Chapitre 27
Le moment de latence, dont nous étions les captifs, passe au bout de quelques secondes. Il cède sa place à une action gauche et fébrile qu'Allan est le premier à initier. Ses mains contractées sur ma taille m'incitent à me retirer de ses genoux, ce que je fais avec hâte. Puis ses jambes s'actionnent comme des ressorts pour le lever du fauteuil et le faire se tenir debout... Le corps raidi par l'appréhension.
Leur contact visuel s'éternise, et de là où je suis, je lis la même affliction, la même souffrance dans leurs prunelles. Ils sont semblables, leurs visages parés de la même expression tourmentée, mais si éloignés l'un de l'autre d'un autre côté. Le paradoxe est là et déchirant : c'est ce qui pourrait les rapprocher qui les maintient à distance. Et les voir dans cet état est un crève-cœur.
Ni moi, ni Dren n'intervenons cependant. C'est à peine si nous osons respirer ou ciller. Nous devenons les spectateurs angoissés de la scène qui se joue, et jamais spectacle glorifiant la douleur entre deux amis n'avait été aussi bien interprété jusqu'à cet instant.
Mu par son instinct, Allan effectue un premier pas, le regard brûlant, et sa bouche s'entrouvre sur un souffle bas et chaotique.
— Gillian...
La sorcière ne réagit pas à l'appel de son nom ; seule la lueur dans ses yeux m'apprend qu'elle est touchée plus que de raison. Mon lié recommence à avancer d'un petit mètre, obnubilé par le visage qui lui fait face, puis il s'immobilise d'un coup la seconde suivante. Ses traits se figent, sa respiration se coupe net. Un vent de panique brute, qui prend directement racine en Allan, s'élève entre nous. Et alors que je m'apprête à lui porter secours, quoi qu'il ait pu lui arriver, ses orbes écarquillés s'abaissent sur la silhouette de Gillian. Ils s'arrêtent ensuite sur son ventre et c'est là que je comprends enfin.
Allan a entendu les battements de cœur plus vigoureux du bébé. Je n'y avais pas fait attention jusque-là, mais désormais ils me frappent autant que lui. Un nouveau coup d'œil sur son visage atterré m'avertit qu'il n'était pas au courant, qu'il n'a jamais lu cette information dans mon esprit. En plus de n'avoir jamais voulu parler de Gillian et Sander, Allan s'est contraint à les chasser de ses pensées, ou plutôt à ne pas les accueillir trop ouvertement dans celles-ci...
Ça lui faisait trop mal. Ça éveillait sa colère et sa culpabilité.
Oh, Allan...
La douleur est cuisante, pareille à un tisonnier enfoncé dans le ventre. Elle se propage de lui à moi à vive allure, mais nous l'absorbons. Nous ne luttons pas contre. Le rythme cardiaque devient aussi entêtant qu'elle, il semble remplir la pièce même.
Le regard fou, mon lié est pris de tremblements diffus tandis que son palpitant adopte cette cadence folle. Devant sa détresse évidente, les traits de Gillian s'affaissent un peu plus et ses doigts se portent sur son ventre. Je ne saurais dire s'il s'agit là d'un geste pour son enfant ou pour elle-même, les deux sont envisageables. Car ma meilleure amie est aussi étourdie de douleur que mon lié.
Un morceau de souffrance pour elle. Un morceau de souffrance pour son enfant. Un morceau de souffrance pour Sander...
Et un dernier morceau pour Allan.
— Gillian, je...
La voix de l'homme est brisée, il ne parvient pas à s'exprimer clairement. Il tente une nouvelle fois, l'accompagne d'un mouvement en avant, mais cette tentative aussi est avortée. Gillian n'en mène pas large, non plus. Les mots leur manquent et l'arrivée inopinée d'Amada, suivie de mon père et Cakulha, les interrompt définitivement.
La sorcière se décale sur le côté afin de les laisser entrer dans la pièce, mais aucun d'eux ne le fait pour autant. Leurs regards interloqués naviguent sur nous tous, sans jamais réussir à se focaliser sur un seul visage. L'étrange atmosphère des lieux, tout comme nos airs abattus ne leur échappent pas. Et c'est au final notre chef qui s'assure de notre santé à tous. Il s'approche de Gillian et pose avec douceur ses mains sur ses épaules basses.
— Tu es très pâle, mon amie, lui murmure-t-il avec compassion. Tu devrais aller t'allonger un peu...
