Chapitre 28
— C'est hors de question !
— Vous ne pouvez pas envisager sérieusement cette idée !
— Il est l'un des leurs ! Pourquoi vous le défendez ?
Les protestations s'élèvent de toutes parts et naviguent de surnaturel en surnaturel. Debout en haut des marches du premier étage, Allan, nos défenseurs et moi affrontons la colère et la révolte des hôtes de mon père. Leurs visages transpirent l'incompréhension et la rage, mélange détonnant qui pousse un bon nombre d'entre eux à tenter une percée dans la troupe de soldats à nos devants. La milice fait tout pour les éloigner, tandis que mon père et d'autres essayent de ramener le calme dans la population.
Notre tentative de faire accepter Allan est un échec. Si les habitants m'écoutaient plus ou moins avec attention au début, à peine ai-je prononcé le nom de mon lié qu'un immense tollé l'a accueilli. Tout le monde, s'il ne l'a pas vu, a entendu parler de ses méfaits. Et si avant ça certains se méfiaient déjà de lui, à cause de sa nature hors norme, cette fois ils désirent le fuir comme la peste ou le voir mort.
D'aucun ne souffre sa présence non plus : quand je lui ai fait signe de sortir d'une alcôve et qu'il s'est avancé jusqu'à moi, beaucoup de regards se sont détournés. Comme si le simple fait de l'avoir en face d'eux allait les pétrifier sur place ou les faire tomber raide mort.
Cela fait maintenant quinze minutes qu'Allan a quitté l'ombre et les clameurs ne semblent pas s'affaiblir.
— Comment osez-vous tolérer sa présence ? Après tout ce qu'il a fait !
— Chassez-le ! Il n'a apporté que malheur et désolation !
— On aurait dû le tuer dès le début !
— Oui, rien de tout cela ne serait arrivé, si nous l'avions tué !
Une fureur sans nom me gagne alors que ces menaces plus explicites montent jusqu'à moi. Ce ne sont que des imbéciles. Ils se focalisent sur le mauvais coupable et oublient complètement la réalité et les raisons qui ont pu entraîner Allan dans le camp adverse. Ne comprennent-ils donc pas qu'ils s'aveuglent à cause de leur peur ? Qu'ils recherchent une façon rapide, mais injuste de l'exorciser ?
Mes prunelles affligées échouent dans celles distantes de mon lié. Il ne l'admettra jamais, mais ce rejet unanime le blesse. Il reste l'air grave et les traits lisses, cependant je lis en lui et ressens toute la culpabilité et toute la détresse qu'il refoule. Il a le sentiment qu'il ne trouvera jamais sa place : parmi les humains, il se sentait en décalage, et à présent parmi les surnaturels, il est traité comme un monstre...
Ma main part à la rencontre de la sienne, s'enroule sur sa paume froide avant que j'entrelace nos doigts. C'est le seul moyen que j'ai dans l'immédiat pour lui témoigner mon soutien et mon amour indéfectibles, pendant que quelques chefs et Necahual s'égosillent aussi forts que nos hôtes.
— Calmez-vous ! Vous vous trompez de cible, répète encore mon père avec de grands gestes d'apaisement. Allan est des nôtres !
— Non ! C'est un envoyé de Jarlath, un sbire ! Il nous tuera tous à la première occasion !
— Comment peux-tu accepter qu'il se tienne si près de toi, Necahual ? de ta fille ?
Les doigts de mon lié tentent de s'extraire des miens, mais je les serre plus vivement. Je ne cèderai pas devant leur bêtise et méconnaissance. Je sais qui est Allan, pas eux.
— Il a tué nos amis ! Des frères, des sœurs, s'exclame une autre voix courroucée. Il est dangereux !
— Si vous le protégez, vous ne valez pas mieux que lui !
