Chapitre 9
Je rêve de sang, de cris et de cendres. Je rêve d'une paire d'yeux clairs et étincelants avant qu'ils soient parcourus d'un abîme d'ombres. Je rêve de lames qui s'entrecroisent, de claquements violents de peaux. Je rêve de larmes qui deviennent déluge, du vent qui mugit et d'un brasier incandescent.
Je rêve de membres brisés, de corps écartelés et de cœurs arrachés. Je rêve de baisers vibrants, de griffures mordantes et de pleurs... de plus en plus de pleurs.
Leur son emplit mes oreilles, forme un écho troublant qui gagne en intensité. Soudain, ils semblent ressembler... à des vagissements de nouveau-né. Ils retentissent avec une puissance inégalable. Le bébé braille, hurle sa douleur et son abandon. Ses cris sont stridents, à s'en déchirer les tympans. Ils résonnent comme une sonnette d'alarme : suraigus, implacables, continus.
L'enfant exige ma présence, il veut que je m'occupe de lui. Alors je le cherche, j'ai la sensation de me mettre à courir dans ce songe et à décupler de force et de vélocité pour l'atteindre. Ses sanglots ne diminuent pas, mon agitation non plus. Je galope dans le noir, sans apercevoir de point d'arrivée au loin. Dans ma débâcle, je me rends toutefois compte que je ne m'approche pas plus de l'enfant que je ne m'en éloigne. On dirait que ses braillements sont partout et nulle part à la fois... Que cette immensité de noir et de rien dans laquelle je m'enfonce encore, n'est pas vraiment « habitée ».
Il n'est pas là. Ses lamentations si, mais pas lui. Ma course est vaine. Alors je dois...
Réveille-toi.
Je dois...
Réveille-toi.
Et ses pleurs et son chagrin qui...
Réveille-toi.
Sans crier gare, une silhouette, enveloppée d'un halo lumineux, perfore les ténèbres et s'arrête face à moi. Son visage angélique est encadré par quelques mèches plus sombres et sublimé par un magnifique regard saphir qui me transperce de part en part. C'est la couleur du ciel en plein été au Mexique. C'est la nuance que prend la glace sous les rayons du soleil en Alaska. C'est la teinte pure de l'océan que l'on contemple depuis les falaises de Bretagne.
L'apparition lève ses mains vers moi et les pose avec fermeté et douceur sur mes joues. Ses lèvres fines et rosées bougent sous mon nez, d'abord avec la même précaution que ses gestes sur mes traits, mais je ne parviens pas à l'entendre. Les vagissements alentour ne désemplissent pas. Bouche bée, je jauge l'homme, terrassée par tant de beauté et de pureté. Il a l'air d'un ange descendu d'un quelconque paradis...
Allan.
Ses doigts se resserrent brusquement sur le contour de mes pommettes alors que le léger sourire, qui ornait jusque-là sa bouche, se durcit et tombe un peu. L'ange penche davantage sa tête contre la mienne, au point de frôler mon front et ma bouche des siens. Dans le même temps, les cris perçants du nourrisson cessent. Le souffle chaud d'Allan se heurte au mien et je sens une partie de mon oxygène libérée s'infiltrer entre ses lèvres à l'instant où il les sépare l'une de l'autre.
— Réveille-toi, Eleuia !
Ses lippes me frôlent en prononçant ces mots et laissent un goût et une odeur alléchants inonder mes papilles. Lorsque l'homme se recule, j'attrape la perle de sang à l'orée de ma bouche avec la langue et ai l'incommensurable plaisir d'y retrouver la même saveur, ce petit morceau d'âme puissante et riche...
J'ouvre ensuite les yeux sur le plafond de ma chambre, sonnée et déboussolée par ces images oniriques. Mes cils papillonnent comme pour chasser les résidus de brillance et d'éclat de ma rétine, mais mes oreilles, elles, sont encore embourbées dans la cacophonie de pleurs lointains.
