Chapitre 32
— Tu es sérieux ?
— Chut. Pas si fort, Sander, s'il te plaît.
— Ça s'est vraiment produit ? crie encore mon ami, en faisant fi de mon avertissement. Eleuia et toi, vous avez vraiment...
— Sander !
Je regarde tout autour de moi, scanne les coins heureusement vides de toute présence de la terrasse. Une aubaine miraculeuse, car depuis quelques temps, le manoir est de plus en plus investi par de multiples hôtes et amis de Necahual. Il devient difficile de trouver un endroit reculé, où la discrétion peut régner en toute quiétude.
Je suis des yeux le mouvement d'ombres en contre-bas, dans la cour et le jardin, puis reporte mon regard agacé sur mon ami.
— Arrête de crier, bon sang. Déjà qu'à voix normale, les autres sont susceptibles de nous entendre..., grincé-je, lèvres pincées.
Sander peine à me croire et continue son cirque. Il avance même l'idée que j'ai pu rêver ce qui s'est passé cette nuit. J'essaie de le convaincre du contraire, sa profonde surprise est à deux doigts de me vexer.
— Admets que j'ai de quoi m'interroger tout de même ! Eleuia s'est battue bec et ongles contre votre lien. Et hier, elle semblait vraiment remontée contre toi : elle donnait plus l'impression de souhaiter t'écorcher vif que de te sauter dessus.
Je lâche un rire bref, amusé par sa comparaison, même si dans le fond, je comprends sa surprise. Moi-même j'ai encore du mal à le croire...
— C'est un sacré virage à cent quatre-vingt degrés !
Je souris encore, quelques bribes d'images lascives plein la tête alors qu'il évoque ce fameux virage. Dans notre cas, le concept des montagnes russes serait peut-être plus adapté : entre extase et saisissement, nous gravissons les lentes montées d'endorphines, et nous euphorisons dans les descentes plus vertigineuses encore.
Mon expression sans doute un peu toquée chasse l'étonnement et le scepticisme relatif de mon compagnon et lui tire un large rictus. Il se penche sur moi, et son énorme cuisse bute sur mon genou.
— Alors maintenant elle et toi, vous êtes... ? souffle-t-il, le regard pétillant.
Sander laisse volontairement sa phrase en suspens, dans l'attente que je lui confirme ce qu'il sous-entend à demi-mots : que nous sommes ensemble, un couple... Mon sourire se fane et mon regard fuit celui troublé de mon ami. Un silence lourd de sens s'abat entre nous. Silence durant lequel je tente de faire refluer l'horrible sensation de déchirure qui menace de rouvrir les points sommaires et grossiers empêchant ma poitrine de devenir un gouffre béant... Tout ça en veillant à ne pas l'inscrire en lettres de feu sur mon front, à la vue de mon guide. Je ne supporterai pas sa pitié.
— Allan ?
— Quoi ? fais-je sur un ton que j'espère aussi posé que possible.
— Tu es sûr de ce que tu fais ? me lance le géant, ses traits marqués par l'inquiétude et l'incrédulité.
Avec une inspiration, je reporte mon regard dans le fond de ses prunelles claires. Je ne dois plus plier. La question de mon ami m'a pris au dépourvu, mais l'effet de surprise est passé à présent. Je sais ce que je dois dire et comment le dire. Paraître aussi confiant qu'avec Eleuia. Parce qu'il est impératif que mes mensonges prennent aussi avec Sander.
— Oui, bien sûr. Pourquoi ne le serais-je pas ? répliqué-je donc en allant jusqu'à basculer ma tête sur le côté, l'air faussement interrogateur.
— Tu es sérieusement en train de me dire que toi et Eleuia n'entretenez qu'une relation... basée sur le sexe ? s'emporte-t-il presque, de plus en plus ébranlé.
— Pourquoi ça t'étonne tant ? C'est ce que nous voulons tous les deux.
— Mais parce que tu l'aimes ! Ce n'est pas vraiment ce que tu veux, je le sais !
J'essaie de rester stoïque alors que Sander est plus remonté encore. Ses mots ont beau fendiller ma résistance, je ne cède pas. Je ne peux pas.
