Chapitre 23
— Bon sang... Nous savions qu'il y avait des risques, mais autant... Quelle catastrophe.
Necahual secoue gravement la tête, atterré. Debout devant son large bureau, il pose un regard plein de pitié et de douleur brute sur nous, le front plissé.
Voilà une bonne heure que nous sommes auprès de lui et que nous lui racontons les péripéties de notre court séjour en Californie. Notre compte-rendu est difficile à avaler pour notre hôte : il se sent responsable de ce qui nous est arrivé, mais lui comme nous savions que nous n'avions pas vraiment le choix de faire autrement. Moi mieux que tous les autres. Plus que quiconque, je souhaite mieux comprendre qui je suis et ce dont je suis capable. Et toute occasion d'en apprendre plus, même si elle est dangereuse, est bonne à saisir. Certes, mettre mes compagnons en danger ne me ravit pas, cependant je sais que sans eux je ne m'en sortirais pas.
Ils sont mes piliers. J'ai une chance inestimable de les avoir. Même s'ils me cachent parfois certaines vérités indispensables...
— Vous n'avez reçu aucune nouvelle d'Amada ? l'interrogé-je, en visualisant le visage faussement angélique de la sirène.
— Non. Mais je ne m'en fais pas trop pour elle, dit le patriarche, l'ombre d'un faible sourire sur la bouche. Je suis d'accord avec Amada Lynch lorsqu'elle vous a assuré avoir plus d'un tour dans son sac. Cette femme sait toujours comment se sortir des pires situations.
— Pourtant, une partie de son building a brûlé...
La remarque à peine chuchotée de Gillian est vraie : à notre atterrissage, nous avons surpris les images de l'édifice fumant aux informations nationales. La partie droite de la tour, là où se trouvaient les quartiers de la PDG, a été incendiée. Les premières supputations humaines penchent pour un attentat terroriste.
Ils ne sont pas si loin de la vérité...
— J'ai vu les images comme vous, reprend Necahual sans se départir de son calme légendaire, cependant je suis confiant. Je sais qu'elle s'en est sortie. Amada sait toujours comment s'en sortir.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ? lui opposé-je, les sourcils froncés devant sa confiance inflexible.
— Parce qu'elle a su se tirer de bien pire que cela par le passé... Et parce qu'il s'agit d'Amada Lynch. Elle est plus déterminée et futée que le commun d'entre nous.
Une lueur éclaire son regard brun tandis qu'un rictus plus enjoué prend possession de ses traits. Il semble vraiment sûr de lui, sûr de ses conclusions. Je hoche pensivement la tête, aussi admiratif que dubitatif pour le coup, et ce mouvement attire à nouveau l'attention du Maya sur moi.
— Vous l'appréciez, me lance-t-il, ses mots résonnant plus comme une affirmation qu'une question.
Je détourne le regard, mal à l'aise, et évite de me tortiller sur place.
— Je ne sais pas, réponds-je avec honnêteté.
— Vous pouvez, vous savez. C'est un être certes très froid et bien souvent dédaigneux, mais qui n'en reste pas moins remarquable et doté d'une intelligence et d'une perspicacité à toute épreuve. Elle sait vraiment lire dans les gens, pas juste dans leurs pensées. Elle comprend qui ils sont, même si à de trop nombreuses reprises, elle le fait savoir d'une manière sèche et blessante.
— Vous l'appréciez. Vous l'admirez, en conclus-je.
— Oui. Elle a beau avoir un sale caractère et rendre chèvre tout le monde, même le plus stoïque d'entre nous, je l'apprécie, c'est vrai.
J'esquisse un sourire en coin devant ce parfait tableau de la sirène, ce qui entraîne celui large et franc de mon vis-à-vis.
— Tu dois bien être l'un des rares, Necahual. Personnellement, je ne l'apprécie pas. Je la déteste même, s'exclame Sander avec mordant et rancune.
Les bras croisés sur son torse, il a adopté la parfaite attitude de l'homme blessé dans son orgueil, prompt aux tendances revanchardes et belliqueuses si l'occasion se présentait. Sa réaction déclenche un rire profond et joyeux chez son interlocuteur.
