Chapitre 39
Eleuia ne se fait pas prier. La seconde suivante, elle enjambe la console qui nous sépare et s'installe à califourchon sur mes genoux, de telle sorte que nos yeux entrent en collision. La lave en fusion coule et ondoie avec la même intensité chez l'un comme chez l'autre. Des flammes, crépitantes et aux braises ardentes, semblent courir sur et sous notre peau au moindre contact entre nos deux corps. Nos souffles anarchiques fouettent notre visage et deviennent plus incontrôlables avant même que nos bouches les étouffent définitivement.
Ma liée se pend à mon cou pour intensifier notre baiser, et la chaleur que dégage sa bouche se répand dans toutes les cellules de mon être. Un vertige me saisit alors que je laisse mes mains divaguer sur les muscles souples de son dos, de sa taille. Je les pose finalement sur ses hanches et la serre un peu plus fort contre moi.
La frénésie et la passion sont là, elles accélèrent les battements de nos cœurs, libèrent l'ardeur de nos gestes, de nos caresses. Eleuia murmure mon nom en lâchant mes lèvres, et elle le souffle encore alors qu'elle enfouit son visage dans mon cou pour le bombarder de baisers et morsures mêlés. Je rejette la tête en arrière avec un grognement, le souffle court. Ma liée trouve la fermeture éclair de ma veste, la descend en vitesse, puis pousse la fringue sur mes épaules. Dans le même mouvement, elle me l'enlève, la jette sur son siège et s'attaque à mon pull ensuite.
— Eleuia ?
Elle ne me répond pas, préférant reposer sa bouche gourmande le long de ma clavicule jusqu'à l'arrière de mon oreille.
— Eleuia ? Qu'est-ce que tu fais ? insisté-je, ma voix retrouvée.
— J'ai besoin de te sentir.
Je retiens ma respiration au moment où l'air climatisé entre en contact avec la peau nue de mon torse, vite remplacé cependant par la fournaise de son corps à elle. Ses lèvres descendent sur mon poitrail, lèchent le derme hypersensible qui se hérisse sous ses coups de langue. Une vague de chaleur déferle dans mon bas-ventre. Mon sexe pulse, tout mon sang afflue dans cette partie de mon anatomie. Je ne semble pas être le seul à l'avoir remarqué : les pupilles plus dilatées que jamais, Eleuia plonge son regard brûlant dans le mien et pousse un profond gémissement en appui sur mon érection. J'émets un cri étouffé quand son bassin s'y frotte langoureusement.
— Eleuia... On ne peut pas faire ça. Les vitres...
— Elles sont surteintées, me coupe-t-elle sans arrêter ses balancements plus bas. On ne peut pas nous voir. Personne ne le saura. Allan...
À mon insu, mes hanches se sont mises à onduler avec les siennes pour répondre à leur fougue. Essoufflés l'un comme l'autre, elle arque le dos, rapproche sa poitrine pleine de mon nez, et je sens mon sexe durcir encore plus et étirer la toile de mon pantalon. J'ai envie et désespérément besoin d'être en elle.
— Déshabille-moi, s'il te plaît, chuchote ma liée à un centimètre de ma bouche.
Je m'exécute et caresse ensuite le satiné de sa peau nue.
— Tu es tellement belle, Eleuia.
Elle est parfaite même.
Ma belle brune me décoche un sourire doux, mais la tendresse sur ses traits s'évapore dès que je passe une main sous ses fesses pour mieux basculer son bas-ventre vers moi. Rien ne nous arrêtera plus, à présent.
Enhardi, je passe un bras en travers de sa taille, la soulève un peu avant de nous transporter sur la banquette arrière, plus large et plus confortable. J'allonge la guerrière sur cette dernière, dépose de nombreux baisers sur ses lèvres, juste pour l'enflammer un peu plus.
Sa chevelure étalée en collerette sur l'un des sièges, l'hybride se redresse sur les coudes afin d'atteindre ma propre braguette et la descendre en même temps que mon caleçon. Je l'aide à m'en débarrasser et frissonne lorsque ce sont ses mains qui remplacent le tissu sur mes fesses. Je plonge ma langue dans sa bouche et recueille le son excité qu'elle émet. Nos mouvements reprennent.