— Quand bien même, c'est une décision que nous avons prise ensemble. Nous ne voulons pas arrêter ce qui vient de se mettre en place, alors nous ne le ferons pas. Nous allons en profiter.
Même à moi, mes dires me semblent robotiques, exprimés avec trop de hachure... Toutefois, pour contrebalancer cette impression, je m'assure que mes yeux ne se détournent jamais de mon interlocuteur et lui transmettent toute la fermeté et la résolution de cet écran de fumée.
— Arrête, Allan, tu ne me feras pas avaler ça. Pas à moi ! Qu'est-ce qui s'est passé ? Elle n'a pas assumé votre nuit ensemble et a choisi une solution de repli ? Elle a pris peur et toi, tu lui as menti pour la rassurer ? Je suis sûr que c'est l'une des raisons que j'avance ! Peut-être même un peu de toutes combinées, argumente Sander d'une voix implacable.
La discussion ne prend pas du tout la tournure que je voulais. J'ai sous-estimé à qui j'ai à faire... Je pensais pouvoir le berner, lui faire entendre mes mensonges, mais Sander ne s'y laisse pas prendre. Le semblant d'ascendant que je croyais avoir s'évapore.
Je serre les poings, contrarié cette fois. Je sais qu'il s'inquiète, cela dit il n'a pas à se montrer aussi dur et corrosif avec moi. Il s'agit de mon histoire, de ma vie.
Décidé, je fais un pas dans sa direction, le menton redressé pour ancrer mes orbes mauvais dans les siens.
— Et qu'est-ce que ça peut te faire, à toi, ce qui m'a poussé ou non à prendre cette décision ? Tu as beau être mon ami, Sander, ce qui se passe entre Eleuia et moi ne te regarde pas. Et si je t'en parle, ce n'est certainement pas pour me prendre ta pitié ou ton désaccord en pleine poire.
— Et te prendre mes mises en garde et avertissements, ça passerait mieux, ça ? embraye-t-il sur-le-champ, son corps aussi tendu que le mien. Tu es en train de faire une énorme connerie, là !
— Mais qu'est-ce que tu en sais à la fin ! Qu'est-ce que tu en sais ? m'énervé-je pour de bon.
— Je le sais parce que c'est exactement ce que j'ai fait ! crie-t-il à son tour en me dominant de toute sa hauteur.
Le souffle court, nous nous regardons dans le blanc des yeux pendant que ses mots me percutent de plein fouet. Je cille plusieurs fois pour tenter d'en comprendre le sens et quand ce dernier s'infiltre insidieusement en moi, j'ouvre grand la bouche... sans qu'aucun son n'en sorte. Le Norvégien s'affaisse un peu sur lui-même et passe une main à l'arrière de son crâne. Un sourire, qui ne reflète pas la joie, étire ses lèvres avant qu'il reprenne la parole.
— Tu comprends mieux maintenant pourquoi c'est à ce point compliqué entre Gillian et moi...
— Sander, je...
— J'ai passé des années à la courtiser, à lui courir après sans qu'elle ne donne suite à mes avances. La culpabilité qu'elle ressentait d'avoir scellé mon sort et celui de mes semblables, et le fait que nous étions de deux espèces différentes qui apprenaient tout juste à cohabiter ensemble, ont beaucoup contribué à ses réticences... En plus de son côté tête de mule.
Une lueur taquine rallume une seconde son regard de glace à cette mention, mais elle disparaît aussi vite qu'elle est apparue. Il m'explique ensuite qu'il n'a jamais renoncé, qu'il sentait qu'il était dans le vrai et que Gillian éprouvait le même genre d'attirance et de fascination à son égard. Et un jour, elle a fini par craquer, leur a donné ce qu'ils désiraient tous deux... jusqu'à ce qu'elle panique et estime que ce qu'ils avaient fait précipitait les choses.
Un éclat de rire désabusé lui échappe, ici.