— Tout le monde ne peut pas plaire à tout le monde, lui réplique-t-il, presque avec philosophie.
Il garde son rictus amusé et secoue la tête, comme pour se remettre les idées en place. Il se tourne ensuite vers nous tous.
— Vous devriez aller vous reposer, à présent, mes amis. La journée a été riche en émotions...
Son regard sage se darde sur le mien avant d'ajouter qu'il tentera de joindre Amada afin d'avoir de ses nouvelles. J'opine du chef, rassuré. Je n'entretiendrai jamais de relation franche et entière avec elle, pas de celle que j'ai créée avec Sander ou Gillian, mais son sort est loin de m'indifférer.
Nous prenons congé de notre chef en lui souhaitant une bonne nuit, puis nous nous retrouvons tous les quatre dans le couloir. Mes yeux parcourent les traits de mes camarades, éclairés par les nombreuses appliques murales, et leur font comprendre avant ma bouche mes attentes.
— On doit se parler, je crois, dis-je ensuite d'une voix sans appel. Nous avons quelques points à clarifier ensemble.
Bonne initiative.
Le berserker et la sorcière échangent des coups d'œil embarrassés et coupables, l'air honteux et dépités, alors que la vampire reste impassible. C'est d'ailleurs la première des trois à remuer les lèvres pour parler à son tour, mais ce qui en sort n'est clairement pas ce à quoi je m'attendais.
— Je ne peux pas rester. Je dois voir certaines personnes pour leur faire part des détails de cette nouvelle attaque.
— Quoi ? Mais quelles personnes ? bafouillé-je, estomaqué par sa énième fuite en avant.
— Tous ceux qui dirigent nos troupes au même titre que moi, plus les autres commandants de nos groupes alliés.
— Mais... c'est insensé. Nous devons vraiment parler ! insisté-je en sentant une vague d'irritation monter en moi.
— Je suis le bras droit de mon père, rétorque la guerrière sans me lâcher de son regard noir. Je suis la première dirigeante de nos troupes martiales. C'est à moi qu'il incombe de tenir les rênes en mettant notamment en place nos stratégies de guerre. Ce qui s'est passé aujourd'hui constitue une nouvelle base de données à exploiter au plus vite pour contrer nos ennemis.
— Ele..., l'interpelle son amie, ses prunelles vertes persuasives enfoncées dans les siennes.
— Je ne peux pas rester, répète la jeune femme sans en démordre. On parlera tant que vous voudrez, mais plus tard.
— Gaouiadez.
[— Menteuse.]
Le ton soudain plus brusque de Gillian semble glisser sur son vis-à-vis. Eleuia ne dévie pas de mon visage, ne cligne même pas des yeux alors que la blonde, elle, pince furieusement les lèvres.
— Désolée.
L'hybride tourne ensuite les talons sans écouter les souffles de protestation et de déception dans son dos. Je l'appelle plusieurs fois, mais elle n'en a cure. La Maya se volatilise sans m'écouter.
Elle a littéralement pris ses jambes à son cou. Je n'en reviens pas. Je souffle fort, écœuré par son manque de courage. Je ne peux pas me battre pour me maintenir à flot et contre elle à la fois. J'en ai assez de tout ça.
Rattrape-la et confronte-la dans ce cas.
Je le ferai, oh oui je vais le faire ! Mais avant, je vais tenter de me calmer au risque de dire ou de faire une grosse connerie une fois devant elle... J'ai aussi d'autres personnes à confronter, et elles se trouvent justement près de moi, immobiles, prêtes à faire face aux représailles qui leur pend au nez.
— Ne te montre pas trop dur avec nous, Allan, intervient l'homme-montagne après avoir comme lu dans mes pensées. Nous ne pensions pas à mal...
— Vous m'avez quand même caché une partie de mes aptitudes, balancé-je sans pouvoir retenir une pointe d'acidité dans mes propos.
— Nous sommes désolés, Allan, rebondit Gillian, sincère. C'était stupide de notre part...