Leur houle de fureur gronde encore, farouche et démesurée. Elle alimente mon propre emportement, transforme la douleur en mon sein en quelque chose de plus sombre. Ça grouille en moi, prend une consistance épaisse et visqueuse qui va tous les submerger à l'instant où j'ouvrirai la bouche pour le déverser. Les habitants du domaine paraissent avoir oublié mes mises en garde quant au fait de ne jamais plus s'en prendre à Allan. Pire, j'ai la sensation qu'ils les foulent au pied, désormais. Et c'est aussi inacceptable que leur désir de rébellion sous-jacent.
Je fais un pas en avant, le corps rigide et la mâchoire crispée, prête à les invectiver, à sortir de mes gonds pour de bon. L'amas de mots virulents est là, son goût amer et enflammé inonde mon palais, tapisse ma langue rêche. Une dernière inspiration par le nez et je me lance...
Pour avoir l'herbe coupée sous le pied par une voix que personne ici ne s'attendait à entendre.
— Joris. Maria. Andrew. Kate. Michael. Fabrice. Tyron.
Le cœur battant à tout rompre, je fais volte-face vers Allan, qui s'est avancé dans mon dos, et le regarde avec des yeux écarquillés se poster à la balustrade. Sa voix est claire, posée, porte sur plusieurs mètres grâce à l'écho... et surtout elle impose le silence autour d'elle. Tous les surnaturels sont suspendus à ses lèvres alors qu'il énumère quelques autres noms.
— Hector. Ingrid. Lise. Et Sander.
Il s'interrompt et scanne l'assemblée de ses yeux limpides, sans qu'aucune autre voix ne vienne prendre le relais de la sienne. Nous sommes tous rendus muets par son intervention.
— Il manque quelques noms dans cette liste, je ne connaissais pas les autres guerriers et guerrières que j'ai affrontés. Mais je me souviens de leurs visages... Je ne les oublierai jamais.
Ses prunelles se ternissent et sa bouche s'affaisse pendant sa courte pause, mais son flottement interne ne dure pas. Il reprend le fil sur un ton clair.
— Quand l'espèce de brume qui m'enveloppait s'est dissipée, ils me sont tous revenus en tête. Je me suis revu faire des choses que je n'avais pas conscience de faire sur le moment... Cela n'excuse pas mes crimes. Aucun d'entre vous ici ne pourra me les pardonner, d'ailleurs. Et je le comprends, je ne l'attends pas.
Son souffle se tarit sur ses lèvres et il lui faut quelques secondes pour trouver l'air qui lui manque pour continuer.
— On ne pardonne pas à celui qui nous arrache un père, un frère, une sœur ou une compagne. Non, personne ne peut. Pas même moi.
Une boule gonfle dans ma gorge à mesure qu'Allan se livre, qu'il met son âme à nu devant tous ces gens qui le haïssent et le craignent. Et les mots qu'il prononce ensuite m'écorche plus loin en profondeur, me font trembler de tous mes membres.
— J'ai tué mon meilleur ami, celui qui était devenu mon frère... Je donnerais tout, à commencer par ma vie, si ça me permettait de le ramener. Je ferais la même chose pour vos proches parce qu'ils méritent plus que moi d'être devant vous.
Je meurs d'envie de le rejoindre, de le serrer dans mes bras afin d'apaiser la plaie béante qui s'agrandit et s'agrandit encore dans son être. Cependant, mes jambes ne me répondent plus, je suis clouée sur place, comme tous les autres.
— Mais je ne peux rien faire pour vous les rendre. Tout ce que je peux encore accomplir pour vous, c'est de vous aider à éliminer une plus grande menace que moi. J'aimerais que vous acceptiez que je me joigne à vous pour cette guerre. Je sais que vous ne voulez certainement rien de ma part. Vous avez peur que je me retourne contre vous, que je vous cause plus de mal encore, à cause de ce que je suis... Alors c'est pourquoi j'émets une condition à ma présence dans vos combats.
