Chapitre 11
L'intensité de cette première semaine d'immersion m'a laissé sur les rotules et le cerveau rendu à l'état de bouillie, dès deux heures de l'après-midi. Mes journées commencent tôt pour se finir tard, accompagnées d'un nombre incalculable de données et d'informations sur le monde surnaturel et leurs êtres. J'ai d'abord commencé mon tour d'horizon avec les berserkers, je me suis familiarisé avec leurs anciennes coutumes et croyances nordiques. Puis je me suis consacré à leur mode de pensée et d'action qui n'est pas sans rappeler la fidélité et la dangerosité des loups. Ensuite, j'en ai un peu plus appris sur les sorcières et sorciers et ai même été témoin de certaines pratiques, par exemple un retour de vitalité chez un chêne, ou la manipulation d'une tempête et de la pluie.
D'un autre côté, Sander prend grand plaisir à me faire monter sur le ring et m'apprendre, entre deux-trois coups bien sentis, à me défendre et à développer ma force et mes instincts.
Deux de ses amis proches nous ont d'ailleurs rejoints lors de mon troisième jour entre ces murs. Elias et Reun, respectivement sorcier et hybride mi-berserker mi-humain, participent à certaines de mes leçons en tant qu'intervenants extérieurs. Le feeling n'est pas tout de suite passé entre nous – notre appréhension mutuelle nous a bloqués dans un premier temps pour sympathiser –, mais ma perpétuelle envie de mieux comprendre ceux qui m'entourent et leur désir de m'apprendre leur parcours personnel ont fini par briser la glace.
Et ce matin, tandis que nous prenons notre petit-déjeuner au réfectoire – un de nos nombreux rituels, à nous autres, hommes de notre groupe –, la discussion porte sur la guerre des Boers, durant laquelle Elias a affronté, en tant que membre de l'armée britannique, les fermiers africains blancs du sud du continent, entre 1899 et 1902. Très vite toutefois, alors que le sorcier nous relatait en détail les raisons qui ont poussé les troupes de Sa Majesté à la riposte, Reun et Sander se sont immiscés dans son discours, à grand renfort de contre-arguments. Une querelle, vieille de plusieurs décennies déjà, a donc éclaté entre eux, les uns rappelant l'usage de la politique de la terre brûlée* des britanniques et ses déplorables conséquences, l'autre assurant le bon droit anglais à mettre tout en œuvre pour se défendre et remporter la victoire finale, encore très controversée aujourd'hui.
Assis, le dos enfoncé contre ma chaise et une tasse fumante à la main, j'écoute leurs échanges tantôt houleux, tantôt railleurs, et souris par-devers moi. À les entendre chahuter et user de grands gestes pour appuyer leurs dires, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'ils agiraient tout aussi puérilement s'ils polémiquaient autour d'un match de foot... Le sujet du jour a beau être plus sérieux, leur attitude boudeuse et irritée n'est pas sans rappeler celle de ces fans de sport incapables d'admettre la défaite de leur équipe préférée.
— Qu'est-ce qui vous arrive les garçons ? On vous entend depuis le couloir est.
Vêtue d'une longue robe sombre qui lui tombe jusqu'aux pieds – son vêtement de prédilection, si j'ai bien compris, à force de la voir habillée ainsi –, Gillian nous observe tour à tour depuis l'extrémité de la table. Un fin sourire pare son visage avenant et séraphique. Ses longs cheveux de blé balayent son dos à chaque oscillation de sa tête et miroitent sous les puits de lumière dorée issus du plafond.
— Salut, Gillian ! l'apostrophe Reun avec un signe de la main. Comment vas-tu ce matin ?
— Bien, merci. Quel était le sujet de votre conversation avant que je vous interrompe ?
— La guérilla des Boers, lui répond Elias dans un marmonnement contrarié.
Je lève les yeux au ciel devant cette réplique et les sourires fiers des berserkers en face de moi. L'arrivée de la sorcière sonne la fin de leur affrontement et l'impossibilité pour Elias de surenchérir une dernière fois. Cependant, cela ne le retient pas d'adresser un regard noir à Reun et Sander ainsi que quelques mots dans une langue aux intonations rudes.
— Hé ho, restons polis ! s'indigne en anglais l'homme-montagne, les sourcils froncés.
Elias croise les bras sur son torse, un rictus torve aux lèvres. Les deux combattants grognent dans sa direction, en guise d'avertissement.