— Je vais bien, tente-t-elle de le rassurer en croisant ses orbes inquiets. Je... j'irai me reposer plus tard.
Necahual acquiesce lentement puis se tourne vers Allan et moi. Il me scrute un long moment alors que je me plante aux côtés de mon lié, et s'attarde sur mes doigts qui s'enroulent sur son biceps. Mon père a très bien compris la gravité de la situation et reprend donc les choses en main.
— Pouvons-nous nous entretenir tous ensemble ? Je pense que nous avons plusieurs points à aborder qui ne peuvent attendre.
Sans piper mot, notre petit comité va s'asseoir sur les différents sièges, après que Cakulha a verrouillé la porte.
— Amada est venue me chercher à ta demande, gijia, pour que tu m'exposes un nouveau plan.
— C'est exact, déclaré-je après une profonde inspiration. La guerre n'est pas terminée, tu le sais aussi bien que moi, Père. Elle ne sera terminée que lorsque Jarlath sera vaincu. Et c'est à nous que revient cette tâche. Les souffrances qu'il nous a infligées sont trop grandes pour qu'il en soit autrement...
Je sonde tout particulièrement Allan et Gillian en disant ces mots, ce qui les fait tressaillir.
— Il serait stupide de notre part d'attendre plus longtemps, poursuis-je en me recentrant sur mon père. Il pourrait nous échapper encore une fois. Nous ne pouvons pas le permettre.
— Crois-tu que nous soyons tous prêts, cependant ? me demande mon vis-à-vis en appuyant sur le « tous ».
— C'est notre but commun. Et aucune des personnes ici présentes ne l'a oublié, affirmé-je.
Un simple coup d'œil sur leurs faciès suffit pour entériner mes propos. Et je sais qu'ils ne sont pas les seuls à penser ainsi.
— Nombre de nos alliés sont convaincus de cela aussi. Il nous faut juste leur rappeler quelles sont nos priorités et quelle est notre lutte première.
Ce qui est arrivé à Allan ne doit pas être un frein, mais un moteur pour eux. Pour nous tous. Ça ne doit plus nous diviser, mais nous rassembler.
— Tes arguments me semblent être les bons, Eleuia, convient mon père avec un hochement de tête. Mais je pense qu'il faudrait les tester en premier lieu sur les généraux et autres chefs de clans au manoir. S'ils marchent avec nous, alors...
— Le reste des hôtes le fera aussi, terminé-je à sa place.
Il me sourit et acquiesce derechef.
— Cakulha ? Voudrais-tu bien aller alerter nos frères et sœurs d'arme que nous désirons les rencontrer ?
— J'y vais de ce pas ! assure l'interpellé en se levant. Je les rassemble dans une salle de réunion précise ?
— La salle de verre me paraît toute indiquée, lui répond le patriarche avec un sourire entendu.
Cakulha lui retourne son sourire avant de prendre la porte, tandis que de mon côté je pousse un soupir. La dernière assemblée que j'ai tenue dans cette maudite pièce a fini par trouver une issue favorable, mais c'était loin d'être gagné d'avance... Espérons donc que ça se passe mieux cette fois-ci ! J'aurai déjà plus d'appuis d'entrée de jeu pour étayer mes dires.
— Je suis heureux de vous voir plus en forme, Allan, formule mon père d'une voix profonde, en pivotant vers mon lié. Vous nous avez manqué...
— Merci, Necahual, souffle l'homme près de moi.
Il n'ose pas regarder notre leader en face, davantage à cause de la présence de Gillian non loin de là que d'une éventuelle gêne. La sorcière aussi a du mal à fixer son attention devant elle, ses prunelles se déportent souvent de biais. Le malaise entre eux est toujours perceptible... Ma main longe le flanc de mon lié pour se saisir de ses doigts qu'elle serre avec tendresse. Allan me rend mon étreinte en y mettant un peu plus de force que moi, ce qui me fait comprendre qu'il est bien plus tendu que je ne le croyais.
Une poignée de minutes passe, pendant lesquelles Necahual et Dren échangent quelques nouvelles sur leurs connaissances communes. Amada les écoute attentivement et fait de brèves remarques par moments, alors que notre trio reste muet. Je me focalise sur le contact entre Allan et moi et tente de lui insuffler calme et courage. Mes iris croisent à de rares occasions ceux de ma meilleure amie, mais là aussi à chaque fois, je les lui communique du mieux que je peux.