— Est-ce qu'Amada a raison ? C'est parce que vous avez peur de cette faculté que vous ne m'avez rien dit ? vérifié-je après avoir pris un instant pour me remémorer les dires de la sirène.
— Notre première motivation a été de ne pas vouloir trop t'en dire d'un coup. Nous ne voulions pas que ce soit trop lourd à supporter... C'est parfois si douloureux et compliqué pour toi de gérer et de... vivre avec tes nouvelles capacités... Lorsque tu as découvert tes dons de télépathe, nous avons voulu ralentir un peu la cadence de tes efforts, juste pour faciliter cette nouvelle acclimatation. Pour que tu puisses te familiariser doucement à cela aussi.
La voix de la blonde est emplie de compassion et de regrets. Elle s'en veut, je le vois dans ses yeux également.
— Cela étant dit, nous ne pouvons nier les « accusations » d'Amada, relève Sander avec la même franchise vibrante dans sa voix.
— Vous avez peur de moi ? soufflé-je avec lenteur, accablé par cette constatation.
— Tu es un être très spécial, extraordinaire, Allan. Encore aujourd'hui, après tout ce que nous avons découvert sur toi, ta nature, tes dons et ton passé, nous ne savons pas vraiment à quel point tu peux l'être...
Mon ami hausse ses larges épaules, l'air démuni et de ne plus savoir quoi ajouter. De mon côté, je m'effondre un peu sur moi-même, le buste incliné vers l'avant.
— Vous avez peur de moi... Vous pensez vraiment que je pourrais vous faire du mal ?
Rien que cette idée me hérisse les poils et forme un poids semblable au ciment dans mon estomac. Je préfèrerais mourir que de toucher à un cheveu de leur tête. Ils sont mes amis, ma seule famille... Si je les trahissais, si je les faisais souffrir, je ne me le pardonnerais jamais.
— Allan, écoute-moi, m'interpelle la sorcière en passant ses mains tièdes sur mes pommettes pour me détourner de mon affliction. Nous sommes tes amis, de vrais amis. Nous t'apprécions pour ce que tu es, pour tout ce que tu es. Nous voulons te protéger et t'aider, nous voulons être à tes côtés. Et rien dans tes dons et dans ce que tu es capable d'en faire ne peut surpasser ça. Jamais. Nous avons mal agi en apprenant pour ta part de sirène, nous aurions dû nous montrer plus transparents avec toi dès le départ. C'est ce que doivent faire de vrais amis, les membres d'une même famille entre eux, et nous avons failli à notre tâche, à notre devoir. Nous pardonneras-tu ?
Ses iris émeraude brillent devant les miens et reflètent toute la tristesse et la honte qu'elle ressent envers elle-même. Jamais personne n'a montré autant de prévenance et de repentir envers moi. Cette femme est une perle et l'homme qui se tient près de mon flanc est tout aussi impressionnant. Ils sont ma famille. La seule que j'aurai à jamais. La seule que je désirais avoir.
— Oui, murmuré-je, encore remué par leurs mots. Bien sûr que je vous pardonne.
Un rictus soulagé rehausse les traits harmonieux de Gillian tandis que ses doigts caressent doucement mes joues.
— Merci... Nous saurons nous montrer dignes de ton pardon.
Je lui souris à mon tour, puis pivote en direction de mon autre mentor.
— Je t'en fais aussi la promesse, mon frère, déclare-t-il avec sérieux.
Mon cœur réagit fortement à cette nouvelle appellation. « Mon frère ». Il est aussi le mien, celui que j'ai toujours rêvé d'avoir.
Je lui adresse un sourire plus large encore alors que Gillian s'éloigne de moi et se replace aux côtés du Norvégien.
Je suis content que nous ayons résolu ce point ensemble, mais pas pleinement satisfait. L'image d'Eleuia flotte dans un coin de mon esprit et me rappelle que le plus dur reste à venir. À cette pensée, mon rictus joyeux s'efface petit à petit, ce qui interpelle mes deux amis.
— Qu'est-ce qu'il y a, Allan ? m'interroge ma guide.
