Épilogue
— Vous êtes sûrs de vous ? vérifié-je en réfrénant un sourire soulagé sur ma bouche.
— Ils ont été formels : nos dernières troupes sont sur le retour et victorieuses ! s'exclame l'un des deux soldats qui vient de faire irruption au milieu du conseil.
— Et si l'on s'en tient aux rapports de nos informateurs de ces derniers jours, tout va pour le mieux, il n'y a plus rien à signaler, surenchérit son accompagnateur avec un sourire confiant.
— Vous pouvez faire confiance aux informateurs, assure Dren sur ma droite avec un clin d'œil, je les paye bien pour leur travail.
Quelques murmures se manifestent autour de notre table, et il suffit d'une poignée de secondes pour qu'ils se transforment en vrombissement joyeux, mais incrédule. Je les regarde tous un à un, le même élan courant dans mes veines, puis me lève lentement de mon siège. Mon cœur bat fort sous ma peau, j'ai l'impression qu'il va s'extraire de ma poitrine à ce rythme-là ! Je ferme les yeux, concentré sur ses pulsations et l'énergie qui vibre en moi. J'ai du mal à réaliser que ce jour est enfin arrivé... Nous savions que la fin était proche, que nos efforts allaient être récompensés, mais pas que ce serait aujourd'hui. Je ne suis d'ailleurs pas le seul à ne pas y croire encore, car toutes les silhouettes à mes côtés se sont figées, l'air d'attendre, d'espérer, que je prononce enfin les mots qui donneront vie à cette réalité.
— La guerre est finie, soufflé-je alors sur un ton bas, mais émerveillé.
L'explosion de joie de mes conseillers retentit dans toute la salle et se répercute même dans les couloirs alentour. Montés sur ressorts, ils crient, s'esclaffent, se donnent l'accolade. Ils sont transportés par l'allégresse, libérés de ce poids commun qui pèse depuis quelques années maintenant sur nos épaules. Plus soulagé que jamais moi aussi, je me renverse dans ma chaise et pose l'arrière de mon crâne sur l'appui-tête. Un profond soupir franchit la barrière de mes lèvres.
Voilà près de trois ans que Jarlath est mort et que nous menons la chasse à ses derniers adeptes. Ces trois années ont connu leurs lots de combats elles aussi, car Eleuia avait vu juste en pensant qu'il pouvait rester un ou deux meneurs charismatiques dans les rangs ennemis. Nous en avons débusqué un premier peu de temps après l'affrontement au QG, et si les luttes contre lui et ses sbires ont été éprouvantes, nos renforts venus d'Europe ont été d'un soutien remarquable. Quelques jours ont suffi pour que nous réussissions à dissoudre cette compagnie. Les deux autres leaders, eux, ont été plus prudents, ils se sont moins laissés emportés par la rage de voir leur maître mort et embroché sur une pique. Ils se sont montrés plus réfléchis en adoptant l'une des stratégies préférées de Jarlath en son temps : le jeu du chat et de la souris.
Nous les avons pourchassés sans relâche, eux et leurs régiments, avons lutté et causé un maximum de pertes, mais ils nous ont demandé plus de temps et de persévérance... Et durant tous ces mois d'acharnement, nous avons aussi dû nous assurer que nos stocks d'armes et de nourriture restent constants ; nous devions gérer nos pertes et l'arrivée de nouvelles recrues ; nous nous tenions informés de la vie au manoir lorsque nous étions à l'autre bout du continent, de celle dans nos clans amis... Logistique, pragmatisme, coordination et gestion ont été notre quotidien laborieux, en plus des combats.
Mais trois ans plus tard, alors que je tiens un énième conseil au domaine pour faire le point sur notre situation et celle de nos alliés et qu'Eleuia bat la campagne, la nouvelle est tombée. Le dernier meneur encore en vie, celui qui avait pu s'échapper pendant que ma liée réglait son compte à son comparse, n'est plus, lui aussi. Tous les leaders sont morts, alors les soldats restants se sont rendus ou enfuis, apeurés et esseulés. C'est fini. La guerre est terminée.