Tout un incendie se déclenche dans mon être et je crois bien que les mêmes flammes ravagent la poitrine vibrante d'Eleuia.
— Allan, je n'en peux plus d'attendre.
Centimètre après centimètre, je l'emplis à ma façon, avec lenteur et langueur, ce qui la fait s'arc-bouter contre moi. J'embrasse sa mâchoire alors qu'elle rejette sa tête en arrière, et me niche allègrement dans son antre, avec un râle rauque.
J'entame de premiers va-et-vient, les plus profonds possibles. Je l'entends hoqueter sous l'impulsion puis gémir sourdement en adoptant le rythme avec ses propres hanches. Je me dévoue corps et âme à elle tout en lui demandant de me regarder. L'instant ne peut pas être parfait si ses prunelles d'onyx ne sont pas plongées dans les miennes.
Eleuia s'exécute et je dois me faire violence et bander fort mes abdominaux pour m'empêcher de jouir devant les ombres séductrices qui y dansent. Elles se nomment Luxure, Obsession et Folie – notre folie –, et elles sont un hymne silencieux au lien qui nous unit.
Le regard de mon âme sœur ne me lâche plus, et tout ce que j'y lis me fait perdre les pédales pour de bon. Ma bouche fond sur la sienne pour l'embrasser vraiment, profondément. Je plaque nos mains jointes loin de nos corps en ébullition, au-dessus de sa tête. Et la seconde suivante, je me déchaîne entre ses cuisses. Mes mouvements font tanguer la voiture alors que j'accélère la cadence.
Eleuia crie mon nom, réclame toutes les parcelles de mon être. Possédée autant que moi, elle me rend chacune de mes caresses, chacun de mes coups. Notre bulle d'intimité n'a jamais été aussi opaque qu'aujourd'hui. Elle nous préserve de tout... sauf de ce qui se passe à l'intérieur de moi.
À la nouvelle complainte de plaisir de ma partenaire, je détache mon visage de son cou et arrête de l'embrasser avec fougue. Je la contemple plutôt, admire nos corps joints dans la plus débilitante des passions, et prends conscience pour la millième fois peut-être de l'ampleur de l'amour que je lui porte. Ce sentiment me consume autant que l'air extatique qu'affichent ses traits purs. Il me comble plus que l'orgasme qui se profile à l'horizon et qui, je le sais, va me retourner tout entier. Cette émotion est si ardente qu'elle me fait ralentir. L'espace d'une seconde interminable, elle me fait me déconnecter de l'instant présent, elle me submerge tant que j'ai l'impression que je vais exploser par et pour elle.
C'est trop. C'est brûlant. C'est trop peu. C'est étouffant. C'est ce dont j'ai toujours rêvé. Ce n'est que pure folie. C'est tout et rien à la fois. Je nais et meurs dans la même seconde, suis et ne suis plus en un battement de cils.
Eleuia m'a changé à jamais. Ses yeux, sa voix, son odeur, son corps, son tempérament, son âme... La rupture entre le moi d'avant et le moi de maintenant est plus nette à présent que je sais, que je ressens franchement.
Alors je lâche tout. Envoûté. Pris de frénésie.
Pris de cette si terrible, cette si douce folie...
Ma vigueur reprend le dessus, mes oscillations regagnent en énergie. Je bouge contre elle, je bouge en elle avec abandon, au point qu'elle remonte jusqu'à la portière. Je l'embrasse, fais taire ses gémissements, mais ses murmures voluptueux, eux, ceux qu'elle glissait à mon oreille tout ce temps, n'arrêtent pas de résonner dans ma poitrine battante.
Un cri vibrant m'échappe l'instant d'après. Eleuia jouit elle aussi, avec autant de désespoir que de plénitude, et tout son corps se tend sous la violence de son orgasme. Je la suis dans sa chute, les poumons transpercés et le cœur en miettes.
C'est fini. C'était incroyable.
Ce n'est que le début.
C'est la nourriture de mon âme.
Et il faut qu'elle le sache.
