Chapitre 23
Allan est toujours effondré sur le sol, il ne bouge pas et fixe la pierre sans la voir. Une houle nerveuse ballote mes organes sensibles alors que j'avance avec précaution jusqu'à lui. Je suis de nouveau agitée, troublée. Je m'efforce de me modérer, mais les battements de mon cœur sont traîtres. Mes mains sont moites et mes jambes vacillent un peu durant ma progression. Heureusement, je ne mets pas longtemps à arriver à son niveau – deux mètres de plus et je m'écroulais, moi aussi – et j'adopte vite la même position que mon lié.
À genoux, je promène mon regard sur sa silhouette accablée, puis place mes doigts gourds sur ses joues.
— Allan, l'appelé-je à mi-voix. Regarde-moi, s'il te plaît.
Il ne s'exécute pas tout de suite. Ses paupières se pressent fort avant qu'il se décide à croiser mes prunelles. Le bleu des siennes est limpide, quoiqu'un soupçon voilé par sa peine et sa détresse.
— Tu ne peux pas abandonner. Tu ne peux pas rester dans cet état et t'infliger tant de... mal. Tu ne peux pas te perdre de nouveau et encore moins de cette façon...
Ma voix chevrote par endroits tant il m'en coûte de le voir ainsi tous les jours et de sentir sa torpeur l'étrangler. Sa mâchoire se contracte sous mes paumes et son regard dévie du mien. La colère refait surface, n'étant jamais bien loin, et marque les traits purs d'Allan.
— J'ai tué...
— Par la faute de Jarlath qui t'a manipulé, utilisé comme une arme, le coupé-je en resserrant ma prise.
— Quelle importance ? Tu n'as pas entendu Amada tout à l'heure ? J'ai pris du plaisir dans mes meurtres !
— J'aurais préféré que tu ne le découvres pas de cette façon, confié-je trois tons plus bas que lui. J'aurais préféré...
— Que quoi ? Que j'apprécie seulement de tuer ceux qui le méritent ? Que je me satisfasse juste des crimes que toi et les autres ici jugeriez « justes et honorables » ? Que dans ces conditions du coup, le sadisme et la brutalité sont acceptables ? Mais je ne veux pas être un sadique ! Ni un barbare ! Je ne veux pas tuer, je ne peux pas... je ne veux plus le faire !
Son corps se tend sous la panique. Ses iris s'affolent tandis que sa tête se secoue de droite à gauche, comme pour apporter plus de poids à sa négation.
— Comment on peut aimer tuer ? Comment on peut vivre avec soi-même après ? Comment je vais réussir à vivre avec ça sur la conscience ? Tout ce sang, tous ces cris...
— Allan... Ce n'est pas...
— J'ai tué Sander, Eleuia ! s'écrie-t-il soudain, de l'agonie dans sa voix rauque. J'ai tué mon meilleur ami, mon mentor... mon frère.
Ma gorge se noue et les larmes affluent dans mes yeux. C'est la première fois qu'il en parle, qu'il ose le formuler... Mon Dieu, c'est tellement plus horrible que ce que je m'étais imaginée ! Sa douleur brute se fraie un chemin dans sa carapace, et par la même occasion, dans notre lien, comme dans la forêt.
— J'ai arraché le cœur de l'une des rares personnes que j'aimais et qui m'aimait en retour, reprend mon lié après une pause pesante.
Son regard brillant se replante dans le mien.
— Je ne mérite aucune excuse ni aucune forme de rédemption. C'est la pire atrocité que j'aie jamais commise, mais les autres qui l'ont suivie et précédée ne se rachètent pas non plus...
J'ai l'impression de me calciner, puis de me noyer de l'intérieur tant ses mots et son désespoir m'affectent. Des larmes coulent sur mon visage alors que je sens quelque chose se produire chez Allan, quelque chose de si intense et cuisant que l'air se suspend dans mes poumons. Une partie de mon lié vient de mourir et se décrocher de son âme et, comme en écho, un même fragment se désunit de mon être.
Sa douleur est ma douleur. Son mal, mon mal.
Je lève une main tremblante entre nous et essuie l'eau fine qui inonde doucement son visage. Allan baisse la tête, croule sous le poids de sa culpabilité. Je n'ai plus que ses cheveux hirsutes devant moi, dans lesquels je pose mon front et respire son odeur afin de me réconforter un peu.
