Chapitre 8
Je cours à en perdre haleine, m'enfonce inéluctablement dans les ténèbres et le froid. L'écho de mes pas se répercute tout autour de moi, il rebondit sur les parois rapprochées et humides de ce couloir infini.
Mon cœur caracole à vive allure dans ma poitrine, cadencé par le sentiment de danger qui agrippe mes tripes. La transpiration sur mon front dévale le long de mes tempes, mouille mes yeux déjà aveugles dans cette obscurité ambiante, puis finit par rejoindre la naissance de mon cou et de mon sternum nus. Les pans ouverts de ma chemise flottent dans l'air et éraflent par moments ma peau brûlante et moite.
Je poursuis mes efforts et redouble d'ardeur, décidé à atteindre le bout de ce tunnel, qui me reste pourtant invisible. J'ai beau scruter la nuit opaque, pas un seul filet de lumière, pas une seule ouverture, aussi minime soit-elle, ne m'apparaît.
Je suis seul, dans le noir, aussi misérable que dans cette ruelle de Seattle. Et à deux doigts de mourir si j'en crois mon instinct et les soudains bruits traînants qui enveloppent l'atmosphère.
Ils sont là.
Ils vont me détruire s'ils me rattrapent. Les spasmes de fatigue qui parcourent mes jambes menacent de me faire céder, mais je ne peux pas écouter les faiblesses de mon corps. Ramper ne me sortira pas de ce mauvais pas. Je ne dois pas m'arrêter. Je ne dois pas ralentir ne serait-ce que d'un degré.
Ils vont me retrouver et me briser.
Des pas vifs et déterminés résonnent tout à coup, accompagnés de souffles lourds et pesants qui me donnent la chair de poule. L'une de leurs respirations se détache du lot, devient de plus en plus sifflante, de plus en plus agressive à mesure qu'elle se rapproche.
Ils vont me tailler en pièces.
Ma peur sourde me rend à nouveau gauche et maladroit. Je trébuche sur mes propres pieds et finis ma cavalcade sur le sol rugueux et poussiéreux de cette galerie.
Non !
Je m'effondre, cahote sur quelques centimètres, mais subitement, au lieu de rester avachi sur les dalles, je poursuis ma chute, aspiré par un trou ou une fosse. J'atterris dans un nouveau lieu. Un endroit chaleureux, confortable, douillet. Un lit large et moelleux qui ne semble pas être celui que l'on m'a affecté au manoir. Celui-ci est plus grand et profond, un cocon de bien-être et de douceur qui me laisse perplexe.
Où suis-je ? Et où sont passés mes poursuivants ?
Des voilages fluides entourent le cadre de la couche et retombent avec légèreté sur les draps soyeux sur lesquels je suis à un cheveu de me prélasser. La nuit domine là aussi dans ce décor, cependant elle est atténuée par quelques lueurs de bougies à droite et à gauche de ma tête plongée dans les oreillers.
Je me redresse un peu, à l'affût d'indices sur la composition exacte de ce nouvel environnement, et suis frappé par l'odeur délicate et sucrée qui y flotte. Dahlia, épices solaires, cacao et une pointe d'agave... C'est là un parfum que je n'ai pu humer qu'une seule et unique fois, mais que je ne pourrai plus jamais me sortir de l'esprit désormais. Il est gravé dans ma mémoire, enraciné dans mon cœur d'artichaut et implanté dans mon âme à vif.
— Eleuia...
Un mouvement délié attire mon regard sur ma droite et me fait enfin prendre conscience de la présence irradiante de celle qui hante toutes mes pensées. Sa gracile silhouette se rapproche du bord du lit, élégamment vêtue d'un déshabillé rouge sang qui met en valeur sa chevelure bouclée et brillante. Sa peau caramel chatoie sous les flammèches brûlantes, tandis que son visage angélique flamboie d'un sourire secret et exquis.
— Eleuia, comment...
— Chuuut, ne dis rien, me coupe la guerrière en progressant toujours jusqu'à moi. Ne gâche pas tout.
Stupéfait par son attitude suave, je l'observe s'arrêter près de la tête de lit, puis s'asseoir sur le matelas, ses prunelles incendiaires enfin au niveau des miennes. Je réprime un cri de surprise et d'émerveillement lorsque, contre toute attente, ses doigts aériens se posent en coupe sur ma joue râpeuse. Son autre main s'égare sur ma poitrine dénudée afin d'y sentir les battements empressés de mon palpitant. Il est au bord de l'explosion, transcendé par ce rapprochement inattendu entre nous.
Comme hypnotisée, la jeune femme ferme les paupières, bouche entrouverte. Elle tend l'oreille vers mon buste, concentrée sur la musique endiablée que je joue pour elle, et juste pour elle.
