Chapitre 31
Un courant d'air fait voltiger ses longues mèches en tous sens, alors qu'elle se tient droite comme un piquet. Ses émeraudes graves naviguent sur nos traits distendus par la surprise, puis s'arrêtent plus longuement sur Conrad.
— Si tu t'en prends encore une fois à Allan, je te promets qu'il ne te manquera pas que l'air pour respirer. On s'est bien compris ?
La main toujours dressée et serrée, comme si c'était vraiment elle qui étranglait, la sorcière jauge sa victime agonisante et paniquée. Le vampire est de plus en plus à la dérive, bientôt son cerveau ne sera plus du tout oxygéné.
— On s'est bien compris, Conrad ? répète-t-elle à son intention, d'une voix plus tranchante que le silex.
Le concerné puise dans ses dernières forces pour hocher la tête. Gillian garde son emprise encore une longue seconde sur lui, puis elle relâche finalement ses doigts. Le soldat s'étouffe presque en recouvrant l'air et s'affaisse un peu plus dans la poussière du sol. Il tousse à outrance, respire bruyamment alors que notre amie marche jusqu'à nous.
— Gillian, mais que fais-tu ici ? m'écrié-je après qu'elle m'a aidée à me remettre sur mes jambes. Tu devais rester au manoir !
Mes paumes s'enfoncent dans ses épaules et mes orbes alertes la scrutent de haut en bas. Je suis encore incrédule de la voir ici. Pourquoi est-elle venue ? Pourquoi s'est-elle mise en danger ? Elle n'est pas en état de supporter une bataille !
— Allons d'abord aider Allan, veux-tu ? me rétorque-t-elle en tournant la tête vers l'interpellé.
J'en aurais presque oublié la posture délicate dans laquelle il se trouve. Saisie, j'emboîte le pas à Gill, puis m'agenouille à son instar auprès d'Allan. Je caresse sa joue moite en croisant ses yeux céruléens et entreprends de lui retirer le poignard qui le retient prisonnier. Une fois fait, je le jette au loin et vérifie que le processus de cicatrisation se met en marche.
— Tu vas bien ? l'interrogé-je alors qu'il se met debout.
Il acquiesce sans lâcher mes doigts, puis déporte son attention sur notre amie.
— Pourquoi es-tu là, Gill ? Comment as-tu su où nous trouver ?
— Je vous ai talonnés de près, dès votre départ. Je ne pouvais pas rester au domaine à me tourner les pouces. C'est aussi mon combat.
La détermination qui brille dans ses iris est implacable. Nous nous contentons donc d'opiner du chef et la laissons poursuivre.
— Alors je vous ai suivis, de loin en loin. Je vous ai vus entrer ici, j'ai assisté à l'éboulement de roche qui a condamné l'entrée et Elias... Et ensuite, j'ai aperçu Conrad et sa bande faire le tour du bâtiment et trouver une autre issue. Ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai quitté mon monticule d'observation. Je devais vous rejoindre et je n'avais plus de temps à perdre. Arrivée dans les passages secrets, j'ai perdu la piste que je suivais – Conrad et les autres avaient pris un peu trop d'avance sur moi. Je me suis alors focalisée sur vous deux pour vous retrouver... Et la suite, vous la connaissez.
— Merci, lui chuchote Allan avec ferveur et respect. Tu... tu m'as sauvé, Gillian.
Une émotion vibrante sature l'air tandis que la sorcière et l'hybride échangent un long regard. Ils s'accrochent l'un à l'autre, mille et un sentiments profonds passant dans le miroitement de leurs billes claires.
— C'était lui ou toi, Allan, déclare Gillian alors que mon lié attrape sa petite main. J'ai pris la décision qui s'imposait.
La poitrine de l'homme se gonfle, emportée par sa joie et son soulagement, puis expulse le tout dans une grande expiration. La pression de mes doigts se resserre sur lui en même temps que les siens sur moi. Gillian tient encore à Allan et apprend à lui pardonner. Elle sait qui il est et l'accepte.
Elle pardonne son ami.
