Chapitre 35
Mes jambes font des allers-retours sur le dallage du sol, et mes pas claquent et résonnent aussi sourdement que l'affolement de mon cœur plus haut.
Clac clac clac.
Boum. Boum. Boum.
La musicalité n'est pas tout à fait la même, alors que le rythme, lui, est précipité. Il cavalcade, bondit en avant, plus déterminé de seconde en seconde.
Mon dîner avec Eleuia va bientôt commencer. En parallèle, quelques habitants du domaine, dont Gillian et Sander, font une petite fête dans le réfectoire, en comité restreint, afin de détendre les corps et les esprits. J'entends d'ailleurs le début des festivités être lancé depuis le pied des escaliers.
Invisible pour eux, je m'acharne à refaire encore et encore mon nœud de cravate. Si le reste de ma tenue, qui se compose d'un smoking noir deux pièces et d'une chemise blanche, est impeccable, ce satané nœud refuse de se placer comme il faut autour de mon cou !
— Allez..., grommelé-je, agacé.
Je savais que m'habiller pour cette occasion allait être une épreuve. La seule motivation que j'y ai trouvé, c'est que tout dans mon costume, de sa couleur sombre aux finitions satinées, fait honneur à ma liée. Je l'ai choisi à dessein, certain que les teintes et le tissu plairaient et mettraient en valeur la guerrière de l'ombre au visage d'ange qu'est Eleuia. Quand je me regarde dans le miroir, je la vois elle. Tout me rappelle ses yeux d'onyx, sa peau douce et scintillante au soleil, son élégance, sa légèreté, sa pureté... Elle est là, à chaque instant, dans mon corps et mes pensées. Mais cette cravate risque de tout gâcher.
Je fulmine et me stoppe net lorsqu'une voix tendre s'élève dans mon dos.
— Besoin d'un peu d'aide ?
Je pivote sur mes talons et observe Gillian descendre élégamment les marches de l'escalier. Vêtue d'une robe couleur lavande qui rehausse sa fraicheur et sa beauté, la sorcière n'a jamais été aussi distinguée qu'aujourd'hui. Passant en revue sa silhouette, mes yeux s'écarquillent lorsque j'aperçois des chaussures à talons délicates habiller ses pieds. Gill ne porte jamais ce genre de chaussures. Jamais. Pourtant, elle devrait le faire plus souvent car, en plus de savoir parfaitement marcher avec, elles allongent son corps et ses jambes fines. Ces dernières sont d'ailleurs découvertes sur l'avant : l'arrière de la robe a beau être long, ce n'est pas le cas du recto qui s'arrête au niveau des genoux.
Je ne savais pas qu'ils s'étaient aussi imposés un dress code pour leur sauterie, mais on peut dire que l'initiative réussit très bien à mon amie. Elle est splendide !
Toujours aussi calme et posée, Gillian finit par me rejoindre et se poster devant moi. Ses talons la font atteindre le bas de mon visage, et nous échangeons un sourire de connivence.
— Tu es magnifique, Gillian, la complimenté-je alors que ses doigts graciles se sont déjà portés à mon secours. Et tes cheveux ! Ils sont... impressionnants.
Elle rosit tandis que j'admire la longueur improbable de sa chevelure. Si je m'attendais à ça ! La princesse Raiponce a de la concurrence ! D'ordinaire, mon amie attache ses cheveux en tresse ou les entortille sur eux-mêmes, impossible donc d'en estimer la longueur ou le volume. Mais là... ils sont détachés. Seules les mèches du dessus sont liés les unes aux autres, créant un dessin tout en courbes et entrelacs dorés. Le reste dévale jusqu'au milieu de ses fesses, soyeux et brillant de vitalité.
— On dirait une vraie princesse, murmuré-je en la couvant d'un regard émerveillé.
— Cesse tes âneries, Allan, souffle ma guide en réponse, les yeux levés au ciel. Et tiens-toi tranquille. Je termine.
— Ce ne sont pas des âneries. Tu es vraiment très belle et tu as l'allure princière. Tu es ravissante.
— Merci... Tu es très beau toi aussi, me dit-elle tout en resserrant le nœud et en l'ajustant à la bonne place. Voilà ! Cette fois, tu es parfait.
Je lui souris et la remercie avec chaleur pour son aide. Ses mains lissent les pans de ma veste de soirée, puis ses yeux émeraude dévalent sur ma personne avec approbation. Gillian approuve mon ensemble.