Ce sont les coups frappés à ma porte et les appels répétés à l'extérieur de la pièce qui finissent par me reconnecter à l'instant présent. Je me redresse et en un bond rapide, j'atteins le battant, l'ouvre et le laisse s'écraser contre le mur. Je tombe alors nez à nez avec Link, l'un des éclaireurs du domaine. Son teint blafard et ses iris exorbités tordent instantanément mes boyaux.
— Eleuia ! Tu es enfin réveillée ! s'écrie-t-il d'une voix forte et nerveuse.
— Qu'est-ce qui se passe, Link ?
— Les troupes de Jarlath arrivent ! Ils marchent sur nous !
— Quoi ?
— Ils vont nous attaquer ! rugit encore le soldat alors que mon cœur fait une embardée dans ma poitrine. Ils sont à à peine à deux kilomètres d'ici, à présent !
— Combien sont-ils ? m'informé-je avec rudesse tout en attrapant mes armes les plus proches.
— Autant que nous, si ce n'est plus.
— Ce n'est pas un chiffre précis ça, Link ! Je veux un chiffre !
Des bruits de pas précipités retentissent dans les couloirs alors que je rive mon regard fauve sur lui.
— Entre quatre cents et cinq cents. Et ils arrivent par tous les flancs pour nous empêcher de fuir et nous encercler.
Mon épée sanglée et mes poignards et bâton télescopique harnachés au niveau du thorax et de mes cuisses, je franchis le seuil de ma chambre et me rue en avant, Link sur mes talons.
— Les clans de Griffin et d'Eleanor ont été prévenus ? lancé-je en repensant à nos alliés aux abords du domaine.
— Oui, il y a une dizaine de minutes. Ils devraient être là sous peu.
— Et nos propres troupes sont prêtes ?
— Les premiers rangs sont formés et n'attendent plus que les ordres. Conrad en a envoyé une bonne partie sur les remparts sud et est, tandis que l'autre moitié est à l'extérieur, postée à plusieurs mètres des portes.
J'acquiesce tout en poursuivant mon chemin. Les tenir à distance du manoir afin de les empêcher de pénétrer entre nos murs, tout en veillant à en repousser un maximum depuis les remparts à coups de salves de pouvoirs et de flèches, c'est là notre stratégie première. Conrad et nos autres généraux ont fait ce qu'il fallait.
— Où se trouve Conrad ? demandé-je en débouchant à la jonction de l'aile.
— Sur le flanc sud, pour l'instant.
— Allons-y.
L'effervescence règne partout où mon regard se pose une fois que j'ai quitté la zone de dortoirs. Tous les habitants courent en tous sens, vont et viennent, des armes ou des munitions dans leurs bras. Le branle-bas de combat a sonné, tout le monde est sur le pied de guerre et se tient prêt pour ce nouvel affrontement. De mon côté, je bouillonne de rage et me liquéfie de peur en pensant à notre ennemi. Moins de vingt-quatre heures se sont écoulées depuis notre dernière « rencontre », et l'infâme est prêt à remettre ça. Avec Allan de son côté, Jarlath est persuadé de son triomphe et ne souhaite plus attendre pour nous mettre en déroute. Il rêve depuis longtemps de nous évincer, il nous exècre autant que nous l'exécrons. Et malheureusement pour les miens et moi, je crains que cette fois, il ait de bonnes raisons d'espérer, de presque toucher du doigt cette victoire...
Si Allan nous attaque bien, s'il suit aveuglément les injonctions de mise à mort de Jarlath... L'hybride et le reste des disciples dressés nous feront la peau.
Mon palpitant s'agite un peu plus alors que l'image de mon lié s'imprime sur ma rétine. Le verso de son être sera bientôt là ; froid et sanguinaire, cet homme-là n'hésitera pas à décimer tout ce qui figurera sur son passage. Et s'il est là, c'est que son « maître » est sûr qu'il s'en prendra à nous et à personne d'autre.
Je suis presque arrivée aux remparts, et tandis que j'avance encore j'invoque les deux visages si diamétralement opposés de mon lié dans mon esprit, et jure en silence de tout faire pour l'atteindre en profondeur, pour obtenir de lui un instant de doute, de suspend qui pourrait nous préserver... et le sauver, lui.
