dévorante cette fois, je me mets en marche et suis décidée à obtenir toutes les réponses que je réclame depuis trop longtemps. Je ne leur laisserai plus le loisir de se dérober ; ils ne voudront pas mettre en colère l'une des prêtresses à quelques minutes de leur précieux sortilège ; ils ne voudront pas mettre en colère une sorcière vieille de plus de cent ans.
— Gillian ! Tu n'entends pas quand je t'appelle ? Cela fait pourtant deux bonnes minutes que je le fais !
Le visage espiègle de Sander apparaît alors devant moi, me bouchant la vue et l'accès à mon objectif.
— Qu'est-ce que tu veux, Sander ? soufflé-je distraitement, la tête penchée sur le côté pour continuer à observer le conciliabule.
Cependant, mon ami ne me laisse pas faire et plaque ses deux grandes mains sur mes épaules pour me redresser et m'obliger à croiser son regard.
— Qu'est-ce que tu fabriques ?
— Tu le vois bien, non ? Je me dirigeais vers les Danois avant que tu m'interrompes. J'aimerais beaucoup écouter leur conversation...
Mon vis-à-vis fronce les sourcils, ennuyé par ma réponse.
— Tu es tellement bornée ! Cela ne te suffit donc pas ma garantie que tout ira bien ?
— Comment peux-tu être sûr que tout ira bien ? répliqué-je, mes prunelles acérées dans les siennes.
— Et toi, comment peux-tu être sûre que tout n'ira pas bien ? contrattaque-t-il sans se démonter.
Je me retiens de lever les yeux au ciel ou de soupirer à cette répartie. Au lieu de cela, j'incite Sander à me lâcher et à se déplacer un peu afin que je puisse lui désigner du menton ce qui m'inquiète.
— Un pressentiment, complété-je à voix haute.
Lui, en revanche, ne se prive pas de lever les yeux au ciel, ce qui a le don de m'irriter davantage.
— Ce n'est rien, ça. Nous n'avons pas à nous en préoccuper.
— Pas à nous en préoccuper ? J'espère que tu n'es pas sérieux, Sander ! Ils ne sont pas parfaitement honnêtes avec nous, et ce depuis le début ! Ils nous cachent quelque chose d'important, qui en va peut-être de votre sécurité, de votre santé, et tu oses me dire que ce n'est rien ?
Face à ma verve irascible, le Norvégien ne riposte pas dans l'immédiat. Ses iris plus foncés sous le clair de lune me scrutent en silence alors que je fulmine, et cette fois ce n'est pas dû qu'au comportement des Danois.
— Si je suis bornée, toi tu es beaucoup trop inconscient et nonchalant ! Ce qui va se passer tout à l'heure n'est pas anodin, ni « ordinaire ». Alors, pardonne-moi de ne pas être rassurée de voir les seules personnes connaissant toutes les implications de ce sort être nerveuses et se réunir à l'écart des autres !
— Je ne t'avais jamais vue t'emporter ainsi, finit-il par commenter alors que je suis à bout de souffle. Ne te détrompe pas : je savais que tu étais du genre colérique, mais là...
Je le frappe à trois reprises sur le haut du torse, puis inspire avec lenteur pour tenter de me ressaisir.
— Tu ne m'aides pas, Sander. Je suis inquiète pour vous et ton attitude ne calme en rien mon état...
Ma confession a au moins le mérite d'effacer son rictus narquois de son faciès et de lui faire recouvrer un peu de gravité et de raison. Sans dévier le regard, il fait un nouveau pas vers moi et remonte mon visage vers le sien.
— Excuse-moi, Gill, murmure-t-il avec sincérité. Je ne veux ni te faire de la peine ni t'exaspérer. J'ai conscience que c'est difficile pour toi et que tu ne le fais que par égard pour nous, pour... notre libre-arbitre. Mais aie confiance, s'il te plaît. Je te promets que tout ira bien au final.