— Il faut que j'aille parler à Eleuia. Ce qu'il s'est passé tout à l'heure, ce qu'a dit Amada... Il faut que nous en discutions.
— À ce propos, Allan... Nous sommes désolés de n'avoir rien fait pour vous sortir de son charme. Elle nous tenait nous aussi, m'explique Sander d'une voix contrite en poussant un soupir.
Je hausse un sourcil, épaté par l'étendue et la force du contrôle d'Amada. Elle tenait trois personnes sous sa coupe en même temps, et elle ne m'a pas semblé une seconde éreintée après cela...
J'espère la revoir bientôt. Elle a tant de choses à nous apprendre...
Je réprime un frisson, sans savoir s'il correspond à du dégoût ou à de l'excitation, et chasse ces réflexions pour me concentrer sur une seule et même chose : Eleuia. Où peut-elle bien être ?
— Je comprends, ne vous en faites pas, les rassuré-je en scrutant l'endroit où elle s'est envolée. Ça n'est pas important.
— Allan ?
Je reviens vers Gillian qui m'observe de ses grands yeux verts.
— Tous les soirs, et ce peu importe l'heure, elle se rend dans une salle d'entraînement. Une fois qu'elle a fait ce qu'elle avait à faire dans le manoir, elle s'enferme quelques temps pour s'entraîner. Je te conseille d'en faire le tour et de pousser jusqu'au sous-sol au cas où.
J'acquiesce, reconnaissant d'avoir obtenu son aide. D'habitude, Gillian ne veut pas se mêler des affaires des autres, encore moins des problèmes existants entre Eleuia et moi. Alors je ne sais pas si ce sont quelques résidus de sa culpabilité qui parlent, ou bien un véritable désir de voir les choses s'améliorer entre nous, mais aujourd'hui la sorcière est disposée à me prêter main forte.
— Merci, Gill, souris-je.
J'aperçois le clin d'œil complice du géant avant de me ruer dans les couloirs, le cœur battant.
Il me faut une bonne demi-heure pour la trouver enfin. J'ai dû parcourir les ailes ouest et nord avant de décider de me diriger vers les sous-sols. Et Eleuia est là, dans un coin reculé et plus sombre que tous ceux de cette cave gigantesque. L'humidité et le froid ambiants ne la gênent en aucune façon : installée devant un sac de frappe, elle transpire même à grosses gouttes et souffle bruyamment à chaque impact.
Je ne l'ai jamais vue dans cet état. Tous nos entraînements ensemble ne lui ont à aucun moment demandé autant d'efforts, me démontrant ainsi à quel point elle n'a jamais été à pleine puissance avec moi. Là, sous mes yeux, elle s'épuise, expulse de manière acharnée toute la colère et la tension qui la rongent de l'intérieur.
Toutefois, ce n'est pas sur ses frappes haineuses ou sur sa respiration sifflante que je me focalise. Non. Cela devient même secondaire dès l'instant où je réalise ce qu'elle porte.
Téméraire et pleine de fiel, Eleuia n'est vêtue en tout et pour tout que d'un legging serré qui met encore plus en valeur ses jambes fuselées, et d'une brassière semi-longue qui laisse à découvert une partie de son dos.
Depuis que je la connais, je ne l'ai toujours vue qu'avec ses sempiternels pantalons en cuir sombres et ses hauts bordeaux surmontés d'une veste et/ou d'une cape. Le changement est brutal et me laisse sans voix et sans souffle.
Ses longs cheveux bouclés sont assombris par la sueur et collent à son vêtement et à ses épaules tendues. Ses pieds nus tressautent sur le sol pierreux, dansent d'avant en arrière. Ses mains fines sont bandées et serrées en poings pour faire valdinguer en tous sens le sac devant elles. Ses cuisses se contractent dès qu'elle lève la jambe pour réaliser quelques coups de pied. Tout son corps bouge, frappe, se meut sous ses impulsions rudes et autoritaires.