— Comment ai-je pu seulement envisager l'idée de te résister ? de te fuir ? murmure-t-elle tout en caressant tendrement ma pommette.
Je reste sans voix, sans parvenir à croire ce qui se déroule sous mes yeux. Ce retournement de situation est miraculeux. Elle amorce un mouvement de tête vers le bas, en direction de mon pectoral gauche. La gorge nouée, les doigts tremblants, je la laisse faire sans bouger, incapable de lâcher ses iris sombres.
Ses lèvres se posent avec lenteur sur ma peau enflammée, cajolerie sensuelle qui m'électrise des pieds à la racine des cheveux. Elle bascule un peu en arrière pour m'offrir un sourire divin qui manque me couper le souffle.
— Ton cœur tressaute fougueusement ici, déclare-t-elle en effleurant l'endroit qu'elle vient d'embrasser. C'est presque comme s'il chantait pour moi.
— C'est ça, haleté-je, les mains moites et fourmillant de la toucher à mon tour. Il ne s'emballe jamais de cette manière que lorsque tu es dans les parages.
— Tu veux dire que tu ne t'emballes jamais de cette manière que lorsque je suis dans les parages, rectifie Eleuia avec un rictus espiègle qui la rend plus désirable de seconde en seconde.
— C'est ça, répété-je sans rien trouver d'autre à dire, mon cerveau court-circuité par sa beauté.
Elle rit, pour la toute première fois depuis notre rencontre, et ce son est plus beau et ensorcelant que ce que je m'étais imaginé. Sa bouche pulpeuse navigue un peu plus haut sur mon corps, câline un instant ma clavicule, s'alanguit dans mon cou, m'arrache un râle incontrôlable de contentement. Mes doigts se resserrent sur les draps qui absorbent l'intense plaisir que cette déesse me procure avec de simples baisers.
— J'ai un aveu à te faire à mon tour, souffle-t-elle alors que ses lèvres tentatrices se retrouvent soudain au-dessus des miennes.
La pointe de ma langue passe sur ces dernières pour les humidifier, captant ainsi le regard crépitant de la sublime créature penchée sur moi.
— Il n'y a qu'avec toi que je désire m'emballer, moi aussi. Quitte à laisser raison et cœur entre tes bras.
Oui. Oui. Oui !
Cédant définitivement à ses envies, Eleuia plonge sur ma bouche offerte, alors que j'arrive enfin à me sortir de ma léthargie et à attraper sa hanche fine pour approfondir notre étreinte. Ses doigts se perdent dans mes cheveux et ma nuque tandis que son baiser, léger comme les ailes d'un papillon pour l'heure, m'embrase tout entier. Elle soupire, s'abandonne à mon toucher affairé. Le paradis ne pourrait pas être plus merveilleux que ce moment béni.
Je dévale sur ses reins, elle agrippe mes biceps contractés. J'attire son bassin sur le mien, elle ramène une main fiévreuse sur mon visage et l'autre sur mon thorax. Je retrousse le voile de tissu afin de découvrir la douceur de ses jambes, elle pousse par à-coups son entrejambe contre mon sexe érigé.
Brusquement, Eleuia relâche sa prise sur mon cou pour la remonter dans mes mèches et tirer ma tête dans un autre angle. Ses autres doigts, eux, emprisonnent mon épaule dans son étau implacable. Je pousse un cri de douleur, dérouté.
Qu'est-ce que... ?
Rouvrant les paupières, je cogne l'arrière de mon crâne contre le mur en apercevant une autre paire d'yeux que celle d'Eleuia fixée sur moi. Suffoqué, j'analyse ces orbes aux reflets givrés, presque translucides tant les pupilles sont dilatées par la soif de sang et de destruction. Les formes affriolantes d'Eleuia disparaissent au profit d'un corps plus lourd et viril qui créé une cage de muscles sur le mien.
Rendu captif, je regarde avec horreur ce nouvel individu changé, muté, passé d'un profil humain à un aspect plus proche de celui d'un monstre de l'Enfer. Ses articulations éclatent, une toison de poils rêches pousse sur son épiderme bouillonnant. Sa mâchoire bouge, se contracte à plusieurs reprises puis finit par s'agrandir et s'allonger, laissant ainsi suffisamment de place à des dents acérées dans sa nouvelle gueule putride.
Une affreuse créature de l'ombre apparaît au fur et à mesure de sa métamorphose, laide, vile et malfaisante. Toutefois, avant que toute once d'humanité s'évapore de cet être de cauchemar, et que j'émette un hurlement de terreur brute, je saisis les traits d'origine, camouflés sous une couche de monstruosité informe.
