Chapitre 2
Les impulsions de ma cage thoracique s'immobilisent presque complètement. Mon souffle glacé n'existe plus durant de longues secondes de latence. L'oreille tendue, je guette la survenue de nouveaux sons, sons qui ne tardent pas à se produire. Ils proviennent d'un renfoncement de la ruelle où je me trouve, et sur le mur à ma droite, je discerne les ombres de trois personnes très proches les unes des autres.
Approche-toi en douce.
Je ne veux pas le faire. Je ne veux pas bouger d'ici, à moins que ce ne soit pour rallier les avenues principales de la ville. Je ne veux pas écouter cet ordre, je pressens que le danger sera toujours d'actualité si je le fais. Mon baromètre interne ne s'est pas calmé, bien que cette course effrénée m'ait éloigné de la première menace. Il m'indique encore que la situation est alarmante et grave.
Si je m'avance vers ces personnes, je fonce tête baissée dans un nouveau péril. Je le sens...
D'où l'intérêt de savoir rester discret.
Je jure à voix basse lorsque mon corps abdique et fait ce que la voix lui dit. Une fois posté au bout de l'allée, à proximité de palettes humides et de quelques autres détritus, mes jambes fléchissent derrière les planches de bois et mon dos se colle contre la paroi du mur. Ainsi, je suis caché à la vue des silhouettes sombres.
Un œil glissé entre les interstices des palettes, j'observe ce qui se passe... et je suis à deux doigts de rendre les bières que j'ai ingurgitées.
Mon Dieu, quelle horreur !
Plaquée contre un mur, une jeune fille, aux vêtements réduits à l'état de lambeaux ou presque, est retenue captive par deux hommes. Elle semble avoir perdu connaissance, ses yeux clos et l'affaissement de son menton me portent à le croire, mais même dans l'inconscient, son visage est marqué d'une grimace d'effroi et de douleur qui fait froid dans le dos. Du sang coule de sa tête, macule une partie de son faciès crispé et poursuit sa macabre descente sur sa poitrine exposée.
Ses agresseurs ont dû vouloir faire cesser ses cris. Ça devait leur taper sur le système à la longue.
Les remarques détachées de cette voix en moi, sa façon chirurgicale et flegmatique de constater des faits qui m'auraient échappé vu la gravité de la situation, me terrifient. J'ai la sensation que cette partie de moi risque de me transformer en monstre, si elle continue à prendre les rênes comme elle le fait. Mais ce n'est rien comparé à la vision d'horreur qui s'offre à mes yeux. Car ce qui se passe là, maintenant, est indéniablement l'œuvre de monstres avérés. Ceux-là sont en chair et en os et hanteront désormais mes rêves.
Debout et les muscles bandés, les deux êtres agrippent le corps à leur merci, leurs doigts forts laissant des marques rouges sur la peau diaphane. L'un des deux bloque la partie inférieure avec son bassin et ses jambes, tandis que l'autre a passé un bras sous le menton de la femme pour lui dégager le cou. Le premier devant, le second de côté, ils semblent la... manger.
La tête plongée dans la chair offerte, les créatures ne la redressent à aucun moment, elles paraissent avaler goulûment ce qu'elles ont sous la dent. Leurs légers grognements de plénitude sont la seule indication notable de leur activité, en soi. Toutefois, l'absence de mouvements mandibulaires prononcés m'interpelle malgré moi.
Les monstres n'ont pas l'air de mastiquer ou de mâcher... ils ne font que déglutir.
Non, ça ne peut pas être ça. Ça ne peut pas être vrai. Je dois être en plein cauchemar, et endormi quelque part. Pas dans la réalité. Je devrais sans doute me taper la tête contre le sol pour me réveiller, mais je sens que ça pourrait les attirer vers moi, et même en rêve, je ne tiens pas à être déchiqueté par ces choses. Je ne le supporterais pas.
Hélas, une nouvelle œillade dans leur direction confirme mes pires peurs. L'une des créatures rejette sa tête en arrière, rendant visible une longue traînée de sang autour de sa bouche, puis elle replonge sur sa proie. Ses dents mordent la chair plus haut au niveau de la jugulaire, s'enfoncent avec une facilité déconcertante, et quelques bruits de succion répugnants se font entendre.