— Tu penses que ça lui plaira ? vérifié-je, une petite boule de nervosité dans ma gorge.
— Bien sûr. Et elle sera très touchée par ta boutonnière et ton cadeau.
— Tu crois ? soufflé-je en me mordant la lèvre inférieure.
— Oui ! Aucun doute là-dessus.
Je soupire un bon coup, rassuré par les paroles bienveillantes de mon amie. Je frôle du pouce la fleur épinglée à ma veste, m'assure ainsi que ses pétales sont toujours bien ouverts. Puis je reporte mon regard vers mon interlocutrice.
— Sander te rejoint ici ?
— Ça aurait dû être l'inverse : moi le retrouvant en haut de l'escalier, mais j'avais envie de le taquiner un peu, me répond Gillian avec un rictus espiègle.
— Ça compte pour lui de t'avoir à son bras et de te faire vivre une belle soirée, argué-je sur un ton doux, désireux de prendre la défense de mon ami sans la brusquer, elle.
Son rictus s'évapore, un air plus grave imprègne ses traits.
— Pour moi aussi, ça compte...
Son murmure est lointain, mais empreint d'une sincérité implacable. J'hésite quelques secondes devant la mine de mon amie qui se fane petit à petit, et le chuchotis misérable de ses pensées.
— Gillian... Tu as si peur que ça de l'aimer ? me risqué-je, attaquant là le cœur du problème.
Les orbes de la jeune femme s'écarquillent et le rose de ses joues se ternit. Mes mains caressent avec lenteur la chair de poule de ses bras, alors que je tente de poursuivre avec une voix douce et délicate :
— Excuse-moi. Tu as sans doute l'impression que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais c'est dur pour moi de voir mes deux meilleurs amis souffrir et se faire souffrir. Vous le faites depuis longtemps... Trop longtemps.
— Sander t'a parlé, déclare-t-elle d'une voix blanche.
— Oui. Et j'aurais aimé que tu le fasses, toi aussi. Parce que je vois que ça te ronge, j'entends que ça t'inquiète... Tu te sens mal, et j'aurais voulu que tu me laisses t'aider. Je ne supporte pas de te voir dans cet état.
— Je ne...
— On se ressemble, toi et moi : réservés, pudiques même sur les bords, et déterminés à garder pour nous nos plus grandes blessures... Mais nous sommes loin d'être insensibles, et nos dilemmes et meurtrissures internes finissent toujours par se lire sur notre visage. Et dans notre cœur.
La commissure de ses lèvres s'affaisse lorsque je dépose un baiser affectueux près d'elle. Les iris de la sorcière brillent soudain de larmes refoulées qui me fendent un peu plus le cœur alors qu'elle fait tout pour les retenir.
— C'est l'homme de ta vie, Gill. Tu le sais aussi bien que moi, murmuré-je. Tu ne devrais pas être effrayée par ce qu'il représente à tes yeux ni par vos sentiments. Mais je comprends pourquoi dans le fond. Il n'y a rien de plus beau et de plus terrorisant à la fois que de tomber pour quelqu'un...
— Je... n'arrive pas à... passer outre, confirme-t-elle, des trémolos déchirants dans la voix.
— Parce que tu essaies de le faire seule. Mais tu n'es pas seule, Gillian. Sander est là, il n'attend qu'un signe de toi pour t'apprendre à ne plus avoir peur, raisonné-je, sûr de moi et de mes mots. Laisse-le le faire. Aie confiance en lui.
Quelques larmes s'échappent de sous ses cils, et je m'empresse de les sécher et les faire disparaître avec mes pouces.
— Ne reste pas seule avec tes démons. Domptez-les à deux.
Elle acquiesce, le menton encore un peu tremblant, puis remonte ses yeux mouillés jusqu'à croiser les miens.
— Je l'aime.
Son ton, bien que bas et bancal à cause de ses sanglots, est franc, il contient autant d'amour que de ferveur. Un vaste sourire envahit mon visage.
— Ça aussi, dis-le-lui, ne manqué-je pas de souligner.
Un faible éclat de rire franchit ses lèvres frémissantes, tandis que ses doigts dispersent les résidus d'eau sous ses yeux. Pour parfaire cet échange, j'ouvre grands les bras pour y accueillir son corps svelte et les referme dans son dos une fois qu'elle s'est blottie dans mon étreinte. Je presse ma bouche sur son front et passe une main apaisante dans ses longues mèches.
