Chapitre 3
Sa beauté ténébreuse rayonne de mille feux. Je ne me figurais pas qu'elle pouvait être aussi éblouissante.
Incrédule, mon regard parcourt pour la première fois ses traits féminins et s'arrête sur chacune de leurs caractéristiques douces et affirmées en même temps. Il détaille d'abord l'harmonie de ce visage rond, encadré de larges boucles brunes ; les grands yeux sombres taillés en amande qui attirent immédiatement l'attention tant ils semblent briller de noirceur ; les longs cils recourbés qui effleurent presque les sourcils, ni trop fins ni trop fournis ; les pommettes hautes et saillantes qui renforcent l'aspect franc, à la limite du sévère.
Le bas du visage, quant à lui, est beaucoup plus ouvert. Il respire une douceur érotique avec son nez petit et un peu busqué, ses joues rondes et colorées, et sa bouche pulpeuse et charnue.
Le charme de cette femme est indiscutable. Il s'agit là d'un parfait mélange entre pureté, synonyme d'enfance et d'innocence, et sensualité brute. La couleur mate et satinée de sa peau – un rappel évident de ses origines d'Amérique centrale ou du Sud, à l'instar de son nez et l'arrondi de son visage – rend l'ensemble plus captivant encore.
Je reviens toutefois très souvent à ses orbes profonds durant ma contemplation muette. À eux seuls, ils m'envoûtent et m'ensorcellent. Leur pouvoir d'attraction va jusqu'à faire grésiller mon sang dans mes veines et dans mes tempes, me donnant l'impression déstabilisante d'être devenu une souris prise au piège par un serpent charmeur.
Néanmoins, le reptile qui me fait face ne paraît pas avoir plus de contrôle sur ce qui nous arrive que moi. Silencieuse et fascinée, Eleuia ne peut détacher son regard trouble du mien. Elle me jauge, la bouche entrouverte pour laisser passer son souffle pesant, terrassée par l'espèce de maléfice qu'on nous a jeté.
À chaque expiration de sa part, son haleine fraîche me percute tant nous sommes proches, et déclenche de courts frissons sur ma peau. Une nouvelle onde s'élève en moi au même moment, brûlante et incisive, prête à me briser les os si je ne prends pas garde à son intensité. Le rythme de mon cœur devient de plus en plus anarchique à chaque seconde qui passe ; il va finir par avoir raison de moi si je ne parviens pas à le calmer. De la même manière que les sensations bouillantes dans mon corps menacent de m'achever.
Toutefois, l'agonie de mon être ainsi que sa souffrance relative ne m'atteignent pas outre mesure. Elles devraient pourtant, mais la force gravitationnelle qui me rend prisonnier d'Eleuia les transcende. Cette femme... est la seule chose désormais qui revêt une importance capitale pour moi. Je me noie dans ses prunelles étincelantes, me soumets à sa splendeur obscure, m'enchaîne aux secrets tapis au fond de son être.
Tout cela semble fou, je le sais bien. Tout ce que je vis depuis cette dernière heure est au-delà du rationnel. Et cette folie n'est pas que passagère, elle va régir ma vie jusqu'au bout, me priver de mon maigre libre arbitre. Le changement s'opère, il sue par tous les pores de mon corps. Il balaie l'ancien Allan Ford et l'éjecte de son enveloppe usée. Mon avilissement à cette puissance qui me dépasse est total, irrémédiable. Et il est catalysé par le regard noir comme l'ébène qui ne me lâche plus.
Je ne sais ni pourquoi ni comment, mais Eleuia et moi sommes...
Liés.
Ma voix interne exulte, répète ce mot avec un soulagement et une joie outranciers qui me statufient. Grisée par ce constat que je ne comprends pas, elle cogne et résonne plus fortement dans ma boîte crânienne au fil des secondes. Elle se mêle avec délice à la soumission inexpliquée de mon être, rêvant de me voir toucher la main, ou mieux encore, le visage gracile d'Eleuia. Tout en moi me pousse à le faire, à vrai dire. Mes doigts tremblants sur le sol ont d'ailleurs commencé à se rapprocher de la guerrière, millimètre après millimètre.
