Chapitre 13
Le battant claque contre le mur en pierre au moment où Gillian, le regard paniqué, entre en trombe. Nous la dévisageons une seconde, incapables de déterminer si elle vient nous sermonner ou nous annoncer une mauvaise nouvelle. Ses jambes raides la mènent jusqu'à nous, les traits de son visage restant figés en une grimace d'inquiétude.
— Tout le monde doit se rendre dans les souterrains immédiatement, nous annonce-t-elle à un mètre de distance, toujours aussi tendue.
— Que se passe-t-il ? l'interrogé-je, nerveux. Est-ce que c'est... à cause de moi ?
La sorcière et le berserker échangent un long regard qu'ils sont seuls à comprendre. Cela n'arrange rien à ma nervosité croissante. Soudain, les images d'un Necahual fou de colère, accompagné d'un Onyr très mal en point se télescopent dans mon esprit.
— Gillian ? Est-ce que c'est à cause de moi ? la pressé-je en cherchant à rompre leur contact visuel.
— Calme-toi, Allan, me répond Sander, une main sur mon épaule. C'est une autre affaire qui nous appelle en bas.
— Quelle affaire, dans ce cas ?
— Tu le sauras bien vite, souffle-t-il encore, une nouvelle lueur anxieuse dans ses prunelles. Necahual nous attend. Allons-y.
Sous son impulsion, nous sortons de la pièce et empruntons divers couloirs et escaliers afin de rallier le sous-sol. Peu de paroles sont échangées durant cette descente. Gillian s'informe de mon état en s'attardant un instant sur mes bleus et autres coupures, mais je ne m'étends pas sur le combat en lui-même et son issue. Il semblerait que la jeune blonde ne soit pas encore au courant de ce qui s'est joué quelques étages plus haut, entre Onyr et moi. Très égoïstement, je ne tiens pas à le faire. Je mourrais de honte si le regard de Gillian sur ma personne changeait à cause de cet... incident.
Ça n'était pas un incident. Te voiler la face ne t'aidera pas.
J'assène une gifle mentale à cette voix perfide qui ne fait que me gâcher la vie, et poursuis vaille que vaille mon chemin dans l'obscurité et l'humidité des dédales. De nombreux chuchotements nous parviennent déjà à près de six cents mètres du point de ralliement. Je les capte mais ne les saisis pas encore, au contraire de mes deux compagnons qui se tendent de seconde en seconde. Indéniablement, le contenu de ces murmures n'est pas une bonne nouvelle.
Nous débouchons ensuite dans une autre partie des sous-sols que celle de mon arrivée, où des dizaines d'habitants sont déjà réunis en petits cercles restreints. Plusieurs coups d'œil me sont décochés, certains plus colériques que d'autres, ce qui me fait dire que leurs propriétaires savent ce que j'ai infligé à Onyr. Je baisse la tête, coupable, et accélère le pas.
J'espère que Sander ne me mentait pas en m'assurant que l'état du berserker n'était pas dramatique. Car s'il m'avait trompé, en plus de devoir composer avec ma culpabilité, j'aurais de nouveaux ennemis sur le dos qui ne me lâcheront pas d'une semelle tant qu'ils ne m'auront pas fait payer.
L'homme-montagne se glisse plus près de moi, comme s'il avait senti les ondes négatives et assassines des autres guerriers. Avec le soutien de Gillian, il se dirige vers un plus grand groupe de personnes, dont l'effervescence me frappe de plein fouet.
De là où je me trouve et parmi toutes les têtes inconnues, je crois apercevoir celle du chef de clan tournée vers ses interlocuteurs directs. Tous ont une même expression tourmentée sur le visage qui me donne froid dans le dos. Que s'est-il passé ?
Mes acolytes ne font plus un pas en avant une fois arrivés au niveau d'une nouvelle colonne, ce qui me pousse à leur jeter un regard interrogateur. Leur tension est perceptible, elle émane de leur être par vagues et contracte leurs muscles rigides. Un puissant mal de crâne me submerge à force d'emmagasiner à mon tour pression et fatigue. Je n'ai plus qu'une seule envie, c'est d'aller m'allonger et dormir un long, très long moment...
— Allan... Il y a quelque chose que nous ne t'avons pas dit..., commence la sorcière à ma droite, sur un ton un peu hésitant.