Elle est tonique, agressive, forte, concentrée et puissante. Elle poursuit son acharnement encore et encore, même lorsque résonne dans l'air un craquement ténu et constant indiquant que la corde qui retient son attirail va bientôt lâcher. Eleuia lutte, se bat, assène de nouveaux coups intenses qui dissuaderaient n'importe quel adversaire de se frotter à elle.
Elle est une guerrière, une combattante née. Chaque mouvement est incrusté dans sa peau tant ils sont tous naturellement bien exécutés. Elle va jusqu'à effectuer un coup de pied retourné d'une très large amplitude dans un cri rageur, les traits du visage contractés et le regard en feu, et c'est cet ultime choc qui met K.O. le sac. Il atteint le sol dans un son sourd alors qu'Eleuia repositionne sa garde, une jambe devant l'autre derrière, les bras repliés devant son visage.
Elle est magnifique.
Son souffle haché ralentit sa course hors de ses poumons, et ses bras perdent peu à peu de leur rigidité. L'air autour de moi est saturé par son odeur, sa fragrance plus épicée qu'à l'ordinaire après son acharnement physique. Elle me vrille le crâne, menace de faire dérailler mon esprit, mais je tiens bon. Nous ne sommes plus dans les rues californiennes bondées, je ne suis plus assailli de mille et une autres tentations en plus de la sienne – qui restera à jamais la plus susceptible de me faire perdre la tête. J'ai plus de recul et de self-control désormais, ce qui me permet d'avancer à pas prudents jusqu'à me trouver cinq mètres derrière sa silhouette.
— À quoi penses-tu ? lance-t-elle à brûle-pourpoint après une éternité, sans pour autant se retourner.
À quel point tu es trop belle et désirable pour être vraie...
— Au fait que j'ai encore beaucoup de chemin à parcourir, réponds-je plutôt en chassant mes autres pensées moins sages. Tu m'as semblé redoutable. C'était très impressionnant.
— Tu fais chaque jour de nouveaux progrès. Le chemin qu'il te reste à faire n'est pas aussi long que ce que tu penses, rebondit Eleuia sur un ton presque distrait, comme si elle énonçait l'évidence même.
Mais pour moi, cela correspond davantage à un compliment, l'un des plus précieux que l'on m'ait fait parce qu'il vient d'elle. Alors je ne dis rien pendant quelques longues secondes, je savoure la sensation revigorante et chaleureuse qui m'emplit à ces mots.
Eleuia est avare en compliments ; elle n'admettrait jamais que c'en est un de toute façon. Mais, moi qui ne cesse de marcher sur des œufs en sa présence, je me délecte de ce petit rien qui compte tant...
— As-tu pu consulter les personnes que tu devais voir ? l'interrogé-je en tentant de garder un ton clair, quasi neutre pour ne pas me laisser transporter.
— Oui. J'ai fait passer les messages qu'il fallait. D'ici une à deux semaines, nous repartirons aux quatre coins des États-Unis pour rallier de nouveaux groupes. Je doute fort qu'ils ne soient pas déjà au courant de ce qui se trame dans les environs, mais toute troupe a besoin d'un leader, alors...
— Tu vas repartir ?
Je tente vainement de ne pas trahir ma déception et ma surprise à cette annonce, tandis que la guerrière attrape une serviette sur le sol, puis déroule ses bandes de protection.
— Bientôt, oui. Il faut que nous soyons les plus nombreux possible. Nous ne savons pas exactement de combien de gens disposent Jarlath, et j'espère toujours que la réciproque est vraie... alors autant se parer à toute éventualité et prévenir tous les groupes de confiance autour de nous.
— La guerre va donc avoir lieu ?
— Elle a déjà commencé, me réplique la belle brune, son regard dans le mien cette fois. Nous n'y avons pas encore pris part, là est toute la différence.
Elle s'interrompt un instant, ses prunelles crépusculaires s'attardent sur la poussière à ses pieds.
— Il est temps que cela change, souffle-t-elle. Nos amis meurent, de nouveaux innocents sont en danger chaque jour qui passe... Nous devons répliquer nous aussi et le faire plus fort qu'eux. Que lui.
