Chapitre 10
— Wow... Cette pièce est immense !
Mon exclamation hallucinée résonne contre les parois de la salle d'entraînement, dans laquelle Gillian et Sander m'ont entraîné à la fin de notre petit-déjeuner. Ils ont insisté pour me mener dans cette partie du domaine, et jusqu'ici je ne regrette pas leur initiative. Nez levé, j'admire tantôt la hauteur sous plafond, tantôt l'armada d'équipements de guerre en tout genre, allant, par exemple, des poignards aiguisés aux gros calibres massifs. Plusieurs cibles sont disposées dans un encastrement, rangées selon leurs fonctions (tir à l'arc ou tir standard), leurs tailles, leurs formats, etc.
Un vaste espace est dédié à l'entraînement physique et musculaire, muni entre autres d'un cheval d'arçon, de barres d'élévation et de gainage, de poutres, de tremplins, et d'appareils à charges. Tout a été pensé pour développer la force et la puissance physiques des habitants de ce domaine.
Et au milieu de cet ensemble hétéroclite, un vrai ring de boxe, à la gauche duquel se trouve une myriade de mannequins de combat à taille humaine.
— Le parcours du combattant se trouve dans une autre salle d'entraînement, m'informe Gillian, installée sur un banc en bois. Il a été conçu par nos soins afin de nous endurcir au mieux et de développer nos réflexes.
— On ira y faire un tour un de ces quatre, m'assure à son tour Sander alors qu'il monte sur le ring.
— C'est impressionnant !
Contemplatif, je m'arrête devant une gigantesque armoire aux finitions travaillées, et me permets de l'ouvrir afin d'apprécier son contenu. Accrochés à des pointes ou suspendus à des crochets, se trouvent un bon nombre d'arbalètes, d'arcs et de flèches redoutables, ainsi qu'un nécessaire de cordes robustes pour remplacer celles qui seraient usées sur les armes.
— Tout le monde ici s'entraîne donc au combat ? demandé-je en effleurant du bout des doigts la branche supérieure ouvragée d'un des arcs.
— Tout le monde, sans exception. Nous n'avons pas tous les mêmes facultés innées dans le maniement des armes ou pour le corps-à-corps, m'explique posément la sorcière. Après tout, nous ne sommes pas tous berserkers ou vampires dont la force physique est naturellement supérieure aux autres espèces.
— Tout le monde ne peut pas naître incroyablement doué et fantastique, glisse Sander avec malice.
Je me retourne à temps vers eux pour voir Gillian le foudroyer sur place – pour la centième fois peut-être depuis que je les connais. Je ravale in extremis mon sourire d'amusement lorsque la jeune femme pivote ses prunelles vertes vers moi.
— Les sorciers sont ceux ayant le plus de lacunes et de difficultés pour combattre. C'est ce qui nous a poussés à nous rechercher des combattants plus expérimentés lors de nos anciennes guerres, comme je te l'ai appris tout à l'heure. C'est ce qui a failli nous coûter la vie plus d'une fois...
Elle pousse un soupir et pince un peu les lèvres, affectée par cette « fragilité » inhérente à sa condition.
— Nous avons appris de nos faiblesses et apprenons chaque jour à nous améliorer avec le concours de nos « professeurs », aussi imbus soient-ils de leur personne.
Gillian coule un regard entendu vers le guerrier bien ancré sur ses pieds, ce qui lui vaut un sourire tordu et un clin d'œil espiègle en échange.
— Il faut dire aussi que depuis qu'une accalmie s'est instaurée avec vos anciens ennemis vous avez moyen de vous entraîner bien tranquillement sans être déconcentrés par un nouveau conflit, se moque le brun en croisant le regard de son amie. Tiens, en parlant d'accalmie ! Ça me fait penser que nous n'avons pas terminé de raconter l'histoire des vampires et sorciers.
Sander jette un coup d'œil faussement innocent à la jolie blonde qui se renfrogne davantage devant son entourloupe roublarde.
— Tu es vraiment..., commence à s'énerver la sorcière, le bas du visage coloré, avant qu'elle soit interrompue.
— Maintenant que nous sommes dans un lieu plus tranquille et qu'il paraît évident qu'on n'y coupera pas après ce qui s'est passé dans la salle à manger, finissons donc cette discussion.
Il s'écoule une longue seconde durant laquelle mes deux compagnons se jaugent du regard, des avertissements et des reproches dilatant leurs pupilles.
— Très bien, cède enfin Gillian. Mais si elle apprend d'une manière ou d'une autre ce que je lui ai dit, ajoute-t-elle avec un regard dans ma direction, je la préviendrai que c'est de ta faute.