Je n'aurais jamais pu imaginer le gargouillis épais qu'émet l'hémoglobine coagulée à sa sortie des artères et des veines. Pas plus que je n'aurais pu imaginer les traces de morsures rougeâtres et boursouflées sur le sommet de la clavicule de cette pauvre fille. Et surtout, je n'aurais pas su reproduire le son, ténu, mais poignant, du dernier souffle de vie qu'émet un corps réduit en charpie.
Tout est réel. Il n'y a pas de rêve qui tienne.
La mâchoire contractée pour m'empêcher à la fois de vomir et de hurler, je regarde, impuissant, cette pauvre fille se vider de son sang.
Tu n'aurais rien pu faire pour elle. Elle était morte avant même que tu arrives, ou tout comme.
Ma main se serre en poing sur ma cuisse afin de faire refluer mon envie de cogner dans le mur derrière moi. Je déteste cette voix. Je déteste tout ce qu'elle me fait subir. Je la déteste pour me forcer à regarder mourir une innocente de la plus atroce des manières et à garder les bras croisés devant cette scène. Comme si je m'en foutais. Comme si ça ne m'atteignait pas.
Pourquoi a-t-il fallu qu'elle s'impose ainsi ? Pourquoi aujourd'hui, pourquoi maintenant ? Pourquoi ne puis-je plus rien faire pour la contrer ?
L'éveil...
Un murmure quasi inaudible, mais qui me laisse coi. Qu'est-ce que c'est encore que ces conneries, nom de Dieu ! De quoi parle-t-elle ?
Je ne peux néanmoins chercher plus avant des explications à ce nouveau mystère, car les deux êtres de cauchemar se redressent comme un seul homme en lâchant le cadavre, qui s'écrase par terre.
— Succulente celle-ci. Tu ne trouves pas, Ézéchiel ?
La première bête passe sa langue sur ses lèvres, comme pour récolter les dernières gouttes de nectar, avant de remettre de l'ordre dans sa tignasse ensanglantée. La seconde ne quitte toutefois pas des yeux le corps exsangue pour lui répondre.
— J'en ai goûté des meilleurs, mais je ne me plains pas pour autant. Je me sens repu, à présent.
Son acolyte sourit à son commentaire, et le rouge sur ses dents et gencives me flanque la chair de poule.
— Il y a toutefois un problème qui se pose, reprend l'autre, les sourcils froncés.
— Quoi donc ?
— La fille est morte. Nous ne devions pas la tuer.
— Ce sont là des choses qui peuvent arriver, déclare avec nonchalance son interlocuteur. D'autant plus lorsque l'on est à plusieurs sur une même proie... On peut vite se laisser emporter.
— Mais les autres vont nous trucider s'ils le découvrent. Tu sais très bien que ce laisser-aller est interdit, s'agace le meurtrier, une lueur angoissée dans ses prunelles noires.
— Ils n'ont pas à le savoir. Nous n'avons qu'à nous débarrasser du corps dans la rivière et le tour sera joué.
— Nous avons déjà trop tardé. Ils doivent être à notre recherche.
Stressé, il va jusqu'à passer ses deux mains poisseuses dans ses cheveux, et les fait dégouliner d'un liquide vermeil écœurant.
— Si l'on essaye de noyer la fille, on va être encore plus à la bourre qu'on ne l'est déjà. Ils vont finir par se douter de quelque chose !
— Arrête de paniquer. C'est vraiment agaçant, souffle son compère.
Il déchire ensuite un morceau de vêtement sur la dépouille pour s'essuyer le visage. Un haut-le-cœur remonte dans ma gorge au moment où, se saisissant de l'étoffe, un fragment de peau s'en détache et atterrit sur la botte du monstre.
— Tu es fatigant quand tu t'y mets, Ézéchiel. Je me sentais détendu et comme sur un nuage il y a encore cinq minutes, et tu gâches tout avec ta pseudo parano...
— Non, mais tu t'entends parler, Marcus ? Ma pseudo parano ? Ce ne sera pas de la pseudo parano lorsqu'ils nous arracheront la tête et nous laisseront nous vider comme des gorets !