Soudain, Eleuia me paraît plus déterminée encore que lors de son combat improvisé. La lueur dans ses yeux n'a rien à envier à celle de tout à l'heure : elle est plus sauvage, plus décidée. La combattante qu'elle est sait où est son devoir et a hâte de s'y appliquer, je le sens dans l'énergie électrique que diffuse son corps.
— Tu te sens prête ? lui demandé-je encore tout en m'approchant d'elle, restée près des quelques affaires qu'elle a apportées.
— Je le suis depuis des années, confirme-t-elle avec un sourire sans joie cependant. J'ai passé ces dernières décennies à me préparer pour.
— Tant que ça ?
— Jarlath nous a mené la vie dure plus d'une fois... Ses projets fous sont une véritable obsession. Il a décimé plusieurs groupes « rebelles » comme le nôtre par le passé, et il ne s'arrêtera pas sur sa lancée. Il veut arriver à ses fins. À n'importe quel prix.
Sa tête pivote vers moi et l'expression de son visage est aussi grave que les explications qu'elle me donne. Je retiens un frémissement pour seule réponse immédiate. Nous glissons tous deux le long du mur, accablés. Un mètre de sécurité nous sépare encore tandis que nous nous abîmons dans nos pensées respectives. Comme toujours, je ne tente pas de lire les siennes, du moins j'essaie de ne pas prêter trop grande attention aux quelques bribes qui me parviennent.
Une torture bien inutile, si tu veux mon avis...
Je n'écoute pas ma voix intérieure et lâche plutôt un bref soupir. Je n'ai pas envie de profiter de mes avantages, pas de cette manière. Je choisis plutôt de me creuser les méninges pour enchaîner sur ce qui m'a amené ici à la base, toutefois aucune formulation, aucune entrée en matière adéquate ne me vient.
C'est affligeant. Tant de retenue pour quoi au final... ?
Irrité, je suis sur le point d'entamer une dispute stupide avec cette part de moi tout aussi stupide, quand la solution me parvient de là où je m'y attendais le moins. Un faible murmure intérieur traverse mon esprit et me fait me tourner vers l'origine de la source.
— Tu y penses beaucoup, toi aussi ? lâché-je en scrutant vivement les iris sombres d'Eleuia. Tu penses à ce qui s'est passé dans les bureaux d'Amada.
La belle hybride se referme à ces mots, les yeux plissés par l'irritation et les muscles à nouveau tendus.
— Tu n'es pas censé lire dans mes pensées, tu te souviens ? fait-elle avec froideur. Tu avais estimé toi-même que c'était trop intrusif et irrévérencieux pour les autres.
— Je n'ai pas oublié ce que j'ai dit et je le pense encore, rétorqué-je, un peu piqué au vif. Seulement parfois, trop souvent même, je ne le contrôle pas et ce qui vous trotte dans l'esprit percute le mien. Et comme ce qui te travaille est en écho parfait avec ce dont je voudrais que l'on parle, ça a été encore plus fulgurant.
Eleuia ne pipe mot, une moue dépitée et frustrée sur ses lèvres.
— J'aimerais vraiment qu'on parle de ce qui s'est passé, insisté-je d'une voix plus docile et calme. Ça n'était pas rien et...
— C'était motivé par cette imbécile de sirène. Toi comme moi ne maîtrisions rien.
En clair : elle n'assume pas du tout ce qui est arrivé. Elle est prête à fuir, à me fuir. Encore une fois.
Non.
— Une part de toi l'a voulu pourtant, soufflé-je, obstiné. Amada l'a senti.
— Amada aurait mieux fait de se mêler dès le départ de ses propres affaires ! s'énerve la guerrière, le regard flamboyant de colère.
— Tu ne contestes pas, là.
— C'était stupide et très dangereux ! Le lien qui nous relie est nocif, un vrai fléau. Et il n'y a pas que nous qui courrons le risque d'être blessés, ou pire. Tout à l'heure, les autres auraient pu connaître le retour de flammes...
C'est la première fois qu'Eleuia parle de notre lien et même si ce n'est pas en termes élogieux, je suis épaté qu'elle le fasse.