— Ça y est, on y est, Allan ! On les a eus ! On a gagné !
Les hurlements festifs de Dren parviennent à mes oreilles au moment où il se jette sur moi. Mon ami me relève et me serre contre lui, extatique. Je ris de bon cœur, puis échange un grand sourire avec lui lorsque nous nous séparons. Je serre des mains, embrasse quelques joues humides et me nourris de toutes ces émotions. La peur a été remplacée par la joie, la colère par le soulagement.
Nous y sommes arrivés...
De nouvelles minutes exaltées passent avant que je décide de ramener le calme parmi nous.
— S'il vous plaît ! Silence, faites silence !
Petit à petit, mes conseillers font ce que je leur demande et se rassoient dans leurs sièges. Leurs regards brillants se tournent vers moi, et l'intensité qui les habite se fait l'écho de mon propre état.
— Je pense que cette séance peut être levée dès à présent, les informé-je sans me départir de ma bonne humeur. Un autre conseil devra avoir lieu une fois nos troupes rentrées, mais cela peut attendre quelques heures...
— La fête, elle, par contre, n'attend pas ! s'écrie l'incube, vite appuyé par plusieurs voix euphoriques. Envoyez mes meilleurs messagers dans les cent kilomètres à la ronde, je veux du monde, beaucoup de monde ! Et commencez à préparer la salle de bal pour ce soir : prévoyez bien les choses en grand !
— Dren, calme-toi, tenté-je en retenant un éclat de rire. Les autres ne sont même pas encore là.
— Ça les fera revenir plus vite, philosophe-t-il.
Cette fois, je ne retiens pas mon rire. Amusé, je secoue la tête alors que je l'entends continuer à donner des ordres à tout va. Il a un certain talent pour mener les gens à la baguette, j'ai pu en être témoin de très nombreuses fois au cours de ces dernières années. Déterminé à nous venir en aide et à garder une place auprès de nous, Dren est devenu notre informateur et messager principal, à la tête de tout un groupe trié sur le volet par ses soins. Il nous a été précieux et nous a permis d'être au courant de tous les mouvements ennemis le plus tôt possible à chaque fois. C'est aussi sa victoire aujourd'hui, et l'être survolté qu'il est veut la fêter dignement.
— Allez, allez ! Filez tous vous bichonner maintenant ! nous commande-t-il avec un geste du bras en direction de la sortie. Les festivités commencent à huit heures tapantes et je n'admettrai aucun retard de votre part !
Nous nous plions à ses exigences et cheminons donc l'un après l'autre vers la porte double. Je remercie et salue chaleureusement mes compagnons devant le battant, échange quelques paroles confiantes avec ceux qui s'attardent un peu plus longtemps comme moi.
— Félicitations, Allan ! Tu as fait un travail extraordinaire ! me complimente Richard en tapotant le haut de mon dos.
— Je n'aurais rien pu faire sans toi ni les autres, argué-je autant avec conviction que gêne.
— Mais c'est toi et Eleuia nos chefs désormais et vos décisions nous ont menés à la victoire. C'est grâce à votre travail en tandem si nous en sommes là aujourd'hui, nous le savons tous ici.
Je souris, touché par ses mots sincères. Ma liée et moi avons toujours souhaité faire honneur à la confiance que nos hôtes ont placé en nous. À la mort de Necahual, Eleuia a juré de se montrer digne de son père, de toujours faire passer l'intérêt de notre communauté, de notre famille avant tout le reste... et comme nous le savons tous, ma liée tient toujours ses promesses.
J'adresse un dernier sourire à Richard, puis nous nous éloignons, chacun vers une extrémité de couloir. Sur mon chemin, je sors mon portable et appelle Eleuia, trop impatient de l'entendre et la revoir. Elle ne doit plus être très loin du domaine maintenant, mais l'attente devient trop longue. Ma liée est partie depuis deux jours, et cette fois-ci je n'ai pu ni l'accompagner, ni laisser Cakulha prendre ma place ici. Je devais rester et je le regrette beaucoup : j'aurais préféré être avec elle en apprenant que ces temps de troubles étaient terminés.