Ensuite, le guerrier Maya interrompt cet instant chaotique en réinvestissant les lieux.
Enfin !
— Ils ont répondu très rapidement à l'appel. Dix d'entre eux sont déjà sur place, nous informe-t-il au moment même où nous nous relevons.
— Très bien. Je pense que nous pouvons les rejoindre, les autres ne tarderont pas non plus.
D'accord avec notre chef, nous nous mettons en marche pour suivre Cakulha dans son sillage. Ma main toujours dans celle d'Allan, je la serre une nouvelle fois tout en l'entraînant en avant, mais une voix dans notre dos nous stoppe net.
— Si tu n'y vois pas d'inconvénient, Necahual, j'aimerais m'entretenir avec Allan dès à présent. Et seule à seul.
Nous nous retournons tous sur Gillian, qui n'a pas bougé du coin relax. Ses mots s'adressent à mon père, mais ses émeraudes, elles, se verrouillent au regard trouble d'Allan. L'air de la sorcière est grave, à la limite de l'insondable, ce qui relance mon inquiétude.
— Allan doit venir avec nous, m'opposé-je sur un ton doux et ferme à la fois. Cet entretien le concerne.
— Accordez-nous quelques minutes dans ce cas, et nous vous rejoindrons après, insiste mon amie sans se départir de son expression sérieuse.
Ses jambes font un pas vers mon lié alors que ses yeux le sondent un peu plus loin.
— Nous devons parler, lâche-t-elle dans un souffle qui n'est destiné qu'à lui. C'est important...
Un silence suit sa déclaration, mais il ne dure pas. Necahual reprend la parole posément alors que mon âme sœur scrute lui aussi la sorcière.
— Je n'ai pas de raison de m'y opposer...
— Pudire! m'écrié-je, de plus en plus paniquée maintenant.
— Cette réunion peut bien débuter sans Allan... En fait, c'est peut-être plus judicieux ainsi. Cela nous permettra de mieux... comment dire ? préparer le terrain, en un sens. Convainquons-les un peu d'abord sans les affoler avec sa présence. Ça mérite d'être tenté.
Il hausse les épaules sur la fin pour compléter son petit discours optimiste. Je secoue le menton à plusieurs reprises, incrédule et pas du tout convaincue pour ma part.
— Mais enfin, nous ne pouvons pas...
— Eleuia, me coupe mon lié en me tournant vers lui.
Sans attendre, je remonte mon regard préoccupé dans le sien.
— Je pense que Gillian et ton père ont raison. Je devrais rester ici pour discuter avec elle.
— Mais...
— On vous rejoindra dans peu de temps, me garantit-il d'une voix sûre.
J'ouvre à nouveau la bouche pour protester, sauf qu'il ne m'en laisse pas l'opportunité. Ses lèvres déposent un baiser léger sur les miennes tandis que ses orbes confiants me transmettent sa volonté. Je soupire, vaincue. Je ne suis pas contre l'idée qu'ils se parlent, ils doivent le faire, j'en suis aussi persuadée qu'eux, bien sûr ! Mais je ne suis pas emballée par le fait qu'ils le fassent seuls, sans qu'il y ait une autre personne avec eux qui pourrait jouer les tampons si jamais... les choses dérapaient. La douleur et la colère qu'ils éprouvent l'un et l'autre m'inquiètent et me font hésiter, Allan le lit en moi.
— Tout ira bien, essaie-t-il de me rassurer alors, ses bras autour de moi. Va parlementer avec les chefs.
Je mordille ma lèvre de nervosité, puis tourne la tête vers ma meilleure amie.
— Dans une demi-heure dans la salle de verre ?
— Si tu veux, répond-elle avec un vague hochement de tête.
Je vais devoir m'en contenter...
J' acquiesce à mon tour, puis m'écarte de mon lié pour rejoindre les autres devant la sortie. Le battant se referme sur l'image de Gillian et Allan s'observant en chiens de faïence, et ma nervosité monte d'un cran.
Pourvu que ça aille. Bon sang, pourvu que ça aille... !
Je les laisse donc seuls, emboîte le pas à mon père avec Dren à mes côtés pour me rassurer et atterris bien vite – trop vite, peut-être – dans la salle de verre. Le stress se loge dans mon ventre et me tord les boyaux, mais il n'a pas grand-chose à voir avec les généraux qui sont désormais devant moi. Ça devrait pourtant, mais non. Je reste obnubilée par mon lié et ma meilleure amie... Et cela dure tout le temps de cette première phase de réunion. Toutefois, pour contrebalancer mon état, le déroulé de l'entretien se passe plutôt bien. Passés les hoquets de stupeur et les cris de protestation, une partie des leaders des armées a écouté ce que j'avais à dire et s'est rangée de mon côté quelques minutes plus tard. Ils sont prêts à me donner une dernière chance de faire mes preuves. Une dernière chance de les mener.
