Chapitre 1
Ses yeux remplis d'ombres balayent les lieux sans se précipiter. Ils observent, analysent et enregistrent ce qui se passe alentour. Ses traits restent de marbre, comme si rien ne le touchait, ni les nombreux regards tournés sur lui, ni les premiers mouvements de lutte qui s'amorcent dans un coin de la pièce, au niveau de mes alliés.
Les prunelles de l'homme ne s'arrêtent sur rien ni personne en particulier. Et une fois qu'elles ont fait le tour complet, elles se reportent sur sa personne, son corps toujours entravé sur la croix.
L'hybride scanne les blocs de métal, penche, d'un côté puis de l'autre, ses membres entre les anneaux pour jauger leur poids. Là encore, il ne s'émeut pas, aucune grimace ne vient déformer son visage en se voyant prisonnier. Il a juste un petit temps d'arrêt, le regard toujours plongé sur ses fers... avant de tirer sur leur socle, les muscles bandés, puis de les faire tomber à ses pieds.
Ayant recouvert toute sa force en un clin d'œil, il reproduit le même schéma pour ses jambes tout en arrachant la dernière boucle d'acier sur son ventre. Il s'est libéré sans problème, cette fois. L'être porte à nouveau son attention sur l'agitation qui prend de l'ampleur autour de lui, sans qu'aucune lueur, sans qu'aucune émotion réelle ne traverse ce dernier.
Il est indifférent, comme loin de tout et pas concerné. Il étudie les échanges de coups entre Tristan et un vampire, sans broncher. Il glisse sur l'attaque et les morsures que récolte Helen qui grogne de douleur. Il passe ensuite sur les os brisés et le cri que pousse Reun avant de contrattaquer. Que ce soit nos ennemis ou nos amis qui subissent le plus de dégâts ne le touche pas, ne lui fait rien éprouver. L'homme reste immobile, la tête légèrement inclinée sur le côté, et regarde. Sans rien dire, sans intervenir. Sans ressentir...
Aucune énergie ne circule entre lui et moi, notre lien est comme affaibli, délibérément mis en sourdine. Il n'y a rien, et ce rien agrandit un peu plus le trou béant entre nous et dans ma poitrine. Mais, même ça, mon... lié ne semble pas le ressentir.
Est-ce toujours mon lié, d'ailleurs ? Est-ce toujours l'homme que j'ai sauvé dans cette ruelle, il y a des mois de cela ? Est-ce l'être droit et persévérant que j'ai appris à connaître et à aimer ? La réponse devrait être évidente, uniquement composée d'un oui ou d'un non. Et pourtant... elle n'est pas évidente, ni même simple. Et j'ai peur que, comme le reste, elle ne le soit plus jamais.
L'élancement dans mon cœur ne s'arrête pas et ne diminue pas en intensité alors que je ne le lâche pas un instant. Je suis incapable de me détourner de lui, de la même manière que mon palpitant est incapable de ne pas souffrir le martyr. Prostrée sur le sol et les yeux à nouveau secs, j'ai le menton relevé bien haut afin de le garder dans mon champ de vision. Son visage froid et lointain est la seule chose qui m'obnubile, je ne vois plus que ça.
La désolation que je ressens est grande devant l'immuabilité de son faciès, alors qu'avant, il y avait toujours des micro-expressions qui s'y affichaient pour trahir son état d'esprit. L'affaissement de ses lèvres ? La morosité le gagnait. Le plissement de son front ? C'était le signe d'une forte concentration et réflexion mêlées. L'arc que formait son sourcil gauche ? La surprise. L'arc de son sourcil droit ? La curiosité.
Là, il n'y a plus rien. Ses traits sont lisses, égaux et fixes...
Mais le pire, la chose la plus ardue à dévisager, ce sont ses yeux. À notre rencontre, ils m'ont hypnotisée grâce à leur éclat et leur teinte si pure, si lumineuse. Je n'avais jamais vu de prunelles de ce bleu-là. Celles de Sander sont un cran plus claires, presque délavées, alors que le regard de mon lié rappelle l'océan sous un soleil doux. C'est comme lever le nez sur le ciel par beau temps, ou tomber sur une pierre de cobalt. C'est beau, brillant, profond et tendre. Chaque fois que j'ai pu croiser cette teinte, j'ai été submergée par sa richesse et les vertus lénifiantes qu'elle possédait. Qu'elle soit alimentée par la colère, le désir ou la tendresse, elle me procurait toujours le même bienfait, le même émerveillement.