— Je prends le risque, lui répond le jeune homme non sans contracter inconsciemment sa mâchoire.
Peu convaincue par son air sûr de lui, la sorcière le jauge une dernière fois avant de hausser les épaules et se tourner vers moi.
— Si un armistice a été décrété entre vampires et sorciers, c'est parce qu'Eleuia était là.
Un tressaillement me saisit comme toujours lorsque son nom est prononcé, mais je tente de ne rien laisser paraître et décide d'aller m'asseoir aux côtés de mon interlocutrice.
— Comment ça ?
Elle me regarde m'installer en silence, l'expression de son visage investie par ses réminiscences.
— Pendant cette guerre et cette dernière année de combat, Eleuia faisait partie du clan des vampires. Ils étaient venus prêter main forte à leurs amis qui cherchaient à nous décimer. Et Eleuia a su se distinguer sur le champ de bataille. Son âge et ses expériences passées faisaient – et font toujours d'ailleurs – d'elle une guerrière puissante. Redoutable. Plus mortelle que certains de ses congénères censés être plus forts et massifs.
Ma tête dodeline toute seule, d'accord avec ces propos élogieux sur la jeune femme. À notre première rencontre, j'avais déjà senti cette puissance destructrice en elle.
— Elle a fait de très nombreuses victimes sur son passage, qu'elles soient sorciers ou berserkers. Elle avait déjà croisé le fer avec ces derniers dans d'autres contrées que la nôtre, le sortilège d'éveil s'étant largement répandu à d'autres clans, cela va de soi. Mais...
Gillian s'arrête une seconde, le regard soudain un peu fuyant, et cette attitude met aussitôt le feu aux poudres.
— Mais quoi ? réclamé-je qu'elle poursuive, mes doigts recourbés sous le banc, comme pour me retenir.
— Mais notre assemblée était davantage composée de berserkers. Et ils étaient hors de contrôle.
— Qu'est-ce que ça implique ? exigé-je sur un ton sec et aigre. Qu'ont-ils fait ?
J'ajoute cette question tout en me tournant vers Sander. Ce dernier m'observe sans rien dire, ses bras musculeux croisés sur le torse.
— Ils étaient à six contre elle, me répond la sorcière. Ils avaient réussi à l'isoler du reste des combattants, à force d'attaques à répétition. Ils se sont dirigés vers un vallon hors de notre portée et de notre vue à tous.
Oubliant ma tentative de rester immobile, je bondis sur mes pieds, à un cheveu d'exploser pour de bon.
— Et ? lâché-je entre mes dents serrées.
— Eleuia a été grièvement blessée. Lorsque les berserkers l'ont abandonnée, elle était dans un état déplorable. Ils l'ont laissée pour morte...
Cette fois, mon pied envoie valdinguer au loin une caisse en ferraille qui se trouvait là et dont la course finit contre le mur opposé, cabossée et déformée de toutes parts. J'entends Gillian retenir son souffle alors que je fonce sur la silhouette trop calme de Sander.
— Tu y étais, n'est-ce pas ? Tu lui as fait du mal ? hurlé-je à sa face dès que j'arrive à sa hauteur. Tu t'es comporté comme la bête sauvage que tu es et tu l'as massacrée avec tes frères, c'est ça ?
Mais l'homme-montagne reste stoïque et droit dans ses bottes, sans jamais dévier de mon regard fou, ce qui me met encore plus en rage.
— Si tu as touché à un seul de ses cheveux, je te jure que je vais te...
— Allan !
Le corps tendu de Gillian se poste juste à côté de celui de Sander, mais celui-ci l'empêche d'intervenir.
— Laisse-le, Gilly. Il faut que ça sorte.
— Quoi ? Mais qu'est-ce que tu racontes ?
Le géant fait un geste de la main pour la faire taire et l'éloigner, tandis que son autre main me fait signe d'approcher.
— Vas-y, montre ce que tu sais faire..., souffle-t-il tout bas.
Hors de moi, je plonge en avant et essaie de l'attraper à la gorge, mais le berserker est bien plus fort et habile. Son bras se tend, intercepte mon propre membre pour l'abaisser sèchement, puis son buste dévie sur le côté afin d'éviter ma nouvelle attaque aveugle. J'envoie mes poings à tout va, ulcéré à chaque fois qu'ils loupent leur cible. Je ne vois plus rien, n'entends plus rien. Je ne suis que colère et hargne... jusqu'à ce que Sander me fasse une clef de bras pour me contenir.