— Précipiter les choses... J'ai passé des décennies à lui prouver que ce que nous ressentions était plus que de l'amitié, à lui ouvrir mon cœur et à prendre tout ce qu'elle m'offrait du sien... Mais cette nuit ensemble précipitait les choses, selon elle. Cela changeait trop notre relation.
Accoudé à la rambarde du balcon, il secoue la tête plusieurs fois, les yeux clos, comme pour encore digérer les mots apeurés de la femme qu'il aime.
— Il m'a fallu encore un long moment pour la rassurer et trouver... un compromis acceptable à ses yeux, mais beaucoup moins aux miens.
Le guerrier se tait après ça, contemplant, sans le voir j'en suis sûr, le paysage arboré qui s'étend à l'horizon. J'observe ses traits fermés et rongés par la peine alors qu'il continue à fixer le vide, et cille une fois au moment où sa voix plus basse qu'à l'accoutumée s'élève.
— Parfois, je m'en mords les doigts d'avoir fait une offre aussi insensée. C'était désespéré parce que je ne voulais pas la perdre... Mais ce n'est qu'un pis-aller qui finira sans doute par nous faire plus de mal que de bien. C'est une comédie que nous nous jouons depuis près de trois siècles à présent.
— Tu regrettes ? lancé-je dans un chuchotement qui me tord le ventre.
— Oui... Parfois. Souvent... Et ensuite, elle rit ou me sourit, et dans ces moments-là... je ne regrette plus.
Ses iris bleu électrique se plissent et sont habités par la confusion que seuls des sentiments forts peuvent induire.
— Je l'aime, Allan. Je donnerais ma vie pour elle et sacrifie un peu plus chaque jour ces attentes et rêves qui l'effraient tant... Je ferais n'importe quoi pour son bonheur au détriment d'une partie du mien s'il le faut.
— Je sais, Sander. J'en suis persuadé.
— Mais ça n'est pas la bonne chose à faire, complète-t-il, plus direct que jamais. Ça n'est juste ni envers elle, ni envers moi. Nous nous y sommes mal pris, nous nous blessons l'un l'autre presqu'aussi souvent que nous nous faisons du bien. Ce n'est pas normal. Ce n'est pas la bonne manière de procéder lorsque l'on aime quelqu'un. Et tu es en train de commettre la même erreur, Allan.
— Sander..., tenté-je de protester, le dos raide.
— Tu le sais aussi bien que moi. Je le lis dans tes yeux ; je l'ai même lu avant que je commence à t'exposer ma situation.
— Mais je ne peux pas renoncer à elle, moi non plus, Sander ! Tu es bien placé pour le savoir. Pas là, pas maintenant que j'ai enfin une vraie chance !
— C'est exactement ce que j'ai pensé à l'époque, réplique l'homme-montagne avec un rictus amer. Et tous les jours, je me dis que je n'aurais peut-être pas dû, au final... Même si ça me déchire le cœur et me brûle les entrailles.
Je grogne en me détournant de lui. Excédé, je frappe dans la surface en granit, mais pas assez fort pour l'ébranler.
— Tu souhaites te retrouver dans la même position que moi, Allan ? Être pris de remords parce que, pour ton malheur, tu es tombé amoureux d'une femme qui ne veut pas ressentir la même chose que toi ? Être désespéré à l'idée que rien ne change, malgré tes efforts, malgré votre complicité, malgré votre passion l'un pour l'autre ?
— La ferme !
— Tu ne te rends pas encore pleinement compte de ce que ça implique, mais...
— Si ! Si, je m'en rends compte ! éructé-je en faisant volte-face et en me portant sous ses prunelles surprises. Je sais très bien ce que ça implique, ce que ça fait, comme tu dis. Parce que je ne suis pas qu'amoureux d'une femme qui ne veut pas m'ouvrir son cœur et son âme : je suis lié à elle ! Je ne fais pas que voir ou sentir ses réserves et son hésitation à me donner ce que je veux, je le ressens. Dans ma chair, dans mes os, dans mon esprit, dans mon âme... ça fait partie intégrante de moi désormais. Tout ce qui fait d'elle, Eleuia, est en moi, sa réticence à mon encontre ne déroge pas à la règle. Et ça me bouffe.