Je me suis extasiée sur la couleur de ses yeux plus de fois que je ne suis prête à l'admettre. Et chaque occasion qui m'en privait, lorsque nous étions séparés ou qu'il dormait, me la faisait regretter. La perdre momentanément me désespérait, mais chaque retrouvaille, à l'inverse, m'enjouait, m'apportait à nouveau cette sensation de bien-être, de complétude.
Parce que c'était ça : je ne me sentais pas complète sans son regard. Je ne me sentais pas entière sans ce bleu limpide.
Et voilà qu'aujourd'hui, ce regard que j'ai tant admiré... n'est plus. Il a été remplacé par ces ténèbres épaisses qui absorbent toute clarté possible. Allan était fait pour la lumière, pas pour cette obscurité dévorante... Tout en lui reflétait cet éclat, de sa peau ivoire à ses iris, en passant par ses cheveux châtains. Il devait resplendir et briller plus fort que n'importe qui...
Quand on le regarde à présent, on ne pense pas une seconde à le définir comme solaire ou radieux. Oh, bien sûr, il est toujours aussi beau et attirant, mais il est comme toutes ces fleurs vénéneuses désormais : une enveloppe attrayante qui cache le plus redoutable des poisons.
Envolée la pureté, balayée la droiture, évanouie la gentillesse. Le reflet du chaos et de la destruction miroite dans ses nouvelles gemmes traîtresses.
Toutefois, même en ayant conscience de tout cela, je ne résiste pas à leur piège. Je ne lutte pas longtemps contre la force d'attraction destructrice. Je plonge dedans, je m'ancre à elle, à ce tourbillon ombrageux.
Oui, je me perds dans cette contemplation masochiste... au point de ne pas remarquer que le bras d'Allan se tend sur le côté pour briser une nuque. C'est le bruit de craquement sinistre qui m'a rappelée à l'instant présent et à son méfait. L'hybride fait chuter le corps inerte d'un des sbires de Jarlath, sans même lui adresser un coup d'œil.
Le malheureux devait sans doute passer à proximité de l'homme, ce qui a interpellé ? déplu ? à ce dernier. Toujours est-il qu'il lui a réglé son compte sans sourciller. Il balaye encore les lieux, s'attarde quelques secondes sur les combats plus intensifs dans mon dos, mais il ne fait plus mine de s'attaquer à qui que ce soit, pour l'heure.
Un son étouffé – proche de l'agacement peut-être ? – résonne à quelques pas de lui. Sans y réfléchir, ma tête pivote dans cette direction et je tombe sur Jarlath, la mine crispée, qui jauge lui aussi la silhouette rigide d'Allan. Il n'est pas ravi de voir son « jouet » s'en prendre à l'un de ses subalternes, néanmoins cela ne l'atteint pas, ne l'inquiète pas outre mesure. Sa moue contrariée a tôt fait de quitter son profil. Elle est supplantée par un air méditatif alors qu'il voit l'hybride rester immobile, puis il esquisse un mouvement vers l'avant, sans hâte et en douceur, pour rejoindre ce dernier.
Mon corps se tend, je n'ose plus respirer ou battre des cils le temps de sa traversée. Enfin, le chef ennemi se poste à une distance raisonnable de l'homme, attend une poignée de secondes qu'il avise sa présence, puis approche lentement sa cible. Allan ne bouge toujours pas, il se focalise sur la progression de Jarlath en gardant cette même expression impassible.
Une fois posté sur le flanc de l'hybride, le vampire se penche à son oreille tout en le laissant le flairer. Je vois les lèvres de Jarlath remuer tranquillement et alors que je m'apprête à écouter avec attention, deux combattantes passent devant moi, accompagnées de leurs grognements et bruits d'armes entrechoquées. Je me décale loin de leur combat, et évite un autre affrontement en rampant presque sur le sol.
Lorsque je parviens enfin à me stopper près du duo, je vois Allan et Jarlath échanger un long regard intense. Et c'est à ce moment-là que tout bascule : ce que mon ennemi lui a fait et semble avoir réactivé en quelques murmures, déchaîne l'homme brun. Son regard noir devient plus tranchant et aiguisé, ses membres reprennent vie et ses muscles roulent sous sa peau. La seconde suivante, il s'élance sur les guerriers en émettant un feulement bestial.
