Chapitre 15
Le lendemain et les jours suivants, les mêmes difficultés se sont présentées. Comme je le craignais, Eleuia s'est montré très distante pendant ses leçons. Froide et directive, la guerrière s'est contentée de me mettre raclée sur raclée, tout en m'apprenant les ficelles et subtilités du fonctionnement vampirique. Elle ne m'a parlé que lorsque cela était nécessaire pour mon enseignement ; une fois nos entraînements terminés, la brune s'éclipsait aussitôt et laissait le relais à mes autres formateurs et amis pour me... rafistoler. Au sens propre comme au figuré.
En revanche, plus d'une fois, j'ai senti son regard indéchiffrable glisser et s'arrêter sur moi. À chaque croisement dans un couloir, à chaque repas pris en même temps dans la salle à manger, ou encore à chaque rare temps de pause lors de ses cours, ses prunelles noir charbon me scrutent en silence et se détournent à l'instant où je tente de les soutenir.
Ainsi, Eleuia refuse toujours autant de s'approcher de moi, mais ses attitudes entrent en contradiction avec son entêtement. Quelque part, Sander et Gillian ont raison : le temps joue en ma faveur. Et plus nous en passons ensemble – contrainte et forcée de son côté, pour l'instant –, plus ses réticences vont finir par... s'apaiser. Non ?
Les tentatives de réconfort de mes amis m'aident à tenir le coup et à éprouver le caractère borné de la belle hybride, même si mon impatience et ma frustration montent crescendo parfois. Je me languis de pouvoir la toucher, lui parler vraiment, apprendre d'elle son histoire, ses aventures, ses rêves et ses peurs. Chaque nouvelle micro-information que je note chez elle, – comme sa manie de passer son pouce sur son avant-bras gauche ou la flamme de plaisir qui brille en elle lors de ses conversations en breton avec Gillian –, me fait brûler de curiosité.
Si l'atmosphère entre nous ne s'améliore pas, il n'en va toutefois pas de même pour mes progrès. Le rendu des leçons d'Eleuia est indiscutable. Je deviens plus fort, plus rapide encore, plus intelligent et réfléchi.
Mes muscles se développent et s'affermissent, mes sens s'affinent à l'extrême. Ma vue et mon odorat sont ceux qui se sont avivés le plus, au point que je me surprends parfois à me focaliser sur la fragrance de certaines personnes plus longtemps que nécessaire. Désormais, la faim et l'appétit m'accompagnent quasi quotidiennement dans ces moments-là, me faisant ainsi découvrir une autre notion de cet univers : la soif de sang.
Je n'en ai pas encore parlé à l'un ou l'autre de mes guides, ressentant à la fois trop d'excitation et de honte au contact de cette nouvelle sensation. À l'heure actuelle, cette soif reste tolérable, il n'y a qu'en présence d'Eleuia qu'elle me tiraille plus que de coutume. Cela ne m'a pas surpris outre mesure, je le pressentais au fond. Le fait de partager un lien rend les âmes sœurs accros et dépendantes l'un de l'autre ; tout chez notre moitié nous obsède, et lorsque le vampirisme fait partie de nos gènes, le désir de boire son sang va presque de soi...
Je suis dans l'ensemble plus alerte, plus sensible que jamais à mon environnement. Je sens que tout change en moi, que j'émerge enfin de sous la surface, toutefois les nombreux exercices de respiration que je m'inflige me permettent de ne pas perdre totalement pied. J'ai compris la nécessité d'être et d'accepter ma nature. Le but maintenant c'est de ne pas me laisser engloutir par elle et ses désirs compulsifs.
Avec Eleuia comme mentor, j'apprends à devenir un être capable de se défendre, de maîtriser le monde qui l'entoure. En l'espace de quelques heures de travail avec elle, je me transforme peu à peu en machine de guerre dernier cri, aux facultés, tant physiques que mentales, redoutables.
