Chào các bạn! Vì nhiều lý do từ nay Truyen2U chính thức đổi tên là Truyen247.Pro. Mong các bạn tiếp tục ủng hộ truy cập tên miền mới này nhé! Mãi yêu... ♥

§ Épilogue §

30 mai 2007
Allemagne

La foule se pressait dans les rangs de la salle de spectacle, impatiente d'écouter ce fameux chœur tant vanté dans les articles de presse depuis des semaines. Ces gens n'étaient pas que des natifs du pays, bien sûr, car à l'image de grands artistes qui réunissent le monde entier pour une soirée enflammée, Allegra Voce avait sa réputation portée sur toutes les lèvres de tous les pays d'Europe, et les places pour ne serait-ce qu'un concert se vendaient à prix d'or, à chaque fois dévalisées en quelques heures, au plus grand bonheur de son chef, qui se vantait d'offrir de la culture musicale aux générations nouvelles. Leur répertoire s'était récemment agrandi, accueillant le fameux Miserere d'Allegri, réputé si difficile et qu'il avait pourtant appris à ses choristes. Il était fier de lui, mais surtout fier d'eux, qui se préparaient alors à entrer sur leurs estrades, face aux milliers de personnes réunies dans l'immense salle. 

« Allez, qui est prêt ? Lança Zayn, le chef du chœur, à la cantonade, pour commencer à se mettre en place dans les coulisses, quelques petits groupes répétant certains passages une dernière fois. »

Les plus proches lui répondirent par de grandes exclamations enthousiastes. 

« Zaynie ? L'interpela une voix fluette, appartenant à sa plus jeune recrue, dont c'était le premier concert aujourd'hui. 

- Oui mon ange ? Répondit Zayn d'une voix douce en s'accroupissant pour être la hauteur de la petite fille de six ans. Tu as peur ?

- Est-ce que les gens seront en colère si je me trompe pendant le passage toute seule ? S'inquiéta l'enfant en se tordant les mains, sur le point de fondre en larmes. 

- Oh mon amour, bien sûr que non, tenta de réconforter l'homme en la prenant doucement dans ses bras. Si tu as peur quand tu chantes, n'oublie pas de regarder papa et maman, d'accord ? Ils te voient depuis leurs sièges, et ils sont fiers de toi, jamais ils ne se mettraient en colère si tu te trompes quand tu chantes. C'est normal de se tromper.

- Où est-ce qu'ils vont être ?

- Sur le premier rang, juste en face de toi, j'y ai veillé, sourit l'adulte d'une manière rassurante, achevant de rendre son sourire à la petite fille. Allez prépare-toi on va y aller, prends tes partitions, reprit-il en se relevant, apellant les derniers chanteurs à se mettre en place. Vous avez les micros les lecteurs ? 

- Oui Zayn, tout le monde est prêt, répondit une jeune adulte à la place de tous, habituée à être la porte-parole. Il ne manque plus que le rôle le plus important maintenant, on n'attend plus que lui. 

- Charl-

- Non pas Charlie, la puce est là, ricana la jeune femme en pointant la petite fille à ses pieds qui discutait avec un camarade. Je parle de l'épouvantail qui va nous guider pendant deux heures en chassant les mouches. »

Un doigt d'honneur lui répondit, caché aux yeux des enfants par le mouvement qu'il fit ensuite pour se recoiffer. 

« On y va, lança-t-il pour de bon, mettant la procession des chanteurs en route. »

À l'avant de la file, la petite nouvelle regardait tout autour d'elle avec de grands yeux émerveillés, découvrant le monde du spectacle pour la première fois. Les projecteurs se voyaient de là où elle était, très hauts, avec beaucoup de câbles sur lesquels ils avaient l'ordre de faire attention et ne pas courir, de grosses machines noires qui lui étaient complètement inconnues, des portes un peu partout, des gens qui se déplaçaient avec des boîtiers noirs accrochés à la poche arrière de leurs jeans, et où ils parlaient comme les agents secrets dans les films. C'était ça, elle pensait être dans un film, tout était si incroyable, si nouveau.

Ils passèrent sur la scène, et elle fut tout à coup aveuglée par les lumières braquées sur eux, assourdie par les acclamations du public qu'elle ne voyait pas, caché par un noir profond laissant seulement apparaître un bout du premier rang. 

« Maman, Papa ! Hurla la petite fille par-dessus le vacarme du public, faisant de grands gestes en direction de ses parents, qui le lui rendirent bien en lui envoyant des bisous et de grands sourires. »

Elle tenta de voir d'autres gens sur les rangs supérieurs mais rien, c'était trop sombre. Dans les sièges à côté de ses parents, elle pouvait voir une femme brune, toute souriante elle aussi, posée à côté d'une poussette où un petit bébé dormait. 

« Thalia, souffla la petite fille à sa voisine âgée d'une vingtaine d'années, qui est la maman avec son petit bébé qui dort ?

- C'est la famille de Desmond, répondit la jeune femme après un regard dans la direction que pointait la petite fille avec son doigt, sans relever l'impolitesse de son geste. Ce sont sa femme et son fils, tu te souviens de lui ? C'est un ténor, expliqua-t-elle en désignant vaguement l'homme à l'arrière, qui souriait à sa femme. 

- Est-ce que le bébé ne va pas se réveiller avec tout le bruit que font les gens ? S'inquiéta la petite soprane pour l'enfant en face d'elle, dormant à poings fermés. »

Thalia ne lui répondit pas, amusée, se contentant de saluer sa propre famille dans les rangs situés à leur gauche. En retournant son regard vers la sienne, Charlie vit son père et sa mère qui la prenaient en photo, et elle rit, leur adressant un dernier signe avant de se fair reprendre par Thalia, car c'était le moment de chanter.

Tout au long du concert, le petit bébé garda ses yeux fermés, et la petite fille savoura son premier pas dans le grand monde de la musique, avec les applaudissements des gens, et leurs acclamations après les pièces ; ils se levaient parfois, ça la faisait rire.

Enfin, vint le moment de son solo, pendant le Lux Æterna de John Rutter. Ses membres se mirent à trembler, et elle se sentit soudain prise d'un stress immense, qui faisait trembler ses frêles épaules de petite chanteuse. Zayn, dans son rôle d'épouvantail - comme le disait Thalia - lui adressa un signe encourageant, conscient que se lancer était particulièrement difficile pour elle, encore jeune dans ce milieu qu'elle n'avait intégré que quelques mois plus tôt.

La mélodie au piano se lança. Sa tranquillité eut le don de crisper encore plus la petite fille, qui eut des sueurs froides ; elle prit une inspiration, prit soin de se mettre bien en face du micro que lui tenait Thalia, et s'élança sans les voix des autres, qui demeuraient silencieuses pour le moment mais la rejoindraient plus tard.

Et c'est là qu'elle sentit quelque chose changer. Avant, les spectateurs étaient silencieux. Maintenant, ils étaient comme morts. Ils ne respiraient plus, ils n'étaient plus là. Elle voulut regarder ses parents, pour s'assurer que ce n'était pas parce qu'elle chantait mal que les gens réagissaient comme ça, mais ses yeux restèrent scotchés sur la partition, refusant de bouger ; elle était tétanisée. Et pourtant, elle sentait qu'elle laissait partir sa voix, ses notes, son souffle.

Sa voix prit fin, son solo se terminait. La pièce continua, mais les gens étaient désormais comme absents, assommés par ce qu'ils avaient entendu. Elle parvint à relever les yeux, une fois que son moment était bien passé, pour rencontrer tous ceux du public, qui la fixaient avec insistance. Le seul regard qu'elle vit néanmoins, ce fut celui de petit Bébé Harry , qui la regardait en souriant de son sourire édenté de bébé. Anne, sur son côté, le contemplait comme la septième merveille du monde, alternant entre Charlie et lui.

« Thalia, souffla la petite fille entre deux chants, faisant discrètement tourner la tête à sa voisine ; le bébé s'est réveillé ! Tu crois qu'il va pleurer ? »

Le regard de la jeune femme se porta sur le premier rang, rencontrant celui d'Anne, la femme de Desmond, émerveillée et émue. Ses pupilles s'agrandirent de surprise de voir qu'en effet, Harry était réveillé et regardait Charlie, comme conscient que c'était elle qu'il avait entendue dans son sommeil. 

« Hein, dis, Thalia ? Répéta la petite soliste, réellement effrayée. »

Elle avait peur des trop gros bruits, et entendre un bébé pleurer était quelque chose qui la terrifiait, autant parce qu'elle n'aimait pas les sentiments négatifs que c'était trop bruyant. Thalia se retourna doucement et lui souffla, en faisant mine de s'épousseter doucement pour camoufler au public qu'elle se penchait vers sa voisine :

« Non ma belle, il ne va pas pleurer, mais concentre-toi pour chanter le plus fort et le mieux possible, il faut le rendormir. »

Elle hocha la tête vigoureusement en acceptant ces consignes insensées, sans saisir que Thalia voulait au contraire le maintenir éveillé, pour être sûre que cet enfant avait entendu Charlie. 

Anne, songea-t-elle alors que le chant suivant débutait, es-tu bien certaine que ton fils est sourd ?

• § •

La foule se releva une dernière fois, applaudissant bruyamment et criant pour féliciter le chœur. Les chanteurs saluaient, remerciaient de loin, envoyaient des baisers, riaient, tout allait bien. Jusqu'à ce qu'un homme du public saute sur la scène, se saisissant du micro dans les mains de Zayn pour le mettre sous la bouche de Charlie. 

« CHANTE PETIT ANGE, beugla-t-il sur elle, CHANTE ENCORE PUT-

- ZAYN, AU SECOURS ! Hurla la petite fille à son tour, s'éloignant tant bien que mal de l'homme qui retenait sa robe.