— Calme-toi, Allan. Et reprends-toi !
Je cille plusieurs fois en effaçant progressivement mon attitude belliqueuse de mes muscles et mes tendons, puis fais un pas en arrière. Sander me relâche et pose ses orbes sérieux sur ma personne quand je lui fais à nouveau face. Mon souffle est haletant alors que je regarde mes mains, incrédule.
— Mais qu'est-ce qui m'a pris ? Bon sang ! Qu'est-ce que j'ai essayé de faire ?
Te battre.
J'écarquille les yeux et sens quelques frémissements remonter mon dos.
— Je ne me comprends pas... Je... Je suis désolé, lancé-je en avisant tour à tour mes compagnons. Sander, je suis vraiment désolé. Je ne sais pas ce qui m'a pris.
Mon guide hoche la tête puis déclare :
— Je ne t'en veux pas, Allan. Ce n'est pas grave. J'avais envie de voir jusqu'où tu pouvais aller...
— J'ai été une expérience pour toi ?
— En un sens, acquiesce-t-il. Mais sache tout de même que non, je n'étais pas dans le groupe qui a attaqué Eleuia. Je n'ai fait mon apparition que plus tard, comme tous les autres.
J'opine moi aussi du chef dès lors qu'il ajoute cette précision rassurante. Je repars ensuite en direction du banc, l'esprit et le cœur en vrac.
Avec sollicitude, la blonde pose sa main sur mon épaule et la serre, un sourire d'encouragement sur les lèvres. Je détourne le regard, dépassé une nouvelle fois par cette nature d'hybride instable. Et dire que je ne suis pas encore au bout de mes peines...
— Tu voudrais bien continuer ton récit malgré tout, Gillian ? osé-je quémander de ma voix la plus douce et tranquille. J'ai... besoin de savoir.
— Bien sûr, affirme-t-elle avec une autre pression sur mon épaule.
La sorcière se détache de moi après cela, puis racle sa gorge pour éclaircir sa voix.
— Après que ses opposants sont partis, Eleuia a réussi à se traîner en dehors du ravin et a rejoint un arbre, un frêne bicentenaire qui était sur le déclin. Elle s'y est affaissée, ses forces la quittant et le sang coulant sur le sol. Et alors qu'elle attendait la mort, incapable d'aller chercher de l'aide dans son état et convaincue qu'il était trop tard, une chose étrange s'est produite sous ce frêne.
Le cœur lourd la seconde d'avant, je me sens d'un coup plus serein devant le sourire mystérieux de Gillian.
— Le sang qui s'échappait des plaies béantes d'Eleuia a « nourri » l'arbre en le recueillant. L'énergie, la force qui sont inscrites dans les veines de notre amie ont permis au frêne de recouvrer lui aussi un peu plus d'ardeur. Et la nouvelle énergie qui s'est mélangée à l'ancienne s'est transposée en partie à Eleuia. Ils ont mis en place un échange de flux vitaux, le premier nourrissant le second, et vice-versa. Ils étaient en train de se sauver l'un l'autre lorsque mes sœurs et moi sommes arrivées sur les lieux. Nous avons compris en un coup d'œil ce qui se jouait là et avons décidé d'y contribuer.
— Vraiment ? m'exclamé-je avec une pointe de reconnaissance nouvelle dans ma chair.
— J'ai convaincu mes sœurs de le faire, me dévoile la sorcière, et mon allégresse gonfle en réaction. Le processus était déjà lancé grâce à sa connexion avec la terre, je ne voulais pas m'opposer aux forces naturelles. Qui plus est, en la sauvant, nous avions une chance d'apaiser les conflits avec nos ennemis. C'était quitte ou double : soit les vampires tenaient absolument à leur comparse et voulaient la récupérer, peu importe sa nouvelle forme, peu importe comment ; soit ils nous tuaient et elle comprise.
— Attends, Gillian, l'interromps-je. Qu'est-ce que tu entends par « sa nouvelle forme » ?
— J'y viens, Allan. Et c'est lors de notre rassemblement que ça s'est passé : nous étions en communion les unes avec les autres afin d'assurer la survie à cette vampire, lorsque nous avons senti une symbiose se créer avec elle. Elle était en osmose totale avec la Nature, la terre qui la nourrissait, et avec nos esprits... Eleuia est entrée dans notre cercle et a été comme éveillée.
— Tu veux dire comme avec le sortilège des berserkers ? demandé-je, éberlué par ce que cela impliquait.