Cette avancée fulgurante dans mes progrès est d'ailleurs plus que bienvenue, car la menace des ennemis de Necahual se rapproche. De nouvelles attaques de leur part ont été essuyées par les clans alliés de mon hôte et d'autres pertes ont été dénombrées dans leurs rangs... Jarlath et ses sympathisants ne nous laissent plus aucun répit désormais, leur volonté semble être infaillible et infatigable. L'urgence de la situation est alarmante et la réunion interne au domaine entre certains dirigeants des surnaturels n'a fait que le confirmer. Les tensions sont fortes, même entre groupes amis, et sont alimentées par le flou brumeux qui enveloppe ses soudaines attaques. Certes, le but premier de nos ennemis est connu de tous, mais une question demeure : pourquoi maintenant ?
Quelque chose a changé dans leurs rangs et dans leurs plans pour qu'ils s'en prennent à nous avec autant d'acharnement, mais nul ne sait quoi au juste. Le moral des surnaturels n'est donc pas au beau fixe, toutefois leur motivation à les contrer, elle, ne s'altère pas. La guerre est proche, des ententes martiales ont déjà été mises en place entre Necahual et d'autres chefs. Les troupes se forment, des alliés convergent vers nous petit à petit pour créer de véritables Q.G. militaires en attendant de lancer les frappes offensives. Et je serai là pour leur venir en aide le jour où il faudra monter au front. Je serai prêt.
Dans l'attente de ce moment, je poursuis mes efforts et profite des quelques temps de pause qui me sont accordés. Même si au fond, ces derniers ne sont pas non plus de tout repos. En réalité, ils sont souvent synonymes de cours informels pour Gillian. En effet, la jolie sorcière aime aller plus loin dans son partage de connaissances et d'expériences, toute occasion est donc bonne à saisir. Ce à quoi je ne m'attendais pas par contre, c'est que mon propre passé fasse soudain partie de ses réflexions d'études.
Installés à l'écart, au soleil, Sander, Gillian et moi sommes silencieux depuis quelques minutes. Nous observons la fonte de la neige sur les champs autour de nous, lorsque la blonde se tourne vers moi.
— Allan... As-tu connu ta famille ?
Ma tête et celle de mon voisin pivotent d'un seul coup vers le visage sérieux de notre amie. J'ouvre la bouche sous l'effet de la surprise et mets quelques secondes pour formuler une réponse claire.
— Mais Gillian, tu sais bien que je n'en ai pas. Ma nature d'hybride fait que je n'ai pas d'autres attaches que vous dans ma vie.
— Je ne t'ai pas demandé si tu as une famille, Allan. Je t'ai demandé si tu la connais, si tu sais des choses sur ses membres. Connais-tu ne serait-ce que ton nom ? Le nom de tes parents ou de tes grands-parents ? À quel âge es-tu devenu orphelin ?
— À quatre ans. J'ai été en orphelinat puis en famille d'accueil jusqu'à mes dix-sept ans.
— Et en dehors de cela, que sais-tu d'autres sur tes origines ?
— Où veux-tu en venir, Gilly ? l'interroge à son tour l'homme-montagne, aussi perdu que moi sur les intentions de la sorcière.
L'interpellée prend un instant avant de répondre, son regard lumineux errant sur les traces de poudreuse.
— Tu développes beaucoup d'affinités avec différentes espèces : le contrôle des éléments des sorciers, la force combative des berserkers, l'attrait des incubes, l'esprit stratège des vampires...
— L'attrait des incubes ? la reprend Sander, les yeux ronds. Voilà une particularité que je n'avais pas relevée chez lui.
— Elle existe pourtant bel et bien. Et depuis le premier jour qui plus est.
— Euh... merci, lancé-je hésitant, lorsque son visage pointe vers moi.
— Tu n'as donc pas remarqué les multiples œillades qui t'accompagnent souvent sur ton passage ? Plus d'une femme ici s'intéresse à toi, sourit mon amie. Peut-être même des hommes, va savoir.
— Tu fais erreur..., répliqué-je après un temps de latence. C'est seulement parce que je suis nouveau et une énigme, ça n'a rien à voir avec... enfin...