Sa peau doit être plus douce qu'une pêche. Et ses lèvres vermeilles plus fruitées encore.
Je réprime de nouvelles déflagrations de plaisir en m'imaginant réduire la distance, au point de pouvoir poser mes lèvres sur les siennes. Mon attention descend sur la bouche pleine et tentatrice à cette pensée, et analysent sa courbe ourlée. Je crois n'en avoir jamais vu d'aussi parfaite auparavant... De la même façon que je suis certain que sa propriétaire est la plus belle créature qui ait jamais croisé ma route.
Sous ses dehors de femme-enfant, elle respire l'assurance d'une femme aux nombreuses expériences et dégage une aura brute et chaleureuse qui éclipse tout le reste autour d'elle.
Tel un papillon attiré par une flamme, j'incline ma tête vers elle, le menton en avant pour lui présenter progressivement ma bouche. L'état second que son attraction déclenche en moi m'incite à le faire ; je suis comme sous l'effet d'un charme ou de quelque sortilège de séduction, même si celui-ci détient une puissance supérieure à n'importe quel pseudo philtre d'amour.
Liés.
Fébrile et le cœur battant à tout rompre, je me focalise sur l'objet de toutes mes convoitises, imagine déjà le goût suave et sucré qui doit être le sien...
Enfin. Elle est enfin là.
Eleuia ne cille plus, comme plongée elle aussi dans un état second. Ses prunelles incendiaires fouillent le tréfonds des miennes, m'aspirent jusqu'à la moelle. Nos nez se frôlent et nos souffles se mêlent lorsque j'atteins enfin mon but, mes mains agitées prêtes à se presser à tout moment sur ses formes offertes.
Elle est là. Elle est vraiment là...
— Ma liée.
Ma respiration se bloque une nouvelle fois sous le coup de ces mots. Ils sont déroutants, mais trop précis pour être anodins. Au contraire, ils forment un tout qui m'échappe encore. Un tout que je n'ai pas fait que penser pour une fois, mais murmuré sur un ton émerveillé que je ne me connaissais pas.
Sauf que la réaction d'Eleuia n'était pas celle qu'espérait la part sauvage et vibrante en moi.
L'expression de la jeune femme change du tout au tout en une seconde et délaisse son état rêveur pour un air froid, presque colérique. Son visage se referme à l'instar d'une coquille d'huître, tandis qu'elle bondit sur ses jambes et se redresse de tout son long. Ses pupilles toujours dilatées, la combattante pose un regard enflammé sur ma personne. Son corps félin se tend, contracte l'ensemble de ses muscles au point de faire apparaître une grimace crispée sur sa frimousse divine.
Je ne peux m'empêcher de ressentir un élancement dans ma poitrine lorsque sa tête dodeline frénétiquement de gauche à droite, réduisant ainsi à l'état de charpie ce moment hors du temps que nous venons de vivre.
Non...
— Conrad ! hurle-t-elle sans rompre son contact visuel hostile.
Son compagnon se matérialise à ses côtés à une vitesse hallucinante. Ses iris clairs mais méfiants font la navette entre nous.
— Que se passe-t-il ?
— Appelle mon père et les autres dirigeants pour les avertir de la défection de Marcus et Ézéchiel, et de la sentence qui en a résulté, débute Eleuia sèchement. Et... préviens-les que nous ramenons quelqu'un avec nous. Un hybride.
— Tu es sûre ? Non, parce que tu n'as pas vu ta tête, Ele. On dirait que cette demi-portion vient de te cracher au visage, là, s'explique l'homme devant le regard irrité qu'elle lui lance.
— Ne dis pas n'importe quoi, grommelle-t-elle en déviant à nouveau vers moi.
— Tout ce que je dis, c'est que je ne verrais aucun inconvénient à ce qu'on le laisse derrière nous s'il t'indispose. Je ne parlerai pas de son existence, si c'est ce que tu veux.