Il fonce dans le tas, attrape des bras en l'air pour les démembrer, fauche des jambes et abat son pied sur les crânes de ceux tombés sur le dos. Il dégaine ses dents pour mordre et arracher des lambeaux de chair. Tous les soldats engagés dans la lutte suivent avec horreur le carnage en cours. Un instant de latence les saisit à mesure qu'Allan inflige des blessures – pour la plupart mortelles –, mais ensuite, les alliés de Jarlath sont les premiers à se ressaisir en découvrant plus de morts ou blessés dans l'autre camp que dans le leur.
Les fers recommencent à se croiser, les balles à être tirées et les coups à pleuvoir. Aucun de mes amis ne se laisse faire, passé le choc, mais même un aveugle comprendrait que nous commençons à être désavantagés. La tornade hybride au mieux affaiblit, au pire décime douloureusement nos rangs. Au début, bien sûr, il ne distingue pas alliés et ennemis, tous ceux qui lui tombent sous la main subissent le même sort. Cependant, au bout de quelques minutes de ravage indistinct, il semble... affiner ses choix. De moins en moins d'ennemis subissent ses foudres, ses mains se referment plutôt sur les corps qui leur font face. Ses gestes eux-mêmes, bien que brutaux et sanglants, gagnent en adresse et précision. Il évolue, il apprend... c'est toujours un massacre alentour, mais presque plus modéré
Ahurie, je me tourne vers le marionnettiste de toute cette histoire, et je le vois en train de sourire. Son rictus est large, ravi... comblé. Ses iris brillent du même transport alors qu'il reste en retrait et admire les dégâts morbides de son pantin. Il a obtenu ce qu'il voulait, ses plans se sont concrétisés... et je comprends que j'avais encore une lueur d'espoir en moi pour que rien de tout cela n'arrive en percevant un nouveau morceau de mon cœur se détacher de son socle.
Tremblante, j'épie sans cesse les attaques de mon lié, ravale autant de cris que de gémissements à chaque coup fatal porté sur mes amis. Je ne suis plus que l'ombre de moi-même, totalement inutile... Dans mon malheur, j'ai toutefois la chance de passer inaperçue aux yeux de nos adversaires : mes anciens geôliers, s'ils ne sont pas morts, ont rejoint la lutte depuis longtemps, et les autres sont trop occupés avec les alliés restants pour me remarquer.
Ce n'est toutefois pas le cas de mes amis.
— Ele ! crie l'un d'entre eux dans ma direction. Ele !
Mon regard se perd dans l'imbroglio de corps qui se percutent quelque part sur ma droite, cependant je ne distingue personne réellement. Il n'y a que les visages vides de toute vitalité par terre, autour de moi, que je parviens à reconnaître.
Ils sont si nombreux...
— Ele !
Nouvel appel, plus près cette fois. Je fais un effort pour me remettre debout tout en cherchant le – la ? – propriétaire de cette voix insistante. Seulement, je suis coupée dans mon élan par des hurlements derrière moi. Faisant volte-face, je découvre Joris surélevé dans les airs, les yeux exorbités et la bouche grande ouverte, une expression de pure douleur et de panique sur ses traits, avant qu'il soit... déchiré en deux.
La vision est insoutenable, aussi répugnante que terrifiante. Les deux parties se séparent pourtant presque facilement sous la pression ; les organes et tripes s'éparpillent sur le sol dans un flot continu de sang.
Je suis trop secouée pour réagir. C'est sans doute la pire chose à laquelle j'ai assisté en près de mille huit cents ans d'existence... Je suis pétrifiée sur place, je sens tout mon corps s'ankyloser et devenir aussi froid que le marbre. J'aimerais que le temps s'arrête, que plus rien ne se passe jusqu'à ce que je réussisse à supprimer cette image de mon esprit. Mais au fond de moi, je sais que je ne l'oublierai jamais...
Alors, comme mon souhait n'est évidemment pas exaucé, mon cerveau enregistre la suite. Allan apparaît derrière tout ce sang et tous ces viscères, puis sans plus accorder d'attention à ce qu'il vient de faire, il balance les deux morceaux sur les côtés.
Ses bras sont recouverts d'hémoglobine comme une partie de son visage sombre. Il me faut quelques secondes pour constater que l'hybride ne se préoccupe pas du tout de son état, alors que de mon côté je fais une fixette sur les macules rouges qui le jonchent. Non... Allan ne s'y intéresse pas, il ne les voit pas. Car soudain, tout ce qui l'accapare, c'est moi.
Ses prunelles étrangères restent rivées sur moi et se mettent à me détailler avec lenteur. Je retiens ma respiration sous ce regard scrutateur qui est aux antipodes de celui que j'ai toujours connu. Je ne devrais sans doute pas m'attarder là-dessus, surtout pas après ce que je viens de voir, mais c'est plus fort que moi et me brise un peu plus. Ses yeux noirs, à la limite de l'inhumain... C'est tellement dur de s'y confronter.