— Qu'ils essayent pour voir ! s'écrie le susnommé, un poing serré braqué sur l'autre. Je suis plus vieux et plus puissant que la plupart de ces clampins ! D'une seule main, je les écrase tous jusqu'au dernier.
— Tu ne pourrais pas lui tenir tête à elle, Marcus. Elle est beaucoup trop forte... qui plus est, elle se ferait un plaisir de te réduire en poussière, si tu lui en donnes l'opportunité.
Marcus pince les lèvres et se renfrogne. L'argument de son comparse semble avoir fait mouche. La créature râle et balance un coup de pied dans les ordures sur sa droite, l'œil plus alerte que jamais. Un court silence s'installe entre les deux, vite rompu par le plus calme.
— Voilà ce que je te propose de faire : on bazarde celle-là dans un coin, puis on fiche le camp pour rallier la base avant qu'ils nous trouvent. Le temps presse, on ne peut pas faire autrement.
— Très bien, cède Marcus dans un soupir. Allons-y.
J'étouffe un cri de surprise lorsque ce dernier se baisse et attrape le cadavre pour le hisser sur ses épaules en l'espace d'une seconde.
Non... C'est impossible.
Dérouté, je recule avec hâte, décidé à me planquer plus en retrait dans la ruelle, au cas où ils viendraient par ici. Hélas, je ne vais pas bien loin dans ma tentative de fuite puisque le bas de mon pantalon s'est pris dans un morceau de bois cassé. Ainsi, la construction précaire, qui me tenait lieu de cachette, s'effondre en partie au premier mouvement brusque de ma part. Les meurtriers pivotent en direction du bruit et leurs yeux brillants se posent sur moi avec étonnement.
— Tiens, tiens, tiens. Nous avons un invité surprise, mon cher Ézéchiel ! Un petit curieux qui ne devait sans doute pas savoir dans quoi il mettait les pieds, à venir faire son fouineur ici.
— Ce n'est plus le moment de faire mumuse, Marcus. Partons.
— Et le laisser en vie ? Certainement pas !
Sa voix qui claque me fait sursauter et déclenche les premiers tremblements de frayeur pure le long de mes membres. Je vais mourir dévoré par des monstres. Ils vont me tuer.
Arrête de t'agiter. Ça ne va pas t'aider pour la suite.
Je retiens un hurlement atterré et affolé devant ce conseil merdique. Cette voix ne peut pas être sérieuse ? C'est elle qui m'a envoyé dans la fosse aux lions ! Et au lieu de me seconder, au lieu de tout faire pour préserver ma vie, elle me dit de rester calme ? Soit je rêve, soit je deviens complètement fou.
Pourquoi ne fait-elle rien ? La mort est là cette fois, elle se tient debout devant moi. Elle a revêtu l'apparence de deux monstres sanguinaires. Il n'y a pas d'issue possible.
Le silence est toutefois la seule réponse que j'obtiens, ce qui redouble les battements de mon cœur. Mon instinct s'est retourné contre moi et va bel et bien me laisser mourir. Je n'ai jamais autant entendu cette voix se manifester que ces derniers jours, mais au moment crucial elle se fait la malle.
Durant mes digressions, Marcus a lâché le fardeau qui l'encombrait et a réalisé quelques pas en avant, l'air concentré sur ma personne. À quelques centimètres de moi, il s'accroupit et penche davantage la tête de mon côté. D'un coup, les pulsations de mon cœur accélèrent.
— J'en étais sûr ! s'exclame-t-il sans dévier le regard de sa cible : moi.
— Qu'est-ce qui se passe encore ?
— C'est un sang-mêlé. Un hybride. Et avant que tu protestes, les battements de son cœur et son odeur me rendent formel. Je n'en étais pas sûr, mais là c'est clair comme de l'eau de roche. Tu n'as qu'à venir humer d'un peu plus près si tu ne me crois pas !
J'entends comme un souffle de mécontentement et de nouvelles querelles s'élever entre eux, mais la suite précise m'échappe, car ma tête me vrille soudain. Un seul mot ricoche à l'infini dans mon crâne, se déporte en écho contre ses parois et me donne envie de coller mes mains sur mes oreilles, comme pour étouffer ce cri : hybride.
Fondamentalement, ce terme n'a pas – ou en tout cas, ne devrait pas avoir – de sens réel. Ça ne m'évoque rien de tangible, de concret. Et sorti de la bouche de ce malade, ça me pousse encore plus à vouloir l'évincer de ma mémoire !