Ces mains fermes et longues ; ces cheveux bruns et hérissés ; ce grain de beauté sous les côtes ; ces joues creusées entourant un nez droit ; ces prunelles bleu lumineux vers l'extérieur et plus foncé au niveau de la pupille...
C'est moi.
Trempé de sueur, je sursaute et rebondis sur les oreillers de mon lit. Une main pressée sur ma poitrine palpitante, je furète de tous côtés, à la recherche de ces iris de dément, ou de n'importe quel autre élément cauchemardesque de ce rêve étrange. Rien n'est en vue cependant. Autour de moi, il n'y a rien ni personne de suspect, hormis les quelques meubles de rangement en bois et la salle de bain attenante à ma chambre.
Ce n'était qu'un songe, qu'une invention de mon esprit fatigué. Rien de tout cela n'était vrai.
Malheureusement...
Une pensée amère me traverse à l'image fugace d'Eleuia sur mes cuisses, mais je décide de ne pas m'attarder dessus. Il n'y a rien de bon à se morfondre sur soi-même. Surtout pas lorsqu'il n'est... que sept heures du matin, comme m'informe le réveil posé sur ma table de chevet.
Cela ne fait que quatre petites heures que j'ai rejoint ce lit, mais je ne me sens pas me rendormir pour autant, pas après m'être imaginé en bête assoiffée de sang et de chair. Alors je me lève, et malgré la fatigue qui pulse derrière mes yeux, je me dirige vers la salle de bain et prends une douche rapide avant d'enfiler l'une des chemises mises à ma disposition. Et tandis que je passe un pantalon, je ne peux m'empêcher de revenir sur l'impression tenace et incommodante qui se propage dans mes os depuis mon réveil.
À quel point ce cauchemar n'est-il que le fruit de mon imagination ? Se pourrait-il qu'il soit plus que cela, comme une sorte de projection des pires peurs qui m'habitent et qui ont pris racine dans mon être ? Se pourrait-il... que ce rêve soit un peu prémonitoire ?
Est-ce à cela que je vais ressembler, maintenant que je sais... ce que je sais ? Vais-je me transformer en quelque chose d'aussi terrifiant ? Est-ce que tous ceux et toutes celles qui m'entourent désormais abritent, au plus profond d'eux-mêmes, un exemplaire tout aussi inhumain que celui qui est mien ? Suis-je encore le Allan que j'étais il y a encore quelques jours ? Ou suis-je condamné à changer irrévocablement ? Au point de faire souffrir... ou de tuer autrui ?
Je n'ai aucune réponse à ces questions... Je ne suis pas tout à fait sûr d'être prêt à les entendre si quelqu'un pouvait me les fournir, cela dit.
Il faudra bien, pourtant.
Je sais... Je ne vais pas pouvoir me cacher de la vérité indéfiniment. Tôt ou tard, je saurai ce que je suis vraiment et ce dont je suis capable. Et vu la méfiance et la tension générales que ma seule présence alimente chez les hôtes de Necahual, je ne suis pas inoffensif. Je suis quelque chose qui les intrigue... et leur fait peur tout à la fois. De ce fait, découvrir mon « potentiel » ne fait pas partie de mes priorités immédiates.
Peut-être puis-je donc commencer par me consacrer au millier d'autres interrogations que j'ai en tête, et qui me semblent plus facile à gérer ? Après tout, je suis ici pour apprendre et me familiariser avec un nouveau monde et de nouveaux fonctionnements. Je suis plus disposé à comprendre ces problématiques-ci aujourd'hui. Demain, quant à lui, est un autre jour...
Ma voix interne ne réfute ni n'acquiesce à mes propos. Elle se fait discrète, me laissant penser que, même si mon plan n'est pas tout à fait à sa convenance, elle ne s'y oppose pas pour le moment. L'adaptation à cette nouvelle vie va être très difficile, et la part en moi qu'elle contrôle semble le comprendre.
L'impatience à l'idée d'enfin découvrir les secrets qui auréolent cet univers est bel et bien là, mais la nouvelle partie en moi la bride un minimum pour me faciliter la tâche. Elle agit dans mon sens et pas contre moi.
Petit bout par petit bout.
Je hoche la tête avec un vague sourire, content que nous ayons trouvé un accord cette fois. C'est sur ce succès intérieur que je suis interrompu dans mes réflexions par des coups vigoureux contre la porte. Un peu étonné par cette visite très matinale, je me précipite sur le battant et l'ouvre. Mes prunelles tombent sur celles chaleureuses et pétillantes de Sander, ainsi que sur le large sourire qui complète son air railleur et débonnaire.
— Salut ! J'espérais bien te trouver déjà debout ! s'exclame-t-il en passant en revue ma tenue du jour.
— Bonjour. Tu es là tôt.