- SÉCURITÉ, appela Zayn en éloignant vivement l'importun de sa prise, le projetant à terre d'un geste. »

La foule se tut en une seconde, contemplant le triste spectacle de l'inconnu sautant encore une fois sur la petite fille terrorisée, accrochée à la jambe de Zayn comme à une bouée de sauvetage. Lui rejetait l'homme à chaque attaque visant à prendre Charlie avec lui, la confiant rapidement à Thalia, les hommes de la sécurité débarquant enfin sur scène pour emmener le perturbateur. 

« BON, souffla Zayn dans le micro avec un petit rire forcé, caressant rapidement les cheveux de Charlie en repartant sur le centre de la scène ; oublions ce qui vient de se passer je vous prie. Nous vous remercions de nous avoir écouté ce soir, nous nous sommes fait un plaisir de vous interpréter toutes ces pièces ; peut-être en avez-vous reconnu, leur listing complet est disponible aux différentes entrées et sur les tracts distribués au début de la soirée. Nous n'allons pas être disponibles pour quelques questions ce soir, s'excusa-t-il avec une brève grimace, ce petit incident a je crois refroidi tout le monde, d'autant plus que nos chanteurs doivent avoir envie de se coucher, je dis surtout ça pour nos plus jeunes recrues. Enfin, mille mercis à vous, public, d'avoir été si réceptifs à ce que je considère comme la plus belle musique que cette planète ait porté, vous pouvez vous applaudir. »

Il frappa sincèrement dans ses mains, suivi des chanteurs derrière lui, souriants comme jamais. Eux partirent de scène, guettant une nouvelle personne du public qui se jetterait sur eux sans prévenir, mais rien. La rentrée aux coulisses se fit dans un silence religieux qui laissa place au bruit des discussions une fois qu'ils furent hors de vue, mais Charlie n'en était pas, préoccupée par Harry et ayant déjà oublié sa frayeur de voir un inconnu lui sauter dessus. Quelle ne fut pas sa joie d'apercevoir ses parents qui marchaient dans sa direction, courant pour la serrer dans leurs bras. 

« Maman, Papa, vous avez entendu comment j'ai chanté ? S'enthousiasma-t-elle en les enlaçant en retour. 

- Oh mon amour c'était magnifique, la complimenta sa mère en lui frottant le dos. 

- Oui, et c'était même plus que ça, c'était divin ma chérie, compléta son père en lui serrant le bout des doigts.

- Les gens ils ont pas aimé je crois, ils ont fait un grand silence quand j'ai commencé, se lamenta l'enfant en se tordant les mains. 

- C'est tout le contraire amour, intervint Zayn en passant derrière leur petit trio, s'ils se sont tus c'était pour mieux t'entendre. »

Les joues de la petite fille rosirent de fierté, avant que le petit bébé ne lui revienne en tête. 

« Et Bébé Harry , est-ce qu'il a aimé ? »

Ses parents s'échangèrent un regard, interloqués.

« Tu veux parler du bébé qui était à côté de nous mon ange ? S'assura sa mère en se penchant encore un peu plus vers elle. 

- Oui ! »

Nouveau regard, suspicieux cette fois.

« Pourquoi demandes-tu s'il a aimé mon amour ? Il dormait, tenta d'arranger son père en riant doucement. 

- Mais non, il était réveillé, hein Thalia ? »

Celle-ci ne l'entendit pas, parlant énergiquement avec un camarade. Et la petite fille se sentit seule, alors qu'elle avait bien vu le petit bébé se réveiller et la regarder. 

« Ma chérie, ce n'est pas possible qu'il se soit réveillé, il est sourd. 

- Ça veut dire quoi ? 

- Il n'entend rien, il n'a pas pu t'écouter comme nous on l'a fait. »

Sans comprendre pourquoi, le cœur de Charlie se serra d'un coup, remontant en une grosse boule douloureuse dans sa gorge. Ses yeux se remplirent de larmes, son nez la picota fortement et elle passa sa main sur son visage crispé pour tenter d'en faire partir la peine. 

« P-pourquoi il entend p-pas ? Sanglota-t-elle pour lui, réellement triste pour ce petit garçon. Il connaît pas la musique ?

- Non mon amour, il ne la connaît pas. Il a la sienne, dans sa tête, mais pas dans ses oreilles. Ne bouge pas, on va te chercher tes affaires. On va rentrer à la maison dès ce soir, dis au revoir à tout le monde, d'accord ? »

Elle hocha la tête en frottant ses larmes, voulant les faire disparaître de sa vue troublée. 

« Hey, pourquoi tu pleures petit ange ? Fit une voix à côté d'elle, qu'elle attribua à la femme de Desmond, et la mère de Bébé Harry . 

- Bébé Harry il n'entend pas la musique, renifla simplement l'enfant en levant ses yeux vers elle. Et c'est triste parce que moi j'aime bien la musique. 

- Tu sais, chuchota Anne en se mettant à sa hauteur, moi je sais comme toi qu'Harry t'a entendue tout à l'heure, pendant que tu chantais. Les autres te diront le contraire, mais je sais ce que j'ai vu, et toi aussi, n'est-ce pas ?

- Oui, fit Charlie avec un sourire. 

- Alors ça restera notre secret, d'accord ? On te l'a déjà dit, mais Harry est sourd, et entendre quoi que ce soit est tout bonnement impossible pour lui, ses oreilles ne fonctionnent pas comme il faut. Pourtant, toi, je sais qu'il t'a entendue chanter, et c'est pour ça qu'il s'est réveillé. Petit ange, murmura-t-elle encore plus bas, tu risques de vivre des choses difficiles, mais n'oublie pas que tous les petits enfants comme Harry, qui n'entendent pas, ne voient pas et ne peuvent pas bouger, tous ces petits enfants, tu peux les faire sourire quand tu chantes, tu comprends ? »

Charlie hocha la tête, concentrée.

« Si un jour tu revois mon fils, reprit-elle la voix serrée, aide-le, j'ai le pressentiment qu'il sera un peu perdu à ce moment là ; quel que sera son âge et le tien, pourras-tu chanter pour lui, et pour tous les enfants du monde ? 

- Je te le promets maman de Harry, je te le promets sur le soleil et sur la Lune ! S'exclama Charlie en topant sa main pendue dans le vide contre la sienne. 

- Ah, tu promets ? S'amusa la femme en face d'elle, se déridant doucement. Tu sais qu'une promesse c'est très important n'est-ce pas ? Simplement me dire que tu le retiens me suffit. 

- Oui, mais moi je veux vraiment beaucoup me souvenir que je dois aider Harry quand je le verrai plus tard, donc je promets et je m'en souviendrai ! »

Anne sourit et s'éloigna lorsqu'elle aperçut les parents de la petite fille arriver, saluant la petite soprane souriante, qui se précipita tout autour d'elle pour saluer ses amis avant de partir. En voyant Desmond, elle courut dans ses jambes, animée d'une envie soudaine.

« DESMOND, cria-t-elle depuis le sol, est-ce que je peux dire au revoir à Bébé Harry ?

- Tiens, tu connais mon fils ? S'étonna le ténor en se penchant vers elle. 

- Oui, et même que je veux lui dire au revoir s'il te plaît s'il te plaît s'il te plaît, sautilla la petite fille en tenant son genou entre ses petites mains. »

Desmond rit franchement et se pencha vers la poussette à sa gauche, prit délicatement l'enfant contre lui et le tendit à Charlie, le déposant dans ses bras. 

« Il est grand ! Sourit la petite fille en tenant fort le bébé, pour ne pas qu'il tombe par terre. Il a quel âge ? »

Au son de sa voix, Harry ouvrit les yeux et tendit ses mains vers son visage en gazouillant. 

« Il a deux ans et quelques mois, répondit distraitement son père en continuant de discuter, sans voir la réaction du petit garçon. 

- Ce n'est pas un bébé alors, c'est un grand, s'étonna Charlie en observant les traits de son visage. »

Les yeux verts de l'enfant brillaient déjà d'une lueur maligne, entourés de belles boucles blondes douces et souples, son petit nez et ses joues roses rendant le tout absolument merveilleux.

« Il est trop mignon, soupira la petite fille en déposant un bisou sur son front, les paroles d'Anne lui revenant en tête. »

Elle n'avait pas envie que le petit garçon qu'elle tenait dans ses bras soit triste, et qu'il ait des problèmes un jour. 

« Chérie, on y va, repose donc Harry, pouffa sa mère en apparaissant derrière elle. 

- Maman, est-ce que je pourrai avoir un petit frère ? 

- Bonne chance, lança Desmond, en caressant les cheveux de son fils dans ses bras, à l'intention de la mère de la petite fille, qui s'était quelque peu stoppée dans sa marche, surprise. 

- Je- On verra ça plus tard mon amour, nous sommes fatigués alors on va rentrer, d'accord ? Dévia la jeune mère en apercevant son mari à travers la petite foule de chanteurs. 

- Oui... Mais moi je veux un petit frère comme Harry, soutint Charlie en levant un doigt, pour bien que sa maman s'en souvienne. 

- On verra ça. »

• § •

1er juin 2007
France

Et deux jours plus tard, alors que sa célébrité commençait à passer sur toutes les lèvres, la petite fille courait. 

• § •

2 juin 2007
France

« Zayn, je vais habiter chez toi maintenant ? Demanda la petite fille dès qu'elle et son désormais tuteur posèrent leurs pieds hors de l'hôpital. »

Malgré le décès de ses parents, la petite fille n'avait pas l'air plus émue que si elle avait terminé son bol de lait chaud, ce qui surprenait particulièrement son tuteur, qui lui n'osait pas aborder le sujet de front, de peur de la faire se renfermer. 

« Oui ma chérie, et Mamie Trisha va veiller sur toi maintenant, tu te souviens d'elle ? 

- Oh oui, elle est gentille mamie Trisha, sautilla l'enfant en souriant jusqu'aux oreilles. On va refaire des gâteaux ?