Ma poitrine collée à la sienne, je sens ses battements de cœur s'emballer contre les miens. Ses yeux balayent mes traits de haut en bas durant ses paroles réconfortantes, mais s'arrêtent un peu plus longtemps sur mes lèvres closes.
Nous n'avons jamais été aussi proches auparavant. Nous n'avons jamais été aussi proches de cette façon, lui et moi, et cela me trouble, nous trouble tous les deux. Ses doigts, qui étaient restés immobiles sous ma mâchoire jusque-là, entreprennent de la caresser doucement, délicatement. Leur pulpe teste pour la première fois la texture de ma figure, se portent sur le bas de ma joue, puis près de ma tempe.
Un sentiment étrange, proche de la gêne, se propage dans mon corps et fait affluer des rougeurs là où son toucher s'attarde. Mon rythme cardiaque se déchaîne à son tour, mon souffle se suspend dans ma gorge... et aucune de ces curieuses réactions n'échappe à Sander. Il me sonde toujours avec cette même intensité et cette même lueur dans le regard, et je comprends sans peine que ce rapprochement entre nous lui plaît. Beaucoup.
Je suis pétrifiée, suspendue à ses gestes doux et happée par ses prunelles ardentes. Mon esprit s'est éteint à la seconde où il s'est penché vers moi et a posé sa main sur mon visage. Je ne sais ni quoi dire ni quoi faire. Je ne sais même pas comment je suis supposée réagir... Tout est confus et emmêlé dans ma tête. Et pour ne rien arranger, son odeur percute soudain mes sens et s'infiltre par vagues en moi, beaucoup plus prononcée qu'à l'accoutumée. Les notes d'aulne et de hêtre qui le caractérisent, ainsi que l'effluve de musc qui se dégage de son cou, s'harmonisent entre elles et m'enveloppent comme dans un cocon. Elles forment un brouillard lénifiant qui m'encourage à ne pas me détourner de Sander.
Encouragé par mon absence de protestation, mais le cœur toujours en déroute, Sander sourit légèrement, puis rebascule ses doigts sous mon menton pour mieux me hisser vers lui. Sa bouche entrouverte plonge sur la mienne, mais je me recule au dernier moment, secouée pour de bon par cette proximité.
— Nous devrions rejoindre les autres, maintenant, l'avertis-je en une expiration rapide. La cérémonie va commencer.
Sa main choit dès que j'instaure une plus grande distance entre nous, cependant ses orbes bleus, eux, ne relâchent pas les miens. Un tourbillon d'émotions virevolte à l'intérieur, et le peu que j'entraperçois me pousse à me détourner sur-le-champ. Sans une œillade en arrière pour lui, je me dépêche de repartir en direction de mes frères et sœurs, et une fois à leur niveau, je troque mon long manteau contre une cape plus courte et claire.
— Tout va bien, Gillian ? Tu es un peu pâle, s'enquiert ma tante alors qu'elle lisse les pans de mon vêtement.
Je hoche la tête pour la rassurer et entreprends à mon tour de parfaire le tombé de sa tenue afin d'occuper mes mains tremblotantes.
— J'ai hâte que ce soit fini, murmuré-je tout bas à sa seule attention.
Agnès se redresse pour croiser mon regard, et la lueur de compassion que je lis dans le sien me fait expulser une partie de l'air accumulé dans mes poumons.
— Je comprends... Je souhaite aussi que nous en finissions et que tout se déroule au mieux.
— As-tu confiance en Fritz et en les autres ? l'interrogé-je en lui indiquant les Danois. Tu sais comme moi qu'ils ne sont pas entièrement honnêtes avec nous.
— C'est vrai, oui. Tout le monde l'a plus ou moins compris... Mais malgré cela, les villageois ont fait leur choix et veulent s'y tenir. Nous nous devons de respecter leur volonté.