Un élan de panique m'assaille à cette suggestion désinvolte, au point que je suffoque au sol. Des taches pourpres apparaissent devant ma rétine et ma tête m'élance à nouveau tant la peur de les voir m'abandonner, de la voir m'abandonner, me submerge.
Non, non, non. Ne pars pas. Ne me laisse pas.
— Il en est hors de question, tu le sais aussi bien que moi, lui répond la guerrière après un court silence haletant. Il va mourir si l'on ne fait rien.
— Peut-être pas. Tous les sang-mêlé ne dépérissent pas, sinon les rues seraient jonchées par leurs cadavres, remarque Conrad avec pragmatisme et détachement.
— Regarde-le, bon sang ! Tu crois vraiment qu'il va s'en sortir sans nous après cette nuit ? Il n'y arrivera pas. Certainement pas après ce qui vient de se produire...
— Ça n'a pourtant pas l'air de te réjouir plus que ça de lui sauver la vie.
Eleuia ne répond rien à cette remarque, un silence qui équivaut à un coup de poignard planté dans mon dos déjà meurtri, mais ses yeux insondables continuent à fouiller les miens.
— Quel âge as-tu ? m'interroge-t-elle soudain d'une voix plus neutre.
Je fais un effort pour me relever, mais échoue lamentablement dès que mes jambes ankylosées lâchent prise. Les deux créatures ne font aucun geste vers moi pour me prêter assistance, elles m'observent de haut sans bouger.
— Vingt-cinq ans, soufflé-je avec difficulté, la tête redressée vers mon interlocutrice principale.
Je crois discerner un frisson courir sur sa peau et remonter jusqu'à sa nuque au moment où j'ouvre la bouche pour parler, mais ma vue trouble peut me tromper.
— Depuis combien de temps ?
Je cligne des yeux sans bien comprendre le sens de sa question.
— Quand a eu lieu ton anniversaire ? clarifie-t-elle plus posément.
— Il y a trois semaines, ânonné-je à travers une déglutition bruyante.
Conrad sourcille à cette annonce.
— Eh bien ! Étonnant qu'il ne soit pas dans un état plus déplorable encore, dans ce cas.
— La vraie douleur... n'est présente que... depuis ce soir, expliqué-je abruptement, les mots sortant avec lenteur.
— Je ne parlais pas de la douleur, Hybride. Elle est presque secondaire comparée au reste.
Il balaie mes propos, indifférent à ma souffrance.
— Le reste ?
— La domination de ta réelle nature. Le contrôle immodéré qu'elle prend sur ton corps, ta vie, tes mouvements, ton esprit. L'asservissement ultime qui en découle. Bon nombre de tes semblables ont plongé dans une irrémédiable folie avant de réussir à nous trouver. Il n'y avait plus rien à faire pour eux. Leur éveil, n'ayant pas été canalisé, a eu raison d'eux.
Ce discours bref et concis de la misère qui s'abat sur moi depuis peu me laisse sans voix. Si de la transpiration ne coulait pas dans mes yeux et si je ne luttais pas contre l'écartèlement de mes organes, je fixerais l'homme de l'ombre, sidéré et défait, la bouche entrouverte, les bras ballants.
— Je vais mourir ? lâché-je dans un râle rauque et désespéré.
— Vu ta condition actuelle, les chances de survie restent minces, reprend Conrad avec un haussement d'épaules. Je ne vais pas te mentir, on est plus de l'ordre des trente pour cent de chance, là. Ton organisme affronte les dommages qu'occasionne ton éveil, le résultat final ne peut qu'aboutir à la mort ou à la survie. J'ai de sérieux doutes quant à ta capacité à passer la nuit, étant donné l'apparence pitoyable que tu te trimballes, toutefois les battements de ton cœur semblent solides et vigoureux...
Il fait une pause, pivote un peu la tête sur le côté, comme s'il pouvait mieux entendre ces derniers. Quelque chose me dit que c'est bien ce qu'il fait – aussi absurde que cela puisse paraître –, lorsque sa compagne se tend à sa droite et serre les poings afin de se contenir.