— C'était une autre forme d'activation, tout à fait inédite et fabuleuse, qui nous a toutes prises au dépourvu. L'hybridation vient des gènes de deux espèces différentes, ce qui nécessite une rencontre entre les deux – d'ordre sexuel dans notre cas. Il n'avait jamais été question d'y accéder par seul transfert, par simple... transvasement d'énergies. Mais c'est ce qui s'est pourtant produit.
Gillian mord sa lèvre et secoue le menton, comme si elle avait encore du mal à y croire des siècles plus tard.
— Eleuia est devenue en partie sorcière ce jour-là et a donné ainsi « naissance » à une toute nouvelle forme d'hybridation. Et comme nous l'avions espéré, les siens ont désiré la garder en vie en découvrant ce qu'elle était devenue. Elle était trop précieuse pour son clan, pour son père surtout, qui a été émerveillé par son changement.
— Sa nouvelle condition a abouti à signer un armistice entre nous tous, enchaîne Sander avec un sourire en coin. À elle seule, elle a réussi à réconcilier deux espèces ennemies depuis la nuit des temps.
— Sa seule existence a stoppé les plus gros conflits entre nous et a contribué à un nouvel équilibre.
— C'est incroyable..., m'époustouflé-je encore. Complètement incroyable.
— Toutefois, cette forme d'hybride reste assez rare encore aujourd'hui, m'avertit Gillian avec un froncement de sourcils. Les tensions entre vampires et sorciers sont encore prégnantes chez nombre de nos représentants, comme tu as pu le voir. Ils n'aiment pas trop se mélanger.
— Certaines habitudes ont la vie dure, remarque pensivement mon autre accompagnateur dans son coin.
Je me relève du banc, le cerveau en ébullition et une sensation de chaleur dans le ventre. Je repense à l'histoire d'Eleuia, je me représente sa lutte, sa résignation devant la gravité de ses blessures, son acharnement à rejoindre le frêne, sa libération en absorbant l'énergie qu'on lui offrait. Je compare ces images fortes avec celles toutes aussi puissantes que j'ai emmagasinées d'elle depuis notre rencontre. Je les superpose et ressens l'étonnant pouvoir qui circule dans ses veines, alors qu'elle se trouve à des kilomètres de moi.
Il bat au diapason du mien, souffle une brise de légèreté improbable dans mon corps et me pousse à inspirer une profonde goulée d'air, paupières closes.
Je m'imagine ce qu'elle a pu éprouver en « renaissant », ce qu'elle a ressenti en comprenant ce qu'elle était devenue... et quelque chose me dit que la transition n'a pas été simple pour elle. De la même manière qu'elle ne l'est pas pour moi...
Un peu plus simple quand même. Elle ne démarrait pas de zéro, elle.
Peut-être, mais quand bien même... Des changements aussi importants que ceux qui nous ont traversés – qui me traversent encore pour ma part – ne se gèrent pas du jour au lendemain. Il faut s'adapter, les accepter – quelque chose que j'apprends encore à faire –, se transcender pour devenir pleinement nous-mêmes.
Eleuia et moi sommes des hybrides, nous partageons ça en commun. Des hybrides... plus exceptionnels que ce que des personnes comme Gillian et Sander ont l'habitude de voir et connaître, d'après ce que j'ai compris et senti. Et cette condition peut être un cadeau ou un fardeau, suivant notre façon de l'appréhender.
— Necahual et Conrad ont parlé de mon cas au sous-sol, avant que vous arriviez, fais-je, le front plissé par les questions que cela soulève en moi. Il parlait de sang-mêlé, d'affiliations génétiques particulières...
— Oui, Necahual nous a fait un compte-rendu de votre entretien d'hier soir, après que tu es parti te coucher, m'informe Gillian tandis que son compère hoche la tête.
— Alors vous savez qu'ils me pensent...
— Affilié à au moins trois de nos espèces, complète à ma place le géant.
— Vous croyez que c'est possible ? Que je suis à la fois humain, vampire et... incube ? relancé-je après avoir réfléchi au nom de la dernière race.
— Tu sembles t'être calqué sur la nature complexe d'Eleuia, une des rares à avoir développé une hybridation de ce genre. Vous... êtes très différents des autres hybrides.
J'acquiesce lentement en l'entendant confirmer mes pensées de tout à l'heure. Mes yeux convergent ensuite vers Gillian, restée un peu trop silencieuse lors de ce dernier échange. L'expression de son visage, concentrée mais incertaine, nous apprend qu'elle a un autre avis sur la question. Observateur, Sander remarque aussi l'attitude de la jeune femme et l'interroge donc sur son cheminement de pensée.