Cependant, à l'intérieur de moi... ce simple mot me remue tout entier. Tout s'anime. Mon sang bout dans mes veines. Mon cerveau est en ébullition. Ma peau se couvre de chair de poule. Un courant électrique me parcourt. J'ai l'impression que mes organes se meuvent à l'instar d'un banc d'anguilles et tentent de s'extraire de ma chair, de me perforer de l'intérieur.
La douleur m'étourdit, me rend plus fébrile que jamais. La fièvre me gagne et m'abrutit, au point de me faire ployer l'échine et toucher terre.
Hybride. Hybride. Hybride. Hybride.
Mes yeux se ferment, le noir m'englobe, et la compression exercée dans ma tête devient intolérable. Elle me serre dans un étau, ma cervelle pourrait exploser à tout moment tant cette litanie est entêtante.
Est-ce que c'est ce que l'on ressent avant de mourir ? Est-ce que chaque fin douloureuse et cruelle commence ainsi ?
— On doit s'en aller maintenant, Marcus ! Peu importe qu'il soit un hybride ou un simple humain. Les autres arrivent ! s'époumone au loin Ézéchiel.
— Et s'il fait partie de leur groupe, hein ? Et s'il nous dénonce après notre départ ? On ne peut pas courir ce risque non plus !
— Alors tue-le puisqu'il t'inquiète tant, finit par céder le plus jeune des deux. Il me paraît trop mal en point pour représenter une menace, il va peut-être même crever d'ici cinq minutes vu comme il se tord de douleur, mais bon fais-le si tu y tiens tant ! Seulement dépêche-toi, ne fais pas traîner les choses.
— Ça va ! Calme-toi maintenant, et va cacher la fille dans des ordures. Je m'occupe de celui-là.
Un nouveau soupir, mi-énervé, mi-angoissé, se fait entendre ainsi que des pas lourds et appuyés venant dans ma direction. Dix minutes plus tôt, ce son m'aurait épouvanté ; désormais, je le vois comme une délivrance. La souffrance va enfin s'arrêter. Je ne peux plus la supporter. Si je pouvais, je m'empalerais moi-même sur les tuyaux d'acier derrière moi.
Patience... Ça ne durera pas.
J'y compte bien. Dans quelques minutes, j'espère être six pieds sous terre, alors...
Une main solide m'attrape au niveau de l'encolure pour me redresser, ce qui fait exploser une nouvelle pointe de douleur intense et viscérale. Je pousse un cri, défait, mais l'abomination poursuit sa route en me traînant sur le sol crasseux. Il nous mène de l'autre côté de la ruelle, loin des bruits de frottement et de verre brisé qu'émet son compère, occupé à sa sale besogne.
Mon assassin s'arrête, lâche sa prise et se penche une fois encore sur moi.
— Si j'avais eu du temps devant moi, je t'aurais sans doute saigné un peu. J'ai eu plus d'une fois la chance de goûter des hybrides comme toi, mais quelque chose me dit que tu es... plus particulier que tes semblables, souffle-t-il à quelques centimètres de mon visage plein de sueur.
Mon corps est pris de soubresauts, mes doigts griffent la terre battue de cet espace. Mes dents sont enfoncées dans mes lèvres pour m'éviter de hurler plus fort à la mort.
— L'odeur que tu dégages... Et le son de ton cœur... C'est fascinant et follement alléchant.
Comme un instant en transe, la créature exhale une expiration profonde et tremblante par la bouche.
— Un véritable gâchis..., se lamente sa voix alors qu'il se relève.
L'air qu'il soulève autour de lui se pose sur mes traits crispés et démis. Les yeux toujours clos, je capte les mouvements fluides et rapides au-dessus de mon corps avili, sens mon assaillant se déporter dans mon dos et apposer ses mains sur mon cou.
— Quel dommage.
— Tu ne crois pas si bien dire, Marcus.
La voix, masculine et froide, qui vient d'intervenir n'est pas celle d'Ézéchiel. Elle m'est inconnue, par contre elle coupe le souffle de l'être dans mon dos. Avec un effort surhumain, je parviens à entrouvrir un œil et à apercevoir l'homme dans l'ombre qui inquiète tant Marcus.