Mais se contenir de quoi faire au juste ?
— Tu t'accroches dur comme fer à la vie, on dirait. Tu ne vas sans doute pas être d'accord avec ça dans l'immédiat, mais un jour, tu remercieras cette part de toi qui s'anime et se démène pour te rendre à toi-même.
Un pâle sourire étire sa bouche sur ces mots qui, chez moi, par contre, m'offusquent l'âme. Je tente de libérer une expiration longue, mais elle est plus tremblotante qu'apaisante.
— Tu es peut-être plus résistant qu'il n'y paraît, poursuit encore Conrad, le regard plongé dans le vague. Cependant, tu ne réussiras pas seul. L'état de choc aura certainement raison de toi si nous te laissons livré à ton sort...
Ses orbes pensifs heurtent une seconde les miens avant de se déporter sur ceux d'Eleuia, restée très silencieuse jusque-là. Impuissant, je les observe s'adonner à un échange tout aussi muet durant de longues minutes, où la température de mon corps monte en flèche et risque de me faire tourner de l'œil.
Conrad dit sans doute vrai sur mes chances de survie. J'ai l'impression que je me nécrose de l'intérieur petit à petit. Cette fois, la mort n'est plus très loin.
— Tu es sûre de toi ? interroge la plus haute silhouette dans un faible murmure, des paroles que je n'aurais pas pu percevoir si le vent ne les avait pas transportées jusqu'à moi.
Je reporte mon attention sur la jeune femme et rassemble la frêle énergie dont je dispose pour analyser l'expression de son visage parfait. Elle doit sentir mon regard inquisiteur sur elle, mais ne s'en soucie pas et ne me le rend donc pas non plus. Ses prunelles obsidiennes se focalisent au loin sur sa droite, comme pour mieux m'éviter justement...
Pointe au cœur.
Ses sourcils froncés, ses lèvres pincées témoignent d'une profonde contrariété qui me remue et me donne l'envie stupide de me ratatiner davantage sur le sol.
Comment puis-je ressentir autant de déception et de chagrin à cause d'une femme que je ne connais même pas ? Mon cœur semble directement raccordé à elle, et chaque fois qu'elle m'ignore ou m'évince le brise un peu plus, le pourrit sous l'effet d'un poison insidieux.
Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi elle ?
Une minute passe encore ainsi, elle, indéchiffrable et manifestement en plein dilemme intérieur, moi, accablé et affaibli... Puis sa voix aux inflexions polaires s'élève enfin.
— Appelle mon père et les autres, Conrad, et transmets-leur le message de tout à l'heure. Mot pour mot.
— J'en ai pour deux minutes. Ensuite je reviens t'aider pour le transporter jusqu'à la voiture.
Eleuia hoche la tête pendant que son collègue s'éloigne de quelques mètres, téléphone déjà greffé à l'oreille. La combattante ne bouge pas, se tient droite et fière devant la loque humaine que je suis, et ignore complètement mon existence dorénavant. De mon côté, je ne parviens pas à dévier d'elle et profite même d'une petite accalmie dans ma tempête interne pour la détailler de haut en bas.
C'est peut-être trivial et superficiel de penser cela, mais cette femme m'apparaît plus belle et impressionnante de minute en minute. Le buste et les épaules redressés, elle a tout de l'allure d'une reine, alors que ses pieds et jambes toniques, fermement enracinés dans le sol, rappellent un comportement martial et décidé. Je ne saurais dire si elle aurait plus sa place au front ou dans une célébration mondaine tant elle me trouble. À bien y réfléchir, les deux options pourraient être très plausibles. L'une d'entre elles lui permettrait de faire étalage de ses talents de belliciste, en semant chaos et mort sur son passage, tandis que l'autre pourrait mettre en évidence son charme et son élégance innés.
