Chapitre 1
« Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance... d'en ressortir sobre ».
Assis sur un tabouret haut, dans ce pub légèrement enfumé, j'observe depuis plusieurs minutes déjà cette inscription revisitée – et, soyons honnêtes, d'assez mauvais goût dans le fond –, en ne sachant toujours pas si je dois en rire ou m'en insurger.
Cette étrange gravure serpente le mur supérieur du bar, et ses lettrines gothiques, aux dimensions aussi grandes et larges que mon avant-bras, sont, sans le moindre doute, la première chose qui a attiré mon regard à mon arrivée. Exit l'ambiance calfeutrée, les lumières tamisées, voire inexistantes, et la populace grouillante et bruyante. Ça ne souffrait pas la comparaison avec cette... chose.
Il semblerait toutefois que je sois le seul à y prêter une réelle attention : tout autour de moi, il n'y a que des groupes hétéroclites attablés devant des verres, deux barmen pris dans le rush de cette fin de soirée, et des amateurs de chopines, hilares, coincés entre le baby-foot et la cible aux fléchettes. Pas un coup d'œil en direction de cette fresque pourtant si imposante qu'elle pourrait crever les yeux d'un aveugle.
En secouant la tête, je me reporte sur ma propre boisson et en avale une lampée, le nez à nouveau levé sur les lettres gravées dans la roche. C'est la première fois que je mets les pieds dans ce bar, qui ne se trouve pourtant qu'à deux rues de ma boîte d'édition. J'y ai fait un saut à la demande de mes rares collègues, afin de fêter ensemble le bon bilan de cette année écoulée, mais je dois dire que le choix des lieux me laisse un peu perplexe. On ne peut pas dire que l'ambiance, ou même les gens ici soient très chaleureux ou avenants. La seule personne qui, depuis mon arrivée, s'est montrée un minimum polie et souriante est un pauvre type, qui était déjà rond comme une queue de pelle à vingt et une heures passées...
Non, vraiment, je voyais mal quelqu'un comme Craig, d'un naturel débonnaire et enjoué, ou comme Natalia, timide et effacée, ou encore comme Morris, au tempérament vif et aux idées souvent bien arrêtées, aimer venir ici, boire un verre. Des gens aussi entraînants et survoltés dans un pub aussi lugubre... ça ne colle pas vraiment, non.
Toujours se méfier des apparences, Allan. On est rarement ce que l'on semble être.
Avec un soupir, j'engloutis une nouvelle rasade de mon breuvage amer, alors que mon regard part à la dérive, à la recherche de mes fameux collègues de boulot. Je les retrouve, alpagués au billard, à quelques mètres de distance, en train de se disputer une partie, à grand renfort de huées et sifflements. Un vague sourire m'échappe au moment où Craig tire et loupe la boule qu'il convoitait. Ses sourcils broussailleux se froncent au-dessus de ses yeux clairs et étrécis, yeux qu'il braque soudain sur Morris et l'un de ses amis qui s'esclaffent de bon cœur à ses côtés. Craig est un mauvais perdant, malgré sa bonhomie coutumière. Et il sait toujours très bien le faire comprendre...
— Ça ne compte pas ! Vous m'avez déconcentré !
Sa voix tonne jusqu'à moi, claquante et vexée, et attire même l'attention des hommes installés entre le billard et le comptoir. Je m'intéresse encore quelques secondes à la suite de la partie, assiste aussi à l'explosion de joie de Morris lorsqu'il met trois boules d'affilée dans les poches, puis je me détourne et me concentre à nouveau sur le travail que j'apporte toujours avec moi partout où je vais : mes dessins.
Je suis illustrateur pour romans et romans graphiques dans une maison d'édition réputée à Seattle. C'est un métier qui demande beaucoup de temps et d'investissement, en plus d'une grande imagination et d'un savoir-faire impeccable. Tout comme en écriture, un style, une patte de dessinateur se travaille durant des années. On se cherche, on essaye, on efface, on recommence, on persévère. Et comme pour un écrivain, le chemin est long et difficile avant de, peut-être, se faire connaître et être reconnu par ses pairs.