— Merci, chuchote-t-elle à mon oreille, sa tête nichée dans mon cou. Tu es le meilleur homme que la Terre ait jamais porté.
— Tu es ma meilleure amie, Gill. Je serai toujours là pour toi.
— Oula ! Que d'effusions ici ! Quelqu'un serait-il mort ?
La voix profonde de Sander résonne avec malice dans l'escalier, nous pousse à nous retourner et lui faire face. Les prunelles glacées du géant font la navette entre moi et sa cavalière, un voile d'inquiétude entachant un peu leur amusement. Son sourire goguenard reste en place sur ses lèvres, mais se fige. Sa descente aussi se suspend au beau milieu des marches lorsqu'il examine plus attentivement la frimousse chiffonnée de sa dulcinée.
— Gilly ? Mais... tu as pleuré !
À nouveau, son regard interloqué nous observe tour à tour. Se précipitant au bas des marches, il s'enquiert de la santé de la belle blonde et attrape ses mains entre les siennes. Cette dernière se laisse faire, effectue même quelques pas sur le côté en entraînant Sander, et lui sourit.
— Je vais bien, ne t'en fais pas, le rassure mon amie, ses doigts serrés entre les siens. Je vais très bien maintenant.
Ses émeraudes brillent alors qu'elles balayent la silhouette élégante qui se tient devant elles. Elles détaillent avec ravissement le costume clair de l'homme-montagne, qui fait ressortir la couleur tout aussi limpide et lumineuse du regard de ce dernier. Sa carrure est valorisée dans cette pièce, rendue plus distinguée qu'inquiétante, comme c'est si souvent le cas lorsque l'on croise un être aussi grand et musclé que lui. Même la manière dont il a rassemblé sa tignasse longue sur sa nuque est raffinée et proprette. Sander respire la classe et la dignité ce soir.
Gillian, charmée par cette vision, se rapproche davantage de son prétendant et passe une main sur sa veste, la fait remonter sur les contours de sa chemise bleue, pour finalement la déposer sur sa nuque. Ses doigts glissent avec tendresse dans les mèches et effleurent le cordon qui les retient, tandis qu'un nouveau sourire radieux illumine son beau visage.
— Tu ne l'as pas oublié cette fois encore, souffle-t-elle, une émotion contenue dans la voix.
— Non... Ça m'est impossible de le faire.
La sorcière sourit plus encore, sans rien dire. Un soupir, intense et pénétrant, remonte dans sa poitrine et se libère de sa gorge. L'ayant mal interprété, son vis-à-vis fronce les sourcils et son rythme cardiaque tressaute.
— Quelque chose te déplaît ? lui demande-t-il, en s'inspectant sous tous les angles possibles. La chemise ? Ou le pantalon ?
Mais la jeune femme a vite fait de le rassurer.
— Non, non. C'est parfait... Tu es parfait, Sander.
Les iris de l'interpellé s'arrondissent sous ce compliment inattendu. Il bat des cils très vite, pas sûr d'avoir bien entendu. Puis, au bout de quelques secondes de stupéfaction, son expression change, devient tendre et débordante d'adoration.
— Rien ni personne n'égalera jamais ta perfection, Gillian.
À l'instar de sa compagne plus tôt, le berserker étudie son allure.
— Et tu es divinement belle, ce soir, ajoute-t-il sur un même ton fervent.
Les joues de la sorcière rougissent, allument une étincelle pétillante et bouleversante dans ses prunelles vertes. Elle se hisse sur ses talons, s'accroche du mieux qu'elle peut aux vêtements de son cavalier, et lui chuchote avec la même tendresse :
— Merci.
Puis elle l'embrasse. La surprise est grande pour Sander : figé sur place, les yeux grands ouverts, son souffle se suspend sur les lèvres de Gillian.
Presque aussi secoué que lui, je mets un petit moment avant de me détourner d'eux, pour leur laisser toute l'intimité possible ; mais avant cela, j'ai le temps d'apercevoir mon guide se reprendre, encadrer le visage de Gillian avec ses mains et prolonger ce baiser. Dos au couple, je me permets un petit sourire ravi, fier de la sorcière et heureux pour le berserker. Ils avancent enfin... Ils vont peut-être bien sortir de l'impasse dans laquelle ils s'étaient enfoncés, tout compte fait.