Cinq secondes plus tard, je suis à l'extérieur du manoir et observe les archers et leurs commandants se tourner vers moi. Mon regard balaye ces fortifications séculaires que nous avons ajoutées à la bâtisse d'origine à notre arrivée, spécifiquement pour ce genre de cas. La vue panoramique que nous offrent ces murailles est un atout indispensable qui fait encore ses preuves aujourd'hui : un simple pas en avant sur la plateforme suffit pour que je voie la procession imposante des surnaturels ennemis.
— Ton petit ami nous rend visite, lâche une voix sèche non loin de moi. C'est là une délicate attention de sa part et de celle de ses nouveaux amis, tu ne trouves pas ?
Pivotant de trois quarts vers la source de cette voix, je ne suis pas étonnée de découvrir Conrad, le corps raidi de colère, en train de me fusiller du regard. Aucun de mes autres lieutenants n'aurait osé me parler comme il vient de le faire, la crainte et le respect mêlés que je leur inspire les en empêchent, nous le savons tous. Mais ces derniers temps, mon bras droit se fait un point d'honneur de m'exprimer le fond de sa pensée – qui, soyons honnêtes jusqu'au bout, est largement partagé par bon nombre des habitants désormais. Le côté sarcastique et venimeux est un bonus dont il aurait trouvé dommage de se priver...
Les poings serrés, je le jauge de haut en bas, animée de la même animosité que lui. Toutefois, je ne réponds pas à sa pique effrontée et choisis plutôt de reporter mon attention sur la masse à l'horizon qui progresse toujours au même rythme.
— Les archers ont-ils assez de flèches ? interrogé-je alentour sur un ton bas, mais autoritaire.
— Trois soldats sont partis en chercher dans la salle d'armement la plus proche, me répond Liane, une autre lieutenante.
— Link, va leur prêter main forte, dis-je à mon accompagnateur qui détale dans la seconde sans demander son reste. Plus il y en aura, mieux ce sera... Des nouvelles de Griffin et Eleanor ?
— Ils devraient nous rejoindre par le nord, m'informe Alec sur ma gauche. Nord et nord-nord-ouest, pour être précis.
Je hoche la tête, un œil sur nos ennemis. Ils opèrent un léger détachement de troupes, une partie d'elles se dirigeant vers l'est, mais la grande majorité garde la direction du sud, droit vers l'entrée du domaine. Une ébauche de sourire satisfait retrousse la commissure de mes lèvres pour la première fois depuis une éternité, me semble-t-il. La précipitation et la trop grande confiance de Jarlath vont peut-être jouer en notre faveur, finalement...
Même s'il possède ce qu'il considère être une arme surpuissante dans ses rangs en la personne d'Allan, c'est une erreur stupide de sa part que de ne pas tenter de nous encercler. Laisser d'entrée de jeu deux flancs à découvert est une mauvaise stratégie dont nous allons pouvoir profiter d'abord en accueillant nos alliés sur l'un d'eux, ensuite en lançant un bastion de soldats au bon moment sur l'autre. Et ce seront nos ennemis qui finiront encerclés.
L'attaque surprise et frontale qu'a prévue Jalath engendrera des pertes importantes, il est inutile de se leurrer là-dessus. Son armée est forte et sans doute aussi bien préparée que la nôtre, il est évident qu'elle tuera et saura se défendre face à nos assauts. Mais son meneur est aveuglé par ses désirs et sa folie. L'excitation de voir ses forces offensives gagner du terrain prime sur une bonne préparation. Il ne tient qu'à nous de faire bon usage de ses bévues.
— Tout le monde à son poste ! crié-je sans plus perdre de temps. Encochez vos flèches et préparez-vous à tirer au signal ! Privilégiez-les pour l'heure, n'utilisez pas les forces telluriques ou aériennes.
Je dévisage les sorciers-archers à cette dernière mention, ce qui m'attire quelques hoquets et coups d'œil stupéfaits.