J'écoute les tonalités s'égrener dans mon oreille, mes foulées suspendues dans le dédale, mais aucune réponse ne vient. Eleuia n'a sans doute pas entendu sa sonnerie. Je réessaie une deuxième fois et pense même à laisser un message – le manque nous pousse à faire de ces choses, parfois... – seulement, une voix droit devant m'interpelle.
— Allan ? Aurais-tu une minute à nous accorder ?
J'éloigne mon téléphone de mon visage et redresse la tête dans le même temps. À trois mètres de moi, un petit groupe d'hôtes m'observe, l'air préoccupé. Leur sujet d'inquiétude me frappe l'instant d'après, lorsque leurs esprits s'ouvrent au mien, et je pousse un soupir. Toute la société du manoir n'est pas complètement rassurée, ni certaine de la véracité des nouveaux bruits qui commencent à courir. La famille face à moi en fait partie, et je sais que d'autres comme elle, suivront et voudront que je leur explique sans détour et que je les tranquillise. Et puis bien souvent, nous désirons obtenir des informations de la part des plus hauts gradés, alors...
En tant que second en chef, je me plie à leur souhait et affiche une expression avenante sur mes traits en les rejoignant. Je passe plusieurs minutes avec eux afin de leur répéter avec conviction les bonnes nouvelles, et sans surprise, je me fais alpaguer par d'autres habitants, de dédale en dédale.
Une bonne heure s'écoule ainsi. Je m'efforce de répondre au mieux à toutes leurs questions, à les rassénérer et à les inciter à partager l'état d'esprit plus léger autour de nous. Accompagné par un trio de vampires, ce n'est qu'une fois arrivé au rez-de-chaussée que je me rends compte que je me suis baladé un peu partout dans le domaine. J'ai marché au hasard, porté par les paroles de mes hôtes comme par mes propres interventions.
Dire que j'avais une liste de choses à faire qui m'attend dans mon bureau... Ça devra être reporté.
Après un dernier échange avec les vampires, je prends congé et alors que je pivote sur mes talons, je tombe nez-à-nez avec Dren. Mon ami me dévisage, la bouche entrouverte, déjà prêt à parler, mais je le coupe dans son élan.
— Je sais, je sais... Je ne suis pas encore apprêté pour ta soirée, lui fais-je, une main levée entre nous. Je n'en ai pas encore eu le temps, mais je n'oublie pas, promis.
— C'est bien que tu reconnaisses de toi-même tes torts, me répond-il avec un sourire railleur, cela dit je n'étais pas sur le point de t'engueuler comme tu le penses...
Je hausse un sourcil, étonné. Le rictus de l'incube s'agrandit alors que l'une de ses mains glisse dans les pans de sa veste. Il en sort une large enveloppe qu'il me tend.
— J'ai ceci pour toi, chéri. Je viens tout juste de les réceptionner.
J'ouvre le volant et souris à mon tour en découvrant le contenu.
— Merci, Dren ! m'exclamé-je. Tu as été efficace, comme toujours !
— Je ne te le fais pas dire ! J'espère qu'elle appréciera.
— Moi aussi, assuré-je en rangeant les documents dans ma poche. J'ai hâte qu'elle rentre...
— Comme toujours, s'esclaffe mon ami. Vous êtes pires que de la glue, tous les deux !
Je ris aussi, amusé par sa comparaison plus que véridique. Eleuia et moi sommes inséparables, et les rares fois où nous sommes obligés d'être l'un sans l'autre ne s'éternisent jamais dans le temps. Si c'est le cas, l'un de nous rejoint l'autre au plus vite...