Au même instant, les yeux foncés de Necahual tombent dans les miens et je crois y lire là aussi une forme d'hésitation. Son regard part sur sa droite, reste focalisé sur quelqu'un ou quelque chose avant de revenir sur moi, et ainsi de suite. Mon mal de tête grandit, me donne soudain trop chaud, comme si j'avais de la fièvre et des sueurs brûlantes.
Qu'est-ce qui m'arrive encore ?
Une pointe dans ma poitrine me fait grimacer et porter une main mal assurée dessus, toutefois cette enveloppe n'empêche pas un énième coup de se manifester à l'intérieur. Mes iris interloqués se baissent sur mon buste et y découvre des perles de transpiration nouvelles, ainsi que les vibrations trop rapides et saccadées de mon palpitant sous la chair.
Qu'est-ce que... ?
Mon corps réagit violemment, trop violemment pour que ce qui le déclenche soit quelque chose d'anodin. Mon esprit survolté fouille mes pensées et ma mémoire pour trouver la raison de cet affolement. Même mon affrontement de tout à l'heure, ou la course-poursuite dont j'ai été le larron il y a des semaines de cela ne m'ont pas mis dans un état pareil. Non, il n'y a qu'un seul prétexte qui puisse expliquer ce changement brutal.
Je redresse brusquement le nez et dirige toute mon attention vers le groupe de Necahual, mes pieds déjà lancés dans cette direction. Je n'écoute pas les appels de mes amis tandis que je tente de voir les visages qui me tournent encore le dos.
Je ne sais pas ce qui a fini par la faire se retourner. Peut-être les cris de plus en plus pressants de mes guides ? les coups d'œil répétés de son père ? ou juste les battements effrénés de mon cœur qui ne font qu'accélérer depuis que j'ai reconnu ses cheveux ébène ?
Quoi qu'il en soit, Eleuia pivote sur elle-même et offre à ma vue les traits, d'abord préoccupés puis rembrunis de son visage parfait. Je comprends bien qu'elle n'est pas ravie de me voir, mais dans l'immédiat ça n'a pas de réelle importance. Je suis tellement submergé par un sentiment de joie démesuré et par le soulagement de la retrouver ici, saine et sauve, que je ne m'offusque pas de son manque de chaleur.
Elle me fait crépiter, bouillonner de l'intérieur. Malgré elle, la vampire parvient à déclencher mille et une sensations euphorisantes qui me rendent captif de ses yeux, de sa prestance, du cœur battant dans sa poitrine.
Elle est là. Elle est vraiment là.
La douleur qui gonflait sous mon crâne explose et se répand jusque dans ma cage thoracique brûlante. Étrangement, elle me fait plus de bien que de mal. Elle semble éveiller tout mon être, faire que ce dernier soit plus vaillant et vigoureux que jamais. Comme à son habitude, il est attiré par celui d'Eleuia, comme le ferait deux aimants, mais il y a quelque chose en plus que je dois souligner. Désormais, le flux d'énergie, dans mes réseaux et mon sang, se raffermit, se solidifie. Ce n'est plus qu'une vague présence qui se manifeste au moment de mes exercices avec Gillian ou Sander ; ce n'est plus la petite source de vie que je ne faisais qu'effleurer timidement du doigt. Elle tressaille et vibre de manière constante.
Mon sang l'appelle à moi. Et à présent mon essence, ce que je suis profondément, corps et âme, le fait aussi.
Des liés...
Ses prunelles d'obsidienne, bien que réticentes, ne lâchent pas les miennes, ce que je m'empresse de prendre comme un signe d'encouragement. Alors, sans que mon cerveau et mes jambes ne se soient concertés au préalable, je renouvelle une approche jusqu'à elle, toutefois j'en suis empêché par une masse solide autour de mon cou.
— Salut, Eleuia ! s'exclame vivement Sander en me retenant en arrière. Ça fait plaisir de te revoir parmi nous. La réunion n'a pas encore commencé, dis-moi ? Nous ne sommes pas trop en retard ?
La jeune femme le rassure d'une secousse de la tête, ce qui engendre un soupir exagéré chez le colosse.
— Ouf ! Heureusement pour nous ! On va donc aller s'installer un peu plus loin en attendant le début. Je crois que Gillian avait quelque chose à te dire en aparté d'ailleurs.
La sorcière fait un pas en avant à cette apostrophe, tandis que mon ami me traîne en sens inverse. Je ne dévie pas de la brune renfrognée, ne voulant plus la perdre de vue, même lorsque mon geôlier peste vertement.