Nous ne nous enlaçons pas vraiment, ce n'est ni une étreinte ni une accolade de soutien, mais c'est ce dont nous avons besoin pour le moment. Les minutes passent ainsi, puis vient le temps où je trouve la force de me redresser et de recroiser ses orbes lessivés. Un élan naît en moi, il prend sa source dans cette voix interne qui me souffle la suite de mon plaidoyer. Il grossit et s'affirme alors que les mots commencent à fuser dans mon esprit. Ils sont désordonnés, anarchiques parce qu'issus de mes émotions les plus vives, néanmoins au moment où j'ouvre enfin la bouche, ils s'assemblent sans heurt.
— Je ne suis pas toujours sûre de croire en la rédemption ou aux secondes chances. Je ne suis pas toujours sûre qu'on puisse vraiment se racheter de nos crimes. Une part de moi n'est pas convaincue que les bonnes actions que nous accomplissons derrière permettent de faire table rase de notre passé sombre. Ça ne paraît pas si moral que ça en un sens...
Allan est comme pendu à mes lèvres, l'étincelle dans ses iris m'indique qu'il est aussi tourmenté qu'asservi à mes paroles. De nouvelles perles salées s'échappent de sous ses cils, mais il ne fait rien pour les sécher ou m'interrompre. Je ravale ma salive et inspire une longue goulée d'air avant d'entamer la suite.
— Mais il existe des personnes comme toi sur Terre qui me convainquent du contraire. Vous êtes rares et d'autant plus précieux. Ce serait criminel là aussi de vous autoriser à lâcher prise, de vous laisser vous perdre dans la disgrâce.
Mon lié tressaute puis se rembrunit devant la conviction profonde dans ma voix. Ses prunelles claires se détournent de moi et sa bouche se pince.
— Eleuia..., tente-t-il sur un ton mécontent.
— Chut, laisse-moi finir, le prié-je en pressant ses doigts que j'ai attrapés. Les secondes chances sont possibles pour les êtres comme toi, Allan. Tu ne veux pas y croire parce que tu estimes ne pas en mériter une, mais tu te trompes.
Mes deux mains se referment sur la sienne et la tire vers moi afin de ramener l'attention de son propriétaire sur mon expression assurée.
— Tu as été manipulé, Allan. Tu ne peux pas nier cette réalité. Tu as été poussé dans ces retranchements, ces limites de ton être par un tiers. Ça compte ! Ça compte forcément dans la balance de la justice et de la morale.
Je le dévisage sans relâche, désireuse de le voir passer d'une expression fermée et amère à quelque chose de plus ouvert, qui me prouve qu'il m'écoute vraiment.
— Qui est le plus coupable entre celui qui commande des ordres en son âme et conscience et celui qui les exécute, alors qu'il n'a pas de libre-arbitre ? alors qu'il est dans l'incapacité de prendre une décision ? alors qu'il est soumis à une force qui le dépasse ?
Une chair de poule ténue apparaît sur ses bras, signe qu'il est touché par mes dires, même s'il ne l'admet pas dans son regard résolument dur. Je glisse vers lui et touche désormais ses genoux lorsque je reprends la parole.
— Quand tu as tué Sander, tu étais cet homme-là, Allan. Tu étais cet être froid qui nous reconnaissait à peine et qui ne pouvait pas réfléchir à ce qu'il faisait. C'est ta main qui a frappé, nous ne pourrons jamais effacer ça, mais c'est Jarlath qui l'a voulu. Pas toi.
Ma voix, qui n'est pourtant qu'un murmure délicat, semble l'agresser, au point qu'il serre les paupières et fronce le nez. Mes mots le torturent, mais je ne peux pas m'arrêter. Je ne veux pas m'arrêter, pas si cela permet de lui prouver cette vérité.
— J'ai raison ou tort ? le provoqué-je presque, sa main toujours coincée entre mes paumes.
Pas de réponse. Je me rapproche encore pour le forcer à rouvrir les yeux.
— J'ai raison ou tort ?
Il pousse un profond soupir, qui balaye les cheveux autour de mon visage, et admet sa défaite en braquant ses saphirs bruts dans mon regard. Nous nous scrutons une longue seconde sans rien ajouter ; lui assimile la réalité que je lui sers, en totale opposition avec celle qu'il s'était forgé, et moi, je réfléchis à mes prochains arguments. Toutefois, mon lié me coupe l'herbe sous le pied.
— Je pensais que j'étais parvenu à faire coexister les deux parts qui étaient en moi depuis le début. J'étais convaincu d'avoir trouvé l'équilibre entre elles... Mais je me suis leurré. Je l'ai su quand l'éclair m'a frappé et que j'ai... sombré.