Cela divertit beaucoup Dren et alimente très souvent ses plaisanteries à notre encontre, mais celle du jour ne dure pas car un berserker qui passait par-là nous reprend :
— Eleuia est rentrée avec les autres. Je les ai vus rappliquer depuis le garage.
— Quoi ?
— Ça fait longtemps ? l'interrogé-je avec la même stupeur que l'incube.
— Une vingtaine de minutes, je dirais... Il me semble qu'Eleuia est montée directement.
J'échange un coup d'œil ébahi avec Dren, puis remercie dans un souffle le berserker, le corps déjà tourné vers les escaliers.
— N'oubliez pas la soirée ! me hurle mon acolyte alors que je fonce vers notre chambre.
Je ne lui réponds pas, toute mon attention s'est reportée sur ma liée. Je ne comprends pas pourquoi elle ne m'a pas cherché... A-t-elle été appelée pour une affaire urgente, ou alpaguée par quelques hôtes, comme moi ? C'est bien possible, après tout. Mais quand même... cela fait deux jours que nous ne nous sommes pas vus.
Ça peut paraître dérisoire, mais à mes yeux, c'est l'équivalent d'une éternité. D'autant plus que le silence radio entre nous a perduré pendant ces deux jours : nos occupations respectives nous ont tenus éloignés de nos portables. Et comme un électrochoc, cette petite piqure de rappel me fait accélérer l'allure dans les couloirs. Très vite, je capte l'odeur enivrante d'Eleuia qui me mène – comme je le pressentais – droit vers notre chambre.
Le cœur battant à tout rompre, je m'arrête sur notre palier et prends une seconde pour me recentrer avant d'ouvrir la porte. C'est fou l'effet que me font de si simples retrouvailles ! Une douce chaleur se répand en moi alors que je secoue la tête en pénétrant dans la pièce. Le lien reprend ses droits et toute sa place dans mon être, et ses vibrations basses remontent mes membres.
— Eleuia ?
— Dans la salle de bain, me répond sa voix profonde.
Je m'y rends et sens un sourire heureux se dessiner sur ma bouche en la trouvant, là, immergée sous une couche de savon dans la baignoire. Ses longues boucles sont elles aussi mouillées, et une grande partie d'entre elles a disparu sous l'eau. Son visage avenant est tourné vers moi et les remous à la surface m'indiquent que son corps s'est aussi déplacé.
— Tu as réussi à esquiver la horde de curieux qui t'attendait à l'arrivée ? lui lancé-je en avançant dans la pièce.
— Je cours très vite, tu sais...
Je réfrène un rire sans arrêter ma progression.
— Et le désir de prendre un bain était si impérieux que tu n'as pas pris une minute pour venir me saluer ?
— C'est bien possible..., déclare-t-elle sur un ton traînant qui me fait sourire de plus belle.
Je me penche sur elle tandis qu'elle hisse ses lèvres jusqu'aux miennes et que ses mains humides passent à l'arrière de ma nuque. Notre baiser de retrouvailles dure quelques minutes idylliques. Doux et ardent à la fois, il nous fait soupirer d'aise, front contre front, au moment où nous nous séparons.
— Mais j'avais surtout envie que tu me rejoignes ici, reprend Eleuia avec un sourire taquin. Loin des autres et de nos obligations...
— Juste toi et moi, complété-je en l'embrassant derechef.
Ma liée acquiesce contre ma bouche, m'invite à me couler dans l'eau avec elle, puis repose ses lèvres brûlantes sur les miennes. Cette fois-ci, je parviens à suffisamment m'écarter pour déboutonner mon pantalon. Eleuia ne manque pas une miette de mon déshabillage, une lueur lascive dans son regard d'ébène. Mes doigts remontent sur ma chemise et s'arrêtent une seconde sur la large poche de devant, là où j'ai rangé les papiers donnés par Dren. J'ancre mes prunelles à celles de mon âme sœur et ébauche un nouveau sourire.
— J'ai un cadeau pour toi.
— Vraiment ? émet-elle, surprise et ravie à la fois.