Il s'agit surtout d'amis de mon père, je suis obligée de le souligner. De ceux qui ont toujours suivi les idées et plans soutenus par Necahual. Mais grâce à leur influence et à celle de mes acolytes, ils parviennent à faire fléchir les réticences des autres généraux. Ceux-là baissent un peu leur garde et consentent, après de nouveaux pourparlers, à rencontrer Allan, puis à rassembler leurs troupes s'ils sont convaincus qu'il n'est plus un ennemi.
L'ensemble des négociations a dû prendre une bonne demi-heure, alors à la seconde où je suis autorisée à aller chercher mon lié, je me précipite dans le couloir et traverse à vitesse grand V les autres dédales qui m'en séparent encore. Je pile net à l'entrée du fameux corridor, à l'écoute des sons qui s'en élèveraient, et ne perçois rien d'inquiétant. Ni cri, ni bruit de casse. Une vague de soulagement s'abat sur moi, mais elle est vite rattrapée par une nouvelle peur. Car, le problème est bien là : je n'entends rien. Absolument rien. Le silence règne partout.
Soit ils ont quitté cette partie du manoir, soit ils...
Je ne vais pas au bout de ma pensée. Mes jambes me propulsent à nouveau en avant, jusqu'au petit salon. Mon souffle trop rapide se coupe lorsque leurs effluves m'atteignent depuis le battant clos. Ils sont là, ils n'ont pas déserté les lieux.
Alors pourquoi ne les entends-je pas parler ?
La main tremblante sur la poignée, je pousse mon analyse olfactive plus loin et suis rassurée de ne sentir aucune odeur de sang envahir mes narines. Ils ne sont pas en train de se blesser ou pire.
Ils ne se font pas de mal.
Forte de cette conviction, je n'hésite plus cette fois et ouvre la porte pour tomber sur...
Le plus poignant des tableaux qu'il m'ait été donné de voir. Mon corps se fige, ma poitrine se serre et les larmes affluent sous mes paupières alors que je le détaille.
Assise sur une chaise en face de moi, Gillian a les yeux fermés, les traits tirés, les joues mouillées de ses larmes amères, alors que l'une de ses mains est enfoncée dans les cheveux d'Allan. À genoux devant la sorcière, les épaules de mon lié sont secouées de sanglots silencieux qu'il ne retient plus. Sa tête est nichée dans le giron de notre amie et ses bras sont serrés autour d'elle, comme pour se soutenir alors qu'il s'est déjà effondré.
Il pleure, se décharge de cette peine et cette culpabilité qui le rongent tout entier. Il ploie devant l'immensité de sa tristesse. Elle n'a plus de limites et ne se contraint plus maintenant qu'elle a trouvé son écho parfait, sa jumelle. Gillian et Allan pleurent ensemble, réunis dans la douleur. Elle aurait pu les diviser plus encore, mais c'est le contraire qui semble se produire sous mes yeux brûlants.
La sorcière est la première à remarquer ma présence. Ses prunelles brillantes croisent mon regard, et un même sentiment doux-amer éclot en nous à cette seconde.
Ma diagrezit, ma c'hoar.
[Je suis désolée, ma sœur. ]
La paume qui reposait sur le dos d'Allan se lève vers moi pour me faire signe de venir. Je m'exécute avec lenteur, trop secouée moi-même pour aller plus vite, et échoue à proximité du corps défait de mon âme sœur. La souffrance qui irradie de lui nourrit la mienne et libère de nouveaux pleurs.
En sentant mes doigts s'étaler sur sa nuque à découvert, Allan raffermit sa prise sur la taille de Gillian, tandis que ses murmures fragiles s'échappent d'entre ses lèvres.
— Pardonnez-moi... Pardonnez-moi...
La sorcière et moi ravalons une même plainte en comprenant qu'il s'adresse autant à elle qu'à son bébé. Nous tremblons et tentons de nous raccrocher les uns aux autres. Le chagrin nous submerge, nos sanglots et pleurs paraissent intarissables. Et durant cette nouvelle éternité, nous faisons le deuil de notre vie d'avant. Le deuil de notre ami. Le deuil d'une partie de nos rêves.