Plusieurs minutes passent ainsi, sans que moi ou qui que ce soit d'autre ne les interrompe, les laissant savourer cette nouvelle proximité. Je finis toutefois par me racler la gorge pour rappeler ma présence et mettre fin à cette situation. J'ai beau me tenir éloigné d'eux et de dos, l'intimité n'est pas totale, alors que la gêne, elle, s'impose de plus en plus.
— Hum... je suis désolé de perturber votre moment ensemble, mais je pense que vous êtes attendus au réfectoire, bredouillé-je, tourné à demi dans leur direction.
Du coin de l'œil, je les vois se séparer lentement, leurs regards toujours ancrés l'un dans l'autre. Son bras passé autour de la taille de sa cavalière, Sander pivote vers moi, les yeux brillants et un sourire à tomber par terre sur la bouche. Je n'ai jamais vu mon meilleur ami aussi heureux que maintenant.
Inséparables désormais, les amoureux reviennent vers moi, leurs doigts enlacés. Après avoir déposé un autre baiser sur la joue de la jeune femme, le Norvégien s'adresse à moi :
— Eleuia n'est pas encore prête ? Ça ne lui ressemble pas de prendre autant de temps pour se préparer...
— Elle m'avait prévenu qu'elle ne serait pas en avance. Et qu'elle souhaitait que je l'attende ici, plutôt que d'aller la chercher devant sa chambre.
Je refoule tant bien que mal une montée de stress. Et si elle avait changé d'avis ? Si elle me posait un lapin ?
Je peux m'attendre à tout avec cette femme, au pire comme au meilleur... Mais j'espère toujours que le pire est derrière nous, qu'il ne pourra plus nous atteindre. Me serais-je encore une fois trompé ?
— Je peux aller jusqu'à sa chambre voir si tout va bien, me propose la blonde avec sollicitude, le haut de son corps déjà tourné vers les escaliers. Je reviens ici dans quelques minutes te tenir informé, Allan.
— C'est inutile, Gill. Je suis là.
D'un bloc, nous faisons face tous les trois à la propriétaire de la voix, et dirigeons nos regards vers le haut, le sommet des marches, là où elle s'est arrêtée. Personne ne l'a entendue s'approcher, mais la voilà, ici ; une apparition soudaine et précieuse que l'on attendait presque plus.
Et quelle apparition ! Quelle vision... !
Une main posée sur la rambarde et le dos bien droit, Eleuia nous regarde calmement, ses prunelles hypnotiques rehaussées par un maquillage léger, tout comme le reste de son visage. Ses cheveux relevés en chignon font valoir sa carnation foncée et le port altier de son cou. Mon souffle se coupe, mon cœur s'affole déjà alors que je n'ai pas encore osé baisser les yeux sur son corps...
C'est à mon tour d'être pétrifié, statufié. Muet d'admiration et d'hébétude. L'inertie me gagne en même temps qu'une émotion vive, plus intense que tout ce que j'ai connu en dehors de notre lien. Ça ne peut pas se décrire avec des mots tellement c'est puissant et aussi redoutable qu'un coup porté en plein cœur. Comme pour la beauté d'Eleuia en cet instant, je ne saurais en faire une description précise : tout ce que je parviens à comprendre de ce qui me saisit, de ce qui m'enveloppe dans ce cocon de stupeur et d'émerveillement mêlés, c'est que je n'avais jamais envisagé que mes sentiments pour ma liée deviennent plus forts. Or, c'est ce qui est en train de se produire alors que je suis en bas des marches à la contempler.
Mon amour, mon désir... tout devient plus imposant, plus grandiose à l'intérieur de moi. Ça ne devrait pourtant pas être possible – n'avais-je déjà pas atteint le seuil maximal de dévotion et d'ardeur que l'on peut nourrir pour un autre être, des mois plus tôt ?
Ça n'est pas humainement possible. Mais je ne suis pas qu'humain, je suis plus que ça... Et ce n'est qu'aujourd'hui que je comprends que la profondeur de mes sentiments pour Eleuia n'a pas fini de s'amplifier et de se creuser une place plus chaleureuse encore.