— Un peu plus de mesure et de retenue ne ferait pas de mal, Allan. Tu t'es montré beaucoup trop empressé et stupide ! Un pas de plus, et elle aurait pu dégainer son épée pour te refaire le portrait.
— Elle ne m'aurait pas fait de mal, argué-je d'une voix distraite, le regard rivé sur ses lèvres rondes entrouvertes sur des paroles rapides.
— Bah voyons ! N'en sois pas si sûr, l'ami. Ce n'est pas parce que vous êtes destinés l'un à l'autre que le comportement versatile et rebelle d'Ele va se faire la malle ! Bien au contraire.
Je ne prête pas beaucoup attention à ses mises en garde, obnubilé par mon observation lointaine de l'hybride fougueuse. Son voyage en dehors de notre contrée n'a pas dû être de tout au repos : ses vêtements de guerrière sont abîmés et tachés par endroits, sa cape déchirée sur les bords, et des marques de terre ou de poussière maquillent ses traits contractés et fatigués. Des ennuis lui sont tombés dessus et ce constat me cause autant de peur que de rage.
Un rapide coup d'œil sur les personnes qui l'entourent m'apprend qu'elles ne sont pas dans un meilleur état que le sien.
— Sander, que s'est-il passé ? demandé-je, plus tendu soudain.
— Je ne sais pas très exactement. Nous sommes là pour le découvrir.
Je me tourne vers lui, perplexe, avant d'être happé par la voix portante de Necahual.
— Merci à tous d'avoir répondu présent à notre appel, déclare-t-il en s'adressant à la ronde. Nous nous sommes réunis ce matin afin d'accueillir le retour de nos amis et d'écouter les nouvelles qu'ils rapportent avec eux. De sombres nouvelles, hélas... Je te laisse poursuivre, Eleuia.
Sa fille s'avance près de lui et focalise son regard dur sur l'avant de son auditoire.
— Comme beaucoup d'entre vous le savent, mon équipe et moi-même étions parties en direction de Medford pour nous assurer de la bonne intégration de leurs nouveaux arrivants. Nous voulions aussi refaire un stock important de bois par la même occasion. Seulement, à la fin de notre séjour chez le clan Richter, nous avons été surpris aux abords de la ville par un groupe belliqueux qui semblait nous attendre de pied ferme. Ils ont mené l'assaut les premiers, l'évaluation de leurs forces et de leur attaque nous a vite fait comprendre qu'il s'agissait principalement de berserkers et d'incubes bien entraînés à la lutte. Un homme et une femme se tenaient en retrait du combat et fouillaient notre troupe des yeux, à la recherche de quelque chose ou de quelqu'un. Je ne sais pas qui ils étaient et ce qu'ils voulaient, ils se sont volatilisés dans la nature avant que je puisse les interroger sur leurs véritables intentions. Nous avons fini par les repousser et continuer notre route jusqu'ici, cependant... deux de nos hommes n'ont pas survécu.
Des reniflements sur ma gauche répondent à ses ultimes paroles, vite suivis par un bruit de course dans les tunnels. La physionomie de la vampire se raidit, et une nouvelle flamme de tristesse s'allume dans ses iris. La silhouette d'un homme se détache de l'assemblée au même moment, forçant la belle brune à se concentrer à nouveau.
— Tu es sûre de ne pas avoir reconnu au moins l'un d'entre eux ? l'interroge l'homme, ses traits plissés en une moue préoccupée.
— Les soldats de première ligne ne me disaient rien, non. Mais l'homme à l'écart m'évoquait vaguement quelque chose... Je crois l'avoir déjà vu dans les rangs de Jarlath, il y a quelques années.
Un concert de feulements et de sifflements ténus accueille cette annonce. Tout autour de moi, les visages se sont fermés et arborent une expression haineuse qui me surprend. Qui est donc ce Jarlath ?
— Tu crois que c'est l'un de ses sous-fifres ? crache la voix énervée de Conrad près de l'hybride.
— Il y a des chances, oui.
— Il ne nous laissera donc jamais en paix ? s'exclame une autre personne avec colère.
— C'est un fléau ! Un être abject. Il faut l'arrêter !
— Bien d'accord ! Ses magouilles n'ont que trop duré.
— À cause de lui, trop de gens souffrent. Et maintenant, nos proches meurent.