Mes états d'âme passent au-dessus de la tête de mon lié, cela dit : ce dernier ne fait plus aucun geste en me sondant. Qu'importe le sang, les combats autour, ou ma peur qu'il doit sentir... Allan me regarde, ne me lâche plus. Il penche même la tête de côté, comme s'il réfléchissait, comme s'il tentait de me resituer. Car quelque chose l'interpelle en moi, je le déchiffre dans ses prunelles infernales. Il ne saisit pas quoi, mais il le ressent.
Ce seul échange éveille une vibration, ténue mais présente, entre nous et la fait circuler timidement dans l'air qui nous sépare. Notre connexion est toujours là, elle n'a pas disparu malgré... la situation d'Allan. Le lien nous rappelle que nous sommes l'ancre de l'autre, destinés à nous chercher encore et encore, jusqu'à ce que nous nous trouvions.
Mon cœur accélère sa course en même temps que notre lien tente de créer une percée dans l'être trop ténébreux qui me fait face. Mon palpitant appelle le sien, ma chaleur, la sienne... toute ma personne se met au diapason de ce phénomène pour le ramener à moi.
Allan, s'il te plaît. Reviens...
Alors j'essaye, j'espère à nouveau, je l'invoque dans chacune de mes pensées, dans l'attente d'une réaction de sa part. Cette dernière vient enfin... et fracasse toutes mes aspirations.
Une flamme naît dans ses iris, vile et angoissante. Ses traits délaissent leur impassibilité coutumière pour enfiler un masque de fureur détonante. Ses muscles se bandent à l'extrême. Un râle rauque et profond monte dans sa gorge. Son cœur pulse, sa respiration devient erratique et violente. Il est dans une colère noire, une de celles que la raison ne peut pas atteindre, qui va le guider vers de nouveaux débordements féroces...
Et le premier d'entre eux le mène droit sur moi.
La tétanie me submerge à nouveau. Mes pieds restent collés au sol alors qu'il se rue en avant. Déterminé, assoiffé autant de sang que de destruction, l'hybride fonce et n'est plus qu'à deux mètres de son point d'impact.
— Non ! Ele !
— Sander !
Les voix crient, appellent nos noms et d'autres, mais je ne sais pas ce qu'elles attendent. Je ne les comprends pas. Tout ce que je saisis, c'est la course qu'entreprend mon cœur jusqu'à ma chute.
Pardonne-moi, Allan.
J'aimerais communiquer une dernière pensée à son esprit avant qu'il me fauche, mais on ne m'en laisse pas l'opportunité. Sans crier gare, un corps, un dos strié de coupures et sans protection, bouche mon champ de vision et coupe ma connexion avec l'hybride. Droit devant l'attaquant, l'homme crie quelque chose que je ne distingue pas, paumes tournées vers le ciel en signe d'apaisement. Mon lié ralentit la vélocité de ses pas, tandis que le guerrier protecteur me repousse sur le côté. Aussi malléable qu'une poupée de chiffon, je me laisse donc faire et trouve un nouvel angle de vue qui me permet d'observer le reste de la scène.
Sander se tient debout, les bras ouverts afin de ralentir ou stopper Allan, et ce dernier a également les bras levés. L'un d'eux part un peu en arrière, emporté par sa vitesse, alors qu'il n'y a plus qu'un mètre entre eux. La collision approche, approche encore... puis finit par avoir lieu. Je vois le berserker rattraper l'enveloppe de son ami et ses poings se serrer autour de lui. On a l'impression qu'ils s'enlacent, qu'ils se donnent une de leurs accolades passées comme pour compenser ces dernières heures de cauchemar... L'instant est suspendu, tel un arrêt sur image qui me rend fébrile. Mais la seconde d'après, l'action reprend... tout comme le cauchemar.
Le membre resté en arrière est projeté contre le poitrail de Sander et y reste figé. Un hoquet étranglé sort d'entre les lèvres du guerrier et ses prunelles s'écarquillent lorsqu'un bruit étouffé, proche de celui de succion, résonne dans la cavité. Peu à peu, la chaleur de son regard s'éteint alors que le bras vengeur tourne à l'intérieur de son torse puis tire sèchement pour se dégager. En un clin d'œil, l'épouvante s'abat à nouveau.
En un clin d'œil, Allan a arraché le cœur de Sander et le tient désormais dans le creux de sa main.
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