Trop vite hélas, notre bulle d'allégresse explose à cause d'un puissant cri de rage qui provient dans notre dos. Faisant volte-face, nous découvrons Conrad, une expression furibonde sur son faciès et les poings contractés sur la dalle. Ses orbes nous épinglent, brillent d'un feu délirant et mortifère, alors que son corps est accroupi, prêt à l'attaque.
— Vous ne pouvez pas le protéger ! rugit-il, hors de lui. Il vous a tous ensorcelés ! Vous ne voyez plus la réalité en face.
— Conrad, arrête...
— Je suis le seul à pouvoir le détruire. Dès l'instant où il se retrouvera devant Jarlath, nous serons perdus ! Je suis le seul à comprendre, assure-t-il, au bord de la folie.
Notre trio se lâche alors que nos muscles se raidissent derechef. Le vampire ne nous écoute pas, il est obnubilé par ses désirs de vengeance et de justice erronée. Son inimitié envers Allan s'est transformée en haine viscérale qui le contrôle tout entier.
Et plus rien ne pourra l'en faire dévier.
— Poussez-vous !
Le ton autoritaire de la sorcière me prend de court, encore plus lorsqu'elle l'accompagne d'un geste ample pour nous écarter d'elle. Allan m'entoure de ses bras afin d'atténuer le choc de mon corps sur les dalles, mais il n'a pas la présence d'esprit de résister. Moi non plus, d'ailleurs. La situation a échappé à notre maîtrise, nous n'en sommes plus que les spectateurs non avertis depuis que Gillian est apparue. Et la suite des événements ne nous donne pas la possibilité de reprendre contenance.
Deux battements de cœur suffisent à la sorcière pour aviser la silhouette floue, lancée à vive allure, qui la menace en premier, puis de se déporter de la porte restée ouverte. Sur le tempo du troisième, elle amplifie le courant d'air constant que crée cette ouverture, et le précipite sur Conrad. Le vampire, emporté autant par son élan que par la force qui s'oppose à lui, est éjecté... droit sur la rambarde. Un énorme morceau de cette dernière se pulvérise sous l'impact, il cède devant la puissance de l'air qui repousse toujours Conrad. Une dernière pulsation cardiaque est nécessaire pour que le vampire s'abîme dans le vide. Sa chute dure autant que son cri de panique. Tous deux s'achèvent quelques secondes plus tard, permettant ainsi au silence assourdissant de reprendre ses droits.
Personne ne rompt cette soudaine quiétude durant un long moment. Nos regards convergent vers la sorcière, scrutent le voile opaque qui recouvre ses orbes clairs. Debout devant la balustrade morcelée, elle sonde le vide à ses pieds, et je me représente aisément l'arrêt sur image qui doit l'envahir. Je me force à me relever, suivie de mon lié, et entame quelques pas lents dans sa direction. Je pose une main sur son épaule raide, l'incitant ainsi à se tourner vers moi, et rive mes prunelles aux siennes. Elle n'est pas heureuse d'avoir fait ce qu'elle a fait, mais elle sait aussi qu'elle n'avait pas le choix. Je ne lis qu'amertume et déception sur ses traits, puis elle redirige son attention sur Allan.
— C'était lui ou toi, lui fait-elle encore de sa voix profonde. Lui ou toi...
Dans un souffle tremblant, mon âme sœur attrape Gillian et la serre contre lui. Elle se laisse aller à son étreinte, le même soupir au bord des lèvres, et le nœud dans ma gorge se resserre derechef. Je n'ose pas interrompre ces retrouvailles, ce moment si précieux où ils s'acceptent à nouveau... Cela semble incongru, détonnant même au vu de notre situation actuelle, mais ils en ont besoin. Nous en avons besoin. Comme dans le petit salon... Je pense même qu'en un sens, ce qui se passe là est plus important encore. Cela scelle ce qui avait émergé au manoir.
Gillian est la première à se détacher et à rechercher mon regard. Dès qu'elle le trouve, sa bouche s'entrouvre sur des excuses.
— Je suis désolée pour ce qui est arrivé à Conrad... J'aurais préféré qu'il en soit autrement.