Sans plus pouvoir résister, je laisse mon regard dévaler ses courbes embellies par une robe près du corps, couleur pourpre. Ce que je vois est sublime : le décolleté est sage, permettant de deviner l'arrondi engageant de sa poitrine ; la jupe enserre à merveille sa taille et son bassin avant de s'évaser au bas de ses cuisses fines ; et le choix de la dentelle pour tissu majoritaire pare la jeune femme de classe et d'éclat.
Ma liée s'approche de nous, marche après marche. Ses doigts accrochent le tissu pour le soulever un peu, et cette manœuvre fait apparaître la coupe fine et gracile de ses chaussures à talons gris clair. Durant sa descente, ses orbes couleur charbon font des allers-retours entre moi et mes compagnons, puis ils s'arrêtent sur ma personne et me détaillent longuement.
Une lueur envoûtante au fond de l'œil, Eleuia esquisse un sourire léger à mon intention, et cela me permet enfin de revenir à moi. Je retrouve l'usage de mes membres, le brouhaha lointain des habitants reprend à mes oreilles, et une rougeur familière réchauffe mes pommettes. Je reprends vie et m'empresse donc de me ruer aux côtés de ma belle lorsqu'elle atteint la dernière marche.
Encore un peu sonné, je mets quelques secondes avant de retrouver ma langue et poursuis ma contemplation rêveuse et extatique. Mais, à l'instant où je trouve le courage et l'audace d'affronter cette beauté ravageuse en lui tendant la main, cette dernière élargit son sourire et place ses doigts chauds dans ma paume.
— Bonsoir, me salue-t-elle dans un souffle.
— Bonsoir, répété-je sur un ton bas et rauque qui la fait tiquer.
— Tu es si surpris que ça ? demande-t-elle, un sourcil arqué.
— Ça va bien au-delà, je suis... émerveillé.
Eleuia bat des cils une fois à l'entente de la ferveur tendre dans ma voix, puis fait un pas de plus vers moi. Sa divine odeur m'enveloppe et, comme à chaque fois, déclenche un élan de soif et de faim incontrôlable. Je remonte sur son bras, veille à ne pas trop déranger les quelques bracelets qui l'ornent, et laisse ma main parcourir son cou, sa joue, là où son sang palpite plus vite et plus fort à l'instar du mien dans mes veines.
Ma liée cille encore et incline instinctivement sa tête dans ma main afin de prolonger ce contact si doux et si grisant à la fois.
— Tu es... divine, Eleuia, murmuré-je avec ravissement et déférence. Absolument sensationnelle. Je crains que les mots ne suffisent pas pour te rendre justice. Tu les transcendes.
Son expression s'éclaire un peu plus à ces mots, et ses orbes, – ses merveilleux orbes – se mettent à briller de la plus incroyable des manières. L'émotion la submerge, elle aussi. Ce que nous vivons en cet instant lui fait éprouver la même joie, le même ébranlement...
Je me penche doucement sur son front et y dépose un baiser lent et profond, tout en caressant la peau satinée de son visage d'ange. Je lâche un autre baiser sur sa joue cette fois, puis passe mon bras autour de sa taille. Je sursaute et écarquille les yeux lorsque ma paume rentre en contact avec sa peau nue, de la naissance de ses hanches jusqu'au sommet de sa nuque. Mon air stupéfait déclenche le rire de ma liée alors que je palpe avec hésitation le décolleté vertigineux de son dos. Bon sang ! En dehors de la ligne de boutons le long de sa colonne vertébrale, elle ne porte pas un gramme de tissu sur le verso de son corps !
— Ça te plaît ? s'enquiert-elle avec malice, tandis que mes doigts réveillent sa chair de poule.
— Je... Je ne sais pas, déclaré-je, perdu dans mes sensations.
Elle retient un frisson au moment où je retrace le chemin de fine dentelle, encore et encore, mais pas la moue déçue qui se peint sur ses traits.
— Je risque de l'aimer un peu trop...
Ma réponse semble la satisfaire. Ses prunelles perdent de leur gravité, et ses propres mains viennent caresser les muscles soudain tendus de mes bras.
— C'est ce que j'espérais entendre.
— Eleuia...
— Calme-toi, Allan, m'interrompt-elle, trop espiègle à mon goût. Respire.
— Si je te demandais d'aller te changer, tu le ferais ? tenté-je en sentant une nouvelle vague d'émotion plus néfaste refaire surface.
— Non.