— Tu vas voir la raclée qu'elles vont te mettre, les chiffes-molles, lui promet Reun, le regard perçant et décidé.
— Désolée par avance de vous décevoir, mais Allan et moi ne pourrons pas assister à la suite de ce combat de coqs pourtant si prometteuse, nous avertit soudain la sorcière sur un ton flegmatique, sans doute blasée et indifférente à leurs gentilles prises de bec.
Je réfrène mon éclat de rire et me tourne, interrogateur, à l'instar de mes compagnons, vers la jeune blonde.
— Tu veux avancer la leçon de la matinée, Gillian ? lui demandé-je après une seconde de flottement.
— Non, ce n'est pas ça. Si je suis venue ici, c'est pour te prévenir que Necahual voudrait s'entretenir avec toi ce matin.
— Oh !
Je ne l'avais vraiment pas vu venir. Le chef et moi étions censés nous voir le lendemain de mon arrivée, mais des affaires urgentes – dont, je soupçonne, le départ précipité de sa fille – l'ont retenu et empêché de nous rencontrer. D'après Gillian et Sander, Necahual était en déplacement ces derniers jours, je ne savais donc pas qu'il était rentré.
— Il veut me voir tout de suite ? lancé-je en proie à un stress soudain, à deux doigts de bondir de ma chaise.
— Si tu as terminé ton petit-déjeuner, je peux te conduire jusqu'à ses appartements, m'informe la jeune femme.
— Oui, bien sûr ! Allons-y.
Je me lève, m'époussette afin d'ôter toute miette de ma chemise couleur crème et vérifie aussi qu'aucune tache disgracieuse ne souille mes vêtements. Rassuré sur ce point, je salue mes amis et suis Gillian en dehors de la salle à manger.
— Détends-toi, Allan, me conseille-t-elle après s'être un peu éloignée de la porte derrière nous. Tu n'as pas à avoir peur.
— J'ai surtout le trac, confié-je en triturant le bouton défait de mon col.
— Pourquoi cela ? Necahual t'a pourtant fait bonne impression lors de votre première rencontre.
— Oui, évidemment, là n'est pas le problème. C'est juste que...
J'hésite à poursuivre, peu sûr du choix de mes mots. La sorcière s'interrompt dans sa marche et pivote vers moi, l'air prête à tout entendre.
— Je... Je suis un peu nerveux parce que je ne veux surtout pas le décevoir et lui faire mauvaise impression, chuchoté-je enfin, les yeux baissés sur le sol le temps de faire mon aveu.
— Tu ne le décevras pas, Allan. Ni aucun d'entre nous.
Sa main tiède passe sur mon bras à ces mots.
— Je ne le supporterais pas si c'était le cas.
C'est la vérité. J'ai beau ne pas toujours être satisfait de mon nouveau sort, je suis reconnaissant à Necahual de m'avoir offert un toit sur la tête et des guides aussi extraordinaires pour m'aider. Je ne remercierai jamais assez Sander et Gillian pour leur gentillesse et leur confiance en moi. Tous acceptent celui que je suis et composent avec. Moi qui me suis toujours considéré en marge des autres – et à raison, je le sais aujourd'hui – je ne pensais vraiment pas avoir la chance de faire la connaissance de personnes aussi proches de moi. Et petit à petit, je me prends à espérer que la famille qu'ils forment tous ensemble devienne ma famille un jour ou l'autre...
Il serait toutefois plus judicieux et sage de ne pas mettre la charrue avant les bœufs. Rien ne me dit encore que je serai accepté, et pleinement accepté, dans ce domaine et par mes autres congénères. J'ai mes preuves à faire, même si je ne suis pas sûr de bien savoir à quoi correspondent ces preuves en question...
— Tu réfléchis parfois beaucoup trop, Allan, sourit Gillian, avec une lueur de compassion au fond des yeux cependant.
— Oui... Je suis un peu trop cérébral pour mon bien, dis-je, mi-sérieux, mi-moqueur.
Elle rit, puis entreprend de gravir les marches d'un escalier en colimaçon. Je ne suis jamais venu dans cette partie du manoir. D'après les explications de Sander, elle comporte quelques chambres, exclusivement réservées aux proches de Necahual ou à ses invités ponctuels ; deux bureaux, une immense bibliothèque privée, ainsi qu'une salle d'entraînement tout aussi spacieuse.