— Quoi ?
— Fauchez le plus de soldats possibles postés en arrière. Empêchez-les de s'allier aux combats en bas. Réduisez leur nombre et laissez les autres au sol s'occuper des survivants au corps-à-corps. Nos premières lignes contre leurs premières lignes.
— Tu plaisantes, j'espère ? m'alpague Conrad, ses iris noirs et hargneux revenus sur moi.
— Pas d'interventions magiques ? balbutie une soldate, les yeux ronds de stupeur.
— Pas dans l'immédiat venant d'ici, rectifié-je, les sourcils froncés. Ceux au niveau des portes s'en chargeront. Les dégâts seront plus définitifs et certains en face-à-face. N'intervenez que si nos forces déclinent, précisé-je, inspirée.
Un silence stupéfait et aux ondes méfiantes répond à mes ordres. Face à l'alourdissement significatif dans l'atmosphère, je détaille un à un les regards autour de moi sans flancher.
— Faites ce que je vous dis ! Encochez, bandez, tenez et décochez au beau moment et sur les postes en arrière. C'est clair ?
Sans plus faire de vagues, l'ensemble des combattants acquiescent à l'unisson, puis s'exécutent la seconde suivante. À l'instant où je me détourne et où mes prunelles glissent sur la silhouette de mon bras droit, je capte la lueur folle de son ire qui le consume de l'intérieur. Une veine bat sur le front de Conrad, tant il a du mal à contrôler son emportement, toutefois je m'en désintéresse et me dirige vivement vers la sortie des remparts.
— Où vas-tu ? aboie-t-il alors que je passe près de lui.
— Me battre, rétorqué-je simplement. Je mène les premières lignes.
— Pour t'assurer que personne ne touche à ton précieux hybride ? persifle le vampire teigneux.
— C'est là où est ma place... Sur le front, et nulle part ailleurs.
— Tu vas le protéger !
Conrad éructe, la mâchoire verrouillée. Je lui réponds en articulant bien chaque mot, sans me départir de ma voix tranchante et glaciale.
— Je vais me battre et défendre celles et ceux qui le méritent. Comme je le fais depuis un millénaire. Comme l'exige ma position de cheffe de guerre.
Une courte pause tendue suit avant qu'il reprenne la parole.
— Je viens avec toi.
— Non. Tu restes ici, ordonné-je d'un ton sans appel, stoppant ainsi son élan. C'est ici qu'est ta place. En tant que lieutenant premier, tu vas là où je te somme d'aller.
Loin de moi.
Les orbes de mon second s'assombrissent, mais je ne lui laisse pas le temps de me foudroyer avec ou de m'invectiver. Tournant les talons, je rebrousse chemin, m'élance à grande vitesse dans les escaliers et différents couloirs à traverser, et finis par m'arrêter devant la haute porte d'entrée.
Elias et Reun sont là eux aussi, habillés de quelques protections et armés de lances et de revolvers. Plus en retrait, d'autres recrues forment des lignes disciplinées et attendent les ordres. Hommes comme femmes sont calmes, ont l'air concentrés sur la bataille à venir. Mais leurs muscles tendus trahissent la tension et le stress qui couvent sous la surface. Je prends une minute pour adresser un regard franc et hardi à chacune et chacun, dans l'optique que notre courage et forces mutuels se confrontent et s'alimentent, puis je baisse une fois le menton afin de faire comprendre au berserker qu'il est l'heure.
Reun attrape les lourds battants et les pousse loin devant lui pour nous ouvrir. En tête de cortège, je n'hésite pas, je traverse les rangées de soldats avec le plus d'assurance possible. Je les remonte une à une, soulagée de les compter par dizaines et fière de capter quelques œillades déterminées de-ci de-là.