Le ton incertain et désappointé dont il use pique mon cœur déjà bien malmené.
— Il y a eu des moments où je t'ai senti en phase avec toi-même, lui garantis-je en conservant une intonation tendre. Lorsque l'on était à L'Emprise et que tu nous as défendus, par exemple. C'était toi face à toi-même, qui t'acceptais. Je l'ai ressenti.
— Tu as eu peur pour moi et de moi, ce soir-là, objecte-t-il, les sourcils froncés.
— Parce que je n'apprenais qu'à ce moment-là qui tu étais, de quoi tu étais vraiment capable. J'ai été décontenancée, surprise... Mais c'est la peur de te voir blessé qui dominait, ça, je peux te l'assurer.
— Tu étais tellement en colère après moi..., se remémore-t-il, les yeux dans le vague.
Mon palpitant rate un battement lorsque je vois l'ombre d'un sourire passer sur sa bouche. De nouvelles braises crépitent dans mes veines, mais je m'efforce de rester calme et maîtresse de moi. J'arrête de respirer pour y parvenir et me focalise sur le petit grain de beauté sur sa mâchoire. L'instant ne se prête pas à ce que je dérape ou m'extasie sur la beauté de mon lié.
Mais il est splendide quand il sourit...
Je n'ai pas le temps de fulminer contre ma faiblesse, car Allan s'assombrit de nouveau.
— Mais quand je suis... « revenu à moi » petit à petit, c'était différent. J'ai eu conscience de ce que je faisais. Et j'ai aimé infliger du mal autour de moi. Ces victimes-là ont subi mon courroux.
Je ne suis pas entièrement d'accord et proteste en mon for intérieur. Encore une fois, c'est Jarlath le commanditaire de toutes ces tueries. Il est le vrai responsable de nos malheurs. C'est de sa faute si des alliés et des humains sont morts sous les coups de mon lié. C'est de sa faute aussi si ce dernier n'a pas su se reprendre et se modérer. Tuer est parfois inévitable dans notre monde – j'en sais quelque chose –, nos pulsions prennent le contrôle de nos êtres et il nous est impossible de les contrer seuls. Alors, si nous tombons entre des mains malveillantes qui refusent de nous aider, qui sont prêtes à nous utiliser comme de vulgaires pantins sanguinaires... nous n'avons aucune chance de comprendre qu'il existe une autre voie. C'est ce qui est arrivé à Allan et c'est ce que subissent la plupart des sbires de mon ennemi depuis des décennies, voire des siècles.
Ils ne s'en rendent pas compte, ils sont trop influencés et sous l'emprise constante de Jarlath pour ce faire. Mais j'ai bon espoir que certains d'entre eux parviennent à s'en affranchir une fois que ce monstre sera mort. Comme Allan.
Je pressens que celui-ci n'est pas disposé à entendre raison jusqu'au bout. Je reviendrai plus tard sur ces justifications et m'échinerai à lui faire comprendre, à lui, mais aussi à tous les habitants du domaine, que ce que j'avance doit être notre seul moteur. C'est ce qui doit nous guider dans nos futures actions. Pour l'heure, je crois que mon lié a besoin d'entendre autre chose... Il doit comprendre qu'il n'est pas seul, qu'il n'est pas le monstre sans âme qu'il s'imagine être. Et pour y parvenir, j'ai des arguments plus personnels en réserve.
— Quand j'étais vampire, bien avant mon hybridation donc, je n'ai pas toujours été irréprochable. Loin, très loin de là... Je me suis montrée sanguinaire, sauvage et cruelle. Longtemps, j'ai été instable et peu encline à me maîtriser. J'ai saigné des hommes, égorgé des femmes. Je me suis rendue coupable des pires ravages que l'on puisse se figurer... et j'en redemandais, parce que le plaisir que j'éprouvais à l'époque dépassait mes remords. Je me sentais puissante, forte, invincible. Au-dessus de tout et de tout le monde, quelque part. J'ai mis des années avant de comprendre, avant d'accepter plutôt que je n'étais pas toute puissante. Que cette frénésie qui me gagnait devait cesser. Parce que c'était exactement ça : elle me conquérait, et moi je perdais du terrain sur moi-même.
Les images violentes de ces souvenirs me reviennent. Elles sont nettes et précises, les stigmates du temps ne les ont pas altérées.