Je hoche la tête tout en finissant d'ôter mes vêtements. Une fois nu, j'attrape ledit cadeau, contourne la baignoire pour me placer dans le dos d'Eleuia. Elle ferme les yeux à ma demande alors que je me glisse tout contre sa chaleur revigorante, mes jambes de part et d'autre des siennes et ses fesses au niveau de mon bassin.
— Ouvre les yeux, maintenant, lui soufflé-je à l'oreille avant de l'embrasser.
Eleuia met quelques secondes pour comprendre de quoi il s'agit, mais dès qu'elle saisit, sa gorge produit un petit hoquet. Elle s'empare ensuite des feuillets avec délicatesse, de peur de les faire tomber dans l'eau, puis les étudie, le cœur battant, et tourne sa tête ahurie vers moi.
— Des billets d'avion ? Tu nous as pris des billets d'avion pour aller au Mexique ?
— J'ai demandé à Dren de s'en charger, vu qu'il connaît bien cette compagnie, souligné-je en désignant le nom sur les cartons. Il m'a certifié que c'était la meilleure qui soit pour les vols longs.
Ses orbes écarquillés font des aller-retour entre ses mains et moi, ce qui me fait sourire un peu plus.
— On dirait que je suis assez doué pour te faire des surprises, me vanté-je avec humour tout en caressant sa joue.
— Mais... pourquoi as-tu... ?
— Tu m'as toujours dit que ton père aurait voulu qu'une partie de ses cendres soit dispersée sur les ruines de Pomoná, lui expliqué-je avec douceur. Nous avons toujours remis cela à plus tard, mais je pense qu'à présent nous pouvons le faire... et que tu es prête surtout.
Ses traits s'affaissent sous le coup de la peine que le souvenir de son père lui cause. Eleuia en a besoin, même si cette perspective ravive sa douleur. Ces derniers temps, elle se rend très souvent dans l'ancien bureau de Necahual, là où elle a placé l'urne. Elle s'y enferme pendant des heures et n'en ressort que tard dans la nuit pour venir me rejoindre dans notre lit et se serrer contre moi...
J'ai cette idée en tête depuis des mois et je me suis finalement décidé à la concrétiser en en parlant avec Dren. Lui aussi pensait que nous pouvions nous octroyer ces quelques jours d'escapade et laisser Cakulha aux commandes. Malgré mes craintes d'être éloigné du domaine en cette période incertaine où nos ennemis courent toujours, je me suis laissé convaincre par mon ami qu'il n'y aura jamais de moment propice pour le faire. Mais la donne a changé aujourd'hui, nos adversaires sont vaincus : ce voyage ne pose plus aucun problème, donc. Je ne manque pas de le souligner à ma liée, restée focalisée sur les billets qui tournent entre ses doigts.
— Nous pouvons partir l'esprit tranquille et honorer cette dernière volonté... Je suis aussi persuadé que ça te fera du bien de retourner au Mexique, de revoir ses paysages. Tu y penses beaucoup depuis un moment.
— C'est vrai, murmure-t-elle avec un hochement de tête. Mais ça va être si difficile...
Je raffermis la prise de mes bras sur son corps et décolle mon dos de la céramique pour me rapprocher.
— Nous le ferons ensemble, Eleuia. Je serai là pour t'aider. Comme toi tu l'as fait avec moi, à chaque fois que me rendre sur la tombe de Sander était terrible...
Elle inspire une grande goulée d'air en ramenant son front contre le mien. Sa respiration profonde échoue sur mon nez et mes pommettes tandis que je cherche son contact visuel. Les mêmes images pénibles nous assaillent à cette mention, mais la fierté ressentie après coup aussi.
— Ce serait aussi une belle occasion pour toi de me faire visiter le pays. Je parie que tu sauras te surpasser en tant que guide touristique là-bas. Tu me montreras les coins les plus secrets et reculés que tu connaisses.
Ma liée sourit à ma suggestion et la barre entre ses sourcils s'efface enfin. Mon cœur s'allège à cette vision.