Cela fait cinq ans que je suis illustrateur dans cette boîte, grâce à une promesse d'embauche qui a fait suite à un stage de six mois, en dernière année d'études. Cinq années de bons et loyaux services au sein de l'entreprise... et je n'en peux déjà plus.
Entendons-nous bien : j'aime mon métier. J'aime donner vie en images à des mots, des idées grandioses que d'autres ont eues. J'aime représenter la pensée de ces auteurs et voir briller cette étincelle de contentement et d'émerveillement lorsqu'ils découvrent mes dessins. Cependant, l'endroit où je suis employé n'est pas très épanouissant. Pas du tout même.
Pour expliquer très simplement ce qui ne va pas là-bas, disons que personne n'est indispensable et qu'on nous le fait bien comprendre. En début d'année par exemple, et en l'espace de deux mois à peine, trois personnes ont été licenciées pour cause de « délai non tenu ». Un motif de renvoi plus qu'éhonté quand on sait que sur ces trois personnes, une était hospitalisée et avait fait transférer sa commande urgente à un autre poste, et que les deux autres n'avaient que deux jours de retard sur ce qui était prévu...
Le principe du travail à la chaîne ne s'applique pas qu'aux usines. La recherche de profit et de rendement immédiats est sans conteste une problématique commune à tout univers professionnel, seulement certains milieux semblent plus respectueux du genre humain que d'autres. Plus flexibles, plus empathiques aussi.
Par chance, je ne suis pas de ceux qui doivent rester enfermés dans un bureau huit à neuf heures de rang, et subir ainsi la pression constante et démoralisante de supérieurs hiérarchiques. Au contraire, j'ai cette chance de travailler majoritairement à domicile et sans avoir à supporter le regard oppressant de mes autres collègues et patrons. Je suis d'ailleurs bien plus en contact avec les auteurs, clients de la boîte qui m'ont été confiés, qu'avec qui que ce soit d'autre au quotidien... Mais tout de même. S'il n'y avait pas ma paye de fin de mois, légèrement supérieure à ce que je pourrais gagner ailleurs, je serais déjà parti pour me mettre à mon compte ou pour offrir mes faveurs à une maison d'édition plus modeste.
Résigné, je me penche sur mon carton à dessin et attrape la dernière esquisse que j'ai entamée. Une main sur le tapuscrit relatant les aventures fantastiques d'une comtesse moyenâgeuse, et l'autre avec un fusain, je reprends les contours délicats et fins d'une silhouette féminine sur ma feuille. J'accentue certaines ombres, en estompe d'autres, je retrace les courbes rondes que je juge trop peu marquées. Ce ne sera néanmoins pas la couverture définitive de ce futur roman rocambolesque, mais ces premiers tracés vont permettre à l'auteure de mieux se figurer le monde que j'envisage après lecture de son texte. Les yeux rivés sur ma production, je repasse sur l'expression franche et assurée de son regard, redessine la ligne froncée des sourcils noirs au-dessus, désirant faire transparaître à merveille l'opiniâtreté et la détermination farouche du personnage.
Une main de fer dans un gant de velours.
Alors que je m'apprête à ajouter quelques teintes colorées sur le tout, une voix claire m'interrompt dans ma quête de mon assortiment de couleurs.
— Tu ne viens pas avec nous ?
Je me redresse et fais face à Natalia et son sourire réservé.
— On allait commencer une nouvelle partie et je me demandais si tu n'aimerais pas te joindre à nous cette fois.
— Je ne suis pas très doué, rétorqué-je avec une moue contrite et incertaine. Je ne voudrais pas vous ralentir... ou vous ennuyer.
— On pourrait peut-être changer de passe-temps dans ce cas, réplique-t-elle immédiatement. Un baby-foot te conviendrait mieux ?
Je souris avec douceur, appréciant sa prévenance manifeste. En mon for intérieur, je lutte contre ma tendance à vouloir rester à l'écart du reste du monde. Je refoule donc mon désir de la blesser inutilement en déclinant son offre – après tout, si je suis venu, ce n'est pas pour m'isoler –, et me lève de mon siège.