Nous restons indéfiniment accrochés l'un à l'autre, l'esprit encore tapissé de brume. Nous ne parlons pas, ne bougeons pas et expérimentons ce nouveau genre de câlin post-coïtal plein de langueur et d'affection. C'est la première fois que nous nous comportons de cette manière après l'amour. Nous testons cette autre forme de rapprochement, cette manière bouleversante et ténue de vivre notre lien jusqu'au bout. Et c'est, sans doute possible, la chose la plus étrange et la plus merveilleuse que j'ai vécue avec mon âme sœur.
Une heure ou un siècle passe ainsi, puis Eleuia recherche mon regard et ramène l'une de ses mains sur mon visage détendu.
— C'était parfait, murmure-t-elle en suivant la courbe de ma mâchoire. Vraiment, vraiment parfait...
Les mots me manquent devant son ton fervent et émerveillé. Elle profite donc de mon mutisme pour rapprocher ses lèvres des miennes, mais le baiser qu'elle me donne n'est pas habituel lui non plus. Il est léger, très doux. Eleuia m'embrasse du bout des lèvres, sans langue et sans précipitation.
Saisi, je la regarde, sans vraiment la voir, se redresser puis se détacher de moi pour partir à la recherche de ses vêtements semés aux quatre vents dans la voiture. Ma bouche s'assèche et mes mains tremblent sur le cuir alors que ma liée s'empare de son soutien-gorge et le remet en place.
— C'est parce que c'était toi et moi, lâché-je dans un souffle qu'elle ne semble pas percevoir, malgré son ouïe surdéveloppée.
Elle continue à s'habiller, passant une à une ses couches de vêtements, inconsciente de l'hébétude qui m'a saisi. Dos à moi, je l'observe passer son pantalon et le reboutonner, avant qu'elle pivote la tête vers moi pour me jauger.
— Tu comptes rester nu ? m'interroge-t-elle, un sourire taquin sur les lèvres. Non pas que ça me dérange dans l'absolu... Mais il est temps que l'on se remette au travail.
Je ne réponds rien, trop perdu dans mes pensées et ma contemplation. Toutefois, mon corps, lui, s'exécute : mon bras se tend vers mon tee-shirt resté en travers de l'accoudoir, puis j'attrape mon propre jeans et l'enfile dans un état second.
Durant toute l'opération, je ne lâche pas le dos et les cheveux d'Eleuia du regard, puis n'y tenant plus, je glisse jusqu'à elle sur la banquette et approche mon buste frémissant de sa chaleur. Ma liée se retourne, les prunelles pétillantes, et se penche légèrement vers moi.
— Qu'est-ce qu'il y a ? souffle-t-elle d'un ton curieux.
Le tremblement de mes doigts reste diffus, ce qui me permet de lever ma main et de la mêler dans ses boucles sans qu'elle ne le perçoive. Son sourire est toujours là, tendre et un peu espiègle à la fois, il me trouble et m'émerveille comme tout ce qu'elle est et fait.
Le moment est venu.
J'entrouvre la bouche, le cœur au bord de l'explosion, l'émotion enserrant ma gorge, et me lance :
— Toi et moi, Eleuia. Voilà ce qu'il y a...
La Maya fronce les sourcils, déboussolée.
— Comment ça ?
Je prends une grande inspiration et fais virevolter quelques cheveux autour de son visage tant nous sommes proches.
— Ce que nous sommes l'un pour l'autre, ce n'est ni léger ni marrant. Ce n'est pas juste des caresses et du désir. Ce n'est pas juste du sexe. C'est encore moins juste quelques confidences sur l'oreiller ou quelques instants d'intimité volés...
Je fais une pause et avise l'expression agitée qui se peint de plus en plus sur ses traits. Elle se crispe au point de créer une barre profonde sur son front et des plissements tout aussi prononcés autour de son nez.
— Je t'ai offert plus que mon sang et mon corps, Eleuia. Et la réciproque est vraie aussi.
— Allan...
— Non, écoute-moi jusqu'au bout s'il te plaît, l'interromps-je, mon autre main sur son bras nu. Tu n'imagines même pas à quel point c'est dur pour moi d'oser te dire toutes ces choses...