Une fois arrivée au poste le plus avancé, je laisse mes alliés qui suivaient mes pas se placer, tout en faisant un tour d'horizon. Sur les côtés, à quelques mètres de distance de ma ligne, des foyers extérieurs remplis de braises ardentes ont été installés, ainsi que quelques chaudrons d'eau. Ils nous serviront, aux sorciers et moi-même, lorsque nous désirerons faire appel aux éléments naturels pour nous battre. Évidemment, les mages adverses auront la possibilité de s'en servir aussi, mais nous ne pouvons pas nous permettre de faire l'impasse dessus malgré ce risque... Espérons donc que notre réactivité et nos plans soient plus efficaces que les leurs.
Face à nous, à environ trois cents mètres, les troupes de Jarlath se sont immobilisées. À notre instar, elles évaluent notre nombre, les forces à notre disposition, les éventuelles failles dans nos positions, etc.
L'impatience et la fébrilité règnent dans leurs pupilles dilatées ; il n'y a aucune trace de peur ou de doute en eux. Forcément. Jarlath les a dressés à son image, en se calquant sur son égo et son excès de confiance en lui... L'échec n'est pas admis et l'incertitude encore moins. C'est inenvisageable pour un mégalomane comme lui.
Celui-ci me décoche d'ailleurs un coup d'œil affable, assorti d'un sourire large et confiant qui me hérisse de la tête aux pieds. Il est sûr de l'issue du combat avant même que ce dernier ait commencé. Sa suffisance exsude par tous les pores de sa peau. Une vague de haine pure se lève en moi, houleuse et abyssale, cependant elle ne déferle pas avec puissance et fracas. Elle s'affaisse même lorsque je suis le regard de mon ennemi qui glisse sur la silhouette à sa gauche.
Droit comme un I, les jambes légèrement écartées et l'air imprenable, Allan toise chaque soldat devant lui. Comme lors de son réveil hier, il paraît posé, presque éteint.
Le calme avant la tempête.
Je n'oublie pas qu'avant d'attaquer certains de ses alliés et amis dans cette grotte, il avait la même attitude amorphe et déconnectée. Sa sauvagerie n'est pas loin, elle est tout juste bridée pour le moment. Tant que Jarlath ne donne pas son feu vert, mon lié conservera cette fausse nonchalance, ce désintérêt tronqué.
Incapable de résister à cette inspection, je remonte vers ses prunelles, qui elles, ne semblent pas avoir recouvert toute leur clarté. Malgré les mètres qui nous séparent, je jurerais y discerner quelques ombres persistantes. Suffocante, j'empêche mon cœur lacéré de se réveiller complètement face à cette vision. Si je me laisse aller à nouveau, je ne tiendrai pas et serai bonne à rien ensuite. Je dois résister.
Résister. Résister. Résister.
La main serrée sur le pommeau de mon épée, je scrute encore un peu l'homme passif aux traits hermétiques, et sens l'air de mes poumons être chassé lorsque son voisin se penche à son oreille pour lui souffler quelques mots et, qu'en réaction, son regard de glace se pose sur moi.
Les ombres à l'intérieur bougent, s'agitent alors qu'il me jauge de haut en bas. Elles deviennent frénétiques et redonnent doucement vie à l'être qu'elles servent.
Sans me détourner, je prends une inspiration vive et tremblotante en dégainant mon arme et en la levant droit vers le ciel. Les combattants autour de moi changent de position, le buste et la tête penchés en avant. Le bruit diffus de corde tendue accompagne leurs mouvements. La seconde suivante, une pluie de flèches s'abat sur les lignes arrière de nos opposants, tandis que le gros de mes troupes fonce sur les postes avancés.
La collision survient peu après, des cris de colère et d'agonie s'élèvent dans le champ envahi à l'instant où les premiers fers se croisent. Les corps claquent les uns contre les autres, le sang gicle sur les visages tordus par des grimaces de haine, et des détonations sifflent à nos tympans.
Tout n'est plus que déchaînement de rage, étalement de cruauté et déploiement de férocité. Les uns frappent, les autres embrochent ; tantôt, c'est un coup de feu qui fait ployer, tantôt, c'est une lame enfoncée jusqu'à la garde qui terrasse.