- Ah, ça tu lui demanderas, moi je travaillerai pendant ce temps là. Ça ira toutes les deux ? S'inquiéta tout de même Zayn en s'accroupissant face à sa nouvelle pupille. »

Cette situation précaire ne l'arrangeait pas. Lui qui appréciait profondément ses deux amis maintenant décédés, il avait désormais en charge leur fille, qui certes était adorable et très compréhensive, mais était un poids pour lui professionnellement parlant, l'obligeant à avoir recours à sa mère pour la garder. La moindre des choses - qu'il aurait voulue d'ailleurs - aurait été de la garder lui-même et de vivre comme si elle était sa propre fille, mais cela était malheureusement impossible, du fait de ses obligations et de sa vie, tout simplement ; même sans les répétitions du choeur, il devait aller sur les lieux des futurs concerts avant les confirmations de ceux-ci, prendre des rendez-vous, s'assurer de l'organisation des tournées, et ce n'était pas cumulable avec le calendrier d'une enfant de primaire, qui en plus voyait sa célébrité galoper devant celle de son groupe entier. Il l'aimait comme s'il l'avait pondue, mais il ne pourrait la protéger que par le biais d'une aide extérieure et non par lui-même. 

« Charlie, l'appela-t-il alors qu'elle tournait la tête dans tous les sens, observant le hall de son appartement où elle n'était que rarement allée, curieuse de son nouvel environnement. »

Elle fredonna un peu pour lui répondre, n'abandonnant pas son inspection.

« Charlie, regarde-moi. »

Elle tourna cette fois la tête, plus attentive, les sourcils froncés. 

« Zaynie, es-tu triste ? Demanda la petite fille en saisissant ses joues en coupe dans ses deux petites mains, examinant ses traits et ses cernes. 

- Oui mon amour, je suis triste, répondit l'homme en baissant les yeux, faisant une petite moue.

- Pourquoi tu es triste ? Reprit-elle en collant son front au sien, fermant ses grands yeux sans lâcher la mâchoire de son tuteur. 

- Parce que je ne reverrai jamais deux de mes amis, et que je les aimais beaucoup, avoua-t-il en prenant des pincettes, conscient que l'enfant en face de lui n'était pas stupide et savait parfaitement de qui il parlait. »

En même temps qu'il parlait, des images d'eux revinrent dans sa mémoire, et il put entendre son cœur se craqueler. Il avait déjà pleuré en allant chercher Charlie à l'hôpital, brièvement prévenu par un appel de celui-ci dans la matinée, mais son souhait n'était certainement pas de recommencer devant leur fille, qu'il savait empathique pour beaucoup de monde, et lui en particulier ; cela n'empêcha pas son nez et ses yeux de le piquer vivement, forçant l'eau à dévaler ses joues, et il remercia intérieurement Charlie d'avoir fermé ses yeux : elle ne pouvait ainsi pas le voir pleurer. 

« Mais non Zaynie, je t'assure qu'ils ne sont pas partis, le réconforta-t-elle en le serrant contre elle, passant sa tête dans son cou. Ils sont toujours là, dans l'avion, et ils nous regardent encore. C'est maman qui me l'a dit, et maman dit toujours la vérité. 

- Cela doit-il m'empêcher d'être triste ? Demanda tout de même l'adulte, inversant involontairement les rôles d'enfant et de parent. Ils étaient mes amis. 

- Zaynie, je sais que tu pleures. Ne t'inquiète pas je ne regarde pas, rit-elle doucement quand son corps se tendit, pris sur le fait. Mais, ils sont toujours tes amis, ils sont toujours là, est-ce que tu m'écoutes ? 

- Oui ma belle, je t'écoute, murmura-t-il faiblement en la serrant contre son torse. 

- Alors moi je te dis que tu arrêtes d'être triste, et qu'on va appeler mamie Trisha tout de suite, et qu'on va faire des gâteaux tous les trois aussi, dit-elle plus joyeusement en claquant des bisous bruyants contre ses joues. Bah, ça pique, râla-t-elle ensuite en se frottant les lèvres, agressée par les poils courts de sa barbe. »

Zayn rit pour toute réponse, se frottant les pommettes en sortant son téléphone. Cette petite fille allait lui faire vivre de bien beaux jours, c'était ce qu'il pensait ; mais ça, c'était avant les premières agressions. 

Suite au décès de ses parents, Charlie avait suivi le chœur sur de nombreuses dates, en en évitant certaines à cause des remontrances de la directrice de son école, qui avait reproché à son tuteur de l'utiliser comme une vache à lait. Le début des poursuites se fit durant le mois de juin, l'enfant étant toujours miraculeusement épargnée soit grâce à Trisha qui la gardait chez elle, prise de mauvais pressentiments, soit parce qu'elle ne pouvait pas veiller tard pour les concerts ou les répétitions. Elle n'avait de toute manière pas besoin de répéter les chants longtemps, les mémorisant après une écoute et les maîtrisant dans la foulée.

La manière dont les événements lui passaient à côté était quasiment miraculeuse, puisque malgré l'omniprésence de ces assauts envers son chœur dans les médias, la petite fille n'en avait aucunement connaissance, n'ayant été touchée par cette effervescence qu'elle provoquait chez ses spectateurs que lors de son premier concert, en Allemagne, peu avant son drame familial. Ainsi, grâce à ces enchaînements de petites coïncidences heureuses, elle était tenue éloignée des tracas qu'elle causait, n'étant même pas au courant du pouvoir et de la profondeur de son chant. Puis vint le premier août. 

• § •

1 août 2007
France

« Oh Zayn, j'ai trop trop trop envie de chanter ce soir ! S'écria Charlie en partant s'installer à sa place dans leur nouvelle salle de répétition, située dans un monastère, qui leur avait été attribuée par les moines locaux après l'attaque subie dans l'ancienne un mois et demi plus tôt. Je sens que je vais huuuurler, je suis trop contente ! »

Ce soir-là était établie une répétition générale, où étaient conviés l'intégralité des membres de la chorale, évidemment sans compter ceux qui étaient décédés en juillet dix jours plus tôt. Ils se préparaient pour un futur concert en Italie, qui serait jumelé à un congrès international, qui lui demandait beaucoup de préparation aux chanteurs, avec nombre chants à perfectionner, à dix jours du départ - il était originellement organisé un mois auparavant mais avait été reculé à la grâce d'Allegra Voce, qui avait vivement remercié les organisateurs de prendre compte de leur détresse. 

« Ben j'en vois une qui est excitée, rit joyeusement Thalia, soprane émérite du chœur, et accessoirement porte-parole des autres chanteurs. 

- Elle ne tient plus en place, si je l'écoutais nous serions déjà à Florence, fit mine de se lamenter Zayn, qui vérifiait ses partitions. Les autres arrivent bientôt ? Demanda-t-il ensuite à la cantonade, examinant les membres déjà présents. Il me manque bien trois- ce sont les Martin, souffla-t-il ensuite en constatant le retard habituel de la fratrie, trois garçons très gentils mais souvent absents. 

- Ils seront là ce soir, ne t'inquiète pas, leur mère me l'a confirmé, souffla Thalia en se laissant tomber dans sa chaise. Ça va mon amour ? Commença-t-elle à discuter avec une amie atlo, positionnée à l'autre bout de la pièce. 

- Oh oui mon chat, comment se passe ton travail ? Lança l'autre depuis sa place, passant par-dessus les autres conversations sans s'occuper de les déranger - elle savait que ce n'était pas le cas. 

- Fort bien mon biscuit, je t'avoue que je suis fatiguée mais au moins j'ai de l'argent pour aller en boîte, d'ailleurs j'y ai croisé Lucas la dernière fois, tu y crois ça ? Ce gars finira pas me tuer, il est grave chou.

- Oh non bichette, on parle bien du petit brun de sept ans qui veut devenir chef cuisinier ? 

- C'est tout à fait ça ma belle plante, je l'ai croisé en revenant de la soirée, j'étais pas trop bourrée mais il m'a regardée avec des yeux, s'esclaffa tristement Thalia en secouant la tête. 

- Mon scarabée... soupira l'autre, amusée de voir leur petit jeu captiver Charlie, assise entre elles, qui faisait un aller-retour de son regard de l'une à l'autre comme elle aurait assisté à un match de tennis. 

- Ma fraise des bois...

- Mon citron...

- Mon sorbet... 

- ON EST LÀ ON N'EST PAS EN RETARD ! S'écria soudain une voix d'enfant dans la salle, faisant se tourner toutes les têtes, surtout celle de Charlie, qui courut vers le plus jeune, qui avait son âge. CHARLIE !

- MON GLAÇON ! Répondit-elle sur le même ton, faisant ricaner Thalia, qui marmonna à ses voisines ''ça c'est mon école''. Vous êtes super en retard, Zayn il a dit il fallait être là à dix-sept heures et il est dix-sept heures onze ! 

- On était en train de prendre le goûter, mais on est là maintenant, fit l'un des plus âgés en haussant les épaules. On peut commencer.

- Ne prends pas trop la confiance jeune homme, menaça gentiment Zayn en se plaçant derrière son pupitre et son piano, vous avez fermé la grosse porte derrière vous au moins ? Les habitants de ce lieu n'accepteraient pas que des inconnus entrent ici comme dans un moulin. 

- Non, on l'a pas fermée vu qu'on pensait être les pas-derniers, mais on peut y aller maintenant qu'on voit qu'on était les derniers, lâcha insolemment l'aîné, Éloi, en tournant les talons. »

Zayn ne chercha pas à le retenir, celui-là faisait sa crise d'adolescence et sentirait bien le vent tourner un jour, mais là il n'avait pas le temps. 

« Allez on se dépêche, clama-t-il après un échauffement rapide, prenez Ecce Novum , on le fera pour le concert d'avant le congrès, on n'a pas une seconde à perdre. Les basses, vous avez votre voix ? Parfait, les ténors ? Non ? Alors on y va. »

Alors que les voix s'élevaient et que les fautes étaient progressivement corrigées par le chef de chœur patient et efficace, Charlie sautait d'impatience sur son siège, trop heureuse de chanter, car si elle vivait avec Zayn, il ne pouvait pas la faire chanter tous les jours pour son bon plaisir ; il avait le reste du chœur à traiter de manière égale et elle ne pouvait réellement s'adonner à la pratique vocale qu'en répétitions, une fois par semaine. 