Je sens un début de rougeur s'emparer de mes joues, alors que je détourne brièvement le regard du sien. Je déglutis et cherche à nouveau mes mots et mon souffle pour poursuivre mon plaidoyer.
— J'ai essayé, j'ai vraiment essayé de suivre tes conditions, de tenter de vivre notre relation à ta manière, mais ça n'est pas suffisant. On a franchi nous-mêmes tes limites, et ce à plusieurs reprises, parce que ça ne nous correspond pas. Parce que ce n'est pas ce que nous attendons l'un de l'autre.
Une étincelle de peur s'allume dans ses iris et sa progression me fend le cœur une longue seconde. Elle ébranle mon courage, elle émousse mon cran... Mais elle ne parvient pas à les abattre. Je suis allé trop loin pour me taire, à présent. Je ne peux pas renoncer ou faire machine arrière.
— On ne supporte pas de voir d'autres personnes nous tourner autour. On devient jaloux, limite violent avec ceux et celles qui s'intéressent d'un peu trop près à l'autre, reprends-je en réfrénant un demi-sourire sur la fin de ma phrase. On passe notre temps à se chercher, à vouloir sentir le regard de l'autre se poser sur nous. On n'arrive pas à se lâcher après nos étreintes. On ne se comporte pas comme deux personnes qui ne font que coucher ensemble. Sans attache ni... sentiments.
Ma voix baisse de plusieurs octaves, ne devient plus qu'un faible murmure pour nommer ce qu'il y a vraiment entre nous.
— On ne sait pas faire ça. On n'en a même pas envie, dans le fond... Ça ne nous correspond pas, répété-je avec tout autant de douceur.
L'affolement ne quitte pas son regard alors qu'elle me fixe intensément. J'entends la chamade de son cœur plus que je ne la vois dilater ses pores et enfiévrer son sang dans ses veines. Et plus les secondes passent, plus la jeune femme prend l'apparence d'un petit animal sans défense qui se sent pris au piège dans les filets d'un plus gros prédateur que lui.
La pression dans ma nuque s'accentue, la tension de mes muscles les rigidifie et les rend plus durs que l'acier. Ma mâchoire se bloque, mais ma langue, elle, ne peut plus s'arrêter.
— Il n'y a pas que le lien entre nous. C'était peut-être le cas au tout début, c'est sans doute ce qui nous a guidés, ce qui m'a guidé dans cette ruelle le soir de notre rencontre, au-delà de mon seul instinct de survie... Seulement aujourd'hui, ce lien, cette connexion n'est plus la seule « excuse » qui nous pousse l'un vers l'autre. Moi en tout cas ce n'est pas le seul élément qui me donne envie d'être avec toi. D'être vraiment avec toi.
Un son étranglé lui échappe, une espèce de trémolo dont le sens, la motivation m'est inconnu. Le chaos qui règne dans l'esprit d'Eleuia ne me le permet pas.
— Eleuia... Je sais que je te prends au dépourvu et que ce que je te dis là te perturbe, mais je t'en prie, j'ai besoin que tu me dises ce que tu en penses. Ce que tu ressens au fond de toi, quémandé-je, l'air misérable et aux abois.
Sa bouche est résolument fermée tout comme le reste de son visage. Je retiens un gémissement de dépit et humecte avec nervosité ma lèvre supérieure.
— On ne peut pas continuer comme ça. Tu le sais aussi bien que moi... Et je... je... Je crois que j'arrive à mes limites de ce que je peux supporter, avoué-je douloureusement.
Ses yeux s'écarquillent d'un coup, la surprise entame un instant la force de sa peur, mais aucune autre réaction ne vient.
— Je veux me montrer honnête. Je ne peux pas user de faux-semblants. Je veux que cette relation évolue, ou plutôt qu'elle soit plus vraie, qu'elle n'ait plus de contraintes. J'aimerais pouvoir t'embrasser quand bon me semble ; te prendre dans mes bras en dehors d'un lit ou d'une plage arrière de voiture ; ne plus me cacher, ne plus nous cacher...