Morsures, fractures, écartèlements, décapitations, démembrements. Les pires sévices sont dispensés en un minimum de temps pour un maximum de résultats. Le chaos est roi et la souffrance est reine dans ce jeu d'échec grandeur nature où pions et cavaliers redoublent d'effort pour les servir.
Je ne suis moi-même pas en reste sur ce front improvisé. Slalomant à la vitesse de l'éclair entre les corps-à-corps brutaux, je me sers de mon épée et de mes poignards à tour de rôle pour tuer. Je plante et transperce à qui mieux mieux et sors de temps en temps un pistolet pour ficher une balle dans la boîte crânienne d'un vampire ou berserker sur ma route. Je ne fais aucun blessé, je m'assure que toutes mes victimes tombent à terre et ne se relèvent pas.
J'élimine plusieurs sorciers aussi et limite ainsi les ressources de Jarlath. Mes propres sorciers de leur côté créent quelques fissures dans la terre pour y précipiter nos ennemis, ou usent du feu et de l'eau prévus à cet effet. Ils ralentissent plus qu'ils ne tuent nos adversaires, mais leur maniement des éléments assure de terribles souffrances à ces derniers. Les autres et moi n'avons plus qu'à passer derrière eux pour finir le travail. Les soldats, au mieux défigurés et aveuglés, au pire paralysés, n'ont pas le temps de nous voir venir et donc de répliquer. Leur vie s'arrête en un claquement de doigts.
Quelques minutes suffisent pour que les cadavres s'accumulent sur le sol. Dans cette débâcle, j'esquive les attaques, grogne lorsque certaines m'arrachent un lambeau de peau ou créent des estafilades sanguinolentes, rends coups sur coups... et sonde du regard le champ de bataille à la recherche d'Allan et de Jarlath. Je ne les ai pas revus depuis le moment où j'ai signalé le début des hostilités et une boule de nervosité de la taille d'une baudruche gonfle dans mon ventre. Cette disparition n'est pas anodine et ne présage rien de bon. J'ai un très mauvais pressentiment...
Un grondement abrupt dans mon dos m'oblige à pivoter vers sa source, ma jambe d'appui ancrée dans le sol pour me propulser si besoin, et ma lame ensanglantée à deux centimètres de mon visage. Un berserker et une succube, l'une armée l'autre pas, foncent sur moi, une lueur meurtrière dans leurs iris. Je tourne sur moi-même pour parer leur première charge, me mets en position accroupie lorsque la succube tranche l'air avec son épée et envoie un coup de pied vicieux dans son genou. Malgré l'impact, elle ne cède pas et fond à nouveau sur moi. Roulant sur quelques centimètres, je lui échappe, mais me retrouve aux pieds de son acolyte dans la manœuvre. Celui-ci me soulève d'un mouvement sec, l'un de ses battoirs autour de mon cou tandis que l'autre se serre en poing et prend son élan pour me frapper. J'intercepte ce dernier, soude mes ongles à ses phalanges et teste sa force contre la mienne. L'espèce de bras de fer ne dure que quelques courtes secondes, sa puissance étant supérieure à la mienne, mais cela me permet de ralentir sa progression et de trouver un autre plan. Ainsi, dans ce laps de temps, je lance mon autre main à la recherche d'un de mes revolvers et mets en joue le berserker au moment où ses yeux s'arrondissent de surprise. Je fais feu, atterris vivement sur mes pieds dès que mon bourreau me relâche et part en arrière, puis fais volte-face à l'entente du cri de protestation de la succube.
Pas moyen de viser cette fois, elle approche trop vite. Je lâche mon arme à feu, cours dans sa direction à mon tour et me propulse au-dessus d'elle. Sans qu'elle ne le voie venir, je me perche sur ses épaules, mes cuisses formant un étau autour de son cou, et tire sur le bas de son visage. Je puise dans mes forces, et tandis que mon ennemie perd l'équilibre, j'arrache sa tête de sa base et me trouve bien vite aspergée de sang.
À nouveau à terre, je me décroche de ma victime et m'extrais de sous elle avant de me redresser, le souffle court et les muscles piquants.