L'enveloppe qui entoure ses muscles forts et robustes est envoûtante, la cascade de ses longs cheveux souples encadre ses prunelles téméraires. Ses mains fines aux doigts aériens se referment, telle une poigne d'acier, sur le pommeau mortel de son arme. Tout en elle, de son visage à sa tenue vestimentaire respire la contradiction, entre puissance et calme, froideur et douceur.
C'est elle, la main de fer dans un gant de velours.
J'en frissonne d'avance. Le problème, c'est que je ne sais pas s'il s'agit de peur... ou d'autre chose.
— Ils nous attendent, déclare soudain Conrad en nous rejoignant. J'ai passé un appel anonyme à la police aussi pour leur signaler le corps de la fille.
Il range son portable dans sa poche de pantalon, puis lève les yeux sur nous, restés dans la même position – tendue et inconfortable.
— Tu veux que je me charge de lui ? demande-t-il prudemment à sa comparse, confronté à l'électricité qui sature l'air entre nous.
— S'il te plaît, oui. Je vais rapprocher la voiture jusqu'à l'entrée ouest de la ruelle.
Eleuia tourne les talons avant même d'avoir terminé sa phrase, pressée de s'éloigner de moi.
Lacération des côtes.
Je grogne au moment où Conrad se place à ma hauteur.
— Je ne sais pas ce que tu as fait pour la rendre aussi irascible. Je ne crois pas l'avoir déjà vue ainsi, souffle-t-il, étonné, ses bras passés sous mes aisselles.
Je me relève avec difficulté, ravale mes cris de douleur et de désespoir lorsqu'il me faut faire mes premiers pas pour me sortir de là. Conrad m'épaule en silence jusqu'au véhicule et s'assure ainsi que j'y arrive indemne. Ma gratitude lui est entièrement acquise au moment où il me dépose en position couchée sur la banquette arrière avec une couverture.
— Merci...
— Ton corps a subi un réel choc, il est traumatisé. La fièvre et les tremblements de froid devraient s'apaiser à notre arrivée. Enfin, si tu survis, temporise-t-il avant de claquer la portière et de se rendre sur le siège passager près d'Eleuia.
La jeune femme démarre sur les chapeaux de roue, faisant fi des potentielles limitations de vitesse et de mes grognements de douleur lorsque je me fracasse contre la poignée de la portière. Le véhicule avale les kilomètres, vrombit à chaque changement de vitesse brusque et maîtrisé, négocie quelques virages serrés à la périphérie de la ville. Le silence, lui, s'étire à l'infini dans l'habitacle. Entre deux tremblements incoercibles, je tente de capter malgré moi son regard fauve dans le rétroviseur, en relevant au maximum mon buste fragile. Hélas, même si elle sent mon attention sur elle, ses prunelles ne dévient à aucun moment de la route. Désappointé, je me renfonce dans la banquette et tente de contrôler ma respiration sifflante, les paupières closes cette fois.
Au bout d'un temps dont je ne saurais déterminer la durée, les soubresauts de mon corps diminuent, ma température corporelle semble enfin chuter de quelques degrés, et le martèlement dans mon crâne me laisse petit à petit en paix aussi. L'irrépressible douleur qui torturait mes entrailles s'endort, devient plus docile et gérable... comme si le fait de m'éloigner de mon environnement pour me rapprocher d'un autre m'apaisait enfin.
Je te l'avais dit.
Je ne suis pas vraiment sorti d'affaire – l'engourdissement et les courbatures virulentes de mon corps, en plus de la meurtrissure que provoque l'indifférence d'Eleuia à mon égard, me garantissent l'arrivée de nouvelles souffrances très bientôt –, mais je dois bien admettre que je me sens mieux. Suffisamment en tout cas pour rouvrir les yeux, observer le paysage qui défile et bouger quelques muscles endoloris sans que je me mette à gémir. Je n'irais pas jusqu'à tenter le diable en m'asseyant par exemple, mais il y a du progrès.
Avec une délectation non feinte, je remplis d'air mes poumons et savoure l'absence de compression pénible alors que je l'expulse hors de mon organisme. Je reproduis ce petit numéro un très long moment et compte mentalement chaque inspiration et expiration.