Mes réserves en oxygène s'épuisent, je n'arrive pas à renouveler l'air dans mes poumons. Un bruit strident siffle à mes oreilles alors que j'en arrive au point le plus crucial, le plus sensible...
— Et j'aimerais pouvoir te dire à quel point je peux t'admirer, t'idolâtrer... te chérir.
Je me tais encore une fois, plus nerveux que jamais. C'est si compliqué à dire ! Je ne pensais pas que j'aurais autant de mal à poser les mots, je ne parviens pas à...
Je soupire et ramène une main dans mes cheveux pour les tirailler. Non, je ne pensais vraiment pas que ça serait aussi compliqué... Mais sans doute aussi que l'absence de réception favorable à mes déclarations ne m'aide pas à mieux les formuler. L'expression des traits d'Eleuia ne varie pas. Elle reste figée, comme hermétique alors qu'à l'inverse je sens encore un véritable tumulte tempêter dans son esprit.
— Dis quelque chose, s'il te plaît, finis-je par l'implorer, n'y tenant plus.
Son silence m'effraie. La rigidité de son visage m'effraie. Le manque soudain de chaleur dans ses prunelles m'effraie. Pour la première fois depuis notre rencontre, j'ai une peur bleue de ce que ma liée pourrait me faire.
Eleuia détourne le regard, le laisse se perdre sur la vitre près d'elle au moment où ses dents derrière ses lèvres bougent et pincent la peau de ses joues.
— Je ne sais pas quoi dire, Allan..., murmure-t-elle d'un ton morne et bas, si bas.
— Tu ne sais pas ?
— Non... Je suis...
Elle referme la bouche, cherche comment terminer sa phrase, puis reprend.
— Je suis perdue. Je ne m'attendais pas à ce que tu me dises tout ça.
Ma respiration se coupe, ce qui ramène l'attention d'Eleuia sur ma personne. Les yeux exorbités et la face blême, j'ai l'impression très nette de m'être pris un violent uppercut en pleine tête, combiné à un coup tout aussi dévastateur dans le foie.
— Tu... ne t'y... attendais pas ?
Mon élocution est laborieuse, la stupeur prend possession de mes cordes vocales. Et la colère, cette venimeuse colère remonte mon échine et me fait subitement voir rouge.
— Tu ne peux pas sérieusement penser ça... Tu ne peux pas croire que je n'aurais rien à redire là-dessus ! m'exclamé-je en tentant de ne pas laisser la rage trop imprégner ma voix.
— Si, je t'assure que je suis vraiment surprise, réplique la jeune femme en clignant des yeux.
— Oh, Eleuia enfin... ! Comment peux-tu dire ça ? me lamenté-je, aussi dépité qu'énervé.
Qu'elle ne s'attende pas à ce que je lui exprime mes réserves et sentiments réels aujourd'hui, à cet instant précis, n'est bien sûr pas le problème. Mais qu'elle se figure au plus profond d'elle-même que je n'aurais jamais osé les lui dire, qu'elle était donc prête à conserver encore longtemps ces faux-semblants que je ne supporte plus, là réside le problème...
— Tu ne peux pas me dissimuler tes réticences, Eleuia. C'est d'ailleurs l'une des seules choses limpides et franches que je lis en premier en toi, l'avertis-je devant l'air vaguement coupable qui l'habite à mes mots. Pourquoi tentes-tu toujours de prendre la fuite devant moi ?
— Je ne fuis pas, là.
— Mais tu ne m'affrontes pas pour autant.
— Je ne savais pas que nous menions un combat, toi et moi, rétorque ma liée, les sourcils froncés.
— C'est pourtant vrai. Depuis que je te connais, je mène une lutte sans merci contre toi. D'abord pour que tu m'acceptes dans ta vie, ensuite pour que tu apprennes à ne pas me rejeter continuellement, et enfin pour que nous obtenions ce que nous voulons l'un de l'autre.
— Je n'aime pas quand on me dit ce que je dois faire, ou pire, ce que je dois vouloir.
Son timbre est sec et intraitable, ce qui me calme un peu.