Ses genoux tremblent légèrement lorsqu'elle se redresse de tout son long, ses mains s'affairant à rassembler ses boucles indomptables.
— C'était stupide, une grosse erreur. Je suis contente que cette sorcière se soit interrompue à temps. Voilà. Maintenant, je vais ranger ce bazar et monter me coucher. Tu devrais en faire autant d'ailleurs.
Ses talons pivotent pour la mener en ligne droite, en direction du sac échoué sur le sol sale. Ses épaules et son dos raides bougent au rythme de ses pas vifs, mais ces derniers se stoppent net lorsque ma voix, plus douce qu'un murmure, s'élève entre nous :
— Moi, j'aurais voulu aller jusqu'au bout...
Son corps gracile est immobile à quelques mètres de moi et son souffle n'existe plus après ma confession. Le mien accélère petit à petit en même temps que les battements incoercibles de mon cœur dans ma poitrine.
Ma témérité nous surprend tous les deux. Je ne sais pas d'où elle vient, à quel endroit en moi j'ai réussi à puiser la force de lui dire sans détour ce que je pense, ce que je ressens. J'imagine son visage effaré, alors qu'elle est statique, comme paralysée.
Mes dents éraflent ma lèvre inférieure, la nervosité me gagne de seconde en seconde, mais je ne renonce pas. Encouragé par les échos de ma voix intérieure, je me lève à mon tour et continue de lui livrer ce que j'ai sur le cœur.
— Je sais que c'était dangereux. Je n'étais pas dans un bel état, aujourd'hui, j'ai eu mille fois l'impression que j'allais commettre l'irréparable. Avec les passants dans la rue. Avec ceux de l'aéroport. Avec Gillian. Avec Sander. Avec toi...
Je déglutis difficilement après cet autre aveu. Eleuia ne dit toujours rien, dos à moi.
— Je voulais faire couler le sang. Je voulais vider toutes les personnes de leurs entrailles. Je désirais ardemment voir la vie s'échapper de leur carcasse sans valeur. Je désirais devenir un monstre, laisser s'exprimer ce qui sommeille en moi. En chacun de nous.
Je marche vers elle et surprends des frissons courir sur sa peau, mais je ne sais dire s'ils correspondent à une réaction de peur ou d'excitation. Elle et moi sommes faits de la même étoffe ; elle sait très bien de quoi je parle...
— Dans cette rue, sur ce trottoir, j'ai cru me perdre... ou me trouver entièrement, je ne sais pas bien... Mais tu m'en as empêché. Toi, et ton seul regard.
J'inspecte ce dernier lorsque je me poste devant elle. La vampire me détaille elle aussi, moins impénétrable et indéchiffrable à mesure que les mots coulent de ma bouche.
— Je ne comprends pas ce qui s'est passé à ce moment-là. Toi-même tu ne dois pas bien le savoir non plus... Mais ça s'est produit. Tu m'as calmé, tu as réussi à faire refluer un instant la marée qui menaçait de m'emporter. Toi et ton regard, Eleuia...
La susnommée prend une brève inspiration par ses lèvres entrouvertes alors que je m'approche encore.
— Dans les bureaux d'Amada, quand tu t'es penchée sur moi, j'ai senti cette puissance, ce désir de tout construire et tout détruire à la fois revenir. Mais il n'était pas seul. Ce n'est pas la seule chose que j'ai ressentie au moment où tu n'étais qu'à quelques centimètres de moi.
J'effectue encore un pas vers Eleuia, au point de presque coller nos bustes l'un contre l'autre. Son cœur, son merveilleux cœur qui me fait saliver malgré moi, tambourine aussi fort que le mien. Ses yeux onyx ne se détachent pas des miens, ils les fouillent, les explorent. Si longuement et profondément que ses membres sursautent lorsque je pose avec lenteur mes paumes sur ses joues.