1, 2, 3, 4...
À l'extérieur, le paysage change. Malgré la pénombre grandissante, je distingue des branchages touffus, des troncs massifs aussi, quoique flous à cause de la vélocité du véhicule. Aucune lumière artificielle n'éclaire notre route, laissant ainsi deviner que Seattle, ou toute autre ville, se trouve bien loin derrière nous. La nature reprend ses droits immémoriaux, et plus nous avançons, plus sa présence sylvestre s'impose.
46, 47, 48, 49...
Le temps poursuit sa course au même rythme que ma respiration profonde et miraculeuse. Le soulagement se distille dans mes veines lorsque le tambourinage dans mon crâne cesse, au point que je laisse s'échapper un soupir de contentement qui fait se retourner Conrad sur son siège.
— Notre moribond semble vouloir s'accrocher au monde des vivants, on dirait. Il est tenace.
Flageolant, j'esquisse un sourire incertain à son adresse et me redresse un peu. Je ne parviens pas à déterminer s'il est satisfait ou ennuyé par mon rétablissement soudain. Son ton de voix est beaucoup trop neutre pour m'indiquer ce qu'il pense réellement.
En revanche, je n'ai besoin d'aucune parole de la part de la conductrice pour comprendre son état d'esprit. Les deux mains sur le volant, ses phalanges blanchissent à mesure qu'elle l'enserre dans un élan de violence colérique qui m'effraie. Sa bouche reste close, son torse droit et tendu, ce qui me donne l'envie quasi irrépressible de me remettre en position fœtale sur le flanc.
Elle me déteste.
Cette certitude ne peut être erronée ou contrée. Elle ne me connaît pas, et je ne la connais pas, mais l'antipathie croissante qu'elle nourrit à mon égard est pourtant bien réelle. Comme à mon habitude, je ne saisis pas ce qui a déclenché son ressentiment... de la même manière que je ne comprends pas pourquoi j'éprouve un déchirement brûlant et détestable dans la poitrine à cette révélation. Ma voix interne est elle aussi à l'agonie. Terrassée par sa douleur, il n'y a que quelques bribes confuses de mots qu'elle parvient à faire ricocher contre les parois de mon cerveau. Cette détresse, que je ne réussis pas à accepter comme totalement mienne, me submerge et menace de faire couler des larmes de dépit sur mes joues creuses.
Un rapide mouvement à la périphérie de mon champ de vision m'éloigne un instant de mon apitoiement intérieur, et capte mon attention sur l'expression circonspecte de Conrad. Franchement tourné vers moi cette fois, il me dévisage longuement. Ses prunelles claires balaient mon visage, descendent sur mon corps, plus perçantes que celles d'un faucon en pleine chasse.
— Comment t'appelles-tu ? me demande-t-il de but en blanc.
Par réflexe, je déglutis avec peine, mal à l'aise et interloqué par ce regard scrutateur.
— A... Allan.
— Eh bien, Allan, tu vas sans doute trouver ça bizarre, mais tu possèdes une odeur... vraiment singulière.
Je fronce les sourcils et adopte naturellement une position plus défensive, la tête droite et le buste relevé. Marcus m'a fait le même genre de remarque, juste avant de se faire tuer. Et le timbre de voix pensif et émerveillé que vient d'employer Conrad est calqué sur celui de mon agresseur. Le tout mêlé à son regard intense, subjugué...
J'ai l'impression que ça n'augure rien de bon. On dirait qu'il a... faim.
Enfin assis sur la banquette, je rapproche discrètement ma main gauche près de la portière de la voiture. Maintenant que j'ai recouvert un peu de force et de clarté d'esprit, je devrais sans doute tenter quelque chose pour m'enfuir. Sauf qu'un bref coup d'œil sur le compteur me dissuade tout net d'essayer le fameux roulé-boulé en pleine marche : l'aiguille frôle les cent trente-quatre kilomètres/heure.
Je suis coincé.