— Tu n'as pas à t'excuser, Gill, lui assuré-je d'une voix douce et reconnaissante. Tu as sauvé Allan, tu m'as peut-être sauvée aussi... Nul ne sait jusqu'où il aurait été prêt à aller. Alors, merci.
Ma sincérité est audible pour tous. Conrad était devenu dangereux et imprévisible. Je m'en veux de ne pas avoir mieux repéré les signes, mais au fond de moi, je sens que rien de ce que j'aurais pu faire ou dire ne l'aurait calmé. J'ai été proche de ce vampire pendant plusieurs décennies, et à l'instar de Gillian, j'aurais préféré que les choses prennent une autre tournure. Mais nous ne pouvons pas revenir en arrière. Et si mon amie n'avait pas agi, je suis sûre que les conséquences des actes de Conrad auraient été terribles... et impardonnables.
Je compatis à son sort en pensant au poids qu'elle va devoir porter désormais. Il va représenter une épreuve pour la sorcière, elle a beau ne pas en être à son premier meurtre, la souffrance que cela entraîne en elle est toujours aussi intense. Elle a tué un homme, une personne qui était censée être un allié pour elle et son foyer. Allan et moi serons là pour l'aider à la traverser, mais j'ai conscience que notre soutien ne sera jamais aussi fort que celui de Sander... C'était lui, son phare dans la tempête, de la même manière qu'Allan est le mien.
Mon regard doit parler pour moi, ou bien sommes-nous sur la même longueur d'onde, mais quoi qu'il en soit Gill se rembrunit. Ses émeraudes se ternissent une nouvelle fois alors que je m'avance jusqu'à elle.
Je n'ai hélas pas l'occasion de la réconforter, car un gémissement sourd se fait entendre à quelques mètres de nous. C'est la vampire de tout à l'heure qui l'a émis ; elle paraît se « réveiller » de l'état de transe dans lequel Allan l'a plongé.
— Qu'est-ce que...
Elle ne finit pas sa question, mes bras qui la hissent puis la plaquent au mur l'en empêchent. Ses yeux deviennent ronds comme des billes avant de s'étrécir lorsqu'elle me reconnaît.
— On dirait que la Belle au bois dormant est à nouveau parmi nous, grincé-je tout près de son visage. C'est une très bonne chose, car nous allons avoir besoin de toi.
— Salope.
Je heurte son crâne contre le mur en guise de réponse.
— Si tu ne veux pas que mon lié te retransforme en zombie ou fasse pire encore, je te conseille de la fermer et de bien m'écouter.
Ébranlée par la menace, l'ennemie coule un regard anxieux sur Allan puis revient sur moi en serrant les dents.
— Bien, susurré-je en la décollant de la roche. Tu vas nous conduire à ton « maître » à présent. Nous avons une invitation à honorer, je crois.
— Mais la sorcière ne...
— Je croyais t'avoir dit de te la fermer ? la coupé-je sur un ton cassant.
Une lueur de rage pure s'allume dans ses iris, mais elle ne moufte pas.
— La sorcière vient avec nous, comme tu t'en doutes. J'espère que ton maître apprécie les surprises... Maintenant, avance !
Je l'oblige à ouvrir la marche, mon arme pressée contre l'arrière de sa tête, et incite mes compagnons à suivre son sillage. Nous nous engouffrons tous dans le passage emprunté par Gillian et je suis surprise de le trouver si large et si vaste. Les couloirs le sont tout du moins : pour ce qui est des escaliers, ceux-ci sont très étroits et tournants. Je reste collée à notre « guide » à chaque volée de marches, ce qui lui arrache des grommellements furibonds.
Nous progressons rapidement, entourés d'une odeur de renfermé bien plus prégnante dans cette partie dérobée du bâtiment. Les torches aux murs nous éclairent et nous font profiter de la décoration minimaliste, à savoir de la pierre et encore de la pierre...
— Je m'étonne qu'après s'être donné tant de mal pour dissimuler des pans entiers de cette bâtisse et ses véritables dimensions, Jarlath n'est pas persévéré... L'architecture d'intérieure laisse à désirer, lancé-je à la vampire qui contracte les épaules en réponse.