Je la touche. Je ne la combats pas, je ne tente pas de la saisir alors qu'elle file plus vite qu'une étoile filante. Nous ne sommes pas au beau milieu d'un entraînement. Là, je la touche, elle. Je m'imprègne de la texture si douce de son derme. Je promène timidement mes doigts tremblants sur les contours parfaits de ses pommettes. J'imprime dans mon esprit la fine rougeur qui teinte son visage, proche de celle qui ne quitte jamais ses lèvres charnues.
Elle est sublime. Je meurs d'elle. Je meurs pour elle.
— Je tenais à ce que tu saches que même si ce n'était pas la bonne chose à faire, même si c'était hautement risqué et stupide, poursuis-je à deux centimètres d'elle, la voix vibrante, je voulais t'embrasser. Mon être tout entier désirait ce baiser. Plus que n'importe quoi d'autre.
Son souffle haletant s'écrase sur ma bouche après que j'ai levé son menton à ma hauteur. Je teste une nouvelle fois sur ma langue le goût qu'Eleuia a, ce mélange de sucre et d'épices qui se diffuse depuis sa bouche aussi. Tout m'enivre en elle, mais la puissance de mon attirance et de mon amour fouette plus que jamais mon sang dans mes veines. Nous sommes si proches l'un de l'autre... C'est autant un délice qu'une torture, une récompense qu'une punition.
Les pupilles de ma liée se dilatent, son propre sang pulse dans sa gorge fine qui repose sous mes pouces.
— J'aurais aimé aller jusqu'au bout, Eleuia..., soufflé-je en m'attardant sur ses lèvres offertes.
— Allan...
Mon nom meurt sur le bord de ses lippes et mon index part à leur rencontre pour stopper toute tentative de protestation. Il redessine leur tracé, découvre leur chaleur et leur moiteur. Je retiens un gémissement d'anticipation. J'ai tellement envie d'elle. Je la désire depuis si longtemps...
Embrasse-la.
J'effleure son nez et garde mes mains sur son visage tout en plongeant sur elle. Un bruit guttural remonte en elle et s'échoue sur mes lèvres, un son bas et vibrant de désir refoulé qui finit de m'exciter. Ça m'achève. Ça me brûle.
Eleuia me veut, elle aussi.
C'est ce que nous attendons tous les deux avec impatience. C'est ce que nous avons toujours voulu...
Mais dès l'instant où je frôle la douceur et le satiné de sa bouche, ma liée recule.
Elle. Recule.
Ses grands yeux alarmés sont ouverts et fixent les miens, une lueur de panique et de regret à l'intérieur.
Non...
Eleuia vacille et s'écarte un peu plus de la chaleur de mes bras, son regard toujours ancré dans mes orbes perdus.
— Je... je ne peux pas.
Son chuchotement résonne comme un cri déchirant et destructeur dans ma poitrine. Il me laisse sans voix et instaure une nouvelle brûlure en moi qui n'a plus rien à voir avec celle qui me consumait tout à l'heure.
— Je suis désolée, continue encore la guerrière, ses poings tremblants et serrés le long de son corps. Allan...
Mon nom soufflé sur ce ton suppliant me lacère de toutes parts. Il me pousse à fermer brièvement les yeux sous le coup de la douleur.
— Pardon, conclut-elle avant de se détourner et de disparaître dans l'un des boyaux.
Ma tête se vide, seulement habitée par l'écho insupportable de ses pas qui s'éloignent de moi. Mes genoux fléchissent. Je suis fauché, terrassé par la souffrance qui se déverse dans chaque parcelle de mon être. Je tombe. Je tombe tant sur le sol rude qu'à l'intérieur. Je m'effondre. Je bascule. Mes membres sont parcourus de spasmes violents mais je n'en ai que faire. Ce n'est rien comparé à la plaie purulente qui balafre mon cœur désormais.
« Je meurs d'elle. Je meurs pour elle. »
Ça n'a jamais été aussi vrai qu'en cet instant...
Elle est encore partie....
Je baisse la tête et les épaules, vaincu. Quelques larmes, qui refusent de couler, brouillent ma vue. Ma poitrine s'ouvre en deux, tailladée et écartelée. Je suis éraillé de douleur.
Parce que je suis maudit d'aimer une femme qui me fuit...
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