« Nickel, allez on le file ! Tous debout ! Ordonna Zayn en tapant dans ses mains, sa voix tonnant dans la salle pour se faire entendre. »

Ecce Novum - Ola Gjeilo

« Super, ça roule, on passe aux chants du congrès, je sais que vous en connaissez déjà une grande partie alors on va les éviter ce soir, prenez l'hymne s'il vous plaît. »

Un bruissement de feuilles lui répondit. Alors qu'il s'approchait des sopranes pour leur préciser quelque chose sur leur voix, il s'aperçut de l'absence d'Éloi, qui n'était toujours pas revenu. 

« T'inquiète pas Zaynie, le rassura Charlie en voyant la direction que prenait son regard, je l'ai entendu passer aux toilettes avant d'aller vers la grande porte, il a parlé un peu à monsieur le moine-concierge aussi, il n'aime pas Ecce Novum donc il voulait pas le chanter, ça il me l'a dit par contre, réfléchit-elle devant son tuteur, outré du comportement de ce jeune chanteur, qui aurait bien besoin d'une petite leçon sur l'engagement au sein d'un groupe. 

- Il est allé fermer la porte au moins ? Demanda-t-il tout de même en soupirant. 

- Oui, quand il a entendu qu'on allait faire les chants du congrès. Il devrait revenir bientôt. »

Zayn se contenta de ça, il faisait confiance à sa pupille. Il retourna donc à sa place sans plus s'occuper d'Éloi, qui avait l'air d'apprécier leur faire perdre leur temps. 

« Les sopranes vous suivez Charlie si vous avez du mal, ou Thalia si vous êtes trop loin, mais je crois me souvenir que vous connaissiez bien votre voix ? »

Un hochement de tête affirmatif lui fut rendu, et il axa son attention sur les alti, moins sûrs d'eux. 

«Allez, qu'est-ce qui bloque ? On l'a fait des centaines de fois celle-là, soupira-t-il en voyant l'endroit qui posait problème. »

Alors qu'il se concentrait pour leur rentrer la mélodie dans l'oreille, Charlie se mit à genoux sur son siège pour chuchoter quelque chose à l'oreille de sa voisine de droite, qui se leva discrètement pour sortir de la pièce. Deux minutes plus tard, même manège, une autre personne sortit sous l'injonction silencieuse de la petite prodige. Et encore deux minutes après, même chose, avec l'un des tenors, qui paraissait ennuyé de voir les sopranes se vider de leurs rangs et se porta volontaire pour écouter Charlie. 

« Charlie, soupira bruyamment Zayn en retournant son attention vers elle, qui se tassa immédiatement sur sa chaise, qu'est-ce que tu fabriques ? J'essaie de nous maintenir une allure de travail et de nous faire avancer, pourquoi tu fais sortir tout le monde ? »

Charlie était intelligente. Certes naïve et un peu trop émotive, mais pas stupide, et surtout très attentive à ce qui l'entourait, particulièrement aux sons, dont la voix de son tuteur, qui cette fois était très ennuyée, à deux doigts de partir dans la longue pente de l'énervement. 

« Zaynie- je- j'ai ent- bafouilla l'enfant en ne sachant comment calmer le dirigeant du chœur, qui pour une fois voyait la petite prodige se faire réprimander. Il y a Éloi là-bas il est toujours pas revenu et j'ai entendu du bruit du coup j'ai demandé à Sarah d'aller voir, mais il y a eu le même bruit et elle est pas revenue avec Éloi, du coup j'ai demandé à Diane mais il y a encore eu le même bruit et-

- Et pourquoi tu n'y vas pas toi-même ? Coupa Zayn sans saisir ce qu'elle essayait de lui faire comprendre, trop ennuyé peut-être, ou juste fatigué. 

- Mais Zaynie j'ai peur ! Protesta l'enfant vivement, fixant la porte close de la salle. Le bruit fait peur.

- Quel bruit, Charlie ? Commença-t-il à s'énerver, même contre une aussi gentille enfant que l'était la petite soprane. 

- Oh non Zaynie pas colère s'il te plaît, trembla-t-elle, son regard apeuré alternant rapidement de Zayn à la porte, puis de la porte à Zayn. 

- Tu veux que j'aille voir moi-même ? Explique-moi donc, je ne comprends pas quel est ce bruit, moi. »

Un silence terriblement lourd remplissait la pièce, toute l'attention étant désormais fixée sur Charlie, qui trembla de plus belle en tentant de mettre des mots sur ce qu'elle avait entendu. Mais elle ne parvint pas à ouvrir la bouche, tétanisée par le regard flamboyant de Zayn et les œillades des choristes dans son dos, ou par la frayeur que lui procurait la porte massive de la pièce et ce qui se trouvait apparemment derrière, on ne saurait le dire. 

« Stop c'est bon j'y vais, soupira Thalia en se levant, prenant sa jeune amie en pitié et souhaitant passer à autre chose, consciente que retarder la répétition de trop serait malvenu et irréfléchi - elle avait confiance en les capacités auditives de Charlie mais ne considérait pas vraiment ce qu'elle tentait de leur faire comprendre. »

Elle se dirigea, toujours dans un silence de mort, vers l'entrée de la salle, tous les regards maintenant dirigés vers elle. Alors qu'elle tendait la main vers la poignée pour ouvrir la porte d'un coup sec, jouant sur un aspect faussement théâtral, Charlie pâlit et ouvrit la bouche pour crier quelque chose, qui se perdit dans le vide ; Thalia avait ouvert la porte. D'où les chanteurs étaient, ils ne pouvaient rien voir, mais ils demandaient à leur amie ce qu'elle avait devant elle pour compenser. Elle ne leur répondit rien, ferma calmement la porte à clef et s'en retourna voir Charlie, figée sur sa chaise en en tenant fermement les bords de ses petites mains. 

« Dis-moi mon sucre, il ressemblait à quoi le bruit ? À quoi tu l'attribuerais si je te demandais de le faire ? Demanda-t-elle d'un ton très calme, presque d'un murmure, à la petite fille, en s'accroupissant à sa hauteur et posant ses mains sur ses petits genoux. »

L'enfant ferma les yeux et réunit tout son cerveau pour se rejouer le son des centaines de fois en une seconde, désirant ardemment lui donner une image, à ce pauvre petit bout de bruit esseulé. Enfin, à la perplexité générale, elle sourit, fière d'elle. 

« C'était une sucession de petits bruits, ça faisait un bruit comme si quelqu'un tombait sur les fesses, et après le bruit du couteau de Mathieu au supermarché, et un zwiiiip comme quand on dérape dans l'eau dans la salle de bain. »

Thalia pâlit de plus belle, retourna au centre de la petite assemblée, et s'adressa à Zayn dans un regard qu'elle pensait explicite, seulement lui râla.

« Mademoiselle Evans, si ça vous dérangerait de reprendre la répétition où nous l'avions laissée au lieu de discuter auprès de notre petite nouvelle de six ans des tribulations du concierge dans le couloir-

- Parce que le concierge il égorge des gens dans le couloir ? Coupa Thalia avec plus de force qu'elle ne l'aurait souhaité, renforçant encore davantage le silence dans la pièce, si lourd et compact qu'elle peinait à rester debout. 

- Ça veut dire quoi-

- ...Pardon ? »

Le regard du chef de chœur se balada sur les visages tournés vers lui, vers Charlie, vers la porte et la fenêtre sur sa gauche. Il ne pouvait pas assumer ça. Une partie de son chœur avait déjà péri dans une attaque dix jours plus tôt, et ça semblait recommencer. Il ne blâmait pas Charlie, ce n'était pas de sa faute, mais un sentiment si triste lui venait en la regardant... - il n'avait aucun mal à les croire toutes les deux, elle et Thalia ; de toute façon Charlie ne se trompait jamais, et le fait qu'elle fasse référence à Mathieu, leur boucher, était plus qu'explicite. Jamais cette petite fille ne pourrait vivre tranquille, aussi mignonne et affectueuse soit-elle, tant qu'elle chantait avec eux - bien qu'il lui sembla à lui que sa vie était déjà foutue à cause des réseaux qui s'emparaient déjà de son cas.

Il promena ses yeux bruns sur le lieu qui l'entourait, le sol carrelé un peu laid et très vieux, les quelques tables pliables empilées les unes sur les autres près d'un mur, les chaises en plastique rouge des chanteurs, le clavecin usé qui lui servait de piano, les armoires de bois qui tapissaient les murs, remplies de matériel de messe et d'aubes probablement plus utilisées depuis des siècles, les murs tapissés de bois. Ils étaient allés si loin, et maintenant il lui semblait, à lui, qu'ils étaient si bas.

« Charlie ? Lança-t-il dans la pièce toujours vide de sons, toujours ébahie, choquée des mots de Thalia, de cette situation invraisemblable. 

- Oui Zaynie ? Leva-t-elle la tête timidement, craignant d'avoir fait une bêtise en constatant la réaction plutôt froide de l'assemblée. »

Leurs regards se croisèrent. Son tuteur y voyait tant de choses, tant de passions à venir qui ne s'épanouiraient pas, tant de joie qu'elle ne vivrait pas. À quelques dizaines de mètres, par la fenêtre en meurtrière de l'étage où ils étaient, on voyait les premiers bâtiments du monastère, ceux qui menaient à l'entrée, prendre feu, ainsi qu'un autre beaucoup plus proche d'eux, qui s'embrasa très rapidement. Mais alors que les chanteurs s'épouvantaient et commençaient à parler de sortir, leurs regards ne se séparaient pas ; ils se lisaient l'âme mutuellement et seule Thalia, perdue entre les deux, les voyait faire. 

« Zaynie, je sais pas ce que tu veux me dire mais moi je t'aime fort fort fort et je suis désolée mille fois, finit-elle par dire en se précipitant contre ses jambes, sentant sans doute que quelque chose arrivait - elle avait toujours eu un don pour comprendre les situations dangereuses sans s'affoler. 