— Conrad...
— On s'étonnait de ne pas vous voir revenir, Ézéchiel et toi, débute le nouvel arrivant sur un ton entendu. On a mis un peu plus de temps que prévu pour vous retrouver, mais nous voilà. Dans cette ruelle sordide et obscure. Et vous aussi, avec un macchabée et demi sur les bras.
— Conrad, je te promets que...
— Tu n'imagines pas notre déconfiture en comprenant ce que vous maniganciez ici, le coupe l'homme d'une voix ferme, à la colère rentrée. Non pas que j'ai été réellement étonné de vos magouilles de mécréants – j'ai toujours nourri une méfiance profonde à votre encontre à tous les deux. Mais disons que la déception était tout de même au rendez-vous pour certains.
La silhouette avance vers nous, le poing serré sur le pommeau d'une épée gigantesque. Ses bottes de combattant frappent le sol avec assurance et en rythme.
— Je te laisse deviner qui vous avez déçu... et quelle a été sa réaction première, continue-t-il, un sourire torve et malsain imprimé sur la bouche.
— Non...
Si j'avais assez de force pour me retourner, je suis sûr que j'aurais la vision d'un visage cadavérique. La simple négation que vient de prononcer Marcus est faible et tremblante, comme si le ciel allait lui tomber sur la tête.
— Elle est très énervée, tu sais, l'informe encore Conrad en faisant un pas de côté, prêt à laisser passer quelqu'un.
Un léger bruit de froissement de vêtements, accompagné d'un raclement métallique, parviennent à mes oreilles aux aguets.
Enfin...
Mes yeux s'ouvrent en grand et mes mains sont en appui sous mon menton pour m'aider à relever la tête. Un regain d'énergie me gagne, mais me laisse plus pantois et abasourdi qu'avant. Oh, bien sûr, j'ai toujours l'impression qu'on me transperce le crâne et l'abdomen avec une pique, toutefois étrangement ma concentration n'est plus altérée par la souffrance. Je la ressens, je la reconnais, cependant c'est comme si elle n'avait plus prise sur mes facultés.
C'est moi qui fais ça. Je ne sais pas comment, mais ça vient de moi. Une panique sourde monte dans mon échine devant cette nouvelle incompréhension, toutefois je n'ai pas la possibilité de l'appréhender plus d'une seconde. La voix reprend ses exigences sur un ton clair et légèrement impatient.
Concentre-toi. L'instant est beaucoup trop important pour te laisser distraire par des futilités.
J'ai un millier de questions qui voltigent dans mon esprit, mais comme un bon petit soldat qui n'aurait pas le choix, je fais ce qu'elle me dit. Je me focalise sur ce qui passe devant moi, tente de mieux discerner les personnes présentes, et j'écoute avec attention les sons qui m'environnent. Le raclement métallique s'est tu, seul le mugissement du vent se fait entendre désormais. Il laisse ainsi planer une tension à couper au couteau.
Les faibles lumières alentour me permettent de remarquer l'expectative qui s'est peinte sur les deux faciès à proximité, l'un étant plus pondéré et calme que l'autre cependant. Après un rapide tour d'horizon, je me rappelle soudain l'existence d'Ézéchiel et me figure son absence. Je fouille un peu mieux les lieux, étonné, mais il n'y a aucun signe de vie de lui.
Où est-il passé ?
Je sursaute lorsqu'un projectile rond et sombre vole au-dessus de moi, puis roule au sol en le marquant de traces visqueuses et dégoulinantes. Du sang.
Et on dirait...
Une tête coupée.
Ce constat me fait frémir de peur... mais aussi de plaisir.
C'est impossible. Ça ne se peut pas ! Je ne suis pas un monstre.
Un sourire appréciateur monte sur les lèvres de Conrad, tandis que Marcus, lui, fait trois pas en arrière, la bouche entrouverte de dégoût. L'un et l'autre n'ont toutefois pas l'occasion de dire quoi que ce soit : une silhouette longiligne s'approche entre eux. La cape dans son dos fouette l'air et le corps étêté qu'elle traîne avec elle.