— Je ne voulais pas te froisser ou me montrer présomptueux, l'informé-je, mes inflexions de voix modelées pour les rendre plus douces et conciliantes. Ce n'était sans doute pas très... délicat de ma part de le formuler ainsi... Il n'empêche que je sais que ce que j'avance est vrai. J'ai quelques atouts qui me permettent de l'affirmer.
Ce disant, je tapote ma tempe pour lui signifier de quel genre d'atouts je parle. Eleuia se rembrunit, détestant quand j'utilise – sciemment ou non – mes dons de télépathe.
— Mais même si je n'avais pas eu ses atouts qui te déplaisent tant, continué-je sur un ton ferme, je m'en serais remis à mon instinct, à mes sensations... et à ce que je lis dans ton regard ou dans ton sourire quand tu me les adresses.
Une nouvelle fois, ses prunelles couleur nuit se détachent des miennes pour aller se réfugier du côté de la glace teintée.
— Tu ne peux plus le nier, Eleuia. Ce qui se passe entre nous...
— Allan...
— C'est plus fort, plus puissant maintenant.
— Je ne sais pas...
— J'en veux plus.
— Mais...
Ma liée ne finit pas ses phrases, incapable d'y trouver une conclusion juste et sensée. Elle s'embourbe dans son malaise et ses craintes, et la voir ainsi me fait autant pitié que mal. Ça ne devrait pas se passer comme ça. On ne devrait pas se retrouver au bord de la dispute – ou pire... – alors que nos attentes convergent.
L'horrible réalité est toutefois tout autre et tient en deux faits cruciaux : Eleuia n'est pas prête pour ce plus que je réclame à cor et à cri ; et je ne suis plus disposé à continuer le simulacre de comédie qu'elle nous impose.
Le mur est là, droit devant, je perçois déjà sa rugosité s'éclater sur mes os et mes chairs...
La panique affole mon cœur et tord mes entrailles. Non, ça ne peut pas... On ne peut pas en rester là ! On ne peut pas se retrouver dans une impasse ! Pas nous !
Dans un élan d'espoir et d'accablement mêlés, j'attrape la main inerte d'Eleuia et la serre entre les deux miennes.
— Eleuia... Je t'en prie... Réponds-moi. Dis-moi que c'est ce que tu veux toi aussi. Dis-moi... que tu vas me laisser une vraie chance, cette fois.
Ma voix n'est plus qu'un souffle heurté et incertain sur la fin. Mes doigts forment un étau sur les siens, cherchent vainement à la raccrocher à moi, à mes espoirs, à mes aspirations. Je me sens m'enfoncer, dépérir de seconde en seconde, mais avec cette connexion farouche, je tente de me maintenir à flot. Misérablement. Pitoyablement.
Mais la fin est proche, si proche à présent...
Eleuia reste à me regarder dans le blanc des yeux, le visage trop lisse, le regard à la fois trop franc et trop fuyant. Et muette, irrévocablement muette.
Elle. Ne. Dit. Rien.
Ça y est. On y est. C'est terminé.
Alors mes mains la relâchent.
Mes paupières se ferment, mes oreilles se bouchent, plus aucune sensation ne me parcourt durant... je ne sais pas, je ne sais plus. Le temps perd aussi de sa consistance. Il s'étiole à l'instar de mon cœur bousillé dans ma poitrine.
Tout se suspend sous l'assaut étourdissant de ma douleur. La souffrance suinte par tous mes pores, la déchirure de mon être semble trop profonde, trop lancinante pour me laisser respirer... Et pourtant, si j'ai la nette impression de mourir, là, sur cette banquette de voiture, mon corps n'est pas du même avis. Tout s'effondre à l'intérieur, tout s'écroule dans mon cœur, mais mon enveloppe charnelle, elle, résiste.
D'un coup, je maudis ma condition d'hybride qui m'empêche d'en finir... Mais peut-être que je suis supposé achever le travail ; il me suffirait de peu, de si peu désormais pour m'effacer. Le cou rompu ou une balle en pleine tête... et tout ne serait plus qu'un lointain souvenir.
Simple. Méthodique.