— Ses plans ont parfaitement marché, rétorque-t-elle avec un sourire perfide en ignorant ma pique, vous ignoriez tout de notre QG jusqu'à ce que vous tombiez dans le piège.
— En attendant, c'est toi qui es notre prisonnière et nous qui menons la barque.
— Ça ne durera pas, chuchote-t-elle en se retournant. Et nous ne faisons pas de prisonniers, nous...
Je l'oblige à avancer plus vite encore et n'éprouve aucun scrupule à la frapper dans le dos avec mon arme. Elle grogne, mais s'exécute dans le même temps. J'aurais peut-être dû demander à Allan de la lobotomiser une nouvelle fois, finalement... Cette fanatique me tape sur le système, et à en juger par le claquement de la mâchoire de mon lié derrière moi, ses pensées sont bien plus horribles et affligeantes que ce qui sort de sa bouche.
D'autres minutes s'égrènent durant lesquelles je somme par deux fois la vampire d'arrêter de marmonner entre ses dents. Ses menaces de torture et de mort sont agaçantes, alors c'est presqu'avec soulagement que j'apprends que nous ne sommes plus très loin de notre point de chute.
Il ne nous reste plus qu'un escalier à descendre...
Nos pas résonnent contre les parois rapprochées et leur écho devient de plus en plus sonore, alors que nous débouchons à l'entrée d'une salle aussi impressionnante que celle du bal.
Assez basse de plafond, la pièce est illuminée par des dizaines de bougies et candélabres, dont les ombres se projettent sur les colonnes alentour. Mon regard analyse chaque recoin, chaque roche qui a forgé ces lieux. Je note les tapis au sol, l'atmosphère mystique, l'esplanade centrale, les plateaux de victuailles et de vins... et la plateforme du fond qui est occupée par Jarlath et ses conseillers.
Assis dans un siège ouvragé, qui n'est pas sans rappeler un trône, le vampire nous observe un à un, l'air affable, puis lève son verre à notre intention, comme pour nous porter un toast. Bouillonnante de rage, je me fige sur place, vite imitée par Allan et Gill, sans toutefois relâcher ma poigne sur notre guide d'infortune. Elle émet un glapissement diffus lorsque mes doigts s'enfoncent dans sa chair, ce qui a le mérite de faire refluer une partie de ma houle interne.
— Merci pour ton aide, lui fais-je en m'arrêtant près d'elle sans pour autant la regarder. Tu as été plus coopérative que je ne l'aurais cru...
Je remonte mon revolver à hauteur de sa tempe et appuie sur la détente sans dévier de Jarlath. La vampire tombe face contre terre, raide morte, alors que je me débarrasse de mon arme. C'était ma dernière munition. Je ne voulais vraiment pas la gâcher...
Les quelques murmures de conversation qui persistaient encore se tarissent net, cette fois. Toutes les paires d'yeux présentes pivotent vers nous et ma rage atteint un autre degré quand j'en dénombre douze au total. Celles et ceux que nous cherchions sont ici, depuis le début. Ils se sont cachés dans les tréfonds de ce QG et ont envoyé leurs troupes au casse-pipe sans sourciller... Mes soldats se battent contre la seule chair à canon. Le poison de la colère se répand comme une traînée de poudre dans mes veines. Le dégoût tapisse mon palais, écœurant, aussi acide que la bile.
Mes acolytes paraissent tout aussi remontés alors que je leur fais signe d'avancer avec moi. Leurs traits sont figés, leurs lèvres pincées. Même leur aura irradie d'ondes lourdes et réfrigérantes. Nos ennemis le sentent aussi bien que moi, mais si la majorité se renfonce dans leur séant sous le poids de notre menace implicite, Jarlath, lui, continue de nous sourire.
— Je constate que vous avez trouvé une de mes recrues pour vous guider jusqu'ici, débute-t-il tranquillement. J'en suis heureux ! Vous avez même mis moins de temps que ce que je pensais !
Quelques rires ridicules accueillent ses paroles tandis que ses prunelles glissent sur nos profils.
— En revanche, je suis étonné de voir une de vos... amies. Nous sommes en comité privé et restreint, après tout. Je suppose que vous n'avez pas laissé le choix à la pauvre Argane, là-bas...
