Chapitre 2
Cité de Pomoná, Mexique, 297 apr. J.-C.
— Mère, je suis fatiguée... Je voudrais retourner me coucher, me lamenté-je en suivant sa silhouette gracile.
La femme ne répond pas immédiatement à mes plaintes, seul un petit sourire retrousse ses lèvres pleines et m'indique que mon comportement l'amuse. Je souffle et donne un petit coup puéril dans une branche trop près de ma tête.
— Attention, Eleuia, tu ressembles de plus en plus à Citlali, m'avertit ma mère en me jetant un coup d'œil cynique. Ta sœur a beau avoir un cycle de plus que toi, elle s'est toujours montrée plus capricieuse et bougonne que tes frères ou toi.
C'est le moins que l'on puisse dire... Mon aînée est très immature, trop même, et tout le monde s'en est aperçu. Même mes parents ont parfois du mal avec son caractère. Alors me voir comparée à elle ne me plaît pas du tout. Je me renfrogne.
— Tu sais bien que j'ai travaillé dur, hier... Je me suis couchée tard, argué-je un bâillement coincé dans la gorge.
— Je le sais et je suis très fière des efforts que tu fournis, me répond-elle d'une voix plus douce qui me ravit. Mais je ne pouvais plus reculer ton réveil, maia gijia*. On n'attend plus que nous pour commencer.
Je soupire une deuxième fois et poursuis ma route sans plus rien dire. Les rayons du soleil frôlent seulement la terre, l'astre n'étant pas encore réveillé. Le monde se pare de couleurs rosées et orangées et la jungle qui m'entoure est calme et paisible. Nous nous faufilons entre les habitations inoccupées de notre peuple, croisons quelques retardataires qui se dirigent eux aussi vers le temple, ce que je ne manque pas de signaler à ma mère avec une œillade insistante et lourde. Cette dernière lève les yeux au ciel – une mimique que j'ai héritée d'elle – et me somme de me tenir tranquille au moment où nous atteignons le pied des marches de la pyramide.
Nous les gravissons une à une, ma mère devant, parée de ses plus beaux vêtements pour la cérémonie rituelle. Sa tunique aux reflets chatoyants met en valeur sa couleur de peau cacao et ses grands yeux d'un ton plus clair. J'admire aussi la longue crinière noire qui lui dévale le dos et qui se balance à chaque mouvement de son corps. Tlalli est la plus belle femme de la cité et en est la deuxième voix de la sagesse, après le grand prêtre. Elle est adulée et respectée par l'ensemble des habitants et d'une partie des cités voisines aussi. D'elle, j'ai reçu quelques traits physiques et son esprit stratège qui a tant plu à mon père, à leur rencontre. Mais pour ce qui est de la gentillesse, de la patience ou encore de la bienveillance, c'est Akna, mon autre sœur, qui les possède. Et elle est presque aussi sublime que Mère... J'aimerais plus lui ressembler, moi aussi.
— Tu rêvasses encore, Eleuia, m'apostrophe la femme du chef en faisant une courte halte dans son ascension.
— Oui, Mère... Pardon.
Un sourire indulgent gagne le bas de son visage alors qu'elle me fait signe de lui passer devant.
— Ne traînons plus, me dit-elle en me donnant une tape sur l'épaule une fois en place.
Quelques minutes nous sont nécessaires pour rejoindre le sommet et durant cette montée, le soleil est apparu devant nous. Encore une fois, les dieux nous accompagnent et estiment notre démarche. L'odeur de copal parvient à mes narines alors qu'il ne reste plus qu'une poignée de marches sous mes pieds nus. Le parfum résineux embaume l'air, les chants et prières rauques s'élèvent vers le ciel, véritables hommages divins... et le dieu Soleil réchauffe nos membres sous ses faisceaux.
Le chef religieux, mon père, est déjà installé près de l'autel. Je file aux côtés de mes frères et sœurs, ignorent leurs œillades railleuses et m'agenouille en priant à mon tour. Les paroles se déversent sans que j'aie besoin d'y réfléchir, leur musicalité s'instaure entre les échos fervents des autres sujets.