Je m'interromps à l'entente de son rire clair et léger et croise les billes de Sander, qui semblent tout aussi étonnées que les miennes.
— Crois-moi, ce n'est pas que ta nature mystérieuse qui les fait réagir. Tu étais déjà bel homme à ton arrivée au domaine, mais avec les semaines d'entraînement et d'immersion que tu viens de passer...
Gillian a les yeux rieurs et un sourire franc sur les lèvres pour poursuivre.
— Disons qu'il n'y a pas que ta masse musculaire ou tes dons qui se sont développés. Le charisme que tu dégages s'accentue lui aussi.
— Ah...
Je détourne le regard dès qu'une légère rougeur s'installe sur mes joues, et préfère méditer ses paroles plutôt que de surenchérir dessus. Moi, charismatique ou séduisant... ? Je n'en suis pas convaincu.
Mais la sorcière ne fait pas trop cas de ma gêne et ajoute quelques autres explications à son plaidoyer.
— Tu possèdes aussi une odeur spéciale et si l'on en croit les vampires du domaine, elle est aussi attirante que celle des incubes. Certaines disent même plus.
— Je croyais que si son odeur était aussi particulière c'est parce qu'il est un hybride puissant ? interroge mon deuxième guide, les sourcils froncés.
— Attends, toi aussi tu trouves que je sens bizarrement ? m'affolé-je presque.
— Il y a de cela, oui, lui répond Gillian, sans prêter attention à mon mouvement de panique. Cependant l'effet de sa fragrance semble plus prononcé pour les vampires parce que ses côtés humain et incube prennent l'ascendant. Comme ce sont là les deux espèces les plus proches génétiquement parlant, les vampires l'ont remarqué tout de suite et ont su qu'Allan faisait partie du genre incube... Et je dois bien avouer que je l'ai ressenti.
— Tiens donc ! Et on pourrait savoir pourquoi ? peste son interlocuteur, la mine plus sombre.
— Je ne sais pas. Peut-être parce que je suis une femme et que je suis donc naturellement plus réceptive à ce type de phéromones, expose-t-elle, l'air d'y réfléchir encore.
— Les incubes ne s'intéressent pas qu'aux femmes. Je te rappelle qu'il y en a qui sont plutôt homosexuels ou bi, désapprouve le géant, les yeux au ciel.
— Et de toute évidence, Allan n'est ni homosexuel ni bisexuel, réplique la jeune femme, butée. Et de mon côté, je ne suis attirée que par les hommes. Donc son « champ d'action » est réservé aux personnes comme moi, ce qui expliquerait pourquoi j'y suis sensible et toi non. C'est quelque chose que nous ne contrôlons pas, c'est chimique.
— Peut-être mais...
— Euh, s'il vous plaît ! Est-ce que l'on pourrait passer à autre chose, maintenant ? réclamé-je, mortifié pour de bon. Je ne me sens vraiment pas à l'aise avec cette discussion, là...
Je n'ai pas besoin de me regarder dans un miroir pour savoir que la légère rougeur de tout à l'heure s'est étendue au bas de mon cou et s'est changée en une couleur cramoisie. Je souffle un bon coup en voyant mes compagnons se calmer enfin et suis soulagé de constater que je ne suis pas le seul à être embarrassé. Sander touche les cheveux au sommet de son crâne, tandis que Gillian se racle la gorge.
— Pardon, nous nous sommes écartés du sujet principal. Avant que l'on dérape, je voulais dire que tous ces liens avec déjà quatre espèces différentes me poussent à m'interroger sur ton patrimoine génétique, Allan. Je me demande qui étaient les membres de ta famille, quels noms figurent dans ton arbre, et cætera. Peut-être que nous trouverions des réponses en travaillant là-dessus ?
— Oh ! Oui, ça pourrait être une bonne piste, tu as raison, m'exclamé-je en hochant la tête plusieurs fois. À la mort de mes parents, on m'a remis plusieurs documents sur notre famille, comme mon certificat de naissance et les leurs. Nous pourrions les récupérer à mon appartement si vous voulez.