Vu la quiétude sur le palier où nous atterrissons, je suppose que nous émergeons directement dans la partie dortoir de ces appartements. Dans ce couloir, huit portes se font face sur deux rangées, avant qu'un coude apparaisse au fond, à droite, menant à une seconde partie éclairée par plusieurs appliques.
— Necahual se trouve dans son bureau, m'informe la sorcière en me désignant le corridor de droite donc.
Je lui emboîte le pas. L'écho de nos pas résonne contre la pierre, nos ombres difformes sont projetées sur quelque paroi alentour. Afin d'oublier mon trac, j'inspecte les éléments à ma portée, les appliques, les portes, la roche... Je m'en désintéresse bien vite cependant, ne découvrant rien de neuf comparé aux autres ailes du domaine. Les aménagements et matériaux utilisés, bien que beaux et anciens, sont les mêmes ; ça ne parvient pas à distraire mon esprit.
Tu devrais apprendre à te détendre, Allan. Et à ne pas te stresser pour des choses futiles.
Je bredouille entre mes lèvres, contrarié. Ce n'est pas futile de craindre que l'hôte de mon nouveau lieu de vie ne m'apprécie pas. Ce n'est pas non plus futile d'avoir peur que ce même hôte me reproche tout spécialement le départ de sa fille unique, par exemple.
Necahual ne ferait jamais ça. Il sait ce qui se passe.
Ça n'a pourtant pas empêché Eleuia de me détester à mort et de fuir loin de moi.
Curieusement, ma voix intérieure n'a rien à répliquer à ma nouvelle estocade. J'aurais pu me réjouir d'avoir réussi à lui rabattre un peu le caquet, mais non. Pas quand il s'agit d'Eleuia. À ce sujet, ma voix et moi trouvons un accord commun dans la déprime.
— Nous y voilà !
Je redresse le nez et me raccroche à l'instant présent en découvrant Gillian devant une large plaque de bois ouvré. Un sourire rassurant aux lèvres, ma guide me désigne la porte avec un coup d'épaule.
— Après avoir frappé, tu peux entrer directement. Il t'attend.
Je hoche la tête et ravale le plus discrètement possible ma salive. Peine perdue : alors qu'elle passe à mon côté pour repartir, Gillian presse sa main sur le haut de mon bras, son regard confiant plongé dans le mien.
— Tout va très bien se passer, Allan. Tu sauras retrouver ton chemin jusqu'à l'aile sud, d'ici ?
À nouveau, j'acquiesce sans prononcer un mot. Ses lèvres tressautent une dernière fois avant qu'elle pivote et reparte en sens inverse.
Le souffle un peu court, je dresse mon poing fermé à hauteur de ma tête, désireux de grapiller quelques précieuses secondes de latence. Je respire profondément par la bouche et laisse enfin aller ma main sur le battant rugueux. La voix assourdie de Necahual me prie d'entrer au moment où j'actionne la poignée.
— Merci d'être venu jusqu'à moi, Allan ! Et bienvenue dans mes quartiers ! m'accueille-t-il avec un sourire affable.
Son corps trapu se relève derrière un large bureau croulant sous des manuscrits et documents en tout genre. Mes yeux errent sur les murs de cette grande pièce, découvrent quelques tableaux décrivant certains mythes et légendes folklores, comme une copie de l'œuvre de Füssli**, et des étagères solides remplies à craquer.
J'avance ensuite jusqu'au chef de clan et serre la main qu'il me tend.
— Bonjour, Necahual.
— Comment allez-vous, mon jeune ami ? Commencez-vous à avoir de bons repères dans le manoir et à vous sentir plus à l'aise ?
Sa sollicitude restée intacte tout comme le regard posé et serein qu'il pose sur moi me soulagent grandement. S'il avait eu des reproches à me faire, il n'aurait pas engagé la conversation de manière aussi courtoise et avenante.
— Ça peut aller, oui. Les choses se mettent en place petit à petit. J'ai la chance d'avoir des enseignants extraordinaires pour ce faire, lui assuré-je en pensant à Gillian et Sander, mes deux piliers depuis mon arrivée.
— Fort bien, fort bien ! Je suis ravi d'entendre cela. Je savais bien que ces deux guides allaient vous plaire.
— Vous n'auriez pas pu mieux choisir, je pense, confirmé-je avec un sourire. Ils sont... très patients et encourageants avec moi. Merci beaucoup.