— Effectivement, souffle Allan d'une voix blanche.
L'attention de l'assemblée se reporte sur sa personne.
— Sache que tu nous manques beaucoup, Allan, reprend le vampire en braquant un regard triste sur lui. Nous avons été très déçus par ta défection, même si je sais qu'elle n'est pas de ton seul fait...
— Où sont nos amis ? l'interromps-je alors qu'il me coule une œillade éloquente.
— Je ne suis pas sûr de te suivre, Eleuia...
— Les amis qui nous accompagnaient, Allan et moi, et qui sont restés bloqués dans votre salle de bal, clarifié-je, les dents serrées.
— Je ne sais pas, ils ont sans doute pu s'échapper... à moins que certains de mes émissaires ne soient tombés sur eux, me répond Jarlath, un sourire au coin des lèvres.
Allan fait un pas en avant, mais Gillian le retient par la manche. La provocation est le maître-mot de notre ennemi : il fera tout pour nous faire sortir de nos gonds, à nous donc de nous montrer plus tempérés que lui. Nous ne pouvons pas lui rentrer dedans tout de suite, ses conseillers ont beau être des pleutres comme lui, ils s'attaqueront tout de même à nous pour défendre leur maître. Leur surnombre et leur ancienneté ne sont pas à négliger, tout comme le fait que d'autres sbires ne doivent pas être bien loin... Nous précipiter n'est pas une bonne stratégie : je dois trouver une solution pour liquider les alliés avant d'atteindre Jarlath, et sans trop risquer nos vies.
Mon ennemi ne manque pas mon coup d'œil circulaire sur leur assemblée. Un nouveau sourire monte sur ses lèvres alors que je relève le menton pour l'affronter.
— Je sais à quoi tu penses, Eleuia, et c'est bien dommage... Au lieu de chercher à nous contrer, vous pourriez nous rejoindre, vous savez ? Allan n'est pas le seul à s'être démarqué.
— Allez au diable, gronde l'interpellé.
La mine réjouie de Jarlath se fane et laisse plutôt la place à une expression grave et sérieuse.
— Vous devriez pourtant y réfléchir, surtout toi, Allan. Tu n'étais pas si malheureux que ça avec nous...
— Je n'étais pas moi-même, là est toute la différence.
— Pas toi-même ? Je t'ai révélé dans ton entièreté ! s'exclame le vampire en se levant de son siège. Cette froideur, cette violence, cette sauvagerie, c'est toi ! Et personne d'autre. Tu es né ainsi et tu te devais te t'accomplir.
— Occulter une part de soi n'est pas être soi-même dans son entièreté, asserte Gillian, le ton mordant et les épaules droites. Vous avez étouffé un morceau de son être pour qu'il devienne votre chose, ça n'a donc rien à voir avec sa nature profonde.
Jarlath fait quelques pas sur la plateforme sans lâcher la sorcière. Une lueur assassine passe dans son regard qui la jauge de haut en bas.
— Tes amis et toi, pouvez vous bercer de tous les contes à dormir debout que vous voulez, sorcière, mais Allan et moi savons ce qu'est la vérité... et où est sa place.
Je feule et perçois le claquement de langue réprobateur de ma meilleure amie à mon côté. Elle est tout aussi hostile et irritée que moi. En revanche, je n'entends plus rien du côté de mon lié et cette soudaine absence de réaction me pousse à le dévisager. Mon souffle se suspend devant ses yeux pensifs, ses sourcils froncés et l'air hésitant qu'arborent ses traits. Il se remet à douter.
— Allan, l'appelé-je, déconcertée. Non, tu ne dois pas l'écouter ! Ce ne sont que des mensonges.
— Se leurrer n'avance à rien, glisse Jarlath après avoir recouvert le sourire.
— La ferme ! Allan, regarde-moi. Tu ne dois pas écouter ce qu'il raconte. Tu sais qui tu es, tu sais que tu ne te réduis pas qu'à ce qu'il prône.