Natalia a toujours été gentille avec moi. Je ne veux pas me montrer désagréable ou difficile, même si le cœur n'y est pas. Ça fait une heure et demie que je suis ici, et le sentiment de gêne et de malaise que j'ai ressenti avant de décamper des bureaux de la direction ne m'a pas quitté un seul instant. Comme à chaque fois que je me trouve dans une assemblée de ce genre d'ailleurs. Je ne me sens pas à ma place, pas légitime dans le rôle que je joue depuis toujours, alors que je feins un rire à une plaisanterie grivoise de Craig.
C'est pour ça que tu devrais rester seul et éloigné du reste du monde. Tu es incapable de t'adapter en société.
J'étouffe un soupir de lassitude. Ça fait bien longtemps que je n'ai plus l'habitude des relations sociales. J'ai perdu la main... et en toute honnêteté, je crois que je ne tiens pas plus que ça à la retrouver. Mes collègues ont beau être très sympas et chaleureux, j'ai la sensation qu'il y a comme un mur entre nous. Ce même mur qui me faisait déjà me dire, quand j'étais plus jeune, que je serais toujours en décalage par rapport aux autres. Quoi que je dise, ou quoi que je fasse.
Mais, ce soir, j'ai le sentiment que cette inadaptation est encore plus vraie, encore plus tangible qu'auparavant. Elle me prend aux tripes et décuple l'attraction de mes projets d'évasion. Plus j'écoute les discussions à bâtons rompus qui germent autour de moi, plus j'ancre mes pieds dans le sol afin de m'empêcher de me ruer sur la sortie. C'est parfaitement idiot, surréaliste même, j'en conviens. Comme si l'extérieur m'appelait, me sommait de le rejoindre... Pour aller où et vers quoi cependant ?
Tu n'es pas à ta place ici. Tu ne l'as jamais été et ne le seras jamais.
Mon instinct me dicte de fuir, lui aussi. Fuir tous ces gens, fuir cette ville, fuir ce monde, pour recommencer ailleurs.
Mais où ?
Sors et tu verras bien.
C'est insensé et trop tentant pour être raisonnable. Et je ne suis pas une personne irraisonnable.
Je ne suis pas une personne courageuse.
— Hé, Allan ? Ça doit bien faire un quart d'heure qu'on ne t'entend plus.
— Pardon ?
— Tu rêvasses ? m'interroge Craig, en faisant exploser ma bulle de divagations.
— Oh, euh... oui, un peu, balbutié-je, à la recherche d'une explication plausible. En fait... je pensais aux illustrations que j'ai en cours.
— Toujours à réfléchir au boulot, toi ! Tu devrais te détendre et souffler un bon coup, c'est l'occase en plus. Tu es celui qui travaille le plus parmi nous. C'est donc toi qui mérites le plus un break ici.
Je souris à mon aîné de quelques années et lui présente mon verre pour trinquer. Après une nouvelle gorgée et un clin d'œil amusé de mon collègue, nous nous tournons vers le reste du groupe et nous intégrons à leur conversation.
Enfin, j'essaye.
Je sirote ma bière, assis dans un fauteuil en cuir, et réponds succinctement aux quelques questions qui me sont posées. Je laisse avec plaisir mes amis d'un soir s'épancher plus longuement sur leurs problèmes et autres sujets de préoccupation.
Deux bonnes heures s'écoulent ainsi, et petit à petit, mon malaise s'apaise. C'est peut-être dû à la troisième bière que je me suis fait servir, ou encore au fait que je gribouille de vagues croquis de temps en temps sur mon carton à dessin, je ne sais pas. Les deux sans doute... Quoi qu'il en soit, le résultat est là : je parviens à rire plus franchement et à participer à quelques-unes des discussions qui occupent cette soirée. Bon, je ne me sens pas encore comme un poisson dans l'eau – je ne le serai jamais réellement –, mais il y a du progrès.
C'est parfaitement ridicule. Tu es parfaitement ridicule.
— Coucou.
Dans un sursaut, j'avise Natalia en train de s'installer dans le siège voisin du mien, un de ses éternels sourires timides sur les lèvres.
— Pardon, je ne voulais pas te faire peur.