— Mais je vous en prie, Allan. Je ne sais pas qui de vous ou de moi est le plus satisfait de cette situation, rigole-t-il en me tapotant l'épaule.
Son bras me fait tourner sur moi-même tandis qu'il m'invite à aller s'asseoir sur des fauteuils en cuir installés sous une fenêtre à larges carreaux de verre. Tandis que je m'installe, Necahual me propose à boire, sollicitation que je décline avec politesse.
D'un pas fluide, le patriarche me rejoint et s'assoit en face de moi, sa tête et son dos confortablement enfoncés dans le dossier.
— Vous vouliez me voir pour une raison précise, Monsieur ? me risqué-je à demander après un court silence.
Même si l'amorce de notre discussion s'est bien passée, je reste tracassé par mon idée première que quelque chose pose problème à Necahual.
— S'il vous plaît, pas de Monsieur entre nous, je préfèrerais que vous m'appeliez par mon prénom. Et pour répondre à votre question, je tenais surtout à m'assurer que vous ne rencontrez pas de difficultés majeures ici. J'aurais voulu le faire plus tôt, mais...
Il s'interrompt sur la fin, le regard un peu vague, puis porte une tasse de thé à ses lèvres. Je lui laisse un instant de répit, devinant sans peine qu'il n'est pas disposé à me parler des « affaires » qui le retenaient ailleurs. Je dois me mordre un peu la langue pour m'empêcher d'aborder le sujet d'Eleuia.
Mais toi et moi savons très bien que nous ne tiendrons pas indéfiniment sans en parler.
Je refoule un soupir, désespéré par avance par ma ténacité à me flageller. En face de moi, mon hôte pose son breuvage sur la table basse qui nous sépare et m'adresse un sourire cordial, néanmoins crispé par son air préoccupé.
— Dites-moi Allan, quelles sont vos leçons préférées pour le moment ?
— Je dirais peut-être celles sur le contrôle des éléments avec Gillian, réponds-je après réflexion. Ou peut-être les tests de vitesse que me fait faire Sander tous les jours.
— Les tests de vitesse, vraiment ? Je n'aurais pas eu idée de répondre cela.
— C'est surtout les sensations que la course me procure qui me plaisent, précisé-je, l'esprit un instant transporté par les images de mes muscles bandés, du vent soufflant sur mon visage. Dès que je me mets à courir, j'ai la sensation que plus rien ne peut m'arrêter. Que le monde, la vie, et même mon esprit n'ont plus d'emprise sur moi. Je les sème enfin...
Lorsque mes pieds redoublent de vélocité, ma tête se vide, et la seule chose qui importe est de réussir à aller encore plus vite. Dépasser mes limites, me sentir aussi léger que l'air, croire que plus rien ne me retient... c'est là le meilleur moyen pour moi d'éprouver ma liberté. Elle se dérobe à moi sinon. Et tout prétexte pour la ressentir à nouveau est le bienvenu ; là-dessus, l'entraînement de Sander est une bénédiction.
— Ces sensations doivent être décuplées à mesure que les jours passent, remarque la voix calme de mon hôte. Plus vous vous exercez, plus vous devenez rapide, au point de bientôt pouvoir égaler un berserker ou un vampire, je pense.
— Ah oui ?
— Il n'y a pas que l'effort physique qui vous permet de progresser, il y a aussi l'énergie et le plaisir que vous mettez dedans. Les effets de ces éléments-ci sont évidemment plus forts et remarquables pour des êtres de notre constitution. C'est ce pourquoi je suis convaincu que dans quelques temps, vous pourrez défier sans problème l'un de nos compagnons à la course, rajoute-t-il avec un clin d'œil joueur.
À cette suggestion, le visage de Conrad s'impose à moi. Ce vampire un peu trop hautain et sûr de lui m'a fait mauvaise impression dès nos premiers échanges. En plus de cela, il semble développer une véritable inimitié à mon encontre, sans que je n'aie pourtant rien fait pour qu'il me condamne si vite. Une sorte de duel qui nous opposerait de manière cadrée ne serait peut-être pas une si mauvaise idée... Cela nous défoulerait l'un l'autre pour commencer. Et la perspective de lui faire mordre la poussière me ravit secrètement et stimule mon nouveau sens aiguisé de la compétition.
Un petit sourire satisfait monte sur mes traits, cependant je ne parviens pas à le dissimuler à l'œil vif de Necahual. Ce dernier penche la tête sur le côté, un rictus un peu semblable au mien commençant à faire son apparition.