Mes iris plongés dans les siens, noir sur bleu, je l'oblige à se recentrer sur moi, sur toutes ces choses que nous nous sommes confiés. Nos passés, nos dérapages, nos erreurs, nos faiblesses. Et je lui communique à nouveau par la pensée la conclusion qui s'impose : dès lors que nous cédons à la monstruosité qui est en chacun de nous, nous ne sommes pas pour autant condamnés à la servir à tout jamais. Nous sommes bons et nous sommes mauvais, pas juste l'un ou l'autre.
— S'il te plaît, Allan... Ne l'oublie pas, lui chuchoté-je avec ferveur.
— Tu as dû l'abreuver de beaucoup de sornettes pour le rendre aussi aveugle en l'espace de quelques semaines, persifle le chef ennemi, avec autant d'amusement que d'irritation. Tu l'as perdu, le pauvre !
Mon lié cille plusieurs fois, confus, et fait la navette entre Jarlath et moi. Son indécision est une aubaine pour le vampire qui n'hésite pas en user à coups de réflexions puantes et indécentes.
— Tu ne te sentais pas coupable avec nous, Allan. Tu étais libre de faire ce que bon te semblait, avec ou contre qui tu le voulais... Tu étais toi et tu étais respecté en tant que tel. Mais depuis tu nous as quittés, la donne a changé, n'est-ce pas ? On te fuit, on te méprise. Qui te soutient ? Qui n'a pas peur de toi, là-bas ?
Sa voix forte et poignante se répercute sur les parois, ses paroles ricochent sous nos crânes. Jarlath fait encore un pas en avant sous le regard confiant de ses conseillers. Ses orbes épinglent ceux d'Allan, le gardent captif alors qu'il poursuit son plaidoyer. La rage et la détresse chahutent en moi, me laissent démunie un long moment face à la conviction folle de ce maniaque et à la mésestime de l'hybride. Je reste sans voix, embourbée dans ce marasme chaotique, et il en va de même pour Gillian.
Nous sommes désespérément muettes, tandis que notre opposant, lui, ne s'arrête plus.
— Nous t'accueillerons à nouveau, Allan. Nous pouvons t'offrir bien des choses... à commencer par ta liberté d'être toi-même. Nous ne te jugerons pas, nous serons tous...
Le flux continu de ses mots est brusquement interrompu par un bruit sourd dans notre dos. La porte que nous avons empruntée il y a quelques minutes vient de se refermer dans un claquement sonore. Interloqués, toutes nos prunelles naviguent d'une personne à une autre, fouillent les lieux pour comprendre ce qui vient de se passer. J'inspecte tout ce qui est à ma portée, déboussolée, et me fige en sentant un souffle d'air traverser la pièce. Il passe à proximité de là où je me trouve, repart comme une flèche dans la direction inverse, et je ne mets pas longtemps à comprendre le fin mot de l'histoire.
Il ne s'agit pas d'un courant d'air inopiné. Quelqu'un est entré et se déplace à vive allure autour de nous. Et compte tenu de son extrême vélocité qui parvient presque à le transformer en ombre mouvante, j'ai une vague idée de qui cela peut être... Je m'autorise d'ailleurs un sourire satisfait lorsque l'ombre se déporte sur la plateforme et s'en prend à l'un des conseillers. Ce dernier a à peine le temps de crier avant que sa tête soit arrachée de son cou.
L'ombre progresse de surnaturel en surnaturel et les décime. Leurs corps étêtés dégoulinent de sang – certains basculent même sur le sol, sous le coup de la brutalité sèche de leur meurtrier –, tandis que les cavités inutiles échouent à leurs pieds. Seul Jarlath reste debout, épargné par l'ombre, mais ce sursis ne lui fait pas plaisir. Son regard noir bute sur chaque cadavre avant de s'immobiliser sur la silhouette solide qui s'est enfin matérialisée. Une haine implacable transfigure son visage et je me délecte autant de cette vision que de celle de l'homme près de moi.
— Je suis heureuse de te voir, Pudire, exalté-je sans relâcher mes zygomatiques.
Necahual pivote vers moi, quelques traînées de sang frais sur sa face burinée, et m'adresse un sourire tendre.
— Moi aussi, maia gijia... J'espère ne pas m'être trop fait attendre.
— Non... Je pense même que tu arrives à point nommé.
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