— Ce qu'il est, son essence... elle vibre à notre contact aussi, je le sens dans ma chair et dans son aura. Et je sais que tu l'as ressenti aussi, à ta manière Sander. Il y a quelque chose, une force ou... un élan qui nous attire vers lui. Et réciproquement. Il nous ressemble aussi. Dans sa façon de se connecter aux flux qui cheminent en nous et dans l'air. Dans sa manière de laisser s'exprimer sa sauvagerie, ses instincts...
La sorcière s'interrompt sans dévier son regard de ma personne. Elle est aussi songeuse que Necahual hier, on dirait... et ce constat me trouble autant qu'elle.
— Tu as peut-être d'autres questions pour nous, Allan ? me relance-t-elle ensuite, comme pour éviter de trop s'appesantir sur cette impression si particulière – du moins pour le moment. Nous serons prêts à répondre à toutes celles qui te tracassent, si tu le souhaites.
Beaucoup de choses me traversent évidemment l'esprit avec cette proposition. D'un côté, j'aimerais par exemple leur demander de poursuivre la visite du domaine, afin de me familiariser avec ce lieu riche et magnifique – d'autant que je suis sûr que la visite prendrait la journée entière, si ce n'est plus ; d'un autre côté, je souhaiterais que Gillian continue de me raconter leurs histoires passées, qu'elle m'apprenne tout ce qu'il y a à savoir sur les espèces surnaturelles. J'ai encore tant d'éléments à apprendre, tant de découvertes à faire...
Mais c'est à une autre part de ma soif de connaissances que j'ai envie de céder, même si ce n'est sans doute pas une excellente idée... Tout en moi, de ma voix interne à mon cœur battant, me hurle de poser de nouvelles questions la concernant. Je n'aurai jamais assez d'informations sur elle à mon goût, il m'en faut toujours plus. L'idéal serait que ce soit elle qui me les donne, cependant, même si elle était là pour le faire, elle refuserait d'accéder à ma requête. Comme Sander l'a dit, Eleuia pourrait passer encore des semaines loin d'ici, obstinée dans l'idée de ne pas me voir...
Sauf que je ne suis pas prêt à attendre pour obtenir mes réponses de sa bouche. Je ne veux pas courir le risque de ne jamais avoir confirmation de mes doutes... ou de mes espoirs. Je ne peux pas attendre qu'elle se décide enfin à arrêter de m'ignorer. Je ne peux pas rester sans savoir plus longtemps.
Je pivote vers Gillian et ses prunelles calmes, dans l'attente de la suite, et laisse échapper :
— Hier soir, Necahual n'a pas fait que parler de ma condition d'hybride. Il a aussi échangé de manière houleuse avec Eleuia, avant que je m'effondre. Il lui criait de m'aider, et de s'aider elle-même. Il la sommait de me rejoindre, d'arrêter d'être en colère contre moi parce que je n'y étais pour rien.
À peine ai-je prononcé le prénom de celle qui hante toutes mes pensées, que la blonde se referme, la bouche pincée et le regard assombri. Je ne me laisse toutefois pas démonter par son attitude distante et réticente, soutenu dans mon audace par ma voix interne qui me crie des encouragements.
— J'aimerais savoir très précisément de quoi ils parlaient, réclamé-je enfin sur un ton sans appel.
— Je comprends, mais je ne pense toujours pas que Sander et moi devrions éclaircir ces points d'ombre. Nous ne sommes pas les mieux placés pour le faire. Nous t'en avons déjà beaucoup trop dit sur sa personne, son histoire, sans qu'elle ait été présente ou qu'elle nous ait donné son accord, alors je...
— Vous êtes des liés, la coupe le brun d'une traite. Vos sangs, en premier lieu, cherchent à vous réunir. C'est ce qui explique la force d'attraction qui s'éveille en vous et vous pousse vers l'autre.
— Sander !
La jeune femme et moi arrêtons tout net de nous assassiner des yeux pour nous reporter sur le visage tranquille à notre droite. Elle lui adresse une œillade meurtrière tout en jurant vertement dans une autre langue, tandis que j'observe Sander avec reconnaissance.
— Je suis désolé Gilly, mais j'ai promis de l'aider au mieux, glisse-t-il entre deux injures.
— Et moi non, peut-être ? rétorque la sorcière, bougonne.
— J'ai le droit de savoir, lui soufflé-je plus calmement. Ne m'enlève pas ce droit, s'il te plaît Gillian. Aide-moi comme je le souhaite.