— Yep, les excursions au-dehors me font toujours cet effet-là. Pendant quelques jours, je ne dors que très peu, à peine quatre heures par nuit, le temps que mon organisme se ré-acclimate à la vie plus tranquille du domaine.
— Ah oui, je comprends, dis-je sans trop y penser, en refermant la porte de ma chambre derrière moi. Tu étais parti longtemps ?
— Trois semaines. Nous étions du côté de Vancouver, et je peux te dire que le froid est bien plus mordant là-bas !
— Que faisiez-vous au Canada ? demandé-je en longeant le couloir à ses côtés.
— Nous étions à la recherche d'un groupe d'alliés qui a accueilli de nouvelles recrues récemment. Nous y sommes allés dans le but de leur prêter main forte, voire de leur offrir de ramener un ou deux nouveaux avec nous pour les décharger un peu. Leur territoire est moins étendu que le nôtre, m'explique le géant avec calme tandis que mes pupilles s'agrandissent de stupeur. Il y a moins de place chez eux qu'ici, c'est parfois embêtant.
— Tu veux dire que vous êtes plus nombreux encore ? Il n'y a pas que dans ce manoir que résident des... ?
— Absolument pas, me répond Sander en voyant que je ne sais pas comment finir ma phrase. Nous sommes partout, tu sais. Et notre nombre exact est inconnu de tous. Je ne pourrais même pas te donner une estimation.
— Bon sang..., soufflé-je, interdit.
— Tu as tant de choses à apprendre, mon pauvre ! Mais Tonton Sander est là pour ça, s'amuse-t-il, une main sur mon épaule. Tu ne trouveras certainement pas meilleur professeur que moi. Sauf peut-être Gill, mais ne lui répète pas que je t'ai dit ça, je risque d'en entendre parler pour les trente décennies qui suivent sinon.
Il fait une grimace préoccupée. La perspective de voir la jeune blonde l'asticoter avec cet aveu semble le contrarier. Si je n'avais pas été aussi ébahi par ces nouvelles révélations, j'aurais sans doute ri franchement.
— Tu as parlé d'alliés... qu'est-ce que ça implique au juste ? reprends-je, incertain et craintif quant à la réponse qui va suivre.
— La même chose que pour le monde des hommes, Allan. Nous avons nous aussi des ennemis, des personnes qui s'opposent à notre vision du monde et qui souhaiteraient, de ce fait, nous anéantir.
— De quelle vision du monde parles-tu ? risqué-je alors qu'il fait une pause méditative dans son discours bien plus sérieux.
— Parmi nos espèces, il existe des gens qui, comme nous, pensent que nous ne sommes pas supérieurs aux hommes. Qu'étant tous issus de cette condition, nous ne pouvons pas nous prétendre meilleurs qu'eux. Nous ne possédons pas plus de valeurs que les humains, juste sous prétexte que la nature a décidé qu'une partie de la population disposerait de plus d'aptitudes que l'autre. C'est tombé sur nous, pour plusieurs raisons dont la majorité nous reste obscure aujourd'hui. Mais ça aurait très bien pu arriver à d'autres.
Je scrute son expression concentrée et sincère, surpris par cet accès d'humilité. Je sens qu'il parle là avec son cœur, sans détournement et sans exagération. Ce sont là ses propres arguments, sa propre pensée sur la question, et son positionnement me touche réellement, moi qui suis bien plus en phase avec mon humanité que ma nouvelle part surhumaine.
— Nous n'avons rien fait, ou si peu, pour être exceptionnels, à part développer les « bons » gènes, ou vivre dans le « bon » environnement. Pourquoi nous considérerions-nous comme exceptionnels dans ce cas ? Pourquoi devrions-nous croire que nous sommes au-dessus des autres ? Alors que nous pourrions vivre et grandir avec et grâce à eux...
— Certains ne sont donc pas du même avis que vous, remarqué-je sur un ton doux en sentant la contrariété et l'incompréhension dans sa voix.
— Non, soupire-t-il, et leur opinion sur notre existence est aussi hautaine et réactionnaire que celle que possèdent certains des êtres humains les plus néfastes ici-bas.
Je fronce les sourcils, pas vraiment préparé à cette comparaison, mais me reprends bien vite en comprenant là où il me mène.
— Tu insinues que ces autres... êtres qui vous ressemblent voudraient dominer les hommes, ou quelque chose comme ça ?
— Je ne l'insinue pas, je l'affirme. Nos clans ennemis se considèrent comme l'élite de l'élite qui tutoie le divin, l'absolu, me répond Sander avec amertume et les dents serrées. Ils croient qu'ils transcendent les hommes, que ces derniers devraient être réduits en esclavage pour qu'ils servent au mieux nos « intérêts ».