— Non, ce n'est rien, répliqué-je, en me redressant un peu. Ça m'apprendra à être trop souvent dans la lune. Je me laisse distraire trop volontiers.
— Ce n'est pas grave, sourit encore ma consœur avec indulgence.
— Tu souhaitais me dire quelque chose ?
— Te faire une proposition, plus exactement. Avec les garçons, nous discutions de l'éventualité de finir la soirée en boîte de nuit. Il y en a une à deux pas et il paraît qu'elle est bien.
Mon mince rictus d'intérêt se fane. Les boîtes de nuit, mon pire cauchemar. Si dans un petit bar comme celui-ci, entouré de gens que je ne connais pas, je me retrouve dans un état de nerfs pas possible, imaginez ce que ça donnerait, cerné par des dizaines et des dizaines d'inconnus... On en revient toujours à ce problème de mal-être en société.
— Il commence vraiment à se faire tard, Natalia, opposé-je, une main sur ma montre qui indique minuit passé. Je t'avoue que je suis pas mal fatigué.
— Tu n'as pas trop l'habitude de sortir le soir, je me trompe ?
— Non, tu as raison, c'est tout à fait ça. On peut dire que je suis du genre casanier même.
— C'est dommage... Je suis sûre que tu t'amuserais en plus, s'exclame encore ma collègue en baissant les yeux sur ses doigts joints.
— On verra une prochaine fois, l'apaisé-je de mon mieux.
J'attrape ma chope et en finis son contenu, avant de me saisir de ma veste en cuir posée sur le dossier derrière moi.
— Non !
La main ferme de Natalia jaillit entre nous pour m'enserrer le poignet. Surpris, je baisse mon regard sur elle et résiste contre l'idée de lui arracher sèchement mon membre.
— Je... Tu es sûr de toi, Allan ? Je veux dire...
Choqué et intrigué, je la regarde chercher ses mots puis respirer à fond par le nez, les paupières closes, comme pour mieux se calmer.
— Qui sait ? Ce serait l'occasion de faire davantage connaissance, toi et moi, souffle la jeune femme une fois ses prunelles décidées rouvertes, un sourire étrange sur ses lèvres.
Mes yeux dansent sur le visage un peu trop lisse de ma collègue, cherchant à déchiffrer – ou plutôt à deviner – ses motifs cachés. Est-ce qu'elle... s'intéresserait à moi ?
Elle me paraît toutefois beaucoup trop insistante pour ça. Voire, un tantinet trop fébrile... Le plissement de ses paupières, le frémissement de sa bouche et la lueur trouble dans ses iris semblent un peu suspects.
Ou alors c'est encore mon asociabilité qui me joue des tours. J'ai beau passer la majeure partie de mon temps à observer plutôt qu'à parler lorsque je suis en société, je ne peux pas me poser en expert du comportement humain pour autant...
Il n'empêche que Natalia commence à me rendre nerveux à me fixer ainsi.
— Je euh... Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Pour ce soir, ajouté-je précipitamment devant l'assombrissement de ses yeux. Je dois vraiment rentrer me coucher. La journée a été longue.
— Oui, je comprends... Et tu as sans doute quelqu'un à rejoindre, tente-t-elle avec un sourire bref.
OK, ça devient de plus en plus étrange...
— Non, il n'y a personne qui m'attend, lui retourné-je, perdu par cette discussion aux airs évidents d'interrogatoire. Je vais y aller, maintenant.
— Je ne peux vraiment pas te retenir plus longtemps ?
Dégage de là, Allan !
— Non, vraiment pas.
— Bon, alors rentre bien dans ce cas. On se reverra après nos congés, pour le pot de la nouvelle année.
— Passe de bonnes fêtes, Natalia.
— Toi aussi, Allan. Et à très vite.
Je hoche la tête une dernière fois puis tourne les talons, préoccupé et interloqué par cet échange.
Éloigne-toi, et vite.