Sander se place en tailleur devant la blonde et porte une main réconfortante sur son genou, qu'il serre avec douceur. Ensemble et en usant de nos regards apitoyants, nous venons à bout de ses résistances.
— Bon, très bien... Je cède parce que vous avez tous les deux raison, je suis obligée de le reconnaître. Toutefois, je tiens à t'avertir d'ores et déjà, Allan, que notre apport sera assez maigre et pas très poussé. Il est difficile d'expliquer un phénomène comme celui-ci, surtout lorsque soi-même on ne l'expérimente pas.
J'acquiesce à ses avertissements, concentré et alerte.
— Sander a utilisé les bons mots pour commencer à te décrire cette connexion unique qui existe entre Eleuia et toi. C'est un lien aussi fort que celui qui unit un parent à son enfant – bien que sa nature profonde ne soit pas la même –, c'est quelque chose qui vous rend à la fois plus dépendants et puissants, qui vous gouverne et vous guide. Les deux partis ressentent le besoin de rester auprès de l'autre, de le protéger. Vous devenez protecteurs et bienveillants envers votre partenaire.
— Que vous le vouliez ou non, le lien s'établit dès lors que vous vous êtes trouvés, surenchérit le berserker. Il suffit d'un regard pour « l'activer ».
— Vous êtes en train de me dire qu'Eleuia et moi sommes... quoi ? des âmes sœurs ? demandé-je pour clarifier, le cœur battant plus vite de seconde en seconde.
— Quelque chose comme ça, me répond laconiquement le géant, ses mains pressées sous son menton.
— Les hommes comme les êtres surnaturels ne sont pas d'accord sur cette question d'âmes sœurs, me rappelle Gillian de manière plus terre à terre. Certains y croient, d'autres non, sans qu'il y ait d'explications tangibles pour confirmer ou infirmer cette singularité. Tout ce que nous savons de notre côté, c'est que notre sang, notre essence appelle notre semblable. Étant naturellement plus sensible et à l'écoute de notre... entité, nous devenons captifs d'elle et de celle qui nous ressemble le plus.
— C'est à la fois une question de chimie pure et de magie, résume Sander avec un sourire sur le dernier mot. Mais, si tu veux mon avis, c'est avant tout une question de magie. Le lien fait partie de l'une de ces choses qui ne trouvent pas de réponses ou d'explications fixes sur cette terre.
— Sander a une vision un peu trop romanesque de la chose, temporise la jeune femme, les sourcils froncés. Je ne voudrais surtout pas te faire de peine, Allan, mais il faut que tu comprennes bien que le fait que deux personnes soient liées de cette manière ne veut pas dire qu'elles sont... amoureuses. Des forces, qui nous dépassent tous, les dirigent vers leur alter ego, les incite à dépendre l'une de l'autre, mais pas à s'aimer. Pas forcément...
Retourné par ses mots, je retiens mon souffle ainsi qu'un léger râle lorsqu'une nouvelle lacération déchire mes entrailles. Sous le regard scrutateur et inquiet de mes compères, j'arrête de penser, j'arrête de réfléchir, de respirer ou même de bouger. Mes prunelles vaguement embuées s'accrochent au mur qui leur fait face et n'en dévient plus durant un long moment. Ses contours s'estompent d'ailleurs, tout comme sa couleur ou sa matière uniforme. Je suis démuni devant la seule image qui danse et se répète : celle d'Eleuia me tournant le dos et s'éloignant à grande vitesse de moi.
Elle ne nous aime pas... Et elle ne veut pas nous aimer.
La plainte brûlante de ma voix intérieure aurait pu me faire m'écrouler sur le sol si je n'avais pas été assis. La détresse et le chagrin absolus qui se déversent dans mon corps m'auraient tué sur place si j'avais été moins « résistant », j'en suis persuadé.
Sentant ces ondes négatives tournoyer et assombrir mon âme, Sander se déplace pour s'asseoir plus près de moi et porte une main secourable sur mon épaule.
— Ça va aller, mon ami. Nous sommes là.
— Elle ne m'aimera jamais, expulsé-je sous le coup d'une nouvelle attaque interne. Elle ne veut pas de moi et me déteste.
— Ça ne veut pas dire que ses sentiments ne peuvent pas évoluer. Si moi je suis trop romanesque, Gillian, elle, est parfois trop alarmiste, reprend l'homme-montagne. Peut-être qu'Eleuia n'accepte pas cette situation maintenant, mais qui nous dit qu'elle ne changera pas d'avis plus tard ?
Je jette un coup d'œil dans sa direction pour l'inviter à poursuivre et à contribuer à nourrir l'espoir fou qui germe tout à coup en moi.