Un frisson de peur brute remonte dans mon échine lorsque le jeune homme s'approche, les narines et pupilles dilatées.
— Je ne comprends pas ce que tu es, chuchote-t-il avec ferveur. Tu n'es pas comme nous, mais tu n'es pas humain non plus... Je n'ai jamais senti quelque chose de similaire auparavant...
Conrad semble davantage se parler à lui-même. Ses iris s'assombrissent de plus en plus, toutefois ses mots me font l'effet d'un seau d'eau glacée balancé en pleine figure.
Pas humain. Il a lui aussi dit que je n'étais pas humain. En plus de la terreur, une nouvelle vague de désarroi m'assaille, me pénètre jusqu'à l'os.
« Je ne comprends pas ce que tu es. » « C'est un hybride. Il n'est pas éveillé. » « La domination de ta réelle nature. »
Avant même que mes doigts aient le temps de se refermer sur la poignée pour me permettre de m'extirper de cet enfer, le visage de Conrad, devenu presque inhumain tant il paraît avide et affamé, se trouve à un centimètre du mien. Nos nez se frôlent, nos souffles se percutent, et j'observe avec effroi ses yeux flamboyer d'un nouvel éclat vif et mortel, alors qu'un son, proche du gémissement de plaisir roule dans sa gorge.
Le cri qui monte en moi ne sort pas cependant, car au même moment, un autre bruit s'élève dans l'habitacle. Un grondement rauque, menaçant, dangereux. Largement plus dangereux que la créature qui me fait face et frémit malgré elle à cet avertissement.
— Ne le touche pas !
L'expression sombre, Eleuia a son profil tourné vers Conrad, et délaisse ainsi la route durant de longues secondes. L'onyx de son regard est plus dur que la roche elle-même, sa mâchoire marquée claque dans un craquement sinistre lorsqu'elle se contracte. Enfin, sa main ferme s'abat sur l'épaule de son comparse pour le forcer à se détourner de moi.
Elle est folle de rage... ce qui attire toute l'attention – et l'espoir – de ma voix intérieure.
Elle nous protège.
Dans un geste sec, et que je devine très modéré, Eleuia exhorte le prédateur à faire volte-face, ses doigts féroces toujours plantés telles des griffes dans la chair emprisonnée.
— Ne refais plus jamais ça. Si tu t'avises de recommencer, je broie les os de ton bras avant de te l'arracher. Est-ce clair ?
— Très clair, abdique son interlocuteur apeuré en récupérant vivement son membre. Je ne sais pas bien ce qui m'a pris, je voulais le humer d'un peu plus près pour comprendre, et soudain j'ai...
— Ça suffit, j'ai compris, l'interrompt la jeune femme. Efforce-toi de ne plus lui prêter attention jusqu'à ce qu'on arrive. Ce ne sera plus très long.
— Parce que toi, tu y parviens sincèrement ? lâche-t-il, incrédule. Sans rire, l'air embaume son parfum savoureux depuis qu'on est partis ! Je n'arriverai jamais à me concentrer sur autre chose que ça. Il est... spécial.
Il coule un regard affamé dans ma direction, qui me donne envie de me recroqueviller sur moi-même.
— Et il me donne faim. Tellement faim... C'est insensé. J'ai l'impression que, tant que je ne m'abreuve pas à lui, je ne pourrai jamais me le sortir de l'esprit. Que je ne pourrai jamais être contenté par un autre sang que le sien.
— La ferme ! aboie la conductrice, pleine de fiel. Arrête de parler !
Mon cœur bat la chamade alors qu'elle expulse bruyamment un trop-plein d'air de ses poumons.
— On sera au domaine dans moins d'une demi-heure. Alors tu as plutôt intérêt à te contenir durant ce court laps de temps, Conrad.
— D'accord, d'accord, marmonne-t-il ainsi que d'autres mots qui me sont inintelligibles.