Je grogne et elle sourit. Mon lien et mes sentiments pour Eleuia me rendent plus intense, plus enclin à la jalousie et à la peur panique de la perdre au profit d'un autre – si ce n'est à la perdre tout court...
J'essaie de me ressaisir, de laisser de côté ce débordement passager, mais me rapprocher toujours plus d'Eleuia, devenir intime et goûter aux délices que me prodigue continuellement sa personne, empire cette situation, cette impulsivité... Cependant, elle ne semble pas rebuter la jeune femme. Au lieu de l'éloigner de moi, l'hybride redresse mon menton et encadre mon visage de ses mains douces, ses yeux dans les miens.
— Détends-toi, Allan. Nous serons seuls, à l'abri de tout autre regard que le tien ou le mien.
Eleuia me décoche un sourire ravissant alors que je me relaxe enfin à ses mots. Effectivement, nous serons en tête-à-tête. Je n'ai pas à m'inquiéter ou à me montrer impulsif.
— Tu as raison, acquiescé-je en me ressaisissant.
— Nous allons donc pouvoir profiter de notre soirée et nous amu... ?
Sa phrase se suspend, ses lèvres se figent sur ce mot incomplet, mais elle n'en a cure : toute son attention est portée sur mon torse, ses prunelles sont rivées sur ma veste et ne s'en détachent plus. Une lueur de nostalgie et d'incrédulité éclot dans son beau regard, tandis qu'un sourire s'épanouit sur mes lèvres.
Son index droit hésite, se tend puis se rétracte à quelques millimètres de la robe claire des pétales. Ses autres doigts se mettent à trembler au moment où elle ose enfin effleurer la fleur souple épinglée à mon vêtement.
— Cocoxochitl*..., souffle la voix douce et captivée d'Eleuia.
— C'est un dahlia Maya, dis-je simplement tant je suis absorbé par l'expression pure de son visage.
— Où l'as-tu trouvé ? Il n'en pousse pas par ici, surtout en cette période de l'année, s'exclame-t-elle, ses iris ronds remontés dans les miens.
— J'ai reçu un peu d'aide de la part de ton père pour le faire venir jusqu'à nous, répliqué-je avec un sourire de plus en plus large à mesure que l'ébahissement de ma liée s'intensifie.
Une exclamation franchit la barrière de ses lèvres et fige ces dernières en un o halluciné.
— Il te plaît ? vérifié-je avec la même fausse candeur qu'elle plus tôt.
— Bien sûr ! Il est absolument splendide...
Elle ne quitte plus des yeux les pétales blancs, purs, qui s'assombrissent jusqu'à tirer sur le jaune. Le bouton, lui, est d'un rose tendre.
— Petite fille et adolescente, je m'extasiais devant les massifs qui en arboraient. Il y en avait partout à l'intérieur de notre cité. Et de toutes les couleurs aussi, rit-elle sans cesser de toucher le dahlia. Des mauves, des rouges, des jaunes... Ils embaumaient et coloraient le paysage et nos demeures.
Alors qu'Eleuia se replonge dans ses souvenirs, je veille à ne pas respirer trop fort, à ne pas effectuer de mouvement brusque, de peur que la magie de cet instant ne se rompe. Je bois silencieusement ses paroles, je la dévore amoureusement des yeux et je souris. Débordant d'enthousiasme, je souris comme un bienheureux. Mon cœur exulte de joie pendant qu'elle s'épanche sur ce morceau de sa vie et y voit là un autre signe encourageant.
La donne change entre nous. Ça devient profond et réel pour elle. C'est plus vrai, c'est plus sérieux de jour en jour, et sans s'en rendre compte peut-être, elle me le prouve une nouvelle fois aujourd'hui.
— Vraiment, c'est une chance que tu aies réussi à en faire venir un jusqu'ici. Et dans un aussi bon état, qui plus est ! poursuit la jeune femme sur un ton allègre.
— Je suis heureux de voir qu'il te plaît, réponds-je le plus posément possible tout en faisant un pas en arrière.
Eleuia hausse un sourcil et m'observe reculer jusqu'à l'escalier sans comprendre. Elle me scrute alors que je reste face à elle et ramasse dans mon dos une boîte que j'avais placée là depuis le début.
Le souffle de la brune se coupe lorsque je reviens à elle, un petit colis transparent devant moi, et j'ai l'immense satisfaction de percevoir l'accélération de son rythme cardiaque sous sa membrane fine.