Gill approuve l'idée et me promet que quelqu'un ira les récupérer pour moi.
— Tu as peut-être déjà quelques informations de première main à nous fournir ?
— Que voudrais-tu savoir ?
— Et bien déjà, commençons par ton nom, sourit-elle.
— Ford.
— Et... tu as des souvenirs de tes parents ?
— Très peu. Des choses floues et incertaines, réponds-je après avoir fouillé ma mémoire. J'étais très jeune.
— Comment sont-ils morts ? me sollicite Sander cette fois, les traits plus apaisés et marqués par la compassion.
— Un accident de voiture. Mon père est mort sur le coup alors que ma mère est décédée quelques heures plus tard, pendant une opération.
— Où étais-tu à ce moment-là ?
— Avec une baby-sitter. Mes parents étaient simplement partis passer une soirée au restaurant.
— Tu n'avais pas d'autre famille ? Des personnes chez qui aller vivre ?
— Apparemment non... Mes parents étaient enfants uniques, ainsi il n'y avait pas d'oncles ou de tantes proches chez qui me rendre. Mes grands-parents, eux, étaient soit morts, soit trop mal en point pour s'occuper d'un jeune enfant.
Gillian hoche la tête, pensive, mais n'ajoute rien durant un petit moment. Un coup de vent agite ses longs cheveux, les envoyant ainsi frôler mon épaule.
— Je pense qu'il nous faudrait récupérer au plus vite les documents qui concernent ta famille afin de bien commencer nos recherches. Peut-être qu'en remontant sur une ou deux générations, nous trouverons quelques noms connus « de nos services », explique mon amie, en mimant des guillemets sur la fin.
— Tu crois ?
— Le monde est petit, mon ami, intervient Sander à mes côtés. Tu serais surpris de voir à quel point nous nous connaissons tous ou presque, ici.
— D'accord, acquiescé-je, épaté par son assurance. Nous allons voir alors.
— J'irai visiter Necahual ce soir pour lui parler de notre idée. En attendant, nous devrions rentrer, embraye la sorcière, le nez levé vers le ciel. Le temps va finir par se gâter. Un orage risque d'éclater dans la soirée.
— C'est ton instinct qui te le dit ? lui demandé-je, une fois debout.
— Et ma sensibilité face aux éléments de la Nature, approuve-t-elle.
— Que ce soit ton instinct ou ta sensibilité qui te prévient de tout ça, ça n'est pas le plus important, remarque le géant, son regard glacé vrillé sur les nuages qui commencent à s'amonceler. Le plus important est de savoir qui de nous trois atteindra en premier la bibliothèque pour s'installer au plus près du feu !
Étonnés, Gillian et moi nous coupons dans notre élan et restons à nous regarder sans comprendre.
— Bah quoi ? Vous n'avez pas entendu ce que je viens dire ? nous relance mon guide, un sourire amusé sur les lèvres.
— Tu veux que l'on fasse la course comme le feraient des enfants à peine entrés dans la puberté ?
Gillian fait une moue sceptique à son intention, toujours figée sur place.
— C'est exactement ça, Madame la rabat-joie, raille le berserker, l'air blasé et dépité. Allez, rien ne vaut une petite course pour stimuler notre esprit de compétition ! On aurait déjà dû être rentrés bien au chaud à l'heure qu'il est, si vous ne restiez pas là à me regarder bêtement.
Je ricane, désireux au fond de moi de m'adonner à ce petit jeu avec lui. Espiègle, je courbe le dos, prépare mon corps à la course. Mon vis-à-vis le remarque et m'imite, une lueur de défi dans le regard.
— Vous êtes sérieux ? Vous allez vraiment... ?
La sorcière n'a toutefois pas le temps de finir sa phrase. Sander et moi disparaissons dans un éclat de rire, l'écho de ses remontrances emporté par le vent.
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