Le silence retombe après cet incident fâcheux. L'homme tourne la tête vers la fenêtre, feint de s'intéresser à la nuit d'encre au-dehors, ce qui me permet de desserrer mes poings statufiés par la tension et la peur. Je pousse un soupir tremblant, à moitié rassuré par le nouveau sursis qui vient de m'être accordé. Je me fige toutefois bien vite sur place lorsque je relève le menton.
Dans le rétroviseur intérieur, une paire d'yeux abyssaux me regarde. Elle me dissèque, m'examine et finit par tutoyer mon âme quand je plonge à mon tour dedans et ne la lâche plus. Semblable aux ailes d'un colibri, mon palpitant redouble d'ardeur, prêt à exploser en mille morceaux, bien que j'essaye de le réfréner en captant le changement d'expression d'Eleuia dans le miroir. C'est presque subtil et invisible si on ne s'arrête pas vraiment dessus – je la soupçonne d'exercer un contrôle démesuré sur sa physionomie et ses émotions en général depuis que nous nous sommes mis en route –, mais, moi, je le vois.
Et ça veut dire qu'elle ne nous rejette pas complètement.
Notre contact s'éternise et me fait oublier tout aussi bien mon angoisse quant à mon devenir, que l'environnement qui nous entoure. Il ne reste plus qu'elle, moi... et mon envie démentielle de la toucher. Ça me démange de le faire, au point de sentir le bout de mes doigts fourmiller. Cette idée m'obsède depuis que j'ai croisé ses prunelles. Je rêverais de pouvoir suivre les contours de son visage, retracer les creux et rondeurs qu'il présente, redessiner les traits les plus marqués... Et plus Eleuia me dévisage, plus la douceur et la chaleur de sa peau m'obsèdent.
Elle est belle, forte, courageuse... Je donnerais tout pour qu'elle ne me déteste pas, et qu'elle ressente ne serait-ce que le centième d'admiration que j'éprouve pour elle.
Je ne suis plus à une folie près, à présent. Parfois, je doute même d'être encore dans la réalité ; peut-être n'est-ce qu'un étrange songe qui me happe depuis tout à l'heure. Ou peut-être que tout est bien réel, et que c'est là mon dernier jour sur Terre. Le plus fantasque que j'aurais jamais vécu, cela va sans le dire.
Mes émotions se mélangent, mes pensées n'ont plus ni queue ni tête, cependant ça n'a aucune espèce d'importance grâce, ou à cause, – je ne saurais le dire, là encore –, de la femme devant moi. Tant qu'elle est là, auprès de moi, je ne peux pas sombrer. Tant qu'elle me regarde, ce qui m'arrivera par la suite ne pourra pas être mauvais. Tant qu'elle s'attarde un minimum sur mon sort, je peux respirer.
Ancrage et lien.
Une nouvelle chaleur me gagne. Elle me nourrit d'une force qui me faisait défaut jusque-là, alors que la voiture ralentit sur un sentier cahoteux. Au loin, parmi les arbres, quelques faibles lumières commencent à nous éclairer. Conrad se réajuste dans son siège, le torse légèrement penché vers l'avant.
— On arrive.
Sa voix est claire, son ton empressé. Il doit sans doute avoir hâte de rentrer et de s'éloigner de moi et de mon « étrange odeur » qui le perturbons tant...
Eleuia, elle, ne pipe mot. À nouveau concentrée sur la route, l'une de ses mains se pose sur le levier de vitesse pour rétrograder en quatrième, tandis que ses pieds se replacent correctement sur les pédales. Elle paraît absorbée dans ses pensées, ne répond pas aux exclamations de joie de son compagnon quant à leur retour. Elle continue de conduire, imperturbable, alors que, de mon côté, je tente de savoir si je dois avoir peur ou non de son silence.
Qu'est-ce qui m'attend, à présent ?
Si les horribles tortures que m'a fait subir mon corps ne m'ont pas tué, est-ce que les habitants de cette demeure vont le faire ? Qu'attendent-ils de moi ? Sont-ils vraiment là pour m'aider, ou tout l'opposé ?
Et, sans doute la question la plus importante de toutes : qui sont-ils ?
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