Hors d'haleine, je retiens les soubresauts de mon corps en bandant mes muscles. Le visage de Sander me surplombe et balaie ma silhouette agitée de tremblements de douleur, ceux que je cherche à endiguer depuis qu'Eleuia a écrabouillé mon palpitant sous sa botte, ce matin.
— Ça me ronge, poursuis-je, une main maintenue sur ma poitrine écartelée. Ça grouille sous ma peau comme de l'acide. Comme du poison. Quand elle m'a dit qu'elle ne voulait pas de relation sérieuse entre nous, j'ai cru que...
Je m'interromps et expire avec force. J'ai tout simplement cru que j'allais mourir, que c'était le coup de trop porté. Le coup de grâce, oui.
— J'ai plongé, Sander. Et je vais me noyer avec application, conclus-je avec un haussement d'épaule qui n'a rien de blasé dans le fond.
— Jusqu'au jour où tu n'en pourras plus et que tu rechercheras l'air de toutes tes forces, me prévient mon vis-à-vis, la voix résolue et les sourcils froncés.
— Ce jour n'est pas encore arrivé, finis-je par répondre après une pause. J'aviserai en temps et en heure voulus.
— C'est une erreur.
— C'est une fatalité, le contré-je encore. Je ne peux pas agir autrement, et tu le sais. Je ne peux pas lutter contre mes sentiments et mon lien associés... Je ne veux plus le faire.
Le berserker tarde à répondre. Il n'est pas convaincu, mais mon espoir, lui, est plus résistant. Ses larges paumes s'abaissent sur mes épaules.
— Je souhaite que ça marche entre vous, Allan Je l'espère vraiment, mon frère... Mais garde mes avertissements en tête. Et n'oublie pas non plus que je t'aiderai toujours. Autant que je le pourrai.
— Je serai là aussi pour toi, mon frère, affirmé-je à mon tour. Toujours.
Son sourire s'élargit alors qu'il nous mène vers l'intérieur du manoir.
— Je le sais aussi.
∞ ∞ ∞ ∞
Allongé sous les draps quelques heures plus tard, je repense à ma discussion avec Sander. Mes yeux dans le vague, j'analyse longuement l'expression affaissée de son visage, la lueur attristée dans son regard, le timbre résigné de sa voix... Ces visions me hantent, me font craindre pour mon devenir. Son désespoir et sa peine ont fait écho aux miens avec une facilité si frappante ! Alors j'ai peur. Peur de ce qu'il m'a dit, peur qu'il ait raison, peur de perdre la femme que j'aime. Tous les doutes que m'a décrit Sander m'assaillent avec violence, rebondissent à l'infini dans ma chair et la perforent à l'instar de balles de revolver. Ils n'avaient fait que m'effleurer, me titiller presque gentiment avant cette conversation ; à présent, ils sont tels des boulets de canon propulsés à pleine vitesse en plein dans la pathétique cible que je suis.
Ma poitrine se resserre un peu plus, et je lâche un profond soupir. L'ignoble sensation d'être pris au piège ne me quitte plus.
Un mouvement léger attire mon attention sur mon torse. Une main chaude aux doigts fins serpente dessus puis s'arrête sur mon pectoral, tandis que les yeux noirs d'Eleuia tombent dans les miens.
— Quelque chose ne va pas ? souffle la belle brune en se redressant un peu.
En partie étendue sur moi, ma liée presse son corps nu recouvert d'un bout de drap contre moi, et replace ses longs cheveux désordonnés derrière ses épaules.
— Tu ne dormais pas ? la questionné-je sur le même ton de voix bas et intimiste.
— Mmh... Pas vraiment. Je somnolais à peine, à vrai dire.
Ses lèvres charnues déposent un rapide baiser là où se trouve ses doigts avant qu'elle se hisse un peu plus haut sur ma poitrine. Son souffle est plus profond et plus calme lorsqu'il frôle mes traits, et ses délicates rougeurs commencent à s'estomper sur ses seins et ses pommettes. La quiétude revient dans nos corps après un nouvel épisode où abandon et concupiscence étaient les maîtres-mots.