Je ne suis pas toujours en accord avec cette voix sous mon crâne, qui me pousse à m'éloigner de tout et tout le monde, mais là je lui accorde tout crédit. Oublions mes hésitations et incertitudes quant aux attitudes et comportements sociaux : je ne suis peut-être pas expert en genre humain, mais ces dernières quinze minutes m'ont convaincu de la bizarrerie de ma consœur. Elle, si timide et réservée à l'accoutumée... Un peu plus, et elle m'effrayait pour de bon avec ses questions.
Un léger coup d'œil en arrière ne parvient pas à apaiser mes craintes : Natalia m'observe partir, une expression indéchiffrable sur ses traits fins, le regard brillant et déterminé.
Mais déterminé à quoi ?
Mieux vaut ne pas connaître la réponse... Quelque chose me dit que cette dernière ne me plaira pas du tout.
Tu vas finir par sortir de ce bar à la fin ?
Je serre la main de mes deux autres collègues retournés au comptoir, leur souhaite de bonnes fêtes à eux aussi, puis m'éclipse enfin pour rejoindre la nuit noire et froide. Une buée opaque s'échappe de ma bouche au moment où je pousse un soupir de soulagement. Après avoir remonté le col de ma veste, je me mets en route afin de retrouver ma voiture sur le parking de la maison d'édition. J'accélère le pas à mesure que la morsure du froid traverse ma fine protection.
Alors que je tourne au coin de rue du pub, je tente d'éloigner de mon esprit les derniers événements et cette impression tenace de... danger. Jusqu'à présent, je n'osais pas mettre de mots plus forts que malaise sur mon ressenti, mais cette fin de soirée me pousse à le faire. Je sais que ça peut paraître ridicule de réagir ainsi. J'ai l'air d'un véritable parano, à me figurer... Je ne sais même pas ce que je me figure, à vrai dire ! Et ça devient de plus en plus frustrant.
Depuis quelques jours, j'ai la sensation d'être encore plus sur les nerfs qu'avant. Mes émotions partent à vau-l'eau, mon humeur est en dents de scie, en plus du fait que mon instinct me souffle constamment de m'échapper, de partir loin pour trouver... quelque chose. Une chose que je ne connais même pas, que je ne saurais pas reconnaître si je tombais dessus. Toutefois, tout m'incite à aller vers elle. Même mon corps se ligue contre moi en me réveillant la nuit à coups de sueurs froides, puis de sueurs brûlantes ; mes entrailles se tordent dans tous les sens, refusent d'accueillir toute forme de nourriture ; et mon crâne me fait souffrir à force de m'infliger de violents maux de tête qui me clouent sur place durant de longues heures.
Mon être tout entier devient mon ennemi, sans que je comprenne pourquoi. J'ai dû me faire violence comme jamais pour pouvoir entrer dans ce bar ce soir et converser un peu avec mes confrères. Le peu de lien social que j'entretiens dépend de ma seule volonté à ne pas céder face à cette pression interne. Mais plus ça va, et plus elle gagne du terrain sur moi. L'échec de cette nuit ne fait que confirmer mes dires. Mon asociabilité a, elle aussi, augmenté d'un cran en l'espace de quelques semaines.
Comme si mon corps me faisait payer mon insubordination.
Un nouveau soupir quitte les tréfonds de mon ventre et s'écrase contre la brume ambiante. La profonde noirceur qui sévit autour de moi renforce ma tendance à la dépression.
Je ne sais pas quoi faire.
J'entends le faible écho de ma voix interne qui, elle, a un avis très arrêté sur la marche à suivre, mais je la réduis au silence avant qu'elle s'exprime pleinement et me redonne mal au crâne.
La paix ! Bon sang, la paix !
À bout, je m'adosse à un mur, près de l'entrée d'une ruelle, et respire un bon coup afin de me remettre les idées en place. Je suis à cinquante mètres à peine du parking désormais, et à vingt minutes de mon appartement. Dans une demi-heure maximum, je vais pouvoir mettre cette journée derrière moi. Le sommeil, s'il vient, me fera le plus grand bien.
Allez, encore un petit effort, ma délivrance n'est plus très loin. Enfin, je l'espère.