Un peu groggy, je secoue la tête de droite à gauche afin de me maintenir en état d'alerte et vais ramasser mon pistolet. Une fois cela fait, je ne résiste pas à l'envie de me lécher les lèvres imbibées de sang succube. J'avale distraitement ma gorgée requinquante tout en scannant les lieux. D'autres corps tombent, amis comme ennemis, d'autres accrochages et mêlées alentour... et une étrange effervescence pas très loin de moi. Je ne peux pas la voir avec précision, tout se déroule dans une descente a priori, mais les mouvements, les sons... Ils sont différents de ceux qui m'entourent. Fluides, nets, sans heurt... en dehors de quelques cris qui semblent naître et mourir dans le même intervalle.
Utilisant une sorte de plastron abîmé trouvé sur ma droite, je frappe dessus afin de lui rendre une coupe plus lisse, sans bosse, et me fais glisser au sol avec jusqu'à atteindre la pente. J'abandonne la gaine lorsqu'elle me dépose en bas, et reste plantée sur place une longue minute, le cœur en vrac. Allan, en figure de proue d'une marche mortuaire, brise les os et les nuques de tous ceux essayant de lui barrer la route, Jarlath et quelques gardes rapprochés sur ses talons. Les plus émérites de nos guerriers parviennent de temps en temps à le toucher, enfoncent une lame dans une parcelle de corps à leur portée, mais cela n'a aucun effet. Ça ne ralentit même pas l'hybride : les plaies les moins profondes se referment immédiatement, et les autres quelques secondes plus tard. Il continue à ouvrir la voie et veille à la nettoyer avant le passage du vampire... et cette voie qu'il se crée mène vers l'une des entrées secondaires du manoir.
Tétanisée et glacée de l'intérieur, je fais des va-et-vient affolés entre l'hybride et le pan de mur convoité, et réalise avec horreur que si personne ne parvient à le retenir, il y arrivera en moins de cinq minutes désormais.
Les secours ne sont pas encore là, des dizaines d'alliés sont déjà morts et d'autres dizaines vont périr aussi d'ici à ce que nos ennemis battent en retraite ou soient complètement évincés. Mais s'ils réussissent à envahir le manoir, si un groupe parvenait à créer une brèche à l'intérieur... Jarlath fera tout pour prendre le contrôle des lieux. Il tuera un maximum de gens, emprisonnera ou fragilisera les autres et nous barrera l'accès. Son invasion ne durera pas longtemps, vu que nos clans alliés nous aideront – à ce moment-là, nous serons irrévocablement en surnombre par rapport à eux – cependant, les personnes enfermées dans la bâtisse sont les moins fortes, les moins habilitées au combat. Les enfants, les femmes enceintes, les jeunes garçons et filles trop inexpérimentés... Ils n'auront aucune chance face aux sbires de Jarlath. Ils n'auront aucune chance face à un être comme Allan.
Et imaginer un enfant terrorisé « affronter » l'être féroce et sans pitié qu'est devenu mon lié finit de me ranimer.
Je dois gagner du temps jusqu'à l'apparition des clans de Griffin et Eleanor. C'est mon objectif depuis le début, alors je dois m'y tenir.
Tuer mes opposants et repousser leur progression sur le domaine. Ce sont les seules choses qui comptent. Je ne dois pas les perdre de vue.
De nouveau opérationnelle, je contracte les muscles de mes jambes, prête à m'élancer sur le cortège restreint, lorsque le regard de Jarlath tombe sur moi.
— Eleuia, tu te joins enfin à nous ! s'exclame-t-il avec un sourire ravi et lumineux sur les lèvres.
Les traits fermés, je plonge mes orbes furieux dans les siens rieurs. Je ne fais plus aucun geste quand les soldats se rapprochent de leur maître. Certains vont même jusqu'à feuler en guise d'avertissement et de menace, le buste penché en avant comme pour monter à l'assaut.