— De ton côté, tu m'as semblé plongé dans tes pensées plutôt que dans le sommeil, reprend-elle une fois à bonne hauteur. Tes sourcils étaient très froncés.
Elle les lisse avec douceur tout en me disant cela. J'intercepte sa main et la ramène sur ma bouche pour l'embrasser.
— Ce n'est rien d'important, ne t'en fais pas, mens-je avec un sourire rassurant. Désolé si je t'ai inquiétée ou si j'ai gâché ce moment.
J'ignore l'élan révolté de mon cœur et continue à sourire à ma liée, comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes. Ma douleur et ma déception doivent rester au placard ; si je veux garder Eleuia, même si cela correspond à ne l'avoir qu'en partie, je suis obligé de continuer à adopter une attitude sereine et détendue.
La guerrière dépose un nouveau baiser sur ma peau, à l'orée de ma barbe floue, et l'odeur de ses cheveux me vrille les sens, m'incite à passer pour la millième fois mes doigts dedans.
— Tu n'as rien gâché du tout, Allan. Il n'est jamais question de gâchis avec toi, bien au contraire !
Je lui souris plus franchement cette fois, appréciant l'honnêteté de son compliment. Je prolonge mes caresses dans sa chevelure d'ébène et m'attendris alors qu'elle ferme les yeux pour les savourer. Elle expire longuement, au rythme de mes gestes graciles, puis rouvre ses prunelles brillantes. Ses lèvres s'avancent à nouveau sur mon visage et se plantent à la commissure de ma bouche. Instinctivement, mes phalanges se resserrent sur ses mèches souples. Chaque contact entre nous déclenche une réaction plus ou moins vive et primale, signe de notre interdépendance.
Mais très vite, sa bouche me quitte et mes doigts relâchent leur pression en réponse.
— Je crains fort que moi, par contre, je vais gâcher ce moment..., soupire ma liée, une ombre dans son regard.
— Comment ça ? fais-je en reculant la tête pour mieux la voir.
— Crois bien que je n'en ai pas du tout envie et que j'aurais préféré le repousser ou trouver quelqu'un d'autre, mais...
— Eleuia, de quoi tu parles ?
Elle pousse un autre soupir à fendre l'âme, puis quitte sa position avachie sur mon torse pour une assise, ce qui me laisse une impression de vide et de froid.
— Je dois repartir dès demain.
— Quoi ?
C'est à mon tour de me surélever sur le matelas. Les yeux écarquillés et le cœur battant, je toise avec affolement l'hybride.
— Comment ça, tu repars demain ? Pourquoi ? m'écrié-je.
— Un important groupe allié a eu vent de notre mésaventure à L'Emprise et a pris peur. Les nombreuses attaques essuyées par les autres clans l'avaient déjà pas mal refroidi, mais cette fois il refuse catégoriquement de venir nous rejoindre et de se battre à nos côtés, estimant que le risque et le danger sont trop gros..., m'explique-t-elle en secouant la tête de contrariété.
— Mais aucun d'entre nous n'a été sérieusement blessé. Nous sommes tous revenus sains et saufs, c'est insensé !
— Je suis d'accord. Mais leur chef, Griffin, a toujours rechigné à la confrontation directe. N'importe quel prétexte est bon à prendre afin de lui éviter la guerre... Au fond, c'est un grand froussard qui s'illusionne et se convainc qu'il est en totale sécurité.
— C'est ridicule. Personne n'est en sécurité.
— Je sais.
— S'il ne veut pas nous aider, pourquoi perdre notre temps avec lui, dans ce cas ? m'enflammé-je, mes poings enfouis dans les draps froissés. Ne sommes-nous pas déjà assez nombreux pour la lutte ? Toute l'aile ouest est occupée par nos alliés ! Les deux groupes que l'on attend dans une semaine vont devoir s'installer dans l'aile sud pour trouver de la place... Sans compter tous les autres qui ne demeurent pas au manoir, mais dans des maisons amies à cent kilomètres à la ronde.