- Pourquoi es-tu désolée mon amour ? S'inquiéta l'homme en se baissant à sa hauteur, passant sa main dans ses petits cheveux de bébé. 

- Parce que toi tu aimes beaucoup tout ça, le chant, et moi je suis venue et j'ai tout cassé, murmura-t-elle devant lui, fixant le sol de ses yeux qui se remplissaient de larmes, immensément honteuse et culpabilisante. 

- Tu n'as rien cassé, au contraire, tu as rendu tout plus beau, grâce à toi j'ai été très heureux. Ce n'est pas toi qu'il faut blâmer, tu n'as rien fait de mal, ce sont les gens qui font des bêtises qui nous embêtent, nous on n'a rien fait, répéta-t-il encore et encore pour qu'elle enregistre le message, conscient qu'elle fonctionnait comme ça, il fallait lui inculquer les évidences pour qu'elle les comprenne. Tu vois, la chorale c'est un feu, et toi tu as été une petite bûche. Quand tu es venue, le feu a été ravivé et tout le monde était content, le feu brillait encore plus fort qu'avant. Mais certaines personnes sont venues avec des seaux d'eau et ont tenté d'éteindre le feu. Dans l'histoire, est-ce que c'est à cause de la petite bûche que le feu est abimé ? 

- Non, c'est les gens méchants avec les seaux d'eau, marmonna la petite fille, occultant tous les autres autour d'eux, qui se demandaient comment sortir, paniquant rapidement, alors qu'il faisait de plus en plus chaud dans la pièce et que Thalia refusait de rendre la clef de la porte.

- Ils ne sont pas méchants, corrigea directement Zayn sans quitter son air doux, ils sont juste différents et ont leurs raisons, qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, qui font qu'ils veulent éteindre le feu. Mais ils ne sont pas méchants. 

- Zaynie, rigola Charlie malgré l'horreur de leur situation, quand les gens mettent le feu à la maison des gentils moines, ils sont méchants avec les gentils moines. 

- Ça c'est vrai, sourit négligemment l'adulte en se relevant, époussetant rapidement son jean, baladant son regard autour de lui. Tout le monde : on passe par la porte, on marche dans le calme surtout !

- Zaynie ? Le rappela Charlie alors qu'il s'approchait de Thalia, toujours opposée à l'idée d'ouvrir le battant. Ça veut dire quoi 'égorger' ?

- Je-

- Zayn, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? S'entêta la soprane plus âgée en guettant la fenêtre derrière lui. On ne peut pas passer par là, l'entrée est en feu, on le voit là-bas, appuya-t-elle de la vision que leur offrait la vitre, des fumées grises opaques s'échappant des pierres auparavant blanches et maintenant noires de suie. On doit passer par la fenêtre, de là on a le jardin et-

- Thalia, ici c'est moi le chef, ouvre cette porte, coupa Zayn en lui prenant la clef, d'un mouvement si fluide qu'elle ne put pas l'en empêcher. 

- Arrête, je ne veux pas que les enfants voient ce qui se trouve là derrière... Ah, quand il s'agit de protéger ton petit ange tu rappliques, ne put-elle s'empêcher d'ironiser en captant son léger arrêt. Tu sais que le couloir pour venir ici est sombre et bordé de petites portes encastrées profond dans le mur ; et au bout de cinq mètres on retrouve le couloir principal, actuellement en proie aux flammes. 

- Et ? S'impatienta le pakistanais en croisant les bras. 

- Le zwiiip de Charlie, c'est le son des corps ensanglantés qui glissaient sur le sol, sans doute traînés par leurs agresseurs, et les traces rouges allaient vers l'entrée. Je te jure que je ne rigole pas, moi je ne sors pas par là, on ne sait pas qui se cache dans l'ombre armé d'un couteau, reprit-elle en voyant la moue dubitative de Zayn, qui ne la croyait pas vraiment. 

- Zaynie, les gens derrière la porte sont revenus ! S'écria Charlie en recommençant à pleurer. »

Aussitôt, des voix se firent entendre de l'autre côté du bois, un peu déformées mais pourtant parfaitement audibles - était-ce parce que les chanteurs avaient les nerfs au ras de la peau ? 

« ANGEL EST DERRIÈRE LA PORTE ! À TROIS ON FONCE ! »

À partir de ce moment, il ne fut plus question d'un quelconque calme, de retenue et de sang froid. Les plus jeunes s'affolèrent, les plus vieux tentèrent de trouver une sortie, parcourant nerveusement la pièce des yeux, les adolescents voulurent ouvrir la fenêtre et tenter d'y passer, malgré tout conscients qu'elle était bien trop fine pour les laisser sortir.

Zayn regarda Charlie avec des yeux désespérés, elle qui contemplait la scène qui se déroulait autour d'elle, ne réalisant pas, encore une fois, la tragédie qu'elle vivait. Ses yeux voyaient tout cela, oui, mais elle avait pourtant un blocage, pourquoi ne trouvait-elle pas cela dramatique ? Pourquoi ne participait-elle pas à l'effet panique de groupe ? Pourquoi restait-elle près de la porte alors qu'elle entendait les gens derrière, qui étaient en train de l'enfoncer, le bois massif se ployant déjà un peu sous les charges qu'ils y mettaient ?

« CHARLIE, VIENS ICI, hurla Zayn par-dessus le vacarme que faisaient les chanteurs et les coups contre la porte, maintenant rejoints par les premières flammes qui prenaient le bois, le fragilisant d'autant plus. »

La petite fille marcha tranquillement vers lui, sans sourire mais sans se presser non plus, pour le voir ouvrir l'un des placards muraux, révélant une réserve de cierges. Il pesta et ouvrit le second, où se trouvaient cette fois des câbles électriques, le troisième renfermait des bibles et plusieurs étagères couvertes d'objets en métal probablement précieux, et le dernier, enfin, s'ouvrit sur les aubes des servants de messe du coin, et les soutanes des moines locaux. À cette découverte, Zayn entra dans le placard, Charlie le suivant docilement, aucun autre chanteur ne les regardant dans la grande pièce, chacun paniquant tout seul ou à plusieurs, dont quelques uns tentaient maladroitement de les garder en place et de trouver une solution. 

« Regarde mon chaton, parla Zayn pour la concentrer, il avait vraiment besoin qu'elle l'écoute ; les grands yeux de l'enfant croisèrent les siens, curieux de se trouver dans une armoire. On a très peu de temps, d'accord ? Je vais te cacher ici, c'est trop petit pour que les autres puissent loger avec toi alors je vais leur trouver d'autres cachettes, mais en attendant je veux que tu restes ici, pour ne pas que les gens puissent t'emmener. Tu as raison, ils sont méchants, il faut donc absolument qu'ils ne te voient pas. 

- Zaynie, coupa l'enfant, comment je sais s'ils me voient les gens ?

- S'ils croisent ton regard, alors ils te voient. Tu veux bien rester là et m'attendre, le temps que tout ça soit fini ? »

La petite fille comprit que ce n'était pas une question, et qu'elle allait être obligée de se cacher pour échapper aux méchants. Mais elle se fit du souci pour lui, et les coups sur la porte étaient de plus en plus efficaces. 

« Zaynie, toi tu vas où ?

- Je vais rester là, mon cœur. Pour protéger les autres. 

- Tu ne peux pas appeler Olivier pour éteindre le feu ?

- Ma belle, Olivier ne peut pas savoir que nous sommes là, personne n'a son téléphone. 

- Mais j'ai vu Thalia jouer-

- Je le lui ai pris et l'ai sorti de la pièce mon chat, il ne fallait pas que l'on soit déconcentrés. 

- Zaynie, commença à sangloter l'enfant, j'ai peur... 

- Il n'y a pas de quoi av- »

Et là, retentit le bruit assourdissant de la porte qui résista une dernière fois avant de s'écraser au sol, dévoilant une dizaine hommes visiblement bien éméchés et passablement drogués. Zayn se servit de la seconde de silence suivant l'entrée des assaillants pour rester dans sa position accroupie, profitant du fait que le meuble se trouve dans un renfoncement du mur camouflé aux yeux des nouveaux venus, et mimer un ''chut'' à Charlie, avant de lui souffler un baiser et de claquer la porte une fois que les sons eurent repris, étouffés aux oreilles de la petite fille par la porte de l'armoire.

Elle entendit la clef tourner dans la serrure usée, et se retourna immédiatement pour faire face à un noir d'encre, où subsistait une faible lueur, provenant d'un trou de termite dans le bois, au niveau du sol. Avant de se placer devant, elle n'oublia pas de se cacher, se terrant au plus profond du placard en s'y allongeant, ayant ainsi la possibilité de voir un peu ce qu'il se passait dans la pièce, veillant, avant de regarder ce qu'il se passait à l'extérieur, que son corps était bien recouvert par les tenues amassées là, et ainsi caché aux yeux de quiconque ouvrirait l'armoire. Puis elle positionna son regard vers le petit trou. 

Du sang. Du sang partout sur le sol. Des corps que je connais, qui ne bougent pas. Un monticule de personnes inanimées devant la fenêtre. Des coups. Des couteaux dans les mains de ceux qui sont entrés, qui frappent Thalia. Je ne peux pas y aller, je dois rester enfermée. Des rires gras, ils me font peur. Il n'y en a plus beaucoup debout, je ne les vois pas tous à cause des meubles et du mur. Des gémissements qui viennent des corps par terre. Des visages, ils font des grimaces, mais elles sont bizarres, ils ont peur et ne clignent plus des yeux. Je n'entends plus les respirations de tout le monde. Les gens traversent la pièce, ils appellent 'Angel'. Je ne sais pas qui est Angel, mais elle n'est pas ici, personne ne s'appelle comme ça dans le chœur. Ils tapent les chaises et les meubles, ils donnent des coups de couteau dans la commode et le clavecin de Zaynie, j'entends les cordes se casser dans des bruits moches. Monsieur le moine Joseph l'aimait bien, c'est triste. Les gens se rapprochent de mon armoire, ils appellent toujours Angel, mais si personne ne répond c'est qu'elle n'est pas là, sont-ils bêtes ? Ils toquent aux portes des autres placards, ouvrent ceux qui ne sont pas fermés. Je ne vois pas Zaynie, est-il au sol avec les autres ? J'entends toujours sa respiration pourtant. On toque à ma porte. Je ferme les yeux très fort. Je ne veux pas qu'ils me voient. Mon cœur bat très vite et ça aussi ça me fait peur. J'ai l'impression que mon corps me brûle mais j'ai froid, je tombe mais le sol est dur sous mon dos. Mon front est mouillé, j'ai du mal à respirer sans faire de bruit. Je ne veux pas les voir.