Des murmures interloqués résonnent partout dans le hall à cette annonce. Les surnaturels échangent des coups d'œil surpris et confus à tout va. Moi, de mon côté, je sens mon rythme cardiaque s'emballer et les agitations de mon corps se décupler. La panique s'empare de moi.
Mon lié contemple l'ébranlement qu'il a déclenché, l'air toujours aussi neutre et contrôlé. Sa voix gagne en décibels pour être sûr que tout le monde l'entende bien lorsqu'il déclare :
— Si vous m'acceptez cette fois encore, je vous promets de ne plus jamais tuer. Ni alliés, ni ennemis.
— Allan !
Mon exclamation stupéfaite attire son attention. Sa tête pivote dans ma direction et ses orbes me jaugent une longue seconde sans s'émouvoir, alors que mon regard sur lui est effaré.
— Je m'engage à neutraliser, à ralentir nos ennemis, mais c'est tout, reprend-il avec conviction et force pour assourdir le bourdonnement chaotique alentour. Je ne me laisserai plus être dépassé. Je ne causerai plus jamais ce tort, ce mal-là.
Il pivote une nouvelle fois vers son auditoire après m'avoir affirmé cela droit dans les yeux. Abasourdie et ne sachant pas comment réagir, je ne parviens toujours pas à sortir de ma catatonie. J'écoute donc la suite de son discours sans rien faire et les bras ballants.
— Je ne suis pas assez naïf pour penser que je ne devrais plus me battre pour défendre mon foyer et ma famille... Mais je ne peux pas vivre dans un monde ni dans une peau qui attend de moi que je tue. Je peux me rendre utile d'une autre façon.
— Comment peut-on être sûrs que vous n'allez pas perdre le contrôle et tout décimer sur votre passage ? demande un vampire aux sourcils froncés, mais aussi avec une lueur d'intérêt dans le regard.
— Je vous le garantis, moi ! s'exclame William en marchant vers la balustrade. J'ai lu en lui, j'ai capté son essence et son aura en profondeur. Et j'ai confiance en sa parole, je sais qu'il la tiendra.
De nouveaux murmures éclosent en contre-bas. L'expérience est dogme ici et la notoriété du sorcier n'est plus à faire. Ses pouvoirs et sa puissance sont dans tous les esprits, même les plus réticents à lui faire confiance ploient devant sa sagesse. Et je doute qu'aujourd'hui fasse exception à cette règle.
Allan échange un hochement de tête confiant avec William, puis il revient à l'assemblée.
— Je ne veux pas être une arme, mais un bouclier, conclut-il d'une voix ferme. Je vous défendrai tous...
— Le compromis d'Allan vous paraît-il honnête et acceptable, mes amis ? interroge à son tour mon père en balayant tous les visages présents. Êtes-vous prêts à lui laisser cette ultime chance de faire ses preuves ?
Un silence, vaguement dérangé par quelques hésitations, répond à ces questions dans un premier temps. Necahual refait un tour d'horizon en y incorporant les personnes derrière lui.
— Offrez à autrui la seconde chance que vous avez obtenue en premier. S'il vous plaît.
L'assistance absorbe ces ultimes paroles, ils semblent tous être touchés par le message fervent qu'elles dissimulent. Et cette fois, les cris qu'ils poussent sont unanimement approbateurs.
Ils sont convaincus. Ils vont tous nous suivre dans la lutte.
Et c'est autant grâce à mon père qu'à Allan.
∞ ∞ ∞ ∞
J'ai été sollicitée de toutes parts durant les heures qui ont suivi l'assemblée. Certains éclaireurs, que nous avons envoyés en reconnaissance aux abords du domaine de Jarlath, là où il a été aperçu avec ses hauts conseillers lors d'opération de surveillance ces dernières semaines, sont revenus au manoir avec les dernières nouvelles. Ils sont formels, notre ennemi est sur place ; certes, il est sans doute loin d'être livré à lui-même, mais l'occasion est trop belle pour ne pas s'en saisir. Nos troupes sont nombreuses, décidées à en découdre et dans l'attente de nos ordres : toutes les circonstances sont rassemblées pour leur proposer une glorieuse bataille.