Cette réponse, comme aucune autre, ne me satisfait, mais je ne me récrie plus. Ma tante est celle qui, après moi, présente quelques craintes quant à ce sort. Elle a surtout peur qu'il ne fonctionne pas ou qu'il blesse nos amis... Mais comme elle vient de le souligner, elle ne se soulève pas contre cette décision – trop précipité à mon goût. Agnès respecte trop le libre-arbitre de chacun pour s'y opposer... quand bien même la décision des Norvégiens ne peut pas être qualifiée de parfaitement libre et éclairée. Sur ce point-ci, nous sommes en désaccord, ma tante et moi.
Je ravale un soupir et m'attèle aux derniers préparatifs avec mon clan tout en évitant de me déporter de ma tâche et de rencontrer les prunelles qui ne cessent de m'observer.
— Tout est prêt ? lance Emmett à la cantonade quelques minutes plus tard.
Nous acquiesçons tous puis nous réunissons sur le flanc nord du plateau, tandis que les Norvégiens « élus » s'agglutinent à l'opposé. La lune est bien haut dans le ciel et aucun nuage ne vient l'entraver. La Nature nous a écoutés et est avec nous ; nous pouvons entamer le sortilège.
Lizzy et Kathryn se chargent d'allumer des bougies depuis le feu au centre de notre rassemblement, puis de les disposer en cercle autour des Norvégiens. De leur côté, Emmett et William se saisissent de couteaux pour tuer nos offrandes, tandis que Viggo et Fritz entonnent les premiers chants et prières. Richard, lui, s'occupe de récolter le sang des chèvres sacrifiées dans des ramequins, puis de les présenter aux élus. Chacun d'entre eux doit en boire une petite quantité, et avec le reste, Agnès et moi traçons quelques runes sacrées sur leur torse mis à nu.
Je me place d'office devant les femmes, laissant le soin à ma tante de s'occuper des hommes, dont Sander, et m'applique à dessiner sur leur poitrine et à leur offrir un regard calme et franc. Toutes me rendent la pareille, sans une once d'hésitation, et ne prêtent pas attention aux frémissements de froid qui les étreignent. Elles sont solides et courageuses ; elles ne fléchiront pas.
Une fois nos ornements terminés, Agnès et moi nous éloignons du groupe afin de céder le passage à Fritz et Viggo. Ces derniers, drapés dans des robes aussi noires que le ciel, s'inclinent vers les élus et leur présentent un couteau propre et effilé.
— Vous devez vous entailler et laisser votre propre sang couler, à présent, les informe Viggo.
— Quoi ?
Mon exclamation attire les coups d'œil interloqués des Norvégiens sur moi, mais je reste focalisée sur les deux sorciers.
— Vous ne nous avez jamais parlé de ça ! m'offusqué-je en faisant un pas vers eux.
— Il ne s'agit que d'une petite coupure, Gillian, m'assurent-ils. Ils doivent offrir un peu de leur sang à la terre si nous voulons que la Nature nous écoute et accède à notre requête.
Je ne réplique rien, moyennement satisfaite par cette réponse. Pourquoi ne pas nous avoir expliqué ça auparavant, comme le reste ? Si ce n'est qu'une coupure, il n'y avait pas de raison de dissimuler cette étape...
Tandis que je regarde la lame passer de main en main, je ne peux m'empêcher de m'interroger sur les autres « détails » qu'il nous reste à découvrir et à sentir une nouvelle vague de tension monter.
Les gouttes de sang s'écrasent une à une sur le sol, alors que les hommes et les femmes s'agenouillent pour la suite du sortilège. L'énergie des berserkers a été éveillée, la puissance de la terre a été appelée, il est temps désormais d'invoquer celle de la lune au-dessus de nous. Et c'est à ma tante et moi que revient ce rôle délicat.
Prendre à témoin la lune ou le soleil demande une grande force et un grand pouvoir, que rares sont les sorciers et sorcières à savoir canaliser. William ou Fritz aurait toutefois pu s'en charger, du fait de leur « ancienneté », mais il est conseillé de réaliser cette invocation en synergie. Il doit exister une vraie symbiose entre sorcier et astre, et il est plus facile de la trouver lorsque deux mages sont déjà liés entre eux et qu'ils se servent de leur lien pour incorporer la lune à ce flux.