Tous, nous observons en silence cette personne encapuchonnée marcher vers nous, secrètement impressionnés par l'assurance qu'elle dégage, et ouvertement inquiets par la crispation de ses muscles sous sa tenue de combat. Je crois même voir la pomme d'Adam de Marcus monter et descendre à plusieurs reprises.
La silhouette poursuit son chemin, lâche la chose ensanglantée aux pieds de son ancien partenaire de meurtres, puis s'arrête enfin à quelques centimètres de ma carcasse. Elle plante son arme effilée dans la terre battue, de laquelle s'écoule un filet rougeâtre et poisseux.
Sans accorder un regard à personne, elle rabat sa capuche, nous faisant voir les longs cheveux sombres, couleur pétrole, qui s'y dissimulaient. Mon souffle se bloque un interminable moment lorsque je comprends enfin qu'il s'agit d'une femme... et que cette dernière est splendide.
Le profil que je devine à travers le jeu d'ombres est doux et rude à la fois. La forme arrondie du bas de son visage ainsi que la ligne sensuelle de sa bouche atténuent la fermeté de son expression, nuançant ainsi malgré elle la dangerosité mortelle qu'elle manifeste. Mon regard pensif descend sur son corps, mais a à peine le temps d'apprécier ses courbes féminines qu'elle se détourne de moi. Je n'ai plus que sa longue cape et l'arrière de sa tête en ligne de mire, et la pensée absurde et désappointée de ne pas avoir aperçu ses prunelles, me traverse l'esprit tandis qu'elle fait un pas de plus vers Marcus.
— Ézéchiel a tenté de s'enfuir à ma vue. Juste avant ça, il tassait vulgairement la jeune fille que vous avez tuée dans l'une des bennes, parmi des légumes en décomposition et autres déchets pourris et nauséabonds. Le peu de sang qui lui restait avait commencé à se déverser sur les parois externes alors que ton ami enfonçait ses membres flasques dans les détritus.
La partie la plus rationnelle de mon cerveau frémit à l'entente de ces détails sordides. L'autre part – celle que je ne contrôle plus désormais, mais qui prend de seconde en seconde plus d'ascendant sur moi –, elle, repasse en boucle l'écho mélodieux, quoiqu'un tantinet rauque, de la voix de la nouvelle venue. La colère, pourtant perceptible, ne l'atteint pas ; ce morceau de moi-même reste juste focalisé sur l'émerveillement grandissant qu'elle lui cause.
— Non seulement cette femme a connu une mort atroce et emplie de terreur, mais vous n'en aviez rien à faire de la laisser moisir dans les ordures jusqu'à la fin des temps, poursuit la guerrière à l'adresse de son vis-à-vis, froide et plus tranchante que la glace.
— Eleuia, je suis désolé. C'était une erreur de faire ça, nous n'aurions jamais dû remettre en cause et trahir votre confiance, regrette l'homme avec un regard suppliant.
Eleuia...
Ce prénom... je ne l'ai jamais entendu auparavant, il ne me dit rien. Je ne saurais même pas dire de quelle origine il peut être, tant il ne ressemble à aucun autre à ma connaissance. Cependant, l'effet invraisemblable qu'il produit sur mon être est immédiat. La pulsation dans mon crâne se remet à battre vigoureusement, à l'instar de mon cœur plus bas. Mon sang, attisé par ma pompe aortique, circule dans les canaux reboostés qui l'accueillent. Petit à petit, une chaleur incendiaire élit domicile dans mon corps, ravage une seconde fois mes entrailles, remonte dans mes organes, brûle tout sur son passage. Elle n'est pourtant pas fatale, pas comme la souffrance qu'a occasionnée le mot hybride... Elle est...
Pure. Elle te ramène à la vie, elle ne t'en prive pas.
Comment est-ce possible ? Pourquoi ça se produit ?
— Je t'en supplie, Eleuia, ne fais rien que tu pourrais regretter.
Comme un électrochoc, ce nom me rattache à l'instant présent, ce qui me permet de jouir d'un spectacle inédit : le teint cireux et l'œil épouvanté, Marcus scrute avec angoisse les mouvements de la combattante, qui se saisit de son épée. Elle s'empare de la poignée, à deux mains, avec aisance pour la sortir de terre, puis elle libère l'une de ses paumes afin d'aller faire courir ses doigts, tantôt sur la lame, tantôt sur les ornementations de la garde entière.