— Je commence à bien la connaître à présent, c'est quelqu'un de têtu et de difficile, certes, mais elle saura t'accorder une chance pour mieux te connaître. Sa curiosité et son instinct auront raison de son obstination, crois-moi.
— Vraiment ?
— Gillian peut te le confirmer, acquiesce-t-il en la cherchant du regard.
Nous tournons nos têtes ensemble sur ma droite, et interceptons les iris cristallins de la sorcière. Elle nous regarde à tour de rôle puis finit par hocher roidement le menton, d'accord avec Sander dans le fond. C'est toutefois ses réserves qui retiennent le plus mon attention, et au lieu de me laisser aller au soulagement, je tiens à les éclaircir.
— Eleuia est bien plus bornée que ce que tu t'imagines, m'explique-t-elle, l'arrière de son crâne posé contre les pierres nues derrière elle. Et cette ténacité peut très bien la garder éloignée de toi un très, très long moment... Même si elle te désire ainsi que ta présence dans une certaine mesure, elle a déjà commencé à tout mettre en œuvre pour lutter contre.
Infoutu de réfuter cette vérité incontestable, je continue à l'écouter, un soupir de frustration dans la gorge et le départ d'Eleuia se déroulant encore à l'arrière de ma rétine.
— Qui plus est, ajoute la sorcière sur un ton plus précautionneux, vous ne seriez pas les premiers liés à vous éviter l'un l'autre. Il y en a eu d'autres avant vous qui n'acceptaient pas leur connexion et ont donc tenté de la rejeter en bloc.
— Ça a marché ? demandé-je, perdu entre peur ou apaisement d'entendre que oui.
— Non, la lutte est vaine, tout le monde le sait même si tout le monde ne l'admet pas au début... Le temps contribue à cette prise de conscience : quelque part, plus on reste éloigné de son lié, plus on comprend toute l'importance qu'il a dans notre vie. Le manque devient proprement insupportable.
Un grand silence accueille ses explications. Mes yeux dansent sur le visage de la blonde, le temps que je retrouve ma langue et parvienne à formuler une phrase cohérente.
— Combien... de temps ?
— Pardon ?
— Tu viens de dire que plus on reste longtemps éloigné de son lié, plus le manque devient insupportable et nous pousse à le rejoindre. Combien de temps cela prend-il au maximum ?
Sander peste dans son coin à grand renfort d'exclamations orageuses dans une langue étrangère, tandis que j'observe la bouche surprise de Gillian s'ouvrir et se refermer à plusieurs reprises.
— Allan, je ne voulais pas..., balbutie-t-elle, ses joues commençant à se colorer de rose.
— Réponds-moi, s'il te plaît Gillian. Je veux savoir. Combien de temps cela peut-il prendre pour elle ? Des semaines, des mois... des années ? lâché-je, sans perdre de vue la silhouette aux longs cheveux noirs qui s'engouffre dans un tunnel.
Je ne souffrirai aucun refus et cela doit se lire dans mon regard franc, car la sorcière avoue enfin :
— Nous connaissons un couple qui a mis vingt ans avant d'accepter leur lien et de développer de vrais sentiments l'un pour l'autre.
Vingt ans...
Si Eleuia choisissait de rester au loin pendant vingt ans elle aussi, je ne sais pas ce qui restera de moi à son supposé retour. Elle va me détruire, nous tuer à petit feu. Une femme que je ne connais même pas détient un pouvoir gigantesque sur moi, et il n'y a rien que je puisse faire pour m'y soustraire.
Ou pour qu'elle accepte de m'écouter.
Une déferlante de frustration et de peine fait fléchir mes genoux sous mon poids. Ce n'est pas possible qu'une chose pareille m'arrive !
Elle ne peut pas s'évincer aussi longtemps, c'est impossible. Elle ne le veut pas elle-même. Elle va changer d'avis, il faut qu'elle change d'avis !
Je laisse ma voix interne à sa crise de nerfs en sentant la présence d'un corps immense réchauffer mon flanc.
— Tu tiens le coup, Allan ? s'enquiert Sander, la tête penchée vers moi.
Je prends une grande inspiration avant de lui répondre.
— Je crois que je n'ai pas le choix de faire autrement...
La moue sur sa bouche s'affaisse un peu, mais il sait aussi qu'il ne peut rien faire ou dire pour alléger mon fardeau. Gillian de son côté reste muette, le regard grave et affligé, sans doute très gênée d'alimenter – aussi involontairement que ce soit – mes tourments et mes peines.