— Plus nos forces seront importantes, mieux ce sera. Le clan de Griffin est très étendu, lui aussi, en toute logique donc, nous ne pouvons pas nous permettre de nous en passer...
— Eleuia, nous sommes déjà plus de mille, d'après Sander et ceux en charge du recensement ! m'entêté-je. Que changerait une trentaine ou une quarantaine d'autres recrues ?
Nos effectifs ont explosé en quelques semaines, beaucoup d'amis de Necahual, venant de tous les États-Unis et d'une partie d'Amérique du Sud, ont répondu présent à notre appel et se sont déplacés pour combattre et éradiquer la grande menace qu'est Jarlath. Tous ces groupes de surnaturels ont connu des pertes et d'incommensurables souffrances à cause de cet être, au cours de ces derniers siècles. Leur désir de vengeance et de justice s'est réveillé lorsque notre ennemi commun a repris ses méfaits dans nos contrées. Et plus notre nombre augmente, plus ils croient en la réalisation de leur plus grand souhait : voir Jarlath réduit à l'état de poussière et de lointain souvenir.
— Peut-être rien, peut-être beaucoup, déclare Eleuia pour répondre à ma question. Nous n'en savons rien... Mais je ne suis pas disposée à le découvrir sans avoir essayé une dernière fois de convaincre Griffin de changer d'avis.
— Je croyais que tu ne voulais pas y aller.
— C'est le cas, j'aurais préféré rester ici. Seulement je n'ai pas le choix : mon père a essayé par tous les moyens d'influencer ce chef, mais le faire à distance n'aide pas. Il faut qu'il se rende sur place pour parlementer avec lui. Et comme je suis son bras droit...
— Ne devrais-tu pas plutôt rester au domaine justement, en qualité de seconde du maître des lieux ? argué-je, les sourcils froncés.
— D'habitude, c'est ainsi que cela se passe, c'est vrai. Sauf que les conseillers de mon père estiment plus judicieux que les meilleurs guerriers l'accompagnent pour le protéger durant le voyage.
— Et tu es la meilleure guerrière du domaine, complété-je en voyant là où elle veut en venir.
Elle acquiesce sans mot dire. Je passe une main sur l'arrière de mon crâne et retiens un souffle lourd de frustration.
— Combien de temps dois-tu partir ? demandé-je après une courte pause.
— Je ne sais pas vraiment... Plusieurs jours. Plus d'une semaine sans doute, répond Eleuia en détournant le regard.
Ce coup-ci, je soupire franchement. Plus d'une semaine ! Ce n'est pas possible, je ne tiendrai jamais sans elle aussi longtemps. Plus maintenant.
— Laisse-moi venir avec toi, lancé-je, mon corps plus près du sien. Je veux t'accompagner. Je pourrais me montrer utile aussi, j'ai beaucoup progressé, tu le sais.
— J'y ai pensé. Je voudrais que tu sois du voyage. Plus par égoïsme que réel pragmatisme, ajoute-t-elle avec un petit sourire en coin qui me réchauffe de l'intérieur. Mais tu ne peux pas venir, Allan. Pas encore.
— Pourquoi ?
— Tu n'es pas encore prêt à affronter le monde extérieur à nouveau. Je sais que tu es plus fort et que tu sais mieux te contrôler, mais ça ne suffira pas pour ce périple. Entre les humains sur la route, la tension omniprésente, ta nature d'hybride, l'incertitude, ton extrême jeunesse, la pénibilité de la tâche, les négociations qui nous attendent et... ce qui se passe entre nous, tout risque fort de te monter à la tête, cette fois. Tu as besoin d'un peu plus d'endurance et d'entraînement avant de t'occuper de ce genre de missions.
— Je me suis déjà confronté au monde extérieur. Par deux fois et la deuxième date d'à peine quarante-huit heures ! Je suis parfaitement capable d'y retourner.
— Tu n'es jamais sorti plus de quelques heures d'affilée. Là, il est question de plusieurs jours, me rappelle la jeune femme, son regard buté à l'appui. La tentation de déraper sera plus grande, Allan.