— Quatre jours ne suffiront pas pour ça, argue-t-elle en se mordillant la lèvre.
— Alors restons-y une semaine. Deux même, si ça nous chante ! Nous ne sommes pas tenus de revenir aussi tôt que ce que j'avais prévu.
— Tu me proposes des vacances ?
— Ce serait mérité, admets-je, de plus en plus convaincu par cette idée. Si c'est ce que nous souhaitons, nous pouvons le faire.
Ses orbes couleur charbon se plantent à nouveau dans mon regard décidé, une étincelle de doute et d'envie mêlés dans leur profondeur.
— Si c'est ce que tu veux, Eleuia, tu peux le faire, précisé-je sur un ton tendre et ouvert.
Et c'est ce qu'elle veut au fond d'elle, nous le savons tous les deux. C'est ce pourquoi elle finit par accepter ma proposition, ce qui me fait éprouver autant de soulagement que de joie.
— Peut-être que l'on pourrait rallonger ces vacances inopinées de quelques semaines de plus..., poursuit ma liée tout en posant son bien sur un tabouret près de la baignoire.
— Ah ?
— Tu l'as dit toi-même : ceux qui nous menaçaient ne sont plus. Autant en profiter plus longtemps.
— Tu as raison, acquiescé-je, une main portée dans ses cheveux.
— Ça pourrait être l'occasion pour prendre un autre avion depuis Mexico ou Mérida et retrouver Gillian en Bretagne. Nous pourrions y passer la fin de nos « congés » avant de revenir ici.
La suggestion de ma liée me plaît, elle me rend presque impatient d'y être déjà à dire vrai. Cela fait quatre mois que nous ne sommes pas allés lui rendre visite, et même si nous gardons contact via nos écrans, ce n'est pas pareil. Notre sorcière préférée nous manque, tout comme son petit garçon.
— Kaj a dû changer depuis notre dernier séjour là-bas, déclaré-je avec un sourire attendri en me le remémorant. Cet enfant grandit tellement vite !
Le fils de Sander et Gillian va bientôt avoir deux ans, d'ailleurs. Ce petit homme est une belle boule d'énergie et un vrai rayon de soleil qui arrache de magnifiques sourires à sa mère. Gill est très fière de lui et de noter chaque jour de nouvelles ressemblances avec son père. Kaj a les mêmes yeux et cheveux que Sander, et c'est bien cette première similitude qui est la plus frappante. J'ai souvent eu l'impression que c'était mon ami que j'avais en face de moi, tant leur regard dégage la même lueur, la même force et chaleur... À sa naissance, qui a eu lieu ici, au manoir, nous avons tous été déstabilisés par cette similarité. Il m'a fallu sans doute plus de temps qu'aux autres pour m'en remettre, car ces deux billes azurées me rappelaient autant de bons que de mauvais souvenirs. Ma culpabilité ne disparaîtra jamais et j'avais peur que cette ressemblance me tienne éloigné de Kaj. Cependant, ça n'a pas été le cas : il est le fils de mes deux meilleurs amis, je ne pouvais pas ne pas l'aimer ou l'estimer...
Durant les neuf premiers mois de sa vie, nous nous sommes tous occupés de lui. Nous avons aidé Gill à l'élever, à se relayer auprès de lui la nuit aussi... Et puis un jour, la sorcière nous a annoncé qu'elle désirait s'en aller pendant un temps, partir vivre ailleurs avec Kaj. Elle avait besoin de se reconstruire loin du domaine, loin de toutes ces pièces qui étaient habitées par le fantôme de sa vie d'avant... Elle avait besoin de temps, tout simplement. Alors elle est partie en Bretagne, y retrouver des amis proches qui vivent dans un hameau paisible. Et je pense qu'elle a pris la bonne décision, elle me paraît toujours apaisée et radieuse lorsque je la revois. J'ai été l'un des premiers à comprendre ce choix, car une partie de moi ressent la même chose. Parfois, ces murs me tirent vers le bas, m'aspirent au cœur de la mélancolie, et je souhaiterais leur échapper... Eleuia et moi avons déjà parlé d'aller nous installer quelques années dans un autre pays, il ne nous reste plus qu'à le choisir et sauter le pas, comme Gillian. Le domaine restera toujours notre foyer, à tous ; mais quelques fois, il est bon de partir pour mieux revenir plus tard...