« NON ! »

J'ai reconnu la voix, c'était Zaynie. Il saute sur un des gens, ils tombent tous les deux juste en face de mon petit trou dans le bois. Je les vois très bien. Zaynie le tient par terre avec ses jambes, il a du sang qui coule de son ventre et de son front, sa belle chemise est toute sale. Un autre des gens lui tient le cou et le serre, j'entends sa respiration s'arrêter. Il devient rouge, son cou gonfle et les veines sortent, il tousse, j'ai envie qu'ils laissent Zaynie tranquille. J'aimerais savoir où est Angel, pour leur dire où elle est et qu'ils partent. Zaynie commence à battre du cœur plus lentement, ses yeux se ferment, et un des gens lui plante un couteau dans le cou, son pauvre cou saigne énormément maintenant, on dirait une explosion de roses toutes rouges, comme il y en avait au mariage de Desmond il y a deux mois. Les gens rigolent encore. Zayn tombe par terre, il gémit doucement mon prénom. Le méchant gens sous Zayn rigole aussi alors qu'il a du sang de Zayn partout sur lui, j'entends dans sa voix qu'il n'est pas vraiment content et qu'il est dégoûté. Il pousse Zayn pour se relever et tourne la tête vers moi. Il croise mes yeux, les siens sont moches et tous rouges, je crois que les miens pleurent, je ne suis pas sûre. Je passe la main dessous, et mes yeux pleurent oui, pourquoi ? Je relève la tête, et le gens qui m'a vue se redresse pour parler aux autres gens, mais un gros bout du plafond tombe sur sa tête avec beaucoup d'étincelles comme près des barbecues. Les gens crient quand ils voient l'autre arrêter de respirer, je ne comprends pas pourquoi. Ils partent. Je me rallonge, même si j'ai mal à la tête et que je tremble, c'est bizarre.

C'est bon Zaynie, j'ai gagné le cache-cache.

Et la petite fille ferma les yeux en souriant, ignorant que des morceaux de bois enflammés du plafond de l'armoire tomberaient sur les robes qui la recouvraient quelques minutes plus tard, lui closant les paupières et marquant son corps pour le reste de sa vie. 

• § •

4 août 2007
France

Ce jour-là, les passants entendirent un chant provenir d'un placard, dans le monastère récemment spectateur du massacre d'Allegra Voce, un chant qu'ils décrivirent comme divinement émouvant et pur, et les attira dans le lieu même du drame, au centre des taches de sang et des meubles éventrés, une odeur métallique régnant dans l'air malgré l'aération de la pièce depuis deux jours. Après un rapide appel aux pompiers, qui possédaient le matériel pour ouvrir la porte du placard chantant, l'on découvrit le corps d'une petite fille amaigrie, gravement brûlée et aveugle, fredonnant inlassablement la même musique de sa voix cassée, inconnue aux passants qui étaient venus la secourir.

L'enfant n'avait rien mangé ni bu depuis le désastre, était recroquevillée dans un coin de l'armoire opposé à un tas de cendres et de tissus blancs qui avaient endommagé le fond du meuble, se balançait doucement et avait un sourire guilleret, pas préoccupé de son sort. Un sourire un peu fou, un peu innocent, un peu déplacé, un peu tordu, un peu étrange, un peu cassé. 

« Angel ? S'étonna le pompier qui était venu la secourir. »

Il avait eu vent de sa réputation, et avait constaté les plaintes des internautes au sujet de cette petite fille si talentueuse prétendue morte dans le massacre. Cependant, aussitôt qu'elle eut entendu ce nom, l'enfant se renferma, arrêta de se balancer, de sourire, et se leva en titubant pour sortir du meuble, évitant souplement la main que lui tendait le pompier malgré sa cécité, récente d'après ce dernier, qui n'avait pas connaissance de l'handicap de l'enfant avant le drame, tout comme ses brûlures.

La petite fille se déplaça sans aucun mal dans le bâtiment, ne disant rien, laissant les gens derrière elle la suivre, complètements muets. Elle sortit, et se dirigea au camion des sapeurs, toquant joyeusement à la portière du conducteur. Hasard mystérieux ou chance infinie, on ne saura jamais, mais quand elle demanda à voir Olivier, ce fut lui qui sortit de l'arrière du camion, marmonnant dans sa barbe qu'il serait temps de trouver les derniers blessés, mais se taisant immédiatement quand il vit l'enfant. 

« Olivier, tu peux me rapporter à mamie Trisha ? C'est la maman de Zaynie, déclara la petite handicapée à l'homme qu'elle semblait savoir en face d'elle.  

- U-une minute mon ange, est-ce que Zayn est avec toi ? Répondit maladroitement le pompier, pris de court et malheureusement pas au courant des détails de l'affaire du monastère. 

- Non, il est parti dans l'avion avec Papa, Maman et Thalia, et puis tous les autres aussi. Tu veux que je te dise comment il est allé dans l'avion ? »

Et sans attendre de réponse, l'enfant enchaîna avec le détail de la scène, laissant en face d'elle des pompiers et des passants intrigués, puis horrifiés. 

« Chérie, qu'est-ce que tu fais dans cette armoire depuis deux jours ? Demanda tout de même Olivier après un rapide regard à son collègue qui était allé ouvrir à la petite fille. 

- J'avais faim au début, et puis après j'ai tout chanté ce que Zayn il m'a appris, plein de fois, et après j'ai toujours chanté la même chose, et monsieur méchant - elle désigna le premier pompier du doigt sans tourner la tête, ses yeux fermés et visiblement morts même malgré la frontière des paupières jurant terriblement avec son sourire content de parler à des gens depuis un moment - m'a ouvert et voilà. En plus c'était ta chanson, tu as de la chance ! Pouffa-t-elle en mettant sa main contre sa bouche. Je suis sûre que c'est le grand Jésus qui t'a dit de venir pour que tu écoutes ta chanson, et que tu viennes me sauver parce qu'il était triste lui aussi. »

Un tsunami n'aurait pas pu décrire ce que ressentait Olivier à ce moment là. Il ne comprenait plus rien. Il n'était même pas sûr d'avoir compris quelque chose à un moment donné d'ailleurs. 

« Ma belle, comment s'appelle cette chanson ? Tu sais qui l'a composée ? Demanda-t-il simplement en s'accroupissant à sa hauteur, glissant une main contre sa joue. 

- Elle s'appelle In monte Oliveti, et c'est la plus belle chanson du monde. »

• § •

1er aout 2009
France

« Charlie ? Viens voir, chérie, j'ai quelque chose pour toi ! Chantonna la voix d'Olivier dans l'entrée. »

La jeune fille descendit aussitôt de sa chambre, excitée. Ça faisait longtemps qu'Olivier était parti en formation à l'étranger pour le travail, il lui avait manqué.

« Ouaaah, salut petit monstre ! L'entendit-elle sourire quand elle se précipita dans ses bras.

- C'était bien ton travail ?

- C'était super, mais un peu long sans toi, lui fourragea-t-il les cheveux, la faisant râler. Tu viens ? On va s'asseoir.

- C'est quoi la surprise ? Sourit-elle de toutes ses dents - elle tardaient un peu à tomber, mais elle en avait quand même perdu une, la petite souris lui avait donné une pièce de deux euros en échange.

- Oh, quel joli sourire ! C'est un magazine de musique, qui parle de Zayn, et des autres. Je sais que le thème n'est pas joyeux, mais tu m'avais dit que tu voulais avoir une petite trace d'eux. »

Charlie perdit à moitié son sourire. C'est vrai qu'elle lui avait demandé ça. Elle était contente qu'il l'ait écoutée.

« Je l'ai lu, reprit-il devant son silence songeur, et je dois dire qu'il est plutôt bien écrit. Je te le laisse ? Tu as bien ta machine, pour te faire la lecture ?

- Oui, souffla-t-elle doucement - le dernier cadeau qu'il lui avait fait était un scanneur qui lisait à voix haute les textes scannés, et elle adorait s'en servir. Est-ce qu'il y a des photos ?

- Oui, des lieux de l'accident, et du chœur, à la fin. Tu as un joli sourire, dessus, la complimenta-t-il en lui caressant la tête.

- Est-ce que tu pourrais-

- Charlie ! Viens goûter ! Les interrompit Trisha en passant sa tête dans le salon. Vous lirez ça après !

- Qu'est-ce que tu voulais me dire ma belle ? Chuchota Olivier en voyant que la mine de l'enfant s'était refermée à l'entente de la voix de sa grand-mete adoptive.

- Est-ce que tu pourras découper la photo de Desmond ? Lui chuchota Charlie dans l'oreille, pour ne pas que Trisha l'entende - elle avait horreur qu'on évoque l'incident à la maison. J'aimerais bien la donner à Bébé Harry. »

Olivier sourit doucement. Charlie lui fait déjà parlé de Bébé Harry, et de la promesse qu'elle avait fait à sa maman. Elle s'était beaucoup inquiétée pour lui après la disparition de Desmond.

« Bien sûr. On lui mettra un cadre, et on ira le déposer dans son cimetière. Tu voudras venir avec moi ?

- Charlie ! Ne me fais pas répéter ! Lança Trisha une seconde fois, sur le ton de l'avertissement.

- Trisha elle voudra pas, mais tu peux y aller pour moi ? Demanda l'enfant avec un sourire adorable. »

Olivier sourit et lui embrassa le front.