— Parce que ce n'est pas le seul dahlia que j'ai fait importer, terminé-je, mon regard ancré au sien.
J'ouvre la boîte et sors la même variété de fleur que celle de ma boutonnière. Saisie, Eleuia se focalise sur ce que renferment mes mains, les yeux arrondis par la stupeur. Je m'approche encore et, avec des gestes lents, je porte la fleur à ses cheveux ramassés et la fixe au-dessus de son oreille. M'écartant de quelques centimètres, j'examine le tableau et suis soulagé de constater que les teintes fraîches et claires du végétal s'accordent bien à la splendeur pure des traits de ma liée.
— Je n'ai pas trop mal choisi, on dirait, me complimenté-je, tandis que mon âme sœur passe ses doigts tremblants sur le bouton.
— Allan...
— Un bouquet doit être amené dans tes appartements au cours de la soirée. Cette nuit, quand tu iras te coucher, leur parfum se sera diffusé dans toute la pièce, chuchoté-je près de son lobe.
J'inspire la fragrance qui se dégage d'elle et suis vite transporté par le déploiement olfactif qu'offre une simple fleur sur sa tête. Son odeur naturellement florale est sublimée, accentuée par cet ajout qui me fait l'aimer davantage.
— Tu sens si bon... Le dahlia, c'est vraiment ton odeur, je ne m'étais pas trompé.
— C'est ce que tu sens chez moi ? Depuis le début ?
— Depuis le premier jour, acquiescé-je en la respirant encore une fois. La meilleure odeur au monde...
Interdite, Eleuia me jauge sans rien dire, mais l'effervescence de ses pensées ne m'échappe pas. Elle adore le cadeau que je viens de lui faire et, comme me l'avait assuré Gillian, elle est profondément touchée par mon geste. La reconnaissance, la félicité, la surprise, l'attendrissement dominent dans le maelström de ses émotions, et chacune d'elles m'atteint en plein cœur.
— Allan, c'est... Je te remercie. C'est tellement attentionné, formule-t-elle avec une vibration touchante dans la voix. Merci infiniment.
Je hoche la tête puis l'incline jusqu'à rencontrer ses lèvres dans un baiser tendre que je fais durer plusieurs secondes. D'abord figée, Eleuia finit par poser les mains sur mes épaules et les serre fort, alors que plus haut, sa bouche s'abandonne à la mienne. Elle se noie dans ma tendresse, elle se délite dans mon amour, elle s'oublie dans mon désir. Tout son corps se relâche, semble vouloir se fondre dans le mien. Je recueille son gémissement de plaisir, suivi de son soupir, et continue mes caresses passionnées sur ses lèvres.
Le courant de chaleur entre nous s'intensifie, notre lien nous relie plus étroitement l'un à l'autre. C'est grisant, exaltant, aussi brûlant que le dos de ma liée lorsque je fais courir mes doigts sur ses vertèbres. Hélas, tous les bons moments ont une fin et celle-ci se matérialise sous le reniflement exagéré d'une personne non loin de là.
Ramenés à la réalité, Eleuia et moi nous séparons et avisons nos amis, le couple d'amoureux qui n'a pas quitté le corridor comme je le croyais.
— Avant que vous alliez plus loin, je voulais vous rappeler qu'une fête est en train de débuter à quelques mètres de là et que vous avez un dîner à honorer de votre côté, déclare Sander en ravalant son rictus grivois. Il faudrait peut-être songer à bouger de ce couloir, maintenant.
Je soupire, mais acquiesce en silence à ses dires. Tout le reste m'était sorti de la tête, je ne peux pas dire le contraire... Bien souvent, plus rien n'existe en dehors de ma liée lorsque je suis avec elle, je n'ai pas d'autre excuse. Mais cette fois, notre batifolage va devoir être reporté.
Avec galanterie, je présente mon bras à ma cavalière, qu'elle saisit bien vite, puis lui adresse un sourire avant de nous diriger vers la salle de réception qui nous a été réservée. Du coin de l'œil, je vois Sander attraper sa compagne par le bras et la mener dans l'autre direction.
— La soirée s'annonce mémorable, lance le berserker avec entrain, la voix pétillante d'excitation.
Je souris une nouvelle fois, d'accord avec mon ami, puis franchis le seuil avant ma liée.
*« Canne d'eau » En aztèque dans le texte, ce qui correspond au nom donné au dahlia
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro