Chapitre 4
Cité voisine de Pomoná, Mexique, 305 apr. J.-C.
— Qu'est-ce que tu as fait, Eleuia ? Qu'est-ce que tu as fait... ?
Debout dans la petite hutte, mon père me regarde avec autant d'affliction que de peine. La touffeur ambiante dégage des odeurs rances et fétides qui ne semblent pourtant pas l'incommoder. Le soleil brûle fort à l'extérieur, mais les lieux sont protégés par une relative pénombre, due à la végétation alentour. En dehors du fumet ambiant, tout paraîtrait presque banal, ici.
Oui, presque... Si l'on omet mon corps, recroquevillé sur le sol en terre battue, qui se balance d'avant en arrière, les macules dans mes cheveux et sur mon visage, ainsi que la décoration fraîchement refaite à base d'éclaboussures rouge sanguin sur le bois des murs.
Peut-être que ces éléments passeraient encore inaperçus aux yeux de personnes « normales ». Après tout, l'endroit est sombre et l'éblouissement du soleil est si puissant... Les odeurs elles-mêmes ne choqueraient pas à outrance : en un sens, c'est logique qu'elles englobent l'atmosphère générale étant donné que les champs de culture sont à deux pas et que moult laboureurs transpirent sous cette chaleur écrasante. Il n'y a que mon excentricité qui pourrait les faire tiquer, ou peut-être pas... Mais cela fait bien longtemps que mon père et moi, ainsi que bon nombre de nos proches et sujets, ne sommes plus normaux. L'évidence de mon forfait est là, sous nos yeux.
Et pour les autres, ceux qui seraient plus sceptiques ou plus aveugles, il leur suffirait de s'avancer plus largement dans la pièce, de se poster près de la lucarne, sous le lit, et à ce moment-là, ils verraient. Ils sauraient. Et ils hurleraient d'effroi et d'horreur.
Je n'ai pas besoin de braquer à nouveau mes prunelles sur mon crime, il est imprimé sur mes rétines, mais je me force à le faire car je sais que Necahual l'observe. Un gémissement sourd et étranglé remonte dans ma gorge lorsque j'affronte une nouvelle fois le résultat du déchaînement de ma soif et de ma rage.
Ce qui était auparavant le corps d'un homme bien bâti, d'un agriculteur d'une cité voisine de la mienne, ne se résume plus qu'à des lambeaux de chair sanguinolente. Les plus gros morceaux des membres – ceux que je n'ai pas réussi à déchiqueter complètement – sont éparpillés sur la couche pleine de sang et de viscères. Des poignées entières de cheveux, toutes arrachées à la racine, sont soit collées aux murs poisseux, soit mélangées aux restes informes de ma victime. Quant à sa tête... en plus de l'avoir séparée du tronc, je l'ai pulvérisée à coups de dents et de griffes. La bouillie que j'ai créée repose à présent sur le sol, lui aussi jonché d'autres preuves infâmes de ma boucherie.
— J'en avais envie. J'en avais tellement envie...
Ce n'est pas la première fois que je chuchote ces mots d'une voix caverneuse et tremblante. Ils sont telle une incantation répétée à l'infini. Mon incantation. Celle de ma monstruosité...
— Tu devais venir me trouver. Nous avions convenu que tu viennes me trouver pour enrayer tes pulsions, répond mon père, toujours à l'entrée de la hutte. Tu m'avais promis que tu viendrais pour éviter que ce genre de choses se reproduise.
Un autre geignement misérable s'échappe d'entre mes lèvres, alimenté tant par ma honte que par mon désespoir.
J'ai failli une nouvelle fois... Pire encore, j'ai prémédité mon geste. Je suis venue exprès dans ce hameau plus reculé que les autres afin de m'y trouver une proie. J'ai délibérément choisi de venir jusqu'ici, dans cet endroit que nous fréquentons peu, dont nous ne connaissons pas bien les habitants. J'ai couru jusqu'à atteindre les champs de maïs et ai observé de loin tous ces travailleurs s'occuper des plants. J'ai attendu que l'un d'entre eux s'écarte du groupe et aille chercher de l'eau pour se désaltérer près des habitations inoccupées.
À l'instant où il s'est trouvé seul, je me suis jetée sur lui. Je l'ai entraîné dans cette hutte, l'ai poussé sur le lit en me déshabillant. J'ai pris encore moins de temps pour lui, vu qu'il ne portait qu'un pagne sur ses attributs, et me suis directement empalée sur son sexe peu vigoureux. Il n'a rien vu venir.
Je me fichais de son allure, je me fichais de son apparence ou de son âge, tout ce que je voulais, c'était le prendre fort et vite, et il n'a pas mis long de son côté pour être au diapason de mes désirs. Il a crié de surprise et de plaisir mêlés lorsque j'ai fixé mes doigts dans sa peau brune, au point de faire blanchir cette dernière. Il m'a accompagnée de ses coups de boutoir virils lorsque j'ai accéléré la cadence au-dessus de lui. Il a émis des paroles incohérentes lorsque je me suis frottée à lui avec fougue et a fini par invoquer nos dieux en atteignant l'orgasme avant moi. Notre danse erratique n'avait duré que quelques minutes pour lui, mais elle s'est éternisée un long moment pour moi.
Ça non plus, il ne l'avait pas vu venir.
La frénésie m'a emportée. J'ai léché chaque parcelle de son corps pour m'imprégner du goût musqué qui s'en dégageait. J'ai touché la peau tannée et plus calleuse à certains endroits en m'imaginant la perforer. J'ai serré mes jambes autour de son bassin en rêvant d'entendre ses os craquer sous la pression. Et puis, au moment où il allait jouir une seconde fois, j'ai tout lâché. Ma bouche ne l'embrassait plus, elle broyait sa membrane pour obtenir son sang chaud et revigorant. Mes mains ne le cajolaient plus, elles perforaient ses bras et ses épaules de ses ongles pour recueillir toujours plus de nectar. Mes hanches ne mimaient plus un acte sexuel vibrant et passionné, elles le besognaient jusqu'à lui soutirer des cris de douleur, et de douleur seulement.
Et son mal m'a fait tant de bien...
J'ai explosé en une grande exclamation farouche alors que toutes ses plaies laissaient échapper des mares, voire des fleuves d'essence de vie. J'ai croisé ses yeux épouvantés, à l'éclat de moins en moins vif, à l'instant où je poussais une dernière fois en lui, cruelle et possédée. Il est mort alors que je m'étais penchée à nouveau pour boire à longs traits gloutons à sa gorge. Quand il n'a plus bougé, j'ai enfoncé plus loin mes dents dans son cou, ai mordu et mordu encore, jusqu'à ce que le craquement de ses tendons et vertèbres m'indique que j'avais dissocié la tête du reste du corps amorphe.
Après cela, les choses sont plus floues dans mon esprit... Ça n'a pas semblé me suffire de le vider de son sang et de le tuer. Je voulais plus, j'avais envie de plus.
J'avais besoin de plus.
Alors j'ai fait un carnage. Aujourd'hui, il n'y avait personne pour me retenir, pour m'en empêcher. Les hommes travaillaient aux champs et les femmes étaient parties à la rivière laver des vêtements et surveiller les jeux des enfants. J'étais seule avec cet agriculteur, avec ma victime... Je n'ai pas su me contrôler, je n'ai pas voulu le faire. Et mon père et mon frère n'étaient pas là pour me ramener à la raison, cette fois. Le résultat est là : des charpies et un massacre inhumain.
L'inévitable s'est produit.
— Lève-toi, me somme mon chef sur un ton bas, mais sans appel.
Je m'exécute en frissonnant. Je ne sais pas comment mon père a su où et comment me trouver. Il y a encore beaucoup de choses à son sujet et à celui de ses pouvoirs qui m'échappent... Mais il a su, il a peut-être même senti ce qui se passait ici. Et il est venu...
Je refuse de croiser ses prunelles ou d'inspecter ma silhouette. Sentir les traînées de sang craqueler sur mes bras et mes jambes au moment où je me relève me suffit amplement...
— Rentre et file voir tes sœurs, m'ordonne encore Necahual. Cours le plus vite que tu peux et surtout, évite de rencontrer des gens sur ton chemin !
Je ne réponds rien, la tête basse et les yeux rivés sur le sol illuminé près de l'entrée. J'aperçois le long pagne bleu de mon père à mesure que celui-ci s'avance dans la case, et avise les bijoux de jade autour de ses chevilles. Progressivement, je parviens à porter le regard plus haut sur sa personne. Les colliers à son cou sont aussi précieux que les bracelets finement sculptés à ses pieds et bras. Quelques ossements animaux accrochés à son vêtement viennent parfaire cette image de richesse. Il est notre chef, notre divin seigneur, et son statut et sa puissance doivent se jauger sur lui. Les muscles robustes, la peau couleur teck, les parures, les habits riches, les plumes... tout est fait pour qu'on le reconnaisse, pour qu'on voie en lui sa force, son courage, son appartenance céleste.
Cependant, sa belle stature est entachée par son regard tourmenté. Avec ce seul détail, sa prestance et son pouvoir sont balayés. Et soudain, cette vision me donne plus envie de pleurer et m'effondrer que l'horrible sort que j'ai réservé à l'homme sans nom du jour.
— Pudire*...
Ses orbes affligés s'ancrent aux miens en m'entendant l'appeler dans un souffle faible. Mon premier réflexe est de vouloir me jeter dans ses bras, en larmes, et d'implorer son pardon. Je désirerais tant le réconforter et le voir me réconforter par la même occasion... Mais je n'en fais rien. Je ne mérite aucun réconfort. Ce serait une honte, un affront de plus que je ferais à la vie que j'ai volée. Et ce serait une nouvelle source de honte pour mon chef, même si son cœur de père veut me recueillir tout contre lui.
— Ce que nous faisons... ce que nous sommes... ça ne peut pas être un cadeau des dieux, murmure-t-il, le visage torturé et les yeux brillants.
Tétanisée, je ne bouge plus et ne parviens pas à trouver ma langue pour parler. Seuls quelques sanglots heurtés filtrent de ma bouche tremblante.
— Tant de violence, tant de perte de contrôle... Cette soif et cette faim dévorantes et inextinguibles...
Ses orbes marron passent et repassent sur mon corps nu et souillé. Ils s'assombrissent, s'obscurcissent au point de devenir ténèbres ou gouffre de désolation. La tristesse et la confusion se disputent la place centrale dans son regard habituellement chaleureux et doux. Cependant, je ne vois pas qui des deux l'emporte, car les paupières de mon père s'abaissent et se crispent dessus. Comme s'il absorbait une profonde douleur donnée par une lame d'obsidienne.
— Retourne auprès de tes sœurs, maintenant, Eleuia. Lave-toi et attends mon retour, reprend sa voix atone sans qu'il ait rouvert les yeux. Nous irons implorer le pardon des habitants et des dieux quand je reviendrai.
Je hoche le menton en baissant à nouveau la tête et marche avec prudence jusqu'à la sortie. Je passe à côté de mon père, qui me retient une seconde pour me donner un bout d'étoffe resté immaculé, puis je sors de la hutte en inspectant les environs. Personne, la voie est libre.
Je me retourne une dernière fois vers mon chef, une larme solitaire sur ma joue barbouillée, et sens ma poitrine se serrer, comme si elle était malmenée par les pattes d'un jaguar. À l'instant où j'applique enfin les directives de Necahual et m'enfuis à travers la jungle, je repense à ses paroles hachurées et comprends très bien quel était le fond de sa pensée.
Il n'est pas parvenu à le dire à voix haute, mais c'est là, dans son esprit et dans son cœur blessé. Les mots se battent, doivent résonner en écho à l'intérieur de lui, de la même façon qu'ils le feront désormais en moi.
« Nous sommes maudis, pas bénis. »
*« Père » en maya dans le texte
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