— Et te voilà toute barbouillée de sang ! poursuit le vampire sur un ton amusé, comme s'il réprimandait gentiment une enfant rebelle. Tu ferais presque peur à voir.
— Ma « beauté légendaire » doit m'en préserver..., répliqué-je dans un rictus froid en répétant ses propres mots.
Un éclat de rire le prend et lui fait rejeter la tête en arrière.
— Vive d'esprit en plus d'être belle, c'est charmant ! Tu as dû en faire tourner des têtes au fil des siècles, ma chère !
— Je préfère les arracher que de simplement les faire tourner, rectifié-je sans me départir ni de mon sérieux ni de mon sourire réfrigérant. Têtes d'hommes comme de femmes d'ailleurs, je ne fais aucune distinction dans ce cas précis... Quelques-unes de vos recrues pourraient en témoigner.
— Et fougueuse par-dessus le marché ! Ah, si j'avais un ou deux siècles de moins... !
— Vous avez conscience que je ne vous laisserai pas passer, embrayé-je sans m'attarder sur sa dernière phrase. Et qu'à la moindre occasion, je vous étriperai à mains nues.
— Tu en serais parfaitement capable, je n'en doute pas une seconde ! Quant à l'entrave dont tu nous menaces... je vais te laisser voir cela avec mon cher ami ici présent, dit le chef en tapotant l'avant-bras d'Allan. Mais prends garde : il est aussi têtu que toi. Votre aparté risque d'être... houleux et délicat.
Je ne réponds pas à sa sournoiserie. Mes yeux coulent dans ceux ternes de mon lié, puis vadrouillent sur son corps tendu et marqué de sang séché. Les fins vêtements qu'il porte sont déchirés par endroits, mais je n'aperçois aucune blessure ni aucun bleu. Je frémis légèrement même si, dans le fond, je ne suis pas plus étonnée que ça...
— Allan, mon ami, occupe-toi de cette jeune guerrière, demande Jarlath.
Aussitôt, l'hybride perd de son flegme, l'éclat dans ses prunelles se rallume. Sa silhouette se déplace lentement, en demi-cercle pour tester ma réactivité. Je me calque sur ses mouvements, le laisse initier une courte danse à plusieurs mètres de distance, tandis que mon esprit est en ébullition. Je ne suis permise d'approcher Jarlath à aucun moment, Allan veille à toujours rester du côté de ce dernier. Nous nous affrontons de loin, sans encore porter de coup contre l'autre. Mon lié prend son temps, m'évalue sous tous les angles comme Sander et moi lui avons appris à faire... Il hume l'air, l'odeur que je dégage, et s'imprègne de ce que ses sens lui dictent sur mon compte.
Quelques flashs de nos entraînements passés défilent devant mes yeux et mon cœur défaille en redécouvrant le fossé immense entre le Allan plein d'entrain et curieux d'apprendre, et celui devant moi, grave et primal.
Notre chorégraphie s'éternise, l'instinct d'Allan doit sans doute lui souffler que je ne suis pas une adversaire tout à fait comme les autres. Elle se suspend soudain lorsqu'un claquement de langue réprobateur survient derrière mon lié.
— Allan..., l'avertit Jarlath d'une voix dure et formelle.
Cela agit comme un détonateur sur l'interpellé. Et au moment où il se jette sur moi, bras écartés pour m'enserrer dans une étreinte tout sauf tendre, je lance mon bras sur le côté, là où j'ai repéré un foyer toujours debout et ardent, et commande au feu de nous encercler, lui et moi.
Les flammes jaillissent, triplent de volume autour de nous. Pliée en deux afin d'éviter la collision avec Allan, je roule sur le sol, effectue une galipette large et lui refais face ensuite. Son visage ne trahit rien, mais son corps, lui, est figé par la surprise. Ma cage enflammée nous tient éloignés du reste du champ de bataille, de Jarlath ainsi que de son poison insidieux. Il n'y a plus que lui et moi, enfermés, privés de tout secours ou distraction. Cette fois-ci, je ne fuis pas la confrontation.
À présent, notre combat va pouvoir commencer.
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