— Je crois comprendre que mon idée vous plaît assez. Je serais curieux de savoir à quel concurrent potentiel vous êtes en train de penser.
Je rougis un peu, gêné d'avoir été pris la main dans le sac. Je hausse avec une fausse nonchalance mes épaules et prie en silence pour qu'il ne s'étende pas sur le sujet. Un éclat de rire lui échappe, mais il n'insiste pas, à mon grand soulagement.
— Et comment se passent vos cours plus théoriques ? Y trouvez-vous aussi votre compte ?
— Oui, ces leçons sont riches et fascinantes ! Parfois aussi, un peu effrayantes, je dois bien l'admettre, complété-je avec embarras, mais ça reste passionnant.
— J'ai cru entendre que votre enseignement a débuté sur la question des sorciers et berserkers. Avez-vous pu vous pencher sur les incubes, les sirènes et les vampires ?
— Hier, nous avons évoqué les sirènes et les incubes/succubes et revu leurs performances, confirmé-je. Pour ce qui est des vampires, vos explications ont été complétées il y a quelques jours. Mais j'ai encore beaucoup à apprendre, j'en suis certain.
— Et d'un point de vue plus pratique, avez-vous testé vos affinités avec ces espèces, si affinités il y a ?
— Non, pas pour l'instant, admets-je en secouant la tête. Sander et Gillian ne voulaient pas... précipiter les choses, ce que j'ai trouvé judicieux euh... Je veux dire enfin, que je ne suis ici que depuis une semaine, donc...
— Oui, bien sûr, bien sûr ! Ne vous en faites pas, Allan, ce n'étaient pas là des reproches que je vous adressais ! Nos amis font un formidable travail avec vous, nous sommes tout à fait d'accord là-dessus, vous et moi.
— Oh très bien, parfait, lâché-je avec soulagement après avoir eu peur un instant de l'avoir déçu.
— Je pense juste qu'il serait avisé d'organiser dans les semaines à venir une rencontre avec une sirène et un incube de ma connaissance. Ainsi, vous pourriez en apprendre plus à leur sujet, « directement à la source » si je puis dire, et pourquoi pas vous entraîner avec eux.
— Oh ! Oui, oui, c'est vrai que c'est une bonne idée.
Cette proposition me prend un peu de court, je ne m'y attendais pas. Certes, elle est séduisante car il ne peut y avoir meilleurs professeurs que des représentants directs de ces deux espèces ; ils sauront avec certitude de quoi ils parlent et me guider en conséquence. Cependant, si l'idée de rencontrer une sirène ne me déplaît pas, j'ai quelques difficultés à me défaire de ma première impression plutôt négative quant aux incubes. Pour l'instant, je ne vois en eux que des êtres libidineux et trop caractériels et charismatiques pour le bien d'autrui. J'ai quelques semaines devant moi donc pour apprivoiser mes mauvaises idées reçues...
— Je vais m'occuper de cela le plus vite possible, promet Necahual, content d'avoir pu m'exposer ses plans.
— Et... l'apprentissage côté vampire ? ne puis-je m'empêcher de lancer. Vous avez une idée pour parfaire cet enseignement-là ?
Le cœur battant, je fixe le chef de clan dans l'attente de sa réponse, dévoilant implicitement – mais efficacement – les arrières pensées que j'avais à ce sujet. Necahual m'observe lui aussi, à l'écoute sans doute de mes pulsations cardiaques anarchiques. On dirait un jeune adolescent en plein émoi amoureux, désespéré d'entendre le père de la jeune fille lui donner l'autorisation de sortir avec cette dernière, ou quelque chose d'approchant.
Je pourrais en avoir honte, je devrais sans doute même, cependant l'autre partie qui me contrôle n'en a rien à faire de la honte et reste concentrée sur l'expression du patriarche, à l'affût du moindre signe pouvant nourrir son espoir ou le réduire à néant.
Avec lenteur, Necahual se lève, passe derrière son siège et se poste sous les rayons plus chauds du soleil. Sans le vouloir, j'arrête de respirer et plante mes doigts dans les accoudoirs, inquiet et impatient d'obtenir ce que je guette. Les mains croisées dans le dos, l'homme aux cheveux gris reprend la parole sur un ton lointain.
— Je travaille aussi sur ce point, Allan. J'y travaille dur...
Il fait volte-face et croise mon regard brûlant et alerte.