Une nouvelle ère commence aujourd'hui. Nos existences ne seront plus jamais les mêmes. Et nous allons devoir apprendre à faire avec ces changements. Le renouveau aura bien lieu, je croyais qu'il serait impossible, il y a quelques minutes de cela. Il est déjà en train de s'opérer d'ailleurs. Évidemment, il sera teinté de noirceurs indélébiles... mais il sera notre renouveau. À tous les trois.
Asambles. Da virviken.
[Ensemble. A tout jamais.]
C'est une promesse que nous nous devons d'honorer. Pour nous. Et pour Sander...
L'éternité de chagrin se délite avec lenteur, nous permettant de nous ressaisir chacun notre tour. La première à le faire est Gillian qui, après avoir essuyé les résidus de larmes sur son visage, nous informe qu'elle désirerait aller se reposer dans sa chambre.
— Veux-tu que nous t'accompagnions ? lui demandé-je en l'aidant à se lever.
— C'est inutile... Et puis, je crois me souvenir que vous êtes attendus, me répond-elle en s'écartant de mon lié à nouveau sur pieds. Vous ne devriez pas traîner.
— Gillian... est-ce que tu...
— Ça demandera du temps, Allan, coupe-t-elle le concerné, ses prunelles de jade ancrées dans les siennes. Mais ça viendra.
Mon lié hoche la tête en silence, une lueur de peine et de soulagement mêlés au fond du regard.
— Dont a ran a-benn nebeut, lancé-je à la sorcière avant qu'elle quitte le salon.
[— Je viens dans peu de temps.]
Elle pivote et me fait un signe de tête négatif.
— Chom gantañ. Ezhomm en deus ac'hanout.
[— Reste avec lui. Il a besoin de toi.]
En avisant l'air hagard et démis d'Allan, je sais qu'elle a raison. Sa bouche ébauche un petit sourire tendre à mon intention, puis elle s'éclipse. Je reviens vers mon lié, et plantée devant lui, je remonte mes mains de ses bras à sa nuque pour les emmêler dans ses cheveux. J'attire ensuite son visage au mien et colle nos fronts l'un à l'autre.
— Ça va ? murmuré-je en laissant mes doigts caresser ses mèches courtes.
— Tu penses qu'elle me pardonnera un jour ? réplique-t-il sur un ton bas et torturé qui me pousse à rapprocher nos corps un peu plus.
— Elle a déjà commencé à le faire.
Son souffle profond s'abat sur mes pommettes tandis que ses bras s'arriment à mon dos.
— Je n'arriverai jamais à...
— Chut..., lui intimé-je en sentant une nouvelle vague de désespoir le cueillir. Je suis là. Tu y arriveras avec moi.
Allan ne répond rien, il ne fait que fermer les yeux et respirer fort par le nez pour se recentrer. Lentement, mes lèvres partent à la rencontre des siennes pour un baiser doux et sage. Il me le rend sans se presser lui aussi et la tendresse de notre échange nous réchauffe le cœur à tous les deux.
— Comment dis-tu en breton : « Tu es toute ma vie » ? fait-il après s'être éloigné de ma bouche.
— Holl ma buhez out.
— Holl ma buhez out, Eleuia, répète-t-il en m'embrassant derechef.
Je souris tout contre lui, puis nous nous détachons pour de bon. Nous savons que nous ne pouvons plus rester ici : les chefs et généraux veulent voir Allan avant de rassembler leurs groupes respectifs. Nous partons donc et rejoignons en quelques minutes la salle de verre. Devant la porte, j'analyse l'état de mon lié et suis surprise et satisfaite de le trouver raisonnablement calme. Il est concentré sur cette « mission » et fait en sorte que son esprit ne s'éparpille pas. Il n'y a que les battements un peu trop rapides de son cœur qui dénotent une certaine nervosité chez lui. Il s'en sort bien et il en sera de même une fois à l'intérieur.
Forte de ce constat, je serre plus fort sa main dans la mienne et ouvre le battant sur l'assemblée qui se tait dans l'instant. Tous les regards se tournent vers nous et jaugent avec gravité l'hybride dont ils ont tant entendu parler. Je lis autant de méfiance que d'intérêt dans leurs iris. Leur réserve à son encontre est contrebalancée par leur fascination, mais aucune des deux ne parvient à prendre le pas sur l'autre. Je sens Allan se crisper près de moi alors qu'il doit sans doute capter les pensées de nos vis-à-vis.