— Tu es avec moi ? m'interpelle ma liée pour me ramener à l'instant présent.
— Oui... Je pensais à Kaj et à Gillian.
— Et à Sander, termine-t-elle à ma place d'une voix douce.
J'opine du chef tandis que ses lèvres pressent ma main. Elle place ensuite ma paume contre sa poitrine nue, là où bat calmement son cœur.
— Il aurait été très fier de toi, mon amour... Tu as su prouver ta valeur et ta force, celles en lesquelles il croyait dur comme fer. Tu as aussi le courage et la volonté suffisante pour respecter ta promesse chaque jour.
Je ferme les paupières, m'imprègne au mieux de la puissance de ses mots. Sa foi en moi n'a jamais flanché et elle semble même devenir plus intense et absolue au fil des années... En replongeant dans ses orbes lumineux, j'en ai la confirmation.
— Tu es notre bouclier, notre protecteur à tous, Allan, poursuit ma liée avec ferveur. Malgré les difficultés que cela peut représenter, tu t'y tiens à chaque instant. Tu es exceptionnel...
Ma bouche part à la rencontre de sa mâchoire, baise avec lenteur sa joue chaude puis ses lèvres gourmandes.
— Merci, susurré-je sans me séparer d'elle. Tu as tellement confiance en moi !
— Et il en sera toujours ainsi, conclut Eleuia en repositionnant son dos contre mon torse.
Elle s'allonge sur moi, ses bras s'enroulent autour des miens qui migrent sur son ventre et sa hanche. Entrelacés l'un à l'autre, nous profitons de ce moment de détente. Nos doigts massent et cajolent différentes parties de nos corps. Ma liée ronronne d'aise lorsque je m'attarde sur les muscles de sa cuisse. Je m'efforce de les décontracter un à un pendant qu'elle remonte ses propres massages dans mon cuir chevelu.
Nos attentions sont douces, un peu sensuelles aussi, ce qui explique bien vite nos souffles plus lourds et les picotements électriques qui se propagent dans nos chairs. Mes paumes glissent sur ses courbes, les cajolent à outrance, et ma tête se niche dans son cou. Je butine sa peau, darde ma langue sur son pouls filant et suis récompensé par un gémissement qui vibre sous mes lèvres. Son ventre se contracte quand je délaisse ses jambes pour m'occuper de sa taille et ses fesses. Son bassin recule vers mes mains, bouge contre elles, mais surtout contre mon propre bas-ventre échauffé. Mon sexe devient dur sous l'eau, l'excitation nous gagne peu à peu alors que mes hanches se mettent à accompagner les siennes.
Quelques vaguelettes se forment à la surface, je les aperçois du coin de l'œil. Je ne m'en préoccupe pas beaucoup cela dit, car mon regard est appelé ailleurs au moment où Eleuia ramène mes doigts sur son sternum. Sa main couvre la mienne et ne la relâche pas en arrivant sur son mamelon dressé, qui jaillit du savon. Nous le caressons ensemble sans cesser de bouger contre l'autre plus bas, et seuls les sons qui montent de la bouche entrouverte de ma liée devant moi brisent la quiétude ambiante.
Je décale sa tête et relève plus haut son menton afin d'atteindre ses lèvres. Je l'embrasse à en perdre haleine, continue à parcourir ses formes frémissantes avec elle, mais l'obscurité grandissante derrière la fenêtre m'interpelle. La cime des arbres se confond avec les ténèbres désormais, signe qu'il est plus tard que ce que je pensais. Je m'oblige à m'arracher de cette bulle hors du temps et du monde, pour retrouver la réalité.