— Mais je n'ai pas encore tout à fait obtenu gain de cause, se désole-t-il, avec un coup d'œil entendu. Cela va demander encore un peu de temps et de patience...
Conclusion : la seule vampire que je convoite de revoir ne veut pas encore m'affronter. Elle n'est pas non plus disposée à devenir l'un de mes professeurs, comme je le souhaiterais tant. Si je me laissais aller, je hurlerais à pleins poumons ma colère et casserais un ou deux meubles présents dans la pièce. Au lieu de cela, je ne fais que légèrement égratigner le cuir souple sous mes ongles – ce que Necahual et moi faisons semblant de ne pas remarquer – puis me lève à mon tour de mon séant.
— Si jamais vous aviez du nouveau à ce propos dans les jours ou les semaines qui suivent..., débuté-je, la gorge asséchée par la détresse.
— Je vous préviendrais sur-le-champ, termine mon hôte à ma place en opinant du chef.
J'acquiesce à mon tour, les yeux dans le vague. Patience, donc...
— Et comment trouvez-vous... ?
L'intervention de Necahual est coupée par la sonnerie du téléphone sur le bureau. Après un mot d'excuse à mon intention, mon hôte se lève et décroche l'appareil.
— Allô ? Oh, c'est toi...
Ses prunelles sombres se déportent une seconde sur ma personne avant de s'en détourner, mais mon corps a compris. Il s'échauffe et se tend bien malgré moi. C'est Eleuia à l'autre bout du fil.
— Calme-toi, je te prie, je comprends à peine ce que tu dis ! s'exclame l'homme, les sourcils froncés. Reprends depuis le début.
Un bourdonnement indistinct répond à son exigence et la frustration me gagne à nouveau. Je n'arrive pas à l'entendre... J'ai beau tendre l'oreille, je n'y arrive pas. Il n'y a que les bribes de phrases de Necahual face à moi qui me parviennent, mais elles ne me sont pas plus intelligibles que ça.
— Gijia, arrête de t'énerver. Ça ne changera rien...
Un flot continu de sons réagit à ces mots, ce qui pousse mon vis-à-vis à resserrer ses doigts sur le combiné.
— Tu dois te reprendre ! Je te rappelle que ton rôle n'est pas de venger les morts, mais de défendre les vivants !
La voix dure de Necahual tonne et déclenche un frisson d'appréhension sur ma peau. Je ne l'avais jamais vu s'énerver ainsi. Le léger sursaut que j'émets lorsqu'il plaque une main colérique sur le bureau attire son attention sur moi. Le regard assombri, il me scrute une longue seconde avant de demander à son interlocutrice de patienter.
— Je suis désolé, mon ami, formule-t-il à mon adresse en couvrant le téléphone, mais nous allons devoir remettre cette fin de conversation à plus tard. J'ai... de nouvelles affaires à régler.
— Oui, je... m'en vais tout de suite.
Je me redresse, l'esprit confus, et me dirige vers la sortie avec une dernière œillade pour le patriarche. Il m'observe partir, tandis que ses lèvres forment des mots rapides et dans une autre langue pour sa fille. Je referme la porte derrière moi, le son étouffé de cette étrange conversation résonnant encore à mes oreilles, et m'affale contre le bois frais. Bon sang ! Mes doigts tremblent et mes pensées partent dans tous les sens tant je suis chamboulé. Qu'avait Eleuia, pourquoi était-elle si remontée ? Et qu'a voulu dire son père à propos de son rôle ? Quand il a dit qu'elle devait défendre les vivants et non pas les morts ? Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire... ?
Ma main s'égare dans mes cheveux et tire avec nervosité sur quelques mèches. Je suis à cran.
Et dire que la journée ne fait que commencer.
Et dire que c'était elle à l'autre bout du fil...
Je souffle un bon coup. Je me force ensuite à m'éloigner de la porte et entreprends quelques pas dans le couloir. Ma tête tourne plusieurs fois en direction du bureau de Necahual sans que je ne puisse m'en empêcher. Un épais mystère enveloppe cette pièce... Et tout mon être meurt d'envie de le découvrir.
*Politique de la terre brûlée = Tactique martiale consistant à détruire ressources, moyens de productions, habitations, infrastructures, etc. de manière à les rendre inutilisables par l'adversaire. Elle préconise aussi, dans le cas présent, de couper la guérilla de la population civile en internant cette dernière dans des camps de concentration.
**Référence au Cauchemar (1781)
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