L'un d'eux d'ailleurs s'avance droit sur nous, ce qui lui attire quelques chuchotements étonnés. Au moment où il arrive à notre niveau, je me tends un peu, mais décide d'être affable.
— William, le salué-je avec un hochement de tête. Merci d'être venu à cette réunion.
— Je n'aurais manqué ça pour rien au monde, déclare-t-il pendant que ses orbes foncés font la navette entre Allan et moi. Difficile d'y croire tant qu'on ne l'a pas sous les yeux ! Mais il est bien réel, aucun doute là-dessus... Une aura ne trompe jamais.
Je hoche la tête, sans trouver quoi répondre. William est un sorcier, l'un des plus âgés et donc des plus puissants que je connaisse. Le décryptage des auras est un art chez lui, elles n'ont aucun secret pour ce mage. Et à la façon qu'il a de dévisager intensément mon lié, je comprends sans peine que la lecture de son aura est riche et dense.
— La vôtre est très complexe, reprend-il à l'intention d'Allan. Vous la troublez autant qu'elle vous trouble, jeune homme.
— Ça veut donc dire qu'il n'est pas avisé de lui faire confiance ? rebondit une générale berserker, les sourcils froncés.
— Ce n'est pas ce que j'ai dit, réfute le sorcier sans dévier d'Allan. Je ne pense pas que ce soit la conclusion à en tirer.
— Alors quelle est-elle, dans ce cas ?
— Vous ne vous faites pas confiance, n'est-ce pas ? interroge-t-il plutôt mon lié en se penchant vers lui.
Allan met une brève seconde avant d'avouer la vérité.
— Non.
— Et vous voudriez que l'on ait confiance en vous malgré cela ?
— Non, répond-il avec le même aplomb. Mais je suis prêt à me battre pour vous.
— Pour tenter de vous racheter ?
— En partie, admet encore Allan avec une honnêteté crue qui me bouleverse. J'aimerais croire que ça pourrait me soulager d'une part de mon fardeau... Mais c'est avant tout parce que c'est la seule chose à faire. Parce que votre ennemi est mon ennemi. Et que je saurai me rendre utile pour le faire chuter.
William et les autres méditent quelques secondes les réponses d'Allan. Mon regard erre dans la pièce et s'arrête sur celui sûr de mon père, assis tout au fond. Lui, en tout cas, a confiance, que ce soit en Allan ou en la décision que vont prendre les commandants. Et cette assurance fait se relâcher mes épaules et disparaître le poids sur mon estomac. L'optimisme légendaire de Necahual est d'ailleurs récompensé à l'instant où le sorcier reprend la parole.
— Vous êtes quelqu'un d'intègre, Allan. Ne laissez pas vos incertitudes vous seriner le contraire... Le temps est votre meilleur allié pour que vous appreniez à vivre avec vous-même. Vous verrez.
L'interpellé baisse le regard, peu convaincu dans le fond, mais William n'en a pas fini.
— L'équilibre ne se trouve qu'une fois qu'on l'a perdu, souffle-t-il donc au plus près du visage de mon lié.
— Je ne comprends pas, lui répond Allan sur un ton incertain.
— Vous comprendrez, assure William avec un sourire.
Puis il se tourne vers les corps restés sur le qui-vive.
— Je ne vois aucune raison de ne pas suivre les plans de Necahual et sa fille. Cet hybride est notre allié, soutient-il avec conviction et force. Il nous aidera.
Nouveaux échanges dans la salle. Les tergiversations des uns se confrontent aux certitudes des autres, jusqu'à ce que mon père se lève et attire toute l'attention sur lui.
— Notre ami William a raison : Allan Ford est un allié qui, comme bon nombre d'entre nous, s'est perdu un instant dans les affres de sa nature profonde. Il a été manipulé par Jarlath, séduit par les ténèbres qui sont en chacun de nous. Aujourd'hui, il reconnait ses fautes et porte le poids d'une culpabilité sincère sur ses épaules. Et il est prêt à se soulever à nouveau contre notre ennemi commun...
Son regard sombre balaie les visages devant lui avant de se verrouiller au mien et à celui de mon lié.
— Réunissons nos frères et sœurs et avertissons-les que la lutte reprend, poursuit-il. Et laissons un autre de nos alliés faire ses preuves dans cet ultime combat.
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