Une cacophonie de voix hargneuses s'élève et monte crescendo dans le sous-sol, faisant entendre les rêves de vengeance des uns, les espoirs de guerre ouverte des autres. Hommes comme femmes ici s'entendent sur la haine et la colère que leur inspire le dénommé Jarlath. Leurs cris assourdissants font écho à l'impuissance inacceptable qui sommeille en leurs cœurs et qu'ils veulent à tout prix changer, transformer en lutte acharnée.
Tandis que Necahual réclame le silence et l'apaisement des esprits échauffés, je me tourne vers Sander, désireux de mieux comprendre les tenants et aboutissants de cette soudaine indignation.
— Je t'en parlerai plus tard, me chuchote-t-il, ses prunelles préoccupées fixées sur l'attroupement toujours survolté.
Je hoche la tête pesamment puis refais face au chef de clan. Le patriarche s'entretient quelques secondes supplémentaires, en aparté, avec deux hommes colériques, puis il élève la voix pour nous tous.
— Je comprends votre colère et le feu de vengeance qui brûle dans vos cœurs, mes amis, mais il nous faut rester calme et pragmatique. Nous devons tenter d'en apprendre plus sur les desseins de notre ennemi.
— Mais combien de temps encore allons-nous rester passifs devant lui, Necahual ? Voilà déjà des années que Jarlath nous empoisonne l'existence ! s'écrie l'un de mes voisins proches avec emphase.
— Il n'y a d'ailleurs pas que nous qui soyons menacés, l'humanité entière l'est aussi, surenchérit une femme, la peur pouvant se lire sur son visage défait. Ainsi que de nombreux autres clans qui, eux, ont subi les représailles de ce monstre pendant des siècles !
— Mon père en est conscient, intervient la voix dure d'Eleuia. Et il n'est pas question de ne rien faire, pas après ce qu'il vient de se passer à Medford. Toutefois, agir sans stratégie et attaquer sans préparation n'est pas la solution.
— Alors reprenons tous l'entraînement au combat et partons ensuite faire la peau à ce salaud ! décrète un autre, le poing levé.
Un cri d'assentiment unanime résonne à nouveau, faisant se dresser les poils de ma nuque.
— Mes frères ! Mes sœurs ! Tempérez-vous, je vous prie, reprend Necahual, paumes dressées en l'air. Nous allons réunir un grand conseil dans les jours à venir et inviter les représentants et chefs de nos alliés à décider de la meilleure marche à suivre. Je vous promets que ces crimes ne resteront pas impunis.
Ses lèvres se durcissent sur ces derniers mots, et une lueur décidée passe dans son regard.
Une mélasse de colère et de motivation se forme en réponse à son intervention. Le regard droit et direct, notre hôte nous sonde avant de rouvrir la bouche.
— Nous lutterons pour notre mode de vie. Et nous lutterons pour la préservation des humains, comme nous l'avons toujours fait. Soyons encore un peu patients et organisons-nous pour ressortir vainqueurs de cette affaire.
Des murmures affirmatifs et appréciateurs prennent l'ascendant sur les échos va-t-en-guerre des êtres surnaturels. Les troupes se dispersent lentement, certaines reforment quelques groupes plus compacts et interpellent très vite Necahual et Eleuia. Père et fille les rejoignent, leurs traits barrés par l'inquiétude, et je dois faire appel à beaucoup de volonté pour ne pas m'interposer lorsque le ton monte entre eux tous.
— Tout le monde n'est pas prêt à se calmer, on dirait, lâché-je dans l'air ambiant, aussi à cran que les plus remontés parmi nous.
— Ne t'en mêle pas pour autant, glisse Gillian derrière moi, ses doigts enroulés sur mon poignet. Surtout qu'ils savent très bien se défendre.
La sorcière a raison, bien sûr. Un seul coup d'œil sur le leader et sa seconde m'informe de leur réussite à pondérer les ardeurs, toutefois je ne me sens pas plus serein pour autant.
— Gilly dit vrai, rebondit mon autre ami en se plantant plus près de nous. Tu verrais le nombre de fois où ces deux-là ont su refermer le clapet à mes frères les plus téméraires ! Ils repartaient tous la queue entre les jambes.