— Il est tard, chuchoté-je contre la bouche d'Eleuia. Dren nous attend pour la réception.
Ses mouvements ralentissent alors que ses prunelles fauves et lascives croisent les miennes. L'eau cesse d'onduler à notre instar, et nos mains ne sont plus que sagement enlacées sur son sein.
— Plus tard, donc, conclut-elle avec un bref soupir.
Je me fais l'écho de sa déception, mais lui confirme aussi que ce n'est que partie remise. Le timing est mauvais et surtout, Dren est bien capable de venir nous traîner à sa soirée, peu importe l'état dans lequel il nous trouvera. Nous allons donc devoir patienter un peu...
Eleuia s'autorise un dernier baiser, suivi d'une morsure taquine et voluptueuse avant de se séparer de moi. Ruisselante d'eau, elle enjambe la céramique, belle à se damner dans son plus simple appareil, et me décoche un sourire ravi lorsque je sors aussi et dépose une serviette sur ses épaules. Je déplie cette dernière et la laisse dévaler sur son dos et la naissance de ses fesses, tandis que la femme de feu attrape une autre étoffe pour moi. Nous nous appliquons à nous sécher, à nous dorloter encore un peu avec lenteur et tendresse. La matière éponge élimine bien vite les gouttes aqueuses, et ce n'est qu'au moment où je finis de m'occuper de ses cheveux que je remarque son regard de braise en train de me dévisager.
— Qu'est-ce qu'il y a ? lui fais-je avec un sourire en coin.
Ma liée me scrute intensément tout en me revoyant un sourire éclatant qui diffuse une nouvelle vague de chaleur dans tout mon corps.
— On a réussi, Allan, me répond-elle d'une voix profonde et exaltée. On y est arrivés, toi et moi.
— À quoi faire ?
— À être toi et moi. À protéger notre foyer. À devenir les chefs de notre famille étendue...
Un sentiment d'allégresse nous sillonne de toutes parts, et le rictus sur mon visage s'élargit comme le sien. Oui, nous y sommes arrivés. Nous sommes capables de tenir ces rôles et de faire enfin l'unanimité auprès des autres. Tout le chemin accompli depuis mon arrivée au domaine s'imprime soudain dans ma chair et dans mon esprit. Ma vie a changé, a pris une direction que je ne soupçonnais pas... Elle me permet aujourd'hui d'être aux côtés de la plus incroyable des femmes et entouré d'alliés fidèles. J'ai fait mes preuves, malgré mes fautes. J'ai su faire le bien autour de moi après avoir fait souffrir. J'ai découvert que je n'étais pas condamné à être dirigé par mes plus bas instincts. Mais j'ai appris aussi qu'ils font partie de moi, qu'ils ne sont jamais loin.
« L'équilibre ne se trouve qu'une fois qu'on l'a perdu ».
William m'avait assuré qu'un jour je comprendrais. C'est chose faite à présent. Et la meilleure source de cet équilibre si précieux est juste sous mes yeux attendris.
— C'est notre première victoire, poursuit une Eleuia rayonnante et satisfaite.
Je l'attire contre mon torse et me délecte de la sentir si chaude et douce entre mes bras.
— Je ne pense que ça soit notre première victoire..., rectifié-je en repensant en mon for intérieur au jour où j'ai lié mon destin au sien, ou à la première fois où nous nous sommes ouverts à l'autre. Mais une chose est sûre : c'est loin d'être la dernière.
Eleuia me sonde jusqu'à l'âme tandis que nos cœurs pulsent avec force dans nos poitrines jointes. Les vibrations de notre lien sont plus présentes que jamais alors que ma liée m'étreint plus vivement.
— Asambles*, exhale-t-elle tout près de mon visage.
— Da virviken*..., entériné-je dans un murmure, mes mains en coupe sur ses joues.
Puis, je scelle cette promesse d'amour et d'union parfaite en fondant sur ses lèvres.
*« Ensemble. À tout jamais ».
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