Sans être forcément rentrée dans les bonnes grâces de mes compères, nous sommes toutefois parvenus à organiser la suite des opérations entre chefs des armées. Si plus d'un rêve encore de me démettre de mes fonctions au domaine, ils le cachent mieux qu'auparavant, pour le bien de notre mission commune. Mais l'ambiance qui nous a enveloppés tout le temps des conseils de guerre restait très tendue, à la limite de l'hostilité à cause de certaines têtes, comme Griffin. Lui et ses acolytes étaient prêts à me mordre à chaque fois que j'ouvrais la bouche...
Et la réciproque était vraie.
J'ai tout de même fini par m'en sortir indemne et par poursuivre mes tâches sans remous. Mon regard se déporte cependant assez régulièrement sur l'heure afin de surveiller son avancée. Je n'ai pas pu introduire Allan dans mes réunions, il a donc dû être obligé de retourner dans nos appartements, en compagnie de Dren et d'Amada. Je m'inquiète pour lui ; il ne devrait rien lui arriver, maintenant qu'un compromis a été trouvé avec les autres habitants du manoir, mais... Je ne peux pas en être certaine. Et nos amis ne vont pas rester indéfiniment avec lui, ils ont eux aussi des choses à faire et à planifier.
Je pousse un soupir anxieux tout en repartant en direction de notre plus grande réserve d'armes pour faire le point. Plusieurs soldats sont déjà sur les lieux en train de les répertorier pour ensuite les distribuer au mieux, ce qui me soulage.
Trente minutes. Dans trente minutes maximum, je m'éclipse une bonne fois pour toutes pour rejoindre Allan.
Et je tiens parole. Enfin libérée de toutes contraintes – du moins pour quelques heures –, je me précipite dans les escaliers, les monte à vive allure, puis échoue sur le palier de notre étage. La trace olfactive de mon lié est là, bien présente, il ne semble pas avoir quitté cette partie de l'aile. Je chemine d'une foulée rapide, impatiente de le revoir et de pouvoir enfin discuter de ce qu'il s'est passé plus tôt. Nous n'avons pas pu revenir sur la suggestion qu'il a formulée et je pense qu'il faut que nous en reparlions ensemble...
À quelques mètres de notre chambre, je m'arrête net toutefois à l'entente de sa voix et de celle de mon père.
— Je ne pensais que vous auriez le temps de passer me voir, Necahual. Vous devez avoir des milliers de choses à préparer, comme Eleuia.
Avec prudence, je me rapproche un peu plus du battant clos pour ne pas rater une miette de leur conversation. Je sais que je devrais m'annoncer, mais quelque chose me souffle que j'en apprendrai bien plus en me faisant discrète dans le couloir... Mon père avait visiblement envie de s'entretenir en privé avec Allan.
— Je ne pensais pas y arriver non plus, admet Necahual avec un rire léger. Mais je me suis débrouillé pour m'octroyer quelques minutes en votre compagnie.
— Je crois savoir de quoi vous voulez me parler, reprend Allan une seconde plus tard. Et ce n'est pas nécessaire, vous n'avez pas...
— Mais j'insiste pour le faire, le coupe mon père. Je suis persuadé que vous avez besoin de l'entendre de vive voix... De la même façon que moi j'ai besoin de vous le dire.
J'entends mon lié inspirer un grand coup, ce qui ne m'aide pas à apaiser les battements soudain incoercibles de mon cœur. Que désire exprimer mon père ?
— Vous êtes un homme très courageux, Allan Ford. Vous devriez avoir plus confiance en vous... Vous êtes sage et avisé, vous savez prendre les décisions qui s'imposent au bon moment. Vous avez le sens du sacrifice aussi, ce qui est une qualité loin d'être négligeable.