— Qu'est-ce que je pourrais regretter ? interroge-t-elle presque distraitement, ce qui déclenche un nouveau rictus à Conrad, quelques pas en arrière.
— Ne me tue pas, s'il te plaît ! Je peux me rattraper, je peux me montrer utile pour votre cause à tous ! Je ne déraperai plus désormais, l'implore la créature affolée. Pitié !
— As-tu su faire preuve de pitié, toi ? l'interrompt la femme sur un ton sans appel. Allais-tu être miséricordieux avec lui aussi ?
De son bras vengeur prolongé par son arme, elle me désigne sur le sol en gardant son visage tourné vers l'être misérable qui fuit soudain son regard. Sa poigne sur son arsenal se resserre.
— Tu en tueras d'autres, si je ne fais rien... Nous le savons tous ici.
Faisant volte-face, le meurtrier bouscule Conrad sur son passage et accélère le rythme effréné de sa course, jusqu'à devenir une ombre floue sous mon regard éberlué. Il prend la tangente à une vitesse effroyable, parvient au mur haut du fond de l'allée, prêt à l'escalader en deux temps trois mouvements...
... Mais une silhouette plus sombre surgit devant lui et le stoppe une seconde avant qu'il s'éclipse. Une seconde fatale.
Avec la rapidité du cobra, un objet scintillant s'abat sur sa nuque et tranche les tendons et muscles cervicaux. Une giclée d'hémoglobine fuse des artères sectionnées, éclabousse la brique vieillie la repeignant d'écarlate, tout comme la terre et la poussière qui réceptionnent le corps sans tête un instant plus tard.
Le souffle court, j'aperçois ce dernier dans un rai de lumière inopportun. Des coulures de sang s'en échappent en masse, et celui-ci finira sans doute par se perdre dans les caniveaux alentour. La scène est horrible à regarder, l'apparence cauchemardesque et presque grotesque que présente la vision d'un être avec une cavité béante me laisse sans voix. Ce qui n'est toutefois pas le cas de mon voisin de droite.
— Joli coup, Ele. C'était net et précis.
Mes yeux sont à deux doigts de sortir de leurs orbites au moment où la guerrière émerge du noir, la partie manquante de sa victime dans la main. Avec un temps de retard, je comprends enfin ce qui vient de se passer. Je prends conscience du fait que je ne l'ai même pas vue se déplacer et rejoindre Marcus. Elle a été silencieuse et rapide. Trop rapide.
Elle n'est pas... normale, elle non plus.
D'un geste négligé, mais prompt, elle essuie son épée sur un pan de sa cape sombre, sans relever la remarque de son compagnon. La tête toujours baissée, la femme tourne de-ci de-là le plat de la lame afin d'examiner sa propreté.
— Rien de cassé ?
— Tu parles, il m'a tout juste bousculé, réplique l'homme en avançant jusqu'à elle.
— Je ne parlais pas de toi, mais de lui, le corrige-t-elle avec un mouvement de menton dans ma direction.
Cette vague attention à elle seule aiguillonne tous mes sens.
— Qu'est-ce que j'en sais ? Je ne suis pas allé le bichonner, s'impatiente Conrad, les sourcils froncés.
— C'est un hybride. Un pas encore éveillé. Et vu le tempo frénétique de son cœur, il ne doit rien comprendre à ce qui se passe et donc être mort de peur.
Elle peut entendre mon rythme cardiaque de là où elle se trouve... Je frémis et rentre la tête entre mes épaules.
— Si ça te préoccupe tant que ça, tu n'as qu'à aller lui parler, lui répond l'autre avec un hochement dédaigneux dans ma direction. Je préfère m'occuper des morts.
— Très bien. Et n'oublie pas d'appeler la police pour leur signaler le corps de la femme.
Conrad s'éloigne dans l'obscurité, les cadavres mutilés à sa suite, tandis que la combattante se rapproche des faibles halos lumineux près de moi. J'entrevois ainsi, de manière plus précise, un pantalon de cuir bordeaux, surmonté de bottes solides lui arrivant au-dessus du genou. Le revers de sa cape est fait d'imprimés complexes, dont les formes m'échappent hélas à cette distance. La couleur argentée qui les strie attire toutefois l'œil, tout comme le fourreau rigide et en métal qui pare sa taille fine.