Je repars, les mains dans les poches pour les sauvegarder de la bise fraîche. Je ne fais toutefois pas plus de cinq pas avant que mon baromètre d'alerte s'éveille dans mes tripes. Mes poils se hérissent sur mes bras et dans ma nuque, mes jambes se figent, tendues à l'extrême, à l'instar de mon dos contracté.
Il y a quelqu'un devant.
Je ne vois pas de qui il s'agit, je ne distingue même pas une quelconque silhouette, mais je n'en reste pas moins en état de vigilance maximale. Je sens une présence à quelques mètres de distance. Mon cœur s'emballe alors que je scanne à vive allure les alentours, à la recherche d'une ombre, d'un souffle, d'un mouvement suspect... n'importe quoi qui confirmerait mes craintes.
Ce que tu ressens devrait te suffire comme preuve. As-tu déjà éprouvé pareille terreur pour ta vie auparavant, Allan ?
Elle a raison. Cette voix, ce que je pense être mon instinct de préservation, dit la vérité. Aussi fou que cela puisse paraître, je pressens que ce qui m'attend, là, devant, veut me faire du mal. L'air s'est alourdi, comme s'il était chargé d'ondes négatives, faisant se lever une nouvelle bourrasque de vent agressive.
Écoute-moi cette fois, Allan, et fuis. Rebrousse chemin et cours.
L'infime part de moi qui est sous le contrôle de mes impulsions reprend les commandes, investit mon être. Elle se glisse dans mes membres et me permet enfin de prendre mes jambes à mon cou.
Ne te retourne pas.
Mes muscles redoublent de force et de vélocité, ma cage thoracique se serre sous les pulsations frénétiques de mon palpitant. Je slalome entre d'immenses containers qui encombrent la rue, et cours plus vite encore afin de semer ce danger inconnu.
Il faut que je rallie l'une des avenues plus fréquentées de cette partie de la ville. Là où se trouvent des bars ou boîtes de nuit, voire des restaurants qui ferment très tard. Arrivé là-bas, je pourrai me fondre dans la masse, demander de l'aide et...
Tourne à gauche.
Quoi ? Non ! À gauche, il n'y a que des ruelles étroites qui mènent à un quartier malfamé et plusieurs culs-de-sac. Je vais sortir d'un traquenard pour me précipiter dans un autre. C'est totalement insensé ! Et si mon ou mes poursuivants me suivaient jusque-là et parvenaient à me coincer dans une impasse ? Je serais foutu. Hors de question de l'écouter cette fois.
Cependant, il semblerait que je n'ai pas voix au chapitre. Déjà, mon corps vire de bord et emprunte un passage étriqué et lugubre. Effrayé pour de bon, je tente de freiner des quatre fers, d'agripper les murs et autres portants sur les côtés de la venelle, au point de m'entailler profondément les mains... mais rien n'y fait.
Putain, mais qu'est-ce que c'est que ce cirque ?
Les soubresauts de mon cœur reprennent de plus belle, anarchiques et discordants. Mon corps ne m'appartient plus. Je n'en ai plus le contrôle. Je ne sais pas ce qui se passe. Mon cerveau hurle à mes membres de cesser leur course, la panique étreint ma poitrine, toutefois rien ne m'arrête.
Rectification : rien n'arrête mon corps. Cette voix continue à lui souffler ses directives.
On se fixe.
Aussitôt formulé, aussitôt exécuté. Mes jambes s'immobilisent sur le sol. J'en profite pour me pencher sur mes genoux et respirer à pleins poumons. J'inspire et expire de grandes goulées d'air, et observe mes mains trembler sans discontinuité.
Qu'est-ce qui m'arrive ?
Des larmes incontrôlables me montent aux yeux, mes rotules cèdent sous la pression étouffante qui m'assaille.
Mais qu'est-ce qui m'arrive, putain ?
Tout va changer, à présent.
Désorienté, je redresse la tête en soufflant. Ma vision toujours brouillée par des perles salées, j'écoute le vent s'adoucir autour de moi. Il faut que je recouvre mon calme. Je dois trouver de l'aide. Je dois me tirer de là.
Je renifle et me relève en flageolant un peu...
... puis stoppe tout mouvement en entendant des voix et de faibles plaintes s'élever.
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