J'imagine sans peine un sourire se dessiner sur la bouche de Necahual à ces mots. Mon palpitant fait un nouveau bond dans ma poitrine, mais cela n'a plus rien à voir avec l'angoisse.
— Vous ferez de grandes choses dans ce monde.
— J'en ai déjà trop fait, à mon goût..., réplique amèrement mon âme sœur.
— Vous êtes aussi capable de faire de bonnes choses, Allan. Je l'ai su dès notre première rencontre.
— Et vous n'avez jamais pensé que vous vous étiez trompé sur mon compte ? Pas même une fois lors de ces dernières semaines ?
Notre chef ne répond pas tout de suite et ce silence soudain me lacère de l'intérieur... jusqu'au moment où...
— Non. Pas une seule fois. Je sais que j'ai vu juste vous concernant... J'ai confiance en vous. Je vois tous les progrès, toutes les évolutions par lesquelles vous êtes passé pour en arriver là où vous êtes aujourd'hui.
— Vous êtes trop optimiste, Necahual, souffle Allan, presque réprobateur même si j'entends une émotion contenue en arrière-plan.
— Et vous, pas assez, mon ami ! Le pire est derrière vous désormais. Vous allez devoir apprendre à aller de l'avant, avec vos erreurs, certes, mais aussi avec un nouvel élan, un nouvel espoir.
Je ne peux pas le voir en cet instant, mais je suis certaine que mon lié a détourné les yeux et baissé la tête, mal à l'aise devant le moindre compliment. Surtout lorsqu'il n'est pas convaincu de le mériter.
— Vous allez y arriver, Allan. Commencez à y croire... Ma fille sera la meilleure guide qui soit dans cette entreprise, lui assure mon père avec un autre sourire dans la voix.
Mes lèvres se retroussent elles aussi sur mon visage alors que Necahual continue son plaidoyer.
— Elle saura vous épauler. Elle le fera mieux que quiconque... Elle croit beaucoup en vous et elle vous aime.
Nos rythmes cardiaques, à Allan et moi, accélèrent en même temps, ce qui accentue mon sourire. Mon père a raison sur toute la ligne. Je serai là pour lui, comme lui sera là pour moi.
Da virviken.
[ À tout jamais.]
— Vous ne devriez pas souhaiter que je sois l'homme de sa vie, prétend l'hybride en ravalant un soupir de dépit.
— Je crois au contraire que je ne pouvais pas mieux souhaiter pour ma fille. Vous étiez destinés l'un à l'autre et c'est un grand bonheur pour moi de voir que vous vous êtes trouvés. Vous êtes plus forts ensemble, et meilleurs...
Se dire que nos parents ont de l'estime pour nous est bien différent de l'entendre de leur bouche. L'effet est immédiat : mon cœur se gonfle de reconnaissance et d'amour pour ce père qui m'a toujours soutenue dans mes décisions et choix. L'émotion vive et brûlante me submerge tout entière alors qu'il confie à mon lié de sa voix douce et aimante :
— Depuis que mes autres enfants ont disparu, j'ai toujours voulu qu'Eleuia soit heureuse. C'est un poids qui s'ôte de mes épaules en tant que père de la voir enfin toucher ce bonheur du doigt et être en phase avec elle-même.
Le patriarche se déplace dans la chambre, ses pas le mènent vers la sortie.
— Elle s'est battue très fort pour vous, Allan. Donnez-vous ce même mal pour elle si vous l'aimez vraiment, vous aussi, lui conseille-t-il encore.
— Je... je vous promets que je serai toujours là pour elle, assure Allan avec conviction une fois sur sa lancée. Tant qu'elle voudra de moi, je serai son pilier comme elle est le mien. Je le jure.
— Prenez bien soin de ma fille, mon ami... Je vous laisse à présent.