« Tout pour mon petit ange, j'irai cet après midi. Ne fais pas attendre mamie, je vais chercher des ciseaux pour que tu puisses découper la photo. »

Et Charlie partit goûter.

• § •

30 mars 2010
France

« Ma chérie, il ne faut pas se laisser abattre, tenta de réconforter Trisha, secouant doucement les épaules de sa pupille pour la ramener les pieds sur Terre et ne pas la perdre dans son silence. Olivier va bien maintenant, il a cessé de souffrir, on doit en être contentes. »

Charlie ne dit rien et garda son visage vers le sol. Le corbillard s'éloignait doucement, semblant glisser sur la route trempée de ces derniers jours de pluie et d'orage. L'état cancéreux d'Olivier s'était dégradé à une vitesse astronomique, et elle ne comprenait pas. Tout le monde partait, tout le monde était heureux dans l'avion, mais elle, comment pouvait-elle le trouver cet avion ? Elle voulait les revoir. Il lui avait dit qu'il resterait près d'elle quoi qu'il arrive. C'était un mensonge, puisqu'il était allé dans l'avion. Et pourtant, elle n'arrivait pas à penser du mal de lui, parce qu'elle avait entendu sa voix, sa voix triste et détruite des derniers jours, sa voix épuisée par la maladie, ses souffles douloureux qu'il voulait cacher en toussant et riant. Il ne voulait pas. Il ne voulait pas partir, mais il l'avait fait quand même au final. La vie de Charlie serait sans lui. Mais quelle vie serait-ce alors ? Sa vie à elle, c'était Zayn, c'était le chœur, c'était ses amis, c'était ses parents, c'était Olivier. Sa vie était partie.

Ma vie est un mensonge, elle me dit qu'elle restera avec moi mais elle s'éloigne et retient ceux que je laisse entrer pour les entraîner tout en bas.

« Charlie, ne te terre pas dans ta tête s'il te plaît, ce n'est pas bon pour toi, il faut relâcher la pression. »

Elle ne répondit toujours pas. Pour une fois elle n'étendait plus les voix, trop loin dans ses pensées sans doute. 

La vie est méchante. La vie me prend tout. Je ne peux pas aimer la vie. Je n'aime plus la vie. Ma vie c'était Olivier et Zayn, il ne sont plus dedans, alors moi non plus. Pourquoi la vie des autres est-elle si simple ? Pourquoi la mienne est aussi vilaine ? Pourquoi ce qu'elle m'offre elle le reprend en me griffant et en emportant plus que ce qu'elle m'avait donné ? Pourquoi les autres sont-ils si heureux et moi non ? Ils mentent ? Ils cachent leur vérité sous leurs rires, c'est pour ça qu'ils sont si différents ? Et si c'étaient des menteurs, des mauvaises personnes qui veulent juste être comme les autres, les autres qui mentaient déjà avant eux ? Moi je pense que tous ces gens heureux ne le sont pas, ce n'est pas vrai, je l'entend parfois dans leur voix, ils disent qu'ils vont bien mais ce n'est pas vrai. Mais j'entends aussi d'autres gens heureux, d'autres gens qui ne savent rien du mal de perdre quelqu'un de fort, des gens qui sont juste insouciants et contents.

Peut-être que c'est moi le problème. J'ai une mauvaise vie. Eux en ont une bonne. Et moi non. Mais eux si.

Peut-être que ma vie a la varicelle, comme Nicholas de ma classe l'année dernière. C'est contagieux, la varicelle. Je ne dois pas contaminer les autres vies, ou elles auront la varicelle elles aussi. Et ce n'est pas agréable, la varicelle. Je dois rester toute seule avec ma varicelle, le temps qu'elle disparaisse et que je redevienne contente comme avec Olivier. Sauf qu'Olivier n'est plus là, il est dans l'avion. Donc je resterai triste avec le cœur qui fait mal comme maintenant, mais sans la varicelle.

« Charlie ?

- Oui mamie ? Répondit enfin la petite fille en sortant de ses pensées, produisait un soupir de soulagement exagéré de la part de Trisha.

- Dis-moi, à quoi pensais-tu pour partir aussi loin dans ta tête ? 

- Ma vie a la varicelle mamie, elle est malade, répondit simplement l'enfant en reprenant le chemin de la maison, tenant la main de la femme dans la sienne. 

- Elle va donc guérir ? 

- Oui. Un jour elle sera toute mieux, sans la varicelle qui lui fait mal. 

- Et alors tu seras à nouveau ma petite fille joyeuse qui chante et qui danse ? 

- Non. »

Sur ces mots, Charlie déposa son manteau dans l'entrée, sur sa petite patère, avant de donner des coups de talons dans ses bottes pour les faire tomber. Trisha n'aurait pas droit à plus d'informations ce soir, ni jamais d'ailleurs.

• § •

22 septembre 2012
France

« CHARLIE ! DESCENDS IMMÉDIATEMENT ! »

La jeune fille souffla en éteignant la musique dans ses écouteurs, prenant son temps pour se redresser sur ses draps et chercher ses chaussons en tâtonnant sur le sol, puis se lever et les enfiler paresseusement.

« CHARLIE, NE ME FAIS PAS ME RÉPÉTER ! »

Nouveau soupir, mais pas d'accélération de la part de la pré-adolescente, qui sortit de sa chambre en secouant sa chevelure blanche pour cacher ses yeux sous la frange qu'elle se faisait pousser. Elle descendit les escaliers marche par marche avec la pesanteur d'un pachyderme, consciente que cela ferait enrager sa grand-mère adoptive, qui tapait du pied devant l'escalier.

« Qu'est-ce que c'est que ça, dis-moi ? Lui lança-t-elle une fois qu'elle se fut arrêtée deux marches au-dessus du sol, pour compenser sa petite taille. »

Trisha lui mettait sous le nez son carnet de liaison, si proche que la jeune fille dut se reculer un peu pour capter son environnement correctement, dont l'odeur de papier familière de son cahier.

Ah, c'est le mot d'aujourd'hui.

« Quoi ? Lâcha-t-elle avec insolence à la femme, qui enragea d'autant plus.

- Ose me dire que tu ne sais pas pourquoi je t'appelle.

- Hm, une piqûre de rappel s'il te plaît ? S'amusa la jeune fille en s'asseyant dans les marches.

- Relève-toi. »

Le ton qu'elle empruntait ne laissait pas vraiment la place à la demande, et il n'y avait pas besoin d'avoir l'ouïe exceptionnelle de la collégienne pour le repérer.

« Tu sais plus lire toute seule, la vieille ? Insulta-t-elle à demi-mot en lui prenant le cahier des mains, levant ses yeux morts au ciel mais ne lui laissant pas le temps de parler, posant directement ses doigts sur l'étiquette en braille fournie par son collège spécialisé dans l'éducation de jeunes aveugles. ''Madame, lut-elle avec un ton légèrement guindé, nous vous écrivons ce message pour vous informer que mademoiselle Charlie Brannan s'est montrée insultante envers un adulte enseignant dans notre établissement ainsi que dans plusieurs autres, comprenant le lycée Sainte Marie, le lycée Jules Verne, le collège François Mitterrand, l'école élémentaire Saint Damien et notre établissement d'échange anglophone. Elle s'est également laissée aller à la violence avec plusieurs élèves de chaque établissement, allant jusqu'à en envoyer un à l'hôpital pour quelques jours. Nous tenons à rappeler que cette attitude est intolérable et, couplée aux récents et récurrents avertissements reçus par votre enfant ces derniers jours, nous oblige à l'expulser définitivement de notre établissement dans les plus brefs délais. Voici ci-jointe une liste des potentiels établissements à même de l'accueillir pour cette année- »

Trisha lui arracha le carnet, des flammes dansant dans ses yeux, qui ne terrifièrent pas Charlie plus que ça même si elle les sentait de là où elle se trouvait.

« Et ça te fait sourire ? Articula la femme en voyant les plis de la bouche de la collégienne s'élever légèrement.

- Pas mon renvoi nécessairement, mais imaginer ta tête oui. »

Elle esquiva tranquillement la gifle que lui envoya sa tutrice, ne s'en formalisant pas plus que ça.

« Et alors ? Reprit-elle en s'accoudant à la rampe à côté d'elle dans une posture nonchalante.

- Comment ça 'et alors' ? Réfléchis un peu, qu'est-ce que je pourrais te dire imbécile ? Félicitations ?!

- Merci. »

Trisha la saisit cette fois par la cheville, et empêtrée dans les marches de l'escalier, la jeune fille ne put pas l'esquiver, tombant quand elle fut brusquement tirée en avant.

« AÏE TRISHA PUTAIN-

- NE PARLE PAS COMME ÇA, ET CESSE D'ÊTRE AUSSI BUTÉE DEUX MINUTES ! J'AI FAIT TOUT CE QUE J'AI PU POUR TE FAIRE INTÉGRER CETTE ÉCOLE, POUR QUELLE RAISON AS-TU TANT TENU À TE FAIRE VIRER ?! »

La jeune fille posa son menton dans sa main dans une posture pensive, non feinte cette fois, bien que son visage ne laissât pas passer beaucoup d'émotions.

« Je ne me suis pas faite virer volontairement, contesta-t-elle tranquillement. Bon d'accord si, admit-elle quand le silence s'éternisa. Les autres jours oui, c'est vrai, mais aujourd'hui c'était pas volontaire. D'ailleurs même pas, je ne voulais pas me faire virer, je voulais tous les faire chier et toi avec. Mais pas me virer.

- Alors que s'est-il passé aujourd'hui ? Soupira Trisha en se passant une main sur le visage, prenant l'information avec lassitude. »

Depuis plus d'un an, Charlie s'évertuait à fatiguer tous ceux que sa tutrice mettait à sa charge, parce qu'elle ne voulait pas qu'on s'occupât d'elle comme d'une handicapée stupide. La soignante pouvait comprendre ce sentiment désagréable, mais était tout de même fatiguée par ses comportements insolents et ayant pour seul but de l'énerver - ce qui marchait très bien. Pourtant, depuis quelques mois, elle sentait qu'il y avait autre chose qui animait la collégienne à la faire tourner en bourrique et l'insulter, sans qu'elle sache quoi.