Avec une lenteur infinie, je perçois chaque morceau de mon cœur se fissurer puis chuter, et chuter encore au plus profond de mes entrailles. Je tends un instant l'oreille pour m'imprégner du son de chair découpée, lacérée qui résonne entre mes côtes, puis celui mat et creux lorsque les fragments rejoignent l'antre froide et figée plus bas.
Et cela dure, et dure... Tout le temps où ma liée, ma terrible liée m'observe en silence, sans plus bouger ni ciller. Les morcellements de mon palpitant ont quitté ma cage thoracique, plus aucun ne subsiste. Réunis en tas informe dans le tréfonds de mes entrailles, ils pèsent lourds et poussent plus bas mon centre de gravité. L'envie de m'enterrer très loin sous terre me saisit.
Soudain, quelque chose change, quelque chose se forme à l'intérieur de moi. La masse pesante dans mon ventre bouge, s'assemble et se durcit. Elle gronde en sourdine, comme le ferait une tempête qui se rapprocherait lentement de son point de mire. Elle se tord dans tous les sens, s'étire puis se rétracte tel un élastique entre des doigts vifs et furieux. Elle vibre, remue tout ce qui est à sa portée pour mieux la chasser et lui laisser toute la place.
Elle est dangereuse, nuisible et perfide. Plus dur que le roc, rien ne peut l'ébranler. Plus sombre que la nuit, aucune lumière ne peut la traverser pour l'amadouer. Plus nocive que le pire des poisons, elle ne connaît aucun antidote. Et tandis qu'elle pousse et remonte comme le magma en fusion, je la sens prendre possession de mes membres, de mes muscles, de mon visage et de ma poitrine désertique.
Cette chose a un nom. Elle s'appelle fureur, et elle n'a jamais été aussi féroce qu'en cet instant.
— C'est là ta réponse... Le silence, feulé-je à l'intention de l'hybride, sur un ton aussi tonique que bas qui la fait se redresser devant moi.
Une sorte de ricanement amer suit ma courte déclaration, et retrousse ma lèvre supérieure sur mes dents.
— Eh bien... Je ne pense pas trop m'avancer en disant que ça a l'air de te faire ni chaud ni froid. Tu es si indifférente à tout ça, alors ?
Toujours pas de réponse, même si Eleuia ouvre la bouche. Je la jauge encore une longue seconde, mais rien ne change sur ses traits. Elle est toujours gelée sur place, les yeux agrandis, le teint un peu plus pâle.
Mes doigts tremblent sur mes cuisses contractées, et mon sang circule trop vite et trop fort dans mes veines. Les tendons dans mon cou se tendent à outrance, et à l'instar de mes articulations et de mes jointures, ils sont prêts à exploser sous la pression.
— Comme toute cette situation ne te pose pas de problème, le choix va être vite fait pour toi.
— Quel... choix ?
Elle reparle ! D'une voix incertaine et un peu rouillée, mais elle reparle quand même. Dommage qu'elle n'ait pas retrouvé ses cordes vocales avant, quand j'en avais le plus besoin... Une vague de chaleur inconfortable longe ma colonne vertébrale à cette pensée. Elle me brûle et accentue la rage qui couve dans mes mots.
— J'en ai plus qu'assez. Ça m'insupporte, toute cette « relation » n'est qu'une immense fumisterie que je ne peux plus mener. Alors, c'est très simple : soit tu acceptes ce qui se passe vraiment entre nous, ce qu'on éprouve l'un pour l'autre et on brise nos mensonges ensemble ; soit on arrête.
Les prunelles de ma liée m'interrogent alors que ses lèvres peinent à formuler la question.
— On arrête tout. Absolument tout, assené-je donc avec rudesse, sans la quitter des yeux. À partir de ce soir, il ne restera plus rien de notre lien, de notre complicité ou de nos moments passés ensemble.
Le souffle de la panique envahit à nouveau ses iris sombres. Sa respiration siffle puis se coupe à mi-chemin entre sa gorge et ses poumons, faisant monter involontairement des larmes dans ses yeux.
— Voilà pour mon ultimatum, Eleuia. Que décides-tu ?
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