La seconde suivante, Necahual et moi nous retrouvons dans le couloir. Je comprends en un coup d'œil qu'il savait parfaitement que j'étais là à les écouter, mais avoir été prise sur le fait m'indiffère. Je le laisse s'approcher de moi jusqu'à ce que je puisse me jeter à son cou et le serrer contre moi. Mon père me rend mon étreinte avec force et chaleur, ses bras robustes m'enveloppant dans un cocon réconfortant que nous n'expérimentons pas souvent.
Un échange de paroles est inutile entre nous, nous n'avons besoin que de la présence de l'autre pour communiquer. Cela fait plus de mille sept cents ans que mon père et moi arpentons la Terre ensemble et nous confrontons tant à ses déboires qu'à ses bonheurs. Cet instant à deux se suffit à lui-même. Il nous fait comprendre toute la tendresse et l'attachement que nous nous portons. La fierté que nous éprouvons d'être un père et une fille. Les derniers survivants de notre famille...
Mon mentor. Mon modèle. Mon ange gardien.
Ses lèvres pressent mon front avant qu'il se détache de moi et croise mon regard ému. Un sourire lumineux se profile sur ses traits détendus, tandis que le revers de sa main caresse ma joue. Je lui retourne son sourire en contenant une nouvelle fois mes larmes et attrape ses doigts pour les baiser avec lenteur. Quelques minutes plus tard, mon père me quitte sur un dernier regard confiant et attendri, et je rejoins Allan dans notre chambre. Celui-ci m'accueille depuis notre lit où il est assis et semble perdu dans ses pensées. Ce n'est que lorsque je m'arrête devant lui qu'il relève la tête pour rencontrer mes prunelles.
— Je crois que ton père m'a donné en substance sa bénédiction pour être avec toi, déclare-t-il avec un petit sourire en coin.
— Je le crois aussi, affirmé-je à mon tour en passant mes mains à l'arrière de son crâne.
Ses doigts se pressent contre mon dos pour m'attirer bien plus près de lui. J'accède à sa demande implicite, n'hésitant pas une seconde à m'installer à califourchon sur ses genoux. Au moment où nos fronts entrent en contact, nous poussons un même soupir profond, satisfaits d'enfin nous retrouver.
— Ton père est quelqu'un d'étonnant.
— Et sage, complété-je en rouvrant les yeux sur les siens. Il faut écouter ce qu'il dit parce qu'il a toujours raison.
— Alors toi aussi tu es convaincue que je suis une bonne personne ? que je suis bon pour toi ?
— Ne te l'ai-je pas déjà dit et répété ? Ne te l'ai-je pas prouvé ces dernières semaines ? Tu ne peux pas te méfier de moi ni de ce que tu perçois émaner de moi. Tu lis en moi, Allan. Tu sais que tu es le seul homme que j'ai jamais aimé et n'aimerai jamais. Rien ne pourra changer cela.
Ses saphirs sondent mon âme et effleurent sans peine cette vérité qui le perturbe tant. Je me penche davantage sur lui et dépose un baiser sur ses lèvres.
— Je passerai ma vie à te le seriner s'il le faut, mais ne te défie pas de moi. Je sais que tu ne te fais plus confiance et que la regagner demandera du temps, mais crois en moi jusque-là à la place. Je m'en montrerai digne, cette fois, chuchoté-je tout contre sa bouche.
Mon lié ne répond pas, il préfère plutôt fondre sur moi et m'embrasser avec toute la douceur et la dévotion dont il peut faire preuve. Ce baiser m'ébranle un peu plus, me bouleverse de par son authenticité. Allan accepte et désire s'en remettre à moi, à ma foi en lui. Il est enfin prêt à apprendre à se reconstruire, malgré les brisures de son être. Son aura abîmée s'infiltre sous ma peau, tutoie mes propres meurtrissures avant de s'unir à la mienne.
Nouveau grand pas en avant. Nouveau progrès, nouvel espoir de réussite.
Je me sépare de ses lèvres, le souffle court, et porte une main sur son visage d'ange.
— Allan..., reprends-je après une inspiration profonde. Es-tu sûr de toi ? De la décision que tu as prise tout à l'heure ?