— Tu sais me canaliser, contré-je sans vouloir en démordre. Tu l'as déjà fait, sans avoir eu besoin de dire ou faire grand-chose pour !
— Notre lien n'était pas le même que maintenant.
— Exact, il est plus fort.
— Et plus susceptible donc de nous faire perdre la tête à tous les deux, plutôt que de nous contenir, rebondit-elle d'une voix assurée.
Je reste sans voix et la bouche entrouverte devant cet argument auquel je ne m'attendais pas. Qu'entend-elle par-là ?
La Maya lit sans difficulté mes interrogations sur mon visage et esquisse un sourire sans joie avant de clarifier sa pensée.
— Nous pourrions ne plus avoir de limites et nous pousser mutuellement à user et abuser de l'énergie qui circule entre nous lorsque nous sommes ensemble. Nous pourrions perdre le contrôle, d'une façon indomptable, brutale... et mortelle pour ceux qui nous entourerons.
— Eleuia... C'est là un scenario très pessimiste et négatif, tenté-je d'alléguer à mon tour. Rien ne nous dit que ça se passera comme ça.
— Et rien ne nous garantit le contraire non plus, réplique ma liée avec un regard grave.
— Mais enfin...
— Je ne me sens pas assez forte pour prendre le risque tout de suite, avoue-t-elle en me coupant la parole. Quand je suis avec toi, je perds toute raison et toute réserve. Je suis vulnérable face à toi, Allan. Et j'ai peur qu'en dehors de ces murs, cette vulnérabilité et cet abandon ne se muent en quelque chose de plus toxique.
Je retiens avec peine ma mâchoire de s'ouvrir en grand tant je suis stupéfait. Qu'est-il advenu de la jeune femme secrète qui, en plus de me barrer l'accès à son esprit, s'empêchait de livrer le fond de sa pensée librement ?
Je ressens que l'épanouissement de notre lien n'est pas étranger à ce changement. L'un et l'autre avons modifié nos comportements, devenant plus francs, plus ouverts, plus bruts. C'est incroyable ! Il va me falloir du temps pour appréhender ces perpétuelles évolutions entre nous. Et secrètement, ce phénomène nourrit un peu plus mon espoir : si nous poursuivons dans cette voie, si nous nous ouvrons plus à l'autre... alors peut-être que notre relation prendra enfin la bonne tournure.
Ma liée me scrute avec prudence, le menton posé sur le sommet de ses genoux recouverts. Elle ne bouge pas, seuls ses iris aux reflets d'obsidienne détaillent ma personne en attendant que je réponde à ses propos. J'inspire alors profondément par le nez, relègue dans un coin de ma tête l'explosion d'allégresse et d'espérance que ses dires m'inspirent, et verrouille mon regard bleu au sien.
— D'accord, je comprends, Eleuia. Et je vais faire un effort pour respecter tes appréhensions. Je ne t'accompagnerai pas si tu estimes que c'est pour le mieux.
La salve de douleur qui remonte dans ma poitrine est brutale ; si je ne m'y étais pas attendu, je me serais trahi aux yeux de la guerrière. Mais ce n'est pas le cas, car je me contiens. Je la laisse me lécher les os et inonder mes entrailles sans broncher. Et Eleuia n'y voit que du feu, au final.
— C'est vrai ? Tu vas rester ici ? vérifie-t-elle, une lueur étonnée et soulagée dans le fond de ses prunelles hypnotiques.
— Oui. Ça va être compliqué et difficile de tenir – je pense que tu en as autant conscience que moi –, mais je ne te suivrai pas.
— Oui, ça va être très difficile..., chuchote en écho ma liée, son regard sur un point fixe derrière moi. Plus d'une semaine sans se voir. Sans se toucher...
Je ne réponds rien à ça, et la bouche d'Eleuia se referme sur ces ultimes mots aussi, le même désespoir dans le creux de l'âme. La connexion entre nous vibre, s'anime de nouveau. Elle envoie des décharges, rallume ce courant puissant circulant entre nos deux êtres. C'est lourd, déchirant et brûlant, à l'image de ce que nous réserve notre séparation future.
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