Devant mes yeux exorbités, le géant s'arrête dans un angle de couloir et penche sa large tête vers moi.
— Ces monstres veulent les pleins pouvoirs, diriger le monde comme ça leur chante. Et ils sont prêts à tuer jusqu'au dernier, ceux qui se mettent en travers de leurs idéaux. Ils n'ont aucune pitié, aucune compassion. Nos ennemis ont de grands projets maléfiques pour la Terre, et nous faisons partie de ceux qui leur mettent des bâtons dans les roues... Il est hors de question que nous les laissions faire, et chacun d'entre nous entre et au-delà de ces murs est prêt à donner sa vie pour notre cause.
Ses prunelles glacées sont implantées dans les miennes, à la fois dures et flamboyantes. Sander est très sérieux. Ce ne sont pas des paroles en l'air, ce n'est pas un discours qui a pour seul but de me convaincre qu'eux sont les « gentils », et les autres, les « méchants » afin de me rallier à son parti. Il a choisi de dévouer toute son existence à ce qu'il estime être le plus juste, à savoir protéger la vie, assurer un équilibre entre les différentes espèces qui peuplent notre monde.
Peu importe la pénibilité que représente cette tâche, peu importe le nombre d'opposants qu'il aura, peu importe aussi la cruauté qui caractérisent ces derniers, Sander est sans doute prêt à tout pour des gens tel que moi.
C'est un héros, un être aux intentions nobles et pures. Et au nom de l'ensemble de l'univers, je lui souffle un fervent merci, le regard brûlant de reconnaissance. Un rapide sourire traverse son visage avant qu'il s'éloigne de moi pour poursuivre sa marche.
— L'existence de « tensions », de désaccords, entraîne donc l'existence de différents clans, comme je te l'ai fait comprendre, dit-il d'un ton plus prosaïque alors que je me traîne à ses côtés. Et ces séparations comportent plus ou moins de métissage, qui est aussi dû à une forme d'intolérance, de racisme extrémiste que l'on retrouve chez les hommes aussi, malheureusement.
— Comment ça ?
— Eh bien, comme pour la question de la couleur de peau, le métissage génétique des êtres surnaturels pose problème à une partie de ces réacs et fachos. Ils pensent que seuls les « sang-pur » issus donc d'une seule et unique race devraient gouverner le monde, blabla... Pff, des sang-pur ! Comme si cela existait, tiens !
— Mais, il y a bien eu des originels, de hum... « vrais » vampires, par exemple ?
— Nous venons tous d'une même souche commune, Allan : l'homme. Qui est lui-même issu d'un primate, issus lui-même, à l'origine, de bactéries qui ont muté, se sont modifiées et ont évolué. Qu'est-ce qu'il y a de pur là-dedans ?
— Ça paraît tellement évident pour les hommes que j'ai du mal à le calquer sur vous, pour l'instant, m'excusé-je en secouant la tête.
— Nous dépendons des hommes. Sans eux, nous n'existerions pas. De ce fait, tout ce qui les constitue nous constitue aussi en grande partie, le métissage génétique inclus... Bien sûr, des êtres comme Necahual ne sont considérés que comme des vampires parce que nous ignorons tout du départ même de ce phénomène de mutation. Il y a donc de fortes chances pour que Necahual ait dans ses ancêtres un ou plusieurs représentants surnaturels qui pourraient expliquer sa mutation, qui eux-mêmes auraient eu des ancêtres surnaturels, et ainsi de suite.
— Mais vous ne savez toujours pas d'où cela démarre. Comment cette mutation a eu lieu en tout premier lieu.
— Aurons-nous seulement un jour la réponse à cette question ? Ne te méprends pas, je rêve de découvrir le fin mot de l'histoire, comme bon nombre d'autres personnes d'ailleurs. Je souhaiterais savoir et comprendre le pourquoi du comment. Mais je garde aussi dans un coin de ma tête que cette problématique pourrait très bien rester l'un des plus grands mystères de l'existence. Nous verrons bien...
Sur cette conclusion, il hausse les épaules, une lueur spéculative au fond du regard. Je soupèse un instant ses paroles, d'une part impressionné par l'immense réservoir de connaissances qui sommeille en lui, d'autre part frustré par la zone d'ombre qui persiste sur toute cette affaire.
— Si je résume, reprends-je en revenant à l'amorce de notre discussion, l'univers des êtres surnaturels fonctionne grosso modo comme celui des hommes ? Au travers d'alliances, de conflits, de ségrégations...
— Et de guerres territoriales, d'échanges commerciaux, et de la recherche de pouvoir. Oui, c'est assez bien résumé. Comme te l'a dit Necahual hier, nous ne différons pas de beaucoup des humains.