— Oui, j'en suis sûr, assure-t-il sans l'ombre d'un doute. C'est la seule chose à faire, Eleuia. Je ne veux plus tuer, je... Je ne peux plus le faire.
— Tu ne te perdras plus, Allan, tenté-je de le convaincre, mes dents plantées dans ma lèvre inférieure. Tu es plus fort, plus déterminé... Et je suis là. Je serai toujours là pour te ramener si...
— Non, Eleuia, réfute mon lié sur un ton bas. Ce genre de combats est terminé pour moi. Je ne veux plus être une arme qui risque à tout moment de redevenir incontrôlable. Je préfère vraiment être un bouclier, un protecteur... Ton protecteur.
— Mais...
— Je te protégerai de nos ennemis et je permettrai, à toi et aux autres, d'atteindre vos cibles sans encombre. Dans toutes nos luttes à venir, j'assurerai désormais tes arrières, je t'aiderai à remporter la victoire et à chasser ceux qui n'accepteront pas la paix et la justice. C'est là, la meilleure chose à faire, la meilleure décision à prendre.
Son assurance est grande, ce qui me laisse à penser qu'il a mûri cette réflexion. Toutefois, je ne peux m'empêcher d'avoir quelques réserves...
— C'est la guerre, Allan. Je ne sais pas si tu...
— Si, j'y arriverai, me coupe-t-il avec cette même détermination. Je dois réapprendre à me faire confiance, non ? C'est toi-même qui me l'as dit... Cette confiance doit passer par là pour être acquise.
Éclatant et limpide, son regard accroche le mien pour me communiquer une nouvelle fois ce qui se joue en lui à cet instant. Et à force de l'observer en profondeur, je ne lutte plus contre ses arguments, je ne m'oppose plus à son raisonnement. Car c'est sa décision, celle avec laquelle il est le plus en phase. J'ai promis que je le soutiendrai toujours... et cela commence aujourd'hui.
— On agira à ta manière, acquiescé-je alors en me serrant contre lui. Ta proposition est la meilleure.
— Merci, souffle mon lié avant de planter un baiser tendre sur mes lèvres.
Je ne le laisse pas s'écarter de moi et intensifie notre contact en m'accrochant à ses épaules. Ses mains se plaquent dans mon dos tandis que sa bouche se moule à la mienne comme je le désire. Les muscles sous mes paumes roulent et dégagent une chaleur attrayante qui m'informe de l'échauffement de notre lien. Je me sépare de ses lèvres, le cœur déjà à deux doigts de l'explosion dans ma poitrine, et verrouille mes prunelles à ses iris flamboyants.
— Nous n'avons plus qu'une poignée d'heures devant nous avant le grand départ, lui confié-je d'une voix basse et caressante. Et il est hors de question que l'on bouge de cette chambre...
— Je n'en avais pas l'intention.
Sa bouche se promène ensuite sur mon visage et le parsème de baisers enflammés, de mon front à ma mâchoire. Je savoure la pression souple et euphorisante de ses lèvres tandis que j'attrape lentement les boutons de ses vêtements pour les défaire. Ses propres doigts courent sur mon corps, retracent le contour de mes courbes, s'attardent sur les palpitations de ma gorge et de celles vibrantes sous mes seins. Ce n'est qu'une fois complètement déshabillés l'un l'autre qu'Allan me renverse sur le matelas, son corps plaqué de la plus délicieuse des manières contre le mien.
La volupté reprend ses droits et nous entraîne dans cette bulle de bien-être qui nous emmène toujours si loin du monde. Nos êtres se cherchent, nos âmes se mêlent, nos corps s'embrasent. Cette nuit, je ne ressens plus que mon lié, je ne pense plus qu'à ses bras autour de moi, je n'écoute plus que sa respiration aussi laborieuse que la mienne. Cette nuit, ce n'est plus que lui et moi... touchés par la grâce de notre amour.
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