Un bref éclat de rire le prend à cette anecdote, mais nous savons tous les trois que ce n'était qu'une simple tentative de diversion qui n'a pas marché. Pour preuve, je reste obstinément focalisé sur les silhouettes tendues devant moi. Sander pousse un soupir abattu, mais n'ajoute rien. Le silence retombe entre nous, le temps que les parlementations s'achèvent.
Le regard acéré de la vampire tombe de temps en temps sur notre groupe, ce qui déclenche la même réaction en chaîne que d'habitude dans mon corps. Ma colonne frémit lorsque sa voix profonde et vaguement épuisée porte jusqu'à moi. Ses prunelles noires ne s'arrêtent pas plus d'une seconde complète sur les miennes, mais cela suffit à me brûler jusqu'à la moelle.
C'est un supplice de ne pas pouvoir l'approcher. Un fléau que d'être autant attiré par elle.
Ma raison et ma chair se disputent constamment sur la nature de ce qui nous relie – est-ce un don ou une malédiction qui nous perdra l'un comme l'autre ? Je ne suis pas d'accord avec moi-même sur ce que j'éprouve ou sur ce que je voudrais éprouver, tout se mélange trop en moi pour que la réponse soit aussi nette. Cependant quand je la vois, quand je la revois enfin après tout ce temps, je comprends que mes interrogations sont reléguées au second plan. La lutte est vaine, elle n'aurait aucun sens. Ce qui se passe, ce qu'elle est, me désarçonne complètement.
Je réalise soudain, alors que je la regarde parler avec son père, que ce ne sont pas mes pouvoirs qui m'effraient le plus. C'est son pouvoir sur moi qui est ma plus grande menace.
Ou ma plus grande chance de bonheur...
Necahual quitte sa fille sur des paroles qui semblent avoir contrarié la jeune femme, et s'élance dans un boyau sombre afin de retourner à ses appartements, après nous avoir salués de la main. Le sous-sol se vide de plus en plus avec le départ du patriarche. Bientôt, il ne reste plus que notre trio et Eleuia, séparés par quelques mètres de distance. L'hybride observe un long moment le tunnel qu'a emprunté son père, un même pli de contrariété coupant encore son front. Elle hésite, ne semble pas savoir quoi faire. Sa tête se tourne deux fois vers nous, restés immobiles et tout aussi hésitants, puis c'est finalement vers nous qu'elle se dirige à pas mesurés.
— Garde ton calme, m'intime Sander dans un souffle. Surtout, garde ton calme.
Plus facile à dire qu'à faire ! À chaque nouveau centimètre comblé, je ressens une nouvelle décharge, proche d'une explosion, remonter ma poitrine. Je suis fébrile, autant à deux doigts de tomber dans les pommes à cause de l'émotion, que de la serrer dans mes bras pour ne plus jamais la lâcher.
La guerrière brune s'immobilise vingt secondes plus tard devant notre groupe, chargeant l'atmosphère d'une électricité lourde et orageuse. Notre amie commune s'empresse de se placer à ses côtés et d'engager la conversation sur les derniers événements qui nous ont conduits ici. Les quelques réponses qu'elle obtient sont laconiques et rapides. Eleuia les formule parfois même dans une autre langue – si je ne me trompe pas, celle qu'elles ont employé ensemble la dernière fois, le breton. Les deux jeunes femmes parlent vite et finissent par ne privilégier que cette langue inconnue, rallongeant ainsi leurs explications et discours.
— Tu devrais aller te changer et te reposer, reprend soudain normalement la blonde, une main compatissante sur le bras de son amie. Tu en as bien besoin.
— Dans une minute, oui, lui assure elle aussi l'hybride en anglais. J'ai une dernière chose à régler avant.
Avec lenteur, Eleuia se tourne vers Sander et moi, muets et rigides depuis tout à l'heure. Je retiens mon souffle lorsque son regard me percute. Elle m'inspecte de haut en bas, une lueur de défi brillant au fond de ses iris, et je me sens ruer dans les brancards au moment où elle effectue quelques pas vers moi. Son visage est aussi dur que la pierre, aussi lisse que le marbre. Avec ses vêtements sombres et déchirés, sa physionomie butée et intransigeante, elle m'apparaît comme une déesse vengeresse que l'on viendrait d'avoir outragé par quelque offense.
— Mon père m'a dit que ton entraînement se déroulait bien, mais qu'il devait rapidement passer à la vitesse supérieure, déclare-t-elle avec sècheresse. Il m'a dit aussi qu'on lui avait rapporté que tu étais doué au combat et à la course. Est-ce vrai ?