Ses hautes chaussures finissent par s'arrêter sous mon nez quelques secondes plus tard. Je n'ose pas lever les yeux sur son profil tant sa proximité physique me trouble déjà bien assez.
Regarde-la.
Si je le fais, je pressens que plus rien ne sera plus jamais comme avant. Quelque chose va arriver... et c'est exactement ce qu'attend ma voix intérieure.
— Vous êtes blessé ?
Oh, c'est pire que ça, j'en ai bien peur...
L'étoffe autour d'elle bruisse lorsqu'elle s'agenouille devant moi, la bouterolle du fourreau s'enfonçant dans la terre meuble.
— Je ne vous veux aucun mal, je vous le promets, poursuit sa voix électrisante de plus en plus près de mon visage. Regardez-moi, s'il vous plaît.
Regarde-la.
Je fiche mes ongles dans mes paumes et lutte contre cet ordre impérieux. J'en crève pourtant d'envie, indépendamment de cette part indomptable en moi je veux dire. Cette... Eleuia m'intrigue, et ne rien savoir d'elle, pas même les traits de son visage, me tiraille de l'intérieur. J'aimerais céder...
Alors cède.
C'est bien pour cette raison que je ne devrais pas : depuis que j'écoute cette voix et qu'elle a pris le contrôle de ma vie, je me suis retrouvé dans des galères pas possibles. D'abord une course-poursuite contre un ennemi invisible, ensuite une boucherie immonde, puis des meurtres de sang-froid... ça ne peut pas continuer.
Tu n'as plus le choix, désormais.
— Hé. Regardez-moi. Je ne vous ferai rien, ne vous en faites pas, insiste la femme d'une voix douce et ferme à la fois. Et puis, en toute honnêteté, je pense que vous avez besoin de mon aide, que vous le vouliez ou non.
Cette dernière phrase, elle l'a murmurée, comme lorsque l'on confie un secret à quelqu'un. Avec gravité et une pointe de vulnérabilité. Et ça me touche en plein cœur.
Regarde-la !
— S'il vous plaît, regardez-moi et parlez-moi, quémande-t-elle soudain, de l'urgence dans la voix. J'ai besoin de me concentrer sur autre chose que votre...
Eleuia s'interrompt brusquement, ainsi que sa respiration. Bizarrerie qui me fait tiquer, mais je ne dis rien.
Tu ne fais que retarder l'inéluctable, Allan.
Arrête ! Ne dis plus un mot !
Regarde-la.
Non !
— Regardez-moi. S'il vous plaît.
Elle semble pressée, impatiente. Elle inspire une goulée d'air tremblotante, si incertaine que je l'entends siffler entre ses dents serrées.
— On a des choses à se dire, vous et moi.
Tout se fracasse en moi à mesure que la tension augmente et devient insoutenable. Je bloque ma mâchoire et contracte tous les muscles de ma nuque pour m'empêcher de me redresser et de plonger mes orbes dans les siens.
Regarde-la.
— Je vous le répète, je ne vous ferai aucun mal.
Brisé et tenaillé, je ne bouge pourtant pas d'un centimètre. Partez. Partez, partez, partez.
Regarde-la.
— Bon, allez, ça suffit ! Nous n'allons pas rester là indéfiniment.
Excédée, elle pose une main sur mon épaule, sans doute dans l'optique de me lever de force. Toutefois, dès que sa peau entre en contact avec la mienne pour la première fois, la sensation déclenche un électrochoc démentiel sous ma membrane... Et me force ainsi à redresser la tête bien droite et bien haute.
Au niveau de ses yeux.
Le foudroiement est complet et explose en moi. Dévastateur. Profond. Il déborde d'une énergie impénétrable qui m'aurait mis à terre si je n'y étais pas déjà. Les mots ne suffisent pas à l'expliquer avec assez de force et d'intensité.
Le brasier de tout à l'heure éclate, libère des coulées de feu partout où il passe. Je suis incendié et j'incendie tout à la fois.
Et les prunelles sombres comme la nuit qui me font face, écarquillées et brillantes, semblent comprendre et vivre la même chose que moi.
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