— J'ai appris à accepter que cette fièvre ferait à tout jamais partie de moi. Que je ne pourrais pas m'en séparer, reprends-je avec gravité. Par contre, je pouvais aussi apprendre à ne pas la laisser me submerger. Cet enseignement allait parfois être douloureux et insupportable, mais je devais l'entreprendre. Et c'est ce que je veux que tu fasses toi aussi, Allan, parce qu'il n'est pas trop tard. Ça ne l'était pas pour moi après toutes ces années de tueries... alors pourquoi serait-ce différent avec toi ?
Allan ne répond pas à ma question. Son regard me fuit encore. Après avoir pris une inspiration, je tente autre chose :
— Crois-tu que je sois un monstre sans cœur ?
— Je ne suis pas très objectif sur la question..., réfute-t-il spontanément.
J'ai un petit sourire à ces mots, mais je ne le laisse pas s'étendre de trop. Rien n'est gagné encore.
— Personne ne l'est dans le fond, répliqué-je donc plutôt, ce qui ramène son regard céruléen sur moi. Nous sommes tous coupables aux yeux de quelqu'un et innocent aux yeux d'un autre.
— Ça ne m'aide pas, Eleuia, soupire-t-il, une main lasse passée sur son visage.
Je soupire à mon tour. C'est si difficile, il y a tant de culpabilité en lui... ! Je sens bien que j'ai creusé une faille en lui, mais il lutte envers et contre tout. Et je suis sa première « cible » dans cette lutte... Je dois l'atteindre plus en profondeur. Je dois stopper ce soulèvement qui s'est si bien enraciné en lui.
Cette fois, j'expire longuement avant de rechercher ses prunelles tristes et de rouvrir la bouche.
— À la question : comment parvient-on à vivre avec soi-même après s'être comporté en monstre ? Eh bien, la vérité, c'est que je n'ai pas de réponse précise ou satisfaisante à te donner... Je ne sais pas, Allan.
Il reste de marbre en surface, mais notre lien m'informe qu'un souffle de détresse se lève à nouveau en lui. Avec une infinie lenteur, dans l'optique de ne pas le paniquer davantage, j'encadre sa tête de mes mains et penche la mienne vers lui.
— Tout ce que je sais, c'est que tu ne peux pas m'abandonner, susurré-je en plongeant dans ses yeux si beaux.
— Eleuia..., proteste-t-il.
Il cherche à se décaler, mais je réaffirme ma prise sur ses joues et le fais ainsi se plier à ma volonté.
— Tout ce que je sais, c'est que j'ai perdu un à un tous les êtres chers que j'aimais. Ma mère d'abord, à cause d'une chute mortelle quand j'avais quatorze ans ; ma sœur, Akna, des suites de complications lors de son accouchement ; mon frère Acan, lors d'un combat avec un vampire qui lui a perforé le cerveau ; mes autres sœurs, Citlali et Ixchel, qui n'étaient pas des guerrières-nées et qui n'ont pas su se sauver l'une l'autre ; et mon frère, Yaotl... qui a été tué par Jarlath d'une lance dans le cœur.
Les orbes d'Allan s'écarquillent à la fin. La surprise et l'horreur le gagnent, mais je l'empêche d'intervenir. Je n'en ai pas fini.
— Tout ce que je sais, c'est que si je te perdais toi, je n'y survivrais pas. Tout ce que je sais, c'est que j'ai cru devenir folle, de douleur comme de chagrin, tout ce temps passé loin de toi. Tout ce que je sais, c'est que je ne pourrai pas supporter... non, que je ne pourrai pas me relever de cette épreuve-là.
Nos regards se verrouillent et brillent d'un même éclat à mesure que mes phrases pleines de ferveur s'enchaînent.
— Tout ce que je sais, c'est que je suis une égoïste qui veut te garder auprès d'elle, quoi qu'il m'en coûte. Tout ce que je sais, c'est que je n'ai jamais été aussi heureuse et vivante qu'avec toi, que tu es dans toutes mes pensées les plus ardentes et les plus tendres.
Une fois de plus, le feu de notre connexion brûle et croît entre nous, avant de se couler dans nos chairs avides. Mes doigts s'insinuent dans ses cheveux, à l'arrière de sa nuque, rapetissant encore la distance entre nos lèvres.
— Tout ce que je sais, c'est que je t'aime. Je ne peux pas cesser de t'aimer. Peu importe ce que tu as fait, je vois aussi ce qu'il y a de bon en toi. Je t'aime, Allan.
Et c'est sur cet ultime aveu que mon lié se jette sur ma bouche avec une brusquerie fougueuse.
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