Du coin de l'œil, je vois quelques personnes déambuler près de la grande stèle rocheuse et déposer des dernières offrandes sur son socle. De la nourriture, des bijoux verts et rouges, en bref, des ressources de valeur pour contenter les dieux et les remercier pour leur dévouement. D'autres cadeaux ont déjà été offerts lors de la procession que j'ai ratée. Nos rites veulent que nous allions visiter nos sites sacrés afin d'y laisser ces différents objets. Nous en appelons à la clémence des dieux et à leurs protection et bienfaits ; chaque cérémonie a pour but de les glorifier et de nous attirer leur sympathie. Et depuis quelques décennies, elles nous servent aussi à des fins plus personnelles, en dehors de la prospérité de notre cité, s'entend. Aujourd'hui, peu de temps après une célébration similaire, nous remettons ça.
Dans une synchronisation parfaite, les voix se taisent, les fredonnements s'interrompent et tous les regards convergent vers l'autel. Les prêtres rendent une nouvelle fois hommage aux dieux sur un ton bas et fervent, tandis que des gardes arrivent depuis l'intérieur de l'édifice. Derrière eux, d'autres démarches plus lentes se font entendre, et ce n'est qu'une fois arrivés à notre niveau que nous pouvons les compter. Six gardes pour neuf captifs, femmes, hommes comme enfants. Tous prisonniers de guerre, esclaves ou orphelins. Ils sont achetés ou capturés dans le seul but de servir pour nos sacrifices. Ils représentent notre vivier, les proies de nos divinités insatiables.
Ils semblent épuisés, ils n'ont pas dû dormir beaucoup la nuit dernière. Même si leur mort oblige nos maîtres, le plus grand devoir que nous ayons à accomplir ici-bas, ils sont tourmentés par la vie qu'ils laissent derrière eux. Mais ça ne durera pas. Bientôt, ils seront libres. Bientôt, ils n'auront plus peur. Car la mort n'est pas une fin, mais bien le commencement d'une renaissance.
Mon père, accompagné par les acclamations des autres prêtres, glorifie Itzamná, le dieu du Ciel, du Jour et de la Nuit, le dieu créateur des hommes ; il loue aussi Ek Chuah, le dieu de la prospérité et des marchands, Buluc Chabtan, le dieu des sacrifices et de la mort soudaine. Il les invoque, les convie à regarder et à approuver ce rituel. Puis, il leur demande de nous accompagner dans nos quêtes, de nous donner puissance et force... et de continuer à nous céder un peu de leur divin pour que nous les servions au mieux éternellement.
Après que le serviteur s'est incliné devant l'autel et le Ciel, il se détourne un instant pour récupérer un couteau. Je me crispe légèrement, n'aimant pas beaucoup cette partie-là de la cérémonie, mais ne détourne pas les yeux de ce qui va suivre pour autant. Ce serait faire affront aux dieux et à mon père.
Ainsi, je respire avec lenteur et me focalise sur la lame recourbée que brandit Necahual au-dessus de sa tête, avant qu'il l'enfonce dans sa langue. Le sang jaillit et coule sur le papier placé dans un bol, juste en-dessous de mon père. Ce dernier retire l'arme de sa bouche et laisse encore glisser quelques filets pour bien imbiber le papier. À voix basse, il prie et remercie nos dieux pour leur immensité et leur clémence, puis il saisit une torche et met le feu au bol. Une fumée âcre s'en échappe bien vite, monte dans l'air, et nous émettons une même exclamation vibrante. La communication avec le Monde céleste est totale, cette fois.
Necahual recule, et c'est au tour des prisonniers d'approcher. Les membres des plus jeunes tremblent un peu, mais ne cèdent pas. Ils marchent en silence, se couchent sur la pierre réchauffée par les rayons et attendent. Autour d'eux, des chants reprennent, filants et mélodieux, alors que mon père revient armé de sa hache. L'ombre de son couvre-chef fait en plumes irisées grandit sur les corps allongés et à sa merci, alors qu'il se poste près de leur tête. Un long bac en bois est disposé sous les condamnés par des femmes de la cité et le cliquetis de leurs bijoux se mêle aux mélopées qui sortent de leur gorge. Elles s'éloignent bien vite après cela, regagnent leur place face au soleil rougeoyant et, comme nous autres, remuent le buste et les bras en rythme avec les notes.
Notre chef lève la hache, aussi haut que lui permettent ses bras, et bande ses muscles pour la maintenir ainsi quelques secondes, à une distance importante du cou de l'homme. C'est sa première victime. De cette manière, il s'assure que la chute du couperet sera nette et puissante. Le temps se suspend, les souffles se précipitent entre les lèvres des sujets. Puis en un battement de cils, la hache s'abat sur la chair et rompt les os qui lui font barrage dans sa progression. À nouveau, le sang gicle, éclabousse le torse orné de mon père, et un second coup est nécessaire pour détacher complètement la tête du tronc. L'essence de vie est récoltée dans le bac, des bols sont plongés dedans pour récupérer de plus petites quantités à faire circuler, tandis que le prêtre s'achemine vers le deuxième corps et lui inflige le même sort.