Agnès et moi avons cette affinité : nous faisons partie de la même famille – ce qui ne gâche rien à la chose – et nous sommes puissantes seules, et redoutables ensemble. Ainsi, le choix s'est vite porté sur nous.
À l'inverse de notre congrégation, nous portons des robes blanches, aussi immaculées que la lune, et nous laissons cette blancheur briller sous ses rayons, après avoir retiré nos capes. Face à face, ma tante et moi nous accrochons aux prunelles de l'autre, puis nous nous tendons les mains avant d'abaisser nos paupières. Les chants gagnent en intensité autour de nous, mais nous ne nous laissons pas distraire par eux. Nous avons nos propres mélopées à faire retentir.
Tête basse, je démarre la complainte en latin, puis Agnès se joint à moi en anglais, nos voix claires et fermes. Quelques minutes suffisent pour que nous ressentions les premiers effets de notre incantation : les rayons lunaires sont plus soutenus, ils brillent plus fort, éclairent davantage les lieux. Je peux le discerner en partie sous mes paupières, mais les cris des Norvégiens sont sans équivoque. Eux assistent à ce changement en direct.
Nos prières reprennent de plus belle, enhardies par ces premiers bons signes, jusqu'au moment où nous nous mettons tous à chanter à l'unisson les mêmes paroles. Des vibrations ténues se propagent sous nos pieds, se répercutent jusque dans nos membres et nos gorges déjà vibrantes. Cette fois, il n'y a aucun doute possible : la Nature nous a entendus. Elle est avec nous.
— Encore un petit effort, souffle Fritz alors que la luminosité s'affole. Nous y sommes presque.
Oui, nous pouvons toutes et tous l'éprouver désormais. Même la vie alentour le ressent, car certains animaux se manifestent au travers de clameurs et mugissements. Le souffle court, les muscles tremblants, nous tenons bon et débitons le dernier couplet. Nos voix chevrotent un peu, mais cela ne nous retient pas d'y mettre tout notre dévotion et nos réserves de force.
Enfin, l'ultime syllabe s'échappe de nos trachées heurtées, et toutes les respirations présentes, même celles en dehors de notre groupuscule, se coupent net. Je rouvre les yeux sur ceux d'Agnès et ne manque pas de constater qu'elle est aussi éreintée que moi.
Lentement, nous abaissons toutes deux nos bras et délions nos doigts, puis j'avise en vitesse les faces rouges et pantelantes des sorciers. À petits pas, ils se détachent des uns des autres, hors d'haleine, et dans un même mouvement, se tournent vers les Norvégiens restés au sol.
La lumière lunaire a désempli, désormais c'est surtout le feu qui nous permet d'inspecter leurs expressions et leurs corps. Ils paraissent aussi sonnés que nous, mais en forme. Aucune blessure ou marque n'est apparue... rien n'est à dénoter, outre leurs yeux un peu hagards et leur souffle encore chahuté. Je m'attarde d'ailleurs sur ce dernier élément : eux aussi ont été affectés d'une certaine manière par nos prières. C'est assez troublant, mais pas si surprenant que cela.
Nous nous contemplons, Anglais et Norvégiens, dans un silence absolu durant plusieurs minutes... sans que rien ne se passe. Les runes sont toujours en place sur les poitrails, des taches de sang recouvrent la terre, le feu et la lune brillent doucement, l'écho de nos chants résonne encore autour de nous... mais rien. Pas de changements. Pas de nouvelle énergie surhumaine dans l'air. Juste le silence, et je me surprends à ressentir autant de soulagement que de désappointement.
Une forme d'apathie semble nous saisir alors que la réalité de notre échec s'impose. Nos muscles se relâchent, nos épaules s'affaissent... mais cela ne dure pas. Au premier cri déchirant émis par l'un de nos hôtes, nous nous redressons tous d'un seul coup et écarquillons les yeux.