Le grand imbécile que je suis ouvre grand la bouche, déconcerté par sa volonté de me parler, de me poser des questions, mais aucun son n'en sort sur le moment. Le vide se fait dans mon esprit. Même ma voix interne est sous le choc, elle est tout aussi incapable que moi de former des syllabes convaincantes et sensées.
La jeune femme attend, ses bras toniques le long de ses flancs et ses jambes plantées fermement dans le sol, sans chercher à combler le silence gênant que je ne parviens pas à rompre moi-même. Son regard imperturbable reste focalisé sur mon visage stupéfié, ce qui remet mon rythme cardiaque sur « avance rapide ».
Parle, parle, parle. Dis quelque chose.
Après un moment à chercher des bribes de mots, à humidifier mes lèvres asséchées par la peur et l'excitation mêlées, je trouve enfin l'impulsion – et l'intelligence – nécessaire pour lui fournir une réponse sommaire et bégayante.
— O... Oui. C'est vrai.
Eleuia reste impassible, puis pivote vers nos acolytes interdits et cois, et s'adresse directement au berserker.
— Demain, à huit heures, je veux m'entretenir avec toi de ses aptitudes à la lutte et sur ses progrès de ces deux dernières semaines. Je veux savoir par quoi vous avez commencé, ce que tu lui as déjà enseigné et ce qu'il reste à voir.
— D'accord, acquiesce son interlocuteur, les yeux toujours ronds. Huit heures demain.
— L'as-tu déjà fait combattre contre un vampire ?
— N-non. J'ai préféré attendre pour cette étape. Je ne savais pas... qui prendre comme adversaire.
— Et de ton côté Gill ? As-tu mené tes leçons en augmentant d'un cran le niveau ces derniers temps ? lance la vampire en n'écoutant qu'à moitié les réponses hésitantes de mon guide.
— D'un cran intermédiaire, oui, lui répond l'interpellée plus calmement que ne l'a fait le géant. Je comptais aborder la distorsion de la matière cette semaine.
— Fais-le dès demain matin, indique la brune, ses yeux d'obsidienne replongés dans les miens. L'entraînement physique ne reprendra que l'après-midi.
— Très bien.
Eleuia acquiesce, puis elle poursuit la suite de la conversation avec Gillian en breton. Son ton est sec, plus autoritaire même qu'il y a une minute, cela dit la sorcière ne se démonte pas. Je crois que j'assiste à une joute verbale grinçante entre les deux.
Et devine qui en est le sujet principal...
— Ha na glask ket damantiñ dezhañ. Ret eo dezhañ deskiñ buanoc'h bremañ.
[— Et ne cherche pas à le ménager. Il doit apprendre plus vite à présent.]
— Kompren a ran... Met ne rin ket an traoù diwar e goust kennebeut.
[— Je comprends... Mais je ne ferai pas non plus les choses à ses dépens.]
— Ne m'eus ket goulennet ouzhit kement-se.
[— Je ne t'ai pas demandé cela.]
— Sur out?
[— Tu en es sûre ?]
La guerrière coule un regard en coin que son amie soutient une longue minute. Les deux femmes caractérielles s'affrontent du regard et semblent poursuivre leur mise au point mystérieuse en silence. C'est finalement Eleuia qui hoche la tête en retenant un soupir.
— Bien. Fais comme tu veux, abdique-t-elle devant la sorcière. Rendez-vous demain matin, Sander. Ne sois pas en retard.
— Je ne m'y risquerai pas...
L'hybride hoche une nouvelle fois la tête, me lance un dernier coup d'œil que je ne parviens pas à déchiffrer, puis fait demi-tour et s'éloigne de nous. Je ressens autant de soulagement que de douleur à la voir partir ainsi et cela réactive un de mes fameux maux de crâne aux pulsations violentes.
— Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris ce qui vient de se passer..., lance Sander dans un souffle, son regard bloqué, à notre instar, sur le corps mouvant de la vampire.
— Avec Eleuia, difficile de savoir.
L'homme-montagne et moi glissons nos orbes interrogateurs de son côté. La blonde observe toujours le sillage de son amie, l'éclat de ses émeraudes de plus en plus songeur et lointain.
— Après tout, dit-elle pour finir sa pensée, il peut tout aussi bien s'agir d'une catastrophe que d'une bénédiction...
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