Sander, lui, ne résiste toutefois pas à l'envie, à son besoin presque de me remonter le moral et ajoute donc :
— Gilly et moi sommes tout de même convaincus qu'Eleuia reviendra d'ici quelques semaines. Sa première réaction a été de fuir, et nous savons que ça n'est pas très engageant et rassurant de ton point de vue, mais elle ne restera pas au loin très longtemps. Elle ne pourra pas.
— Elle a juste besoin d'un peu de temps. Ça vous a fait un choc à tous les deux, et votre manière de le gérer...
— Je comprends, Gillian, ne t'en fais pas, l'arrêté-je en levant une main devant moi. Je comprends...
Il y a même une part de moi qui désirerait elle aussi prendre le large, si je suis parfaitement honnête. Prendre du recul, être plongé dans des activités prenantes, changer d'air, ne plus endurer la chape de pression et de tension qui pèse un peu plus de seconde en seconde... Cette part-là aurait préféré être très loin d'ici, n'avoir jamais découvert l'envers du décor. De ce fait, c'est celle qui se met le mieux à la place de la vampire et qui intègre le mieux son rejet. Elle est en phase avec Eleuia, en quelque sorte...
Cependant, aucune des deux ne peut obtenir gain de cause car la réalité n'abonde pas dans leur sens et les faits sont là. Nous ne pouvons pas éternellement nous ignorer. À l'instar de cet autre couple, nous ne saurons pas vivre l'un sans l'autre jusqu'à la fin des temps. C'est tout à fait injuste et irrationnel, un véritable cadeau empoisonné à bien des égards, mais viendra le jour où ne nous pourrons plus faire autrement que nous côtoyer.
Bien que l'attente qui se profile me désespère, d'un autre côté, je vais devoir patienter pour son retour. Je vais à la fois apprendre à accepter sa fuite en avant et à travailler sur moi-même pour qu'elle ne me perçoive surtout pas comme un boulet, un être faible et inutile qui ne lui servirait à rien.
Pour cela, le meilleur moyen est de commencer immédiatement ton enseignement. Ce sera aussi une excellente distraction...
J'approuve la remarque de la voix ancrée dans mon esprit et me tourne vers mes camarades pour leur faire part de mon désir d'apprendre encore.
— Peut-être pourrions-nous quitter cette salle et visiter une autre partie du domaine ? Il faudrait que je prenne quelques repères pour éviter de me perdre dans les dédales de couloir, aussi.
— C'est une très bonne idée, Allan, approuve Gillian avec joie et soulagement. Retournons dans la galerie menant à ta chambre et de là, nous rejoindrons l'un des jardins de derrière.
Elle prend mon bras dès qu'elle se redresse sur ses pieds, puis affiche un air plus serein accompagné d'un sourire à mon attention. Ses prunelles plissées semblent me remercier du cours qu'ont pris mes pensées et initiatives. Je lui adresse un hochement de tête discret qui agrandit son rictus reconnaissant sur sa bouche pleine.
— Tu viens, Sander ? On a un peu de marche à faire jusqu'à l'extérieur !
Le guerrier ne répond rien dans un premier temps, son regard couleur océan analyse la scène un peu fictive que nous lui offrons. Je fais un pas vers lui, un peu contrit par toutes les simagrées que nous instaurons juste pour éviter que l'atmosphère ne s'alourdisse entre nous à cause de ma proportion à vouloir broyer du noir.
Je ne suis pas l'homme le plus agréable qui soit, je peux vite devenir difficile à vivre même, alors je veux faire des efforts tout de suite et pour eux. Pour les remercier de toute l'aide qu'ils m'apportent déjà. Et pour tisser de vrais liens entre nous. C'est ma chance cette fois, et je ne peux pas la laisser passer.
— Tu accepterais de me parler un peu plus de ton clan, Sander ? l'interpellé-je. J'aimerais mieux comprendre votre histoire, votre parcours... et peut-être bientôt rencontrer un ou deux de tes amis.
J'observe sa personne avec attention et me détends lorsqu'il pousse un soupir résigné, puis qu'une lueur ravie s'allume dans ses iris. Il sourit ensuite et se lance dans une explication détaillée de ses origines, de sa vie en Norvège au début du dix-septième siècle, accompagné des quelques remarques complémentaires de Gillian.
Et tandis que le battant de la salle d'entraînement se referme sur l'écho des paroles du guerrier, j'expire une grande goulée d'air et enferme à double tour le problème « Eleuia et Lien » dans un tiroir de mon esprit. Pour le moment.
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