La tête rejetée en arrière, Friedrich s'époumone à s'en briser les cordes vocales et se contorsionne en tous sens sur le sol. Les tendons de son cou sont saillants, ses membres rigides, et ses yeux sont révulsés dans leurs orbites ; il souffre soudain d'un mal, d'une douleur que nous n'avons pas vu venir et qui semble le terrasser de l'intérieur.
Aucun de nous n'a le temps de réagir et d'envisager de lui porter assistance, hélas, car une nouvelle dissonance de cris s'élève près de lui. Deux autres de ses compagnons se mettent eux aussi à hurler à la mort, vite suivis par celles et ceux qui étaient restés aussi impuissants que nous jusque-là devant leur trouble. En une poignée de seconde, tout le clan scandinave souffre le martyr et est traversé de violentes secousses.
Mes iris effarés vont des uns aux autres et mon cœur tressaute furieusement lorsqu'ils font le point sur la silhouette dévastée de Sander. Alors je regrette d'avoir éprouvé du dépit en pensant que le sortilège n'avait pas pris. Je regrette de m'être pliée aux désirs fous et inconscients de mon peuple. Je regrette d'avoir entrepris ce voyage et d'avoir semé chaos et douleur dans ces terres paisibles. Et plus que tout, je regrette d'avoir écouté, ne serait-ce qu'un instant, les récits de Fritz.
Mue par une violente impulsion, je fais volte-face et fonce sur le Danois. Je l'agrippe par les pans de sa robe et le secoue de toutes mes forces, mon visage ulcéré très près du sien.
— Qu'est-ce que tu as fait ? Qu'est-ce que tu nous as fait faire ? Tu n'es qu'un monstre ! Tu entends ? Un monstre !
L'homme ne me répond pas, bien que la panique ait envahi son regard clair, et me laisse le malmener. Je lui hurle dessus, presque aussi fort que nos amis derrière nous, et il ne m'arrête pas même quand William me détache de force de ma cible.
— Regarde-les ! Regarde-les et ose nous dire que c'est ce que tu voulais ! Ose nous dire que c'est ce qu'il y a de mieux pour eux !
— C'est ce qu'il leur faut, oui, intervient la voix calme d'Erik dans mon dos.
Verte de rage, je me tourne pour lui faire face et serre les poings.
— Tu n'es pas sérieux ? lui craché-je, le menton pointé sur les victimes. Ils sont en train de se tordre de douleur, ils vont peut-être même mourir sous nos yeux, mais « c'est ce qu'il leur faut » ? Tu es complètement fou !
— Ils ne vont pas mourir, réfute le berserker sans s'émouvoir. Il n'y a même aucun risque.
— Alors pourquoi hurlent-ils ainsi ? intervient William, tendu.
Erik se déporte un instant vers les suppliciés et écoute leurs plaintes éperdues. Magnus et Harald à ses côtés sont aussi attentifs que lui, je le vois dans leurs prunelles bien que leurs traits ne varient pas d'expression. Ils demeurent de marbre et graves comme au premier jour, et c'est avec cette même attitude qu'Erik revient vers nous pour nous annoncer :
— Le sortilège a fonctionné. Vous l'avez accompli avec brio. Ce que vous voyez là en est le résultat : ils sont tous en train de changer.
* * * * * * * * * * * * *
Bonjour ! Demat! :)
Voilà pour ce chapitre 10 du lancement de sortilège ! Bon, comme annoncé, ça n'est pas terrible-terrible au final ^^' Et le pire reste à venir dans le prochain chapitre du point de vue de Sander :o
Comment trouvez-vous la réaction des sorciers/sorcières ? des berserkers danois ? de Gillian ?
Vous vous attendiez à autant de cachotteries et duplicités et à ce que la situation se dégrade ainsi ?
Avant de vous quitter sur cette partie, je vous souhaite une bonne année, la meilleure possible en tout cas, et que vous y connaissiez plus de joies que de peines <3 Bloavezh mat d'an holl!
Bisous ! Pokoù!
A. H.
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