— À quelques détails près, répété-je là encore, un sourcil entendu levé.
— À quelques détails près, oui, oui, souffle mon interlocuteur, exaspéré par ma remarque pourtant pertinente. À t'entendre, on croirait que nous sommes des bêtes de foire, ou les freaks que l'on aimait à la fois contempler et moquer.
— Pardon, je ne voulais pas me montrer désobligeant avec toi, Sander. C'est juste... que j'ai encore du mal à me faire à tout ça. Une part de moi n'y croit toujours pas.
— Je sais que c'est difficile pour toi, Allan. Je ne t'en blâme pas et ne te reproche aucune de tes paroles. Mais j'aimerais beaucoup que tu aies plus confiance en nous que peur.
— J'essaye, j'essaye... Et je te remercie pour ta patience.
Nous échangeons un petit sourire complice, et je sens qu'il se tisse entre nous une espèce de lien, proche de la confiance et de la camaraderie, grâce à ce premier vrai échange. Nous poursuivons toutefois notre route, durant laquelle mon compagnon me décrit le rythme de vie relativement calme et paisible dans le manoir. Cette demeure accueille un très grand nombre de personnes, de familles même, qui y coulent des jours heureux et riches en apprentissage de toutes sortes. Lorsque nous passons devant certaines portes closes, Sander m'énumère leur fonction, et je suis à chaque fois ébahi par la quantité de disciplines qui sont pratiquées entre ces murs : escrime, lutte, boxe, entraînement au tir et au tir à l'arc, natation, musique, danse... Sans compter les nombreuses pièces, bibliothèques, laboratoires, et autres salles d'armes qui les accueillent.
Waouh !
L'ensemble des habitants s'exercent à au moins cinq des activités dont je viens de prendre connaissance, leur extrême longévité demandant à être comblée et occupée le plus possible. J'apprends aussi qu'une grande partie, en plus de leur formation sportive, travaille et vit au-dehors. Certains occupent des postes assez avancés dans plusieurs entreprises et infrastructures plus ou moins cotées ; d'autres se contentent de postes plus modestes. Mais tous, par contre, effectuent des roulements aux quatre coins du globe depuis des décennies – parfois même des siècles – afin de voyager, découvrir le monde et ses innombrables cultures. Aucun être surnaturel ne reste trop longtemps à un même endroit pour éviter de trop attirer l'attention des humains sur leur très lent processus de vieillissement – à l'exception des hôtes de Necahual qui, vivant dans ce domaine reculé, ne sont pas dérangés par la curiosité des gens.
L'existence de ces êtres est en constance mouvance, en quête de changements et d'évolutions permanentes. Ce sont ceux qui contribuent d'ailleurs le plus à l'avancée des recherches, m'informe encore Sander, grâce à leurs contacts à travers le monde. Aucune piste pour mieux saisir l'univers des hommes et des surnaturels n'est écartée ; et leur richesse en matière de connaissances est inépuisable.
— Ainsi, notre fonctionnement ne contient pas beaucoup de règles à proprement parlé, enchaîne mon guide, une main pressée sur des doubles-portes reliées à un autre corridor. Nous devons veiller à rester discrets dans le monde des hommes, en n'usant pas de nos « pouvoirs ». De même, lorsqu'il est grand temps pour nous de partir, nous devons trouver les bons prétextes et excuses pour nous installer ailleurs. Dans ces conditions, nous savons être invisibles à leurs yeux et gérer notre couverture humaine.
— Vous faites donc vraiment partie du monde moderne ? dans son ensemble ? interrogé-je en retenant un début de sourire impressionné cette fois.
— Dans les entreprises, le commerce, la communication, les gouvernements, et cætera. Nous sommes vraiment partout, oui, rigole presque Sander. Pas trop effrayé par cette idée ?
— Non, je... Je crois que je commence à m'y faire un peu... Enfin, je m'inquiète tout de même pour quelque chose.
— Dis-moi.
— Je me demande comment se déroule la... coexistence directe et quotidienne entre vous et les hommes..., murmuré-je, tendu.
— Tu as peur qu'il existe d'éventuels débordements de notre part, que nous n'arrivions pas tous à nous contrôler, clarifie le colosse, une fois devant moi.
— Est-ce que j'ai effectivement des raisons de m'en faire ? insisté-je, les images de la sauvagerie de leurs semblables en tête. Necahual m'a bien dit que tous les êtres surnaturels veulent tuer et pourchasser les hommes... Il n'y aucune exception à cette règle-ci.
Je m'étrangle sur cette dernière phrase et sens à nouveau un pic de stress s'élever dans mes veines au souvenir de la mise en garde du chef de clan.
« Toute créature surhumaine est soumise à des instincts de mort et de destruction qui la dépasse. Ce que vous êtes n'a pas vraiment d'importance concernant ce point spécifique. Vous voudrez tuer, Allan... Et jouir de la souffrance que vous infligerez. »
Ces paroles me hanteront jusqu'à la fin de mes jours et j'espère qu'elles me pousseront toujours à faire les meilleurs choix qui soient, mais pour l'heure elles compriment ma trachée dans un étau de fer. Le regard grave de Sander se pose sur moi et étudie mes traits contractés, méditant sur la teneur de la réponse à apporter.
— Necahual a raison. Nos désirs mortifères et sanguinaires, bien que communs à ceux de l'intégralité de l'humanité, sont accentués par notre côté surnaturel. Nous sommes plus prompts à la violence et à la soif littérale de sang ou de chair. C'est une part de nous intrinsèque, dont on ne se libère jamais complètement... Mais le temps, l'expérience, la maîtrise que nous acquérons jour après jour, année après année, siècle après siècle, nous aident à la contrôler. Nous ne sommes pas tous égaux face à nos instincts primitifs et cette inégalité naît aussi de la discipline à laquelle nous nous soumettons ou non.
Accaparé par son récit, Sander s'adosse à une colonne – position que j'imite sur une autre portion de mur –, ses prunelles couleur ciel d'été brillant dans la pénombre.
— Aucun être que nous estimons trop « immature » ou instable n'entre en interaction directe avec le monde. Il en va de la survie de tous, et à commencer par celle des hommes. C'est un principe qui fait loi dans tous les clans et groupes que je connais, qu'ils soient amis ou ennemis. Enfin, pour le moment, c'est ainsi que cela fonctionne chez nos ennemis aussi, ajoute-t-il, un plissement soucieux sur son front. Les tueries inconsidérées et inutilement spectaculaires ne sont dans l'intérêt de personne, en toute logique... Elles risquent de nous exposer. Il nous semble que nos adversaires ont encore conscience de cela.
Il effectue une pause, réfléchit sans doute à ses dernières paroles, tandis que je réfrène mon envie de poser de nouvelles questions sur ces ennemis et la menace qu'ils représentent.
— Nous veillons les uns sur les autres, reprend la voix de baryton de mon vis-à-vis. Nous nous aidons à lutter contre ce mal qui nous ronge. Mais nous veillons aussi à ce que ceux qui ont juré de ne pas s'en prendre impunément aux hommes tiennent leur promesse. S'ils ne le font pas et qu'ils proviennent de nos groupes alliés, nous les exterminons. Afin de nous assurer qu'ils ne reproduiront pas deux fois la même erreur.
— Pas de miséricorde accordée aux pécheurs, lâché-je, désireux de faire un trait d'humour devant la froideur réfrigérante de son timbre de voix.
— Pas si ces pécheurs ne font rien pour obtenir l'absolution ou pour combattre leurs démons. Comme je te l'ai dit, nous apprenons tous à nous modérer, et hélas, certains « accidents » se produisent, oui, malgré notre vigilance et malgré la bonne volonté de beaucoup d'entre nous. Mais celles et ceux qui n'éprouvent ni remords, ni peine pour ce qu'ils ont fait, dont la teneur de leurs crimes n'a rien d'accidentel, et qui se complaisent dans leurs péchés... ceux-là n'ont aucun respect pour la vie. Nous n'en avons donc pas pour la leur.
Le silence retombe après cette ultime sentence, nos souffles rapides résonnent sur les parois. Nous ne nous quittons pas du regard et appréhendons ainsi tout ce que l'autre communique encore à travers sa posture et une chose plus profonde, plus... viscérale. C'est focalisé sur cette dernière, sur cette... aura brute et franche, que je me repasse les informations que j'ai apprises sur Sander. En l'espace d'une heure à peine, j'ai découvert quantité de choses sur ce personnage si singulier, à commencer par sa foi inébranlable en la vie, en la valeur sacrée qu'il lui accorde. Il s'exprime parfois comme l'aurait fait un prêcheur, ou un homme de Dieu, me faisant m'interroger plus avant sur son histoire passée, sa potentielle appartenance religieuse ou autre. À d'autres moments cependant, je ne peux que l'imaginer en guerrier puissant sur un champ de bataille, au regard de sa carrure de colosse qui ne correspond pas à l'image d'homme pieu que j'ai pu me faire de lui la seconde d'avant.
Comme tout ce qui m'entoure, et malgré ce qu'il a bien voulu me livrer sur lui et son monde, Sander reste un mystère pour moi, l'un de ceux qui ne m'effraie plus assez pour m'empêcher d'ouvrir la bouche et demander :
— Qui es-tu exactement ?
Son visage perd de sa gravité, métamorphosé par le sourire en coin, presque secret, qui monte sur ses lèvres. Ses prunelles trop claires regagnent un peu de chaleur, laissent s'envoler l'intense voile de dureté et de sévérité qui les recouvrait. Elles s'allument même d'une flammèche d'humour.
— Patience, mon grand. Tout vient à point à qui sait attendre.
— Sander...
— Et puis, je préfère attendre le deuxième rendez-vous avant de trop en dévoiler sur mon compte, ajoute-t-il avec un sourire carnassier accompagné d'un clin d'œil trop appuyé et salace.
— Sander !
— Désolé, mais c'était bien trop tentant ! explose-t-il en n'yant cure de ma contrariété. Si tu voyais ton air aussi, on dirait que je te fascine, que tu m'admires !
Je m'empourpre derechef, irrité par ses allusions de pseudo drague, alors qu'il continue à rire comme le dernier des imbéciles.
— Je suis flatté hein, ne te méprends pas. C'est juste que je ne mange pas vraiment de ce pain-là et j'étais persuadé que toi non plus d'ailleurs, pas avec les œillades que tu décochais à...
— Je n'essaie effectivement pas de te draguer, espèce de crétin ! me récrié-je, déterminé à lui couper l'herbe sous le pied. Et tu ne me fascines pas non plus.
— Alors c'est de l'admiration, en conclut-il, assez satisfait lorsque je n'ajoute rien d'autre.
— Ça dépend.
— De quoi ?
— Je ne te connais pas beaucoup, mais j'ai quand même l'impression que si je te dis que je t'admire, tu risques de prendre la grosse tête et de devenir infernal, non ? vérifié-je, suspicieux.
— Ça ne fait aucun doute.
— Alors je vais me taire.
Sander ricane et je retiens mon rire de se joindre au sien, décidé à garder ma fausse mine boudeuse et sérieuse pour ne pas perdre la face trop vite.
— Allez, trêve de plaisanterie pour l'heure ! s'exclame le géant une seconde plus tard. Je suis sûr que ton ventre crie famine, il est temps de se rendre à la salle à manger.
Sitôt cette remarque prononcée, mon estomac se met à gargouiller pour lui donner raison. Avec un rictus, Sander se dirige vers une nouvelle porte et l'ouvre pour moi, puis reprend en refermant dans notre dos :
— Gill doit nous y attendre et elle n'aime pas trop le retard. Mieux vaut nous presser un peu.
— L'espèce d'énorme armoire à glace que tu es, craindrait-elle un peu cette fille ? le taquiné-je.
— « Heureux sont les ignorants », déclame mon voisin de marche, les yeux levés au ciel. Quand tu la connaîtras mieux elle aussi, tu apprendras qu'il est plus sage de ne jamais la contrarier. Et cela passe notamment par le fait d'arriver à l'heure à tes rendez-vous avec elle.
— Si tu le dis...
L'image de la jeune femme blonde s'impose à moi, et bien que j'aie senti sa puissance et son pouvoir indéniables émaner d'elle par vagues, je ne vois pas en quoi physiquement elle pourrait impressionner ou intimider qui que ce soit... Elle ne peut pas être si terrible que ça.
Devant ma légère désinvolture, Sander coule un regard dépité sur ma personne et secoue sa large tête.
— Tu as encore tant de choses à apprendre sur nous !
— Je sais.
Et j'ai hâte.
Après avoir monté un énième escalier, et pris un énième couloir, nous nous stoppons devant une porte close, derrière laquelle s'élève de vagues murmures de discussion. Sander récupère la lourde poignée entre ses doigts pour l'actionner.
— Tu es un être étrange, Allan, me fait-il part tout à trac, sans aucune autre forme de préambule. Tantôt craintif, tantôt sûr de lui... L'aura que tu dégages est tout aussi instable, comme incapable de s'arrêter sur une seule voile. Ton évolution risque d'être la chose la plus incroyable qu'il m'aura été donné de voir et à laquelle j'aurais participé.
Je l'observe sans rien dire, touché d'une manière que je ne m'explique pas encore par ses mots. Ses orbes pensifs parcourent ma silhouette, détaillent mes cheveux en pétard, ma mine brouillée, mes yeux clairs assombris par l'inquiétude, tandis que la chaleur de la pièce nous atteint à la seconde où il rabat le battant sur le côté.
— Tu es les deux versants d'une pièce de monnaie à la fois. Indissociables, mais jamais réellement en phase l'une avec l'autre... Et je compte bien t'aider à combiner au mieux ces deux parties si distinctes pour n'en faire plus qu'une. Mais avant ça, restaure-toi mon ami, car tu vas avoir besoin d'un maximum de force pour ce qui nous attend !
Citation de Jean Barbeau (N. d. A.)
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