Les têtes tombent une à une, sont repêchées dans le baquet et mises de côté, pendant que les décapitations se poursuivent sur les trois enfants du lot. Ces dernières manœuvres demandent moins de force à mon père dans leur exécution, étant donné les gabarits moindres. Nul besoin de repasser deux ou trois fois dessus.
— Tiens, Eleuia, me dit ma mère en me présentant un bol sous le nez. Bois.
J'attrape distraitement son offrande sans lâcher des yeux les sacrifices. Necahual en est au dernier, une petite fille qui doit être née il y a huit ou neuf cycles, comme moi. Les lèvres de l'homme bougent très vite alors qu'il soulève une ultime fois son arme. Il prie pour son salut, je crois. Et une seconde plus tard, c'est terminé : les longs cheveux font un bruit de succion en atterrissant dans l'auge sanguinolente.
Aussitôt, le récipient est retiré de sous les troncs étêtés, afin de laisser le sang s'écouler dans les rainures de la pyramide. Les traînées ruissellent, courent à toute allure jusqu'à en atteindre l'extrémité. Elles vont aller nourrir la terre, les végétaux qui nous environnent ; le sang va être absorbé et contenter nos dieux.
Le claquement de langue de Tlalli me dévie de mes rêveries, et son regard réprobateur fait la navette entre la céramique et moi. Je m'empresse de boire une longue gorgée vermeille et de l'avaler avant de faire passer à mes frères et sœurs. Une indescriptible chaleur naît dans mon ventre un instant plus tard, et mon palais, encore tapissé d'une couche de sang, est submergé par le goût ferreux que j'apprends de cycle en cycle à aimer un peu plus. Mes paupières se baissent d'elles-mêmes dès que je ressens les bienfaits de mon breuvage. En observant rapidement ma fratrie, je suis convaincue d'avoir le même air béat et apaisé qu'elle sur le visage. Le sang me revigore, chasse les dernières bribes de fatigue qui entravaient mon esprit et m'enivre de vitalité.
C'est épais sur ma langue, chaud dans ma gorge, pétillant dans mon ventre et poignant dans mes veines. Rien n'est aussi bon que cet élixir, rien ne peut égaler ses sensations. Il me donne envie de courir, de sauter partout, de crier et chanter à tue-tête. Il me rend plus redoutable que le vent, plus féroce que le jaguar, plus robuste que le kapokier. Son énergie circule en moi, et bientôt, je serai aussi forte que nos soldats, aussi indestructible que mon père. Il me l'a promis Il est persuadé que je serai une grande guerrière, plus grande peut-être que Yaotl ! C'est tout ce dont je rêve : me battre pour les miens et ma cité, devenir un stratège de guerre qui fera ployer ses ennemis... et devenir invincible. C'est en bonne voie, les ressources que je déploie aux entraînements et leçons le prouvent. Il y a certains jours où je suis capable de soulever des charges qui font deux fois mon poids, où j'anticipe parfaitement les attaques, où je cours sans m'arrêter et distance mes adversaires.
Les dieux ont entendu nos prières et nous accordent leur bénédiction. Ils nous ont choisis, nous, citoyens de Ponomá, pour réaliser leurs grands desseins sur terre et pour les tutoyer. Et nous tâcherons de nous en montrer dignes.
Les bols passent de main en main, sont portés de bouche en bouche, tandis que les corps exsangues sont retournés sur le dos pour la fin du rituel. Necahual porte une incision longue et précise sur les abdomens, écarte les bords de la peau distendue, puis enfonce la main à l'intérieur pour chercher les cœurs de plus en plus froids. Un à un, il les extirpe d'entre les côtes, les place dans de nouveaux récipients creux. Concentré sur sa tâche, il ne semble pas prêter attention à ce qui l'entoure, encore moins à mes prunelles toujours posées sur lui. Il finit par la petite fille de tout à l'heure, en tranchant rapidement son thorax. Fascinée – et encore un peu assoiffée –, je le regarde faire. Et tandis que ses doigts se referment sur la masse sombre et poisseuse, une goutte de sang perle au coin de mes lèvres. Je la rattrape de ma langue et savoure son goût fort sur mes papilles, à deux doigts de saliver de nouveau.
*« Ma fille » en maya dans le texte
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