« En fait, c'était un enchaînement d'événements, expliqua Charlie en utilisant ses mains pour s'appuyer dans son récit, prenant son aise sur sa marche d'escalier. Ce matin, on avait une rencontre entre écoles, dont des lycées, une école primaire et des anglais. On le savait, ça fait plusieurs semaines qu'ils nous en parlent, mais ils avaient oublié de dire quels établissements seraient des établissements comme le nôtre, donc pour des aveugles, et ceux qui seraient des gens normaux. »

Trisha grimaça à l'entente du ''normaux'' mais ne fit pas de commentaire.

« Tout ce qu'on savait c'était qu'il y aurait des aveugles comme nous, deux établissements de paraplégiques, un avec les deux, et des gens normaux. Tous ces établissements ils avaient des chorales, c'était pour ça qu'ils étaient là, c'était un échange de chorales pour avoir plus de connaissances musicales, bref. Perso j'appréciais le concept, vu que je ne peux plus chanter moi-même depuis tu-sais-quand. Avant les concerts, on a eu du temps pour rencontrer les gens de nos tranches d'âge respectives, et genre il n'y avait que ceux qui avaient voulu venir, ce jour-là étant vraiment réservé à ça, les autres classes qui n'avaient pas voulu venir étaient en journée libre. Donc on n'était vraiment que des volontaires, tu vois ? »

Trisha hocha la tête sans rien dire, sachant que malgré sa cécité Charlie le saurait - elle ne savait pas comment elle faisait pour avoir conscience de son environnement muet et ne le saurait probablement jamais.

« Il était environ dix heures, tout le monde était arrivé, et dans ma classe on devait être environ soixante-dix, l'appel avait été excessivement long. On était dans le réfectoire, posés à des tables, et on nous laissait faire connaissance tranquillement pour ne pas être trop timides. Moi j'étais avec un groupe de potes éloignées pour pas être toute seule, je voulais pas vraiment me faire des amis donc rester dans un groupe c'est un bon plan. On était toutes aveugles. Elles non plus ne voulaient pas aller voir d'autres élèves, donc elles se sont mises à caqueter des potins, c'était d'une futilité incroyable. »

Sourire de sa tutrice, qui étudia sa silhouette avachie sur la marche, ses mains travaillant activement pour illustrer son récit, sa tête penchant dans un peu tous les sens pour se souvenir de tout.

« Et là, t'as des gars, trois je crois, qui viennent nous voir pour nous poser des questions sur le fait d'être aveugle, depuis la naissance ou pas, si ça faisait mal, enfin tu vois le genre. Ils étaient sains, donc logique qu'ils n'y sachent rien, mais ils s'étaient posés juste à côté de moi parce que j'étais juste en bord de table et rien que ça ça m'a un peu soûlée. Pour pas faire durer j'ai répondu à leurs questions, par trop sèchement pour pas les énerver mais clairement pas enjouée. T'en as un qui posait des questions cons, genre ''tu vois combien de doigts?''. Vraiment, j'avais envie de partir, et je l'ai fait, quand ils continuaient leurs questions qui partaient sur mes brûlures et que j'en avais marre.

« J'ai prétexté devoir aller aux toilettes, la classique, mais ils m'ont laissée y aller, se prenant des vents de la part des autres de la table qui s'en foutaient complètement d'eux avec leurs piaillements insupportables. Quand je me suis levée, j'ai senti le gars juste à côté de moi bouger, il se levait aussi pour me laisser passer sans me gêner, c'était sympa de sa part tu vois, sauf que ce débile a laissé son pied au milieu de mon petit passage, j'ai trébuché dessus, et je me suis rattrapée à lui pour pas me viander, lançant des ricanements de la part des poules et des ''bien joué champion'' de la part de ses potes. Que des cons tu vois. Je pense qu'il a pas fait exprès, vu à quel point il se confondait en excuses, et il m'a portée pour me reposer par terre, commentant, je cite : ''Ouah t'es toute légère''. C'était pas à visée méchante, mais moi ça m'a pas plu, je sais que je suis minuscule, pourquoi les gens s'évertuent à me le rappeler ?

« Bien sûr, j'ai décidé de le prendre à la rigolade, j'ai dit ''Parce que t'en soulève beaucoup des meufs?'' et je te jure que j'ai entendu son rougissement, les deux autres étaient morts de rire à côté. Donc je lui ai tapoté l'épaule, en mode t'inquiète frère je pars, et t'as un des deux beaufs qui marmonne que les autres aveugles ne les touchent pas aussi précisément, passant près d'eux ensuite pour aller quelque part sans canne. Du coup t'as le timide qui me rattrape, et qui me demande si je suis vraiment aveugle. Moi je dis oui. Et lui il me demande si il peut voir mes yeux, ce à quoi je dis oui aussi, de façon plus pressée pour qu'il croie que mon mensonge des toilettes est toujours vrai. Donc j'ouvre les yeux, et lui il dit un truc genre ''Ouah truc de fou'' en approchant quelque chose de mon œil, truc que j'attrape en fronçant les sourcils, parce que sérieux qui va aller tripoter un plâtre pour demander si ça fait mal ? J'ai identifié le machin comme son index, et quand je lui ai demandé ce qu'il faisait, il m'a répondu qu'il voulait savoir si je pouvais voir son doigt. Quel genre de con demande ça à une aveugle, Trisha ? S'emporta la jeune fille en prenant sa tutrice à parti, qui elle souffla du nez devant le manque de tact du jeune homme.

- Il était maladroit, tu ne l'as pas frappé quand même ?

- Non, parce qu'en vrai il était gentil, mais vraiment ça m'a soûlée, souffla la collégienne en se frottant le front. Je lui ai réexpliqué que non je voyais pas et que oui mes yeux ne fonctionnaient plus, et il m'a laissée aller aux toilettes. J'y suis restée quelques minutes pour la forme, et puis je suis retournée au réfectoire, qui a fait un grand silence quand je suis arrivée. Je les avais entendus parler avant d'entrer donc je savais qu'il n'était pas vide, mais ça aurait suffi à faire douter une aveugle de sa destination, tu vois ? Donc j'ai pas vraiment compris pourquoi ils faisaient ça, je suis allée à ma table, en esquivant les patates qui restaient au milieu du passage. Et quand je me suis assise, t'as un des deux beaufs qui saute sur la table et me parle d'en haut :

« Depuis quand est-ce que tu imites une aveugle?

- Gars, je suis aveugle c'est difficile de les imiter plus.

- T'as évité tous ceux qui étaient devant toi, on a fait un mur pourtant. Les autres se le sont pris c'est pas possible de faire ça si on voit pas.

- La preuve que si.

- Me parle pas comme ça, et regarde-moi.»

« Là franchement ça m'a énervée, je me suis relevée et ai poussé sa tête, comme il était accroupi juste devant moi il a roulé et s'est gamellé de l'autre côté de la table, ça m'a fait rire, il a crié comme une fillette le gars, pouffa la jeune fille en souriant grandement. Les autres ont pris leur inspiration quand j'ai fait le chemin en sens inverse, parce que cette fois je passais à travers leur stupide mur avec les protagonistes qui essayaient de m'attraper. Comme je vois rien ils ont fini par m'arrêter, et ces brutes m'ont ouvert les yeux de force pour ''vérifier que je me faisais pas passer pour une handicapée''. J'ai vraiment pensé qu'ils étaient cons quand ils ont demandé à quoi on pouvait reconnaître des yeux morts.

- Et que s'est-il passé ensuite ? Demanda Trisha, qui commençait à trouver l'histoire longue.

- Ils ont abandonné leur analyse, et t'as deux débiles qui lancent que si ils me frappent et que j'esquive c'est que je suis pas aveugle. Ils s'y sont mis à deux, avec un qui me tenait et l'autre qui essayait de me lancer des coups de pieds. J'avais l'impression d'être dans une série stupide sur le harcèlement, et puis les autres autour de nous encourageaient le combat, comme dans ces mêmes séries. Des animaux. Je te passe les détails, en tout cas quand les surveillants sont revenus de leur pause café - qui a duré une heure, le temps de la rencontre - les deux débiles étaient par terre et plusieurs autres aussi parce que c'étaient des moutons violents. C'est la seconde partie du mot, où ils disent que je me suis battue.

- Les surveillants n'étaient pas avec vous dans la pièce ? Répéta Trisha, sidérée.

- Non, après tout on était soixante-dix avec des handicapés en grande majorité, absolument rien ne pouvait mal se passer. Note l'ironie. Enfin, il reste le moment où ils disent que j'ai insulté des profs, calme-toi, dit-elle calmement en entendant les dents de sa grand-mère adoptive se serrer. C'était complètement volontaire, et c'était uniquement parce qu'ils faisaient chanter leurs chœurs n'importe comment. J'étais restée au collège pour entendre de la musique, pas des reprises nulles de chansons qui passent à la radio et des fausses notes. Tu te souviens de quand je te disais que la chorale du collège était à chier ?

- Hm, fit Trisha sans relever l'impolitesse.

- Bah en définitive on était les meilleurs, loin devant les autres. Heureusement que j'assiste à leurs répétitions pour leur dire les plus gros problèmes parce que sinon ils n'auraient pas été bien mieux qu'eux. Pendant les saluts que je me suis levée pour dire à chaque chef quels étaient les plus grosses abominations de chaque chœur, et au lieu de remercier ils m'ont traitée d'impertinente et de fille qui n'en savait rien. Là, je suis sortie de ma zone de ''respect envers autrui qui ne sait pas faire de musique'', et je les ai insultés, comme le rapporte si bien mon carnet de liaison. Avoue que j'ai eu raison.

- Non, Charlie.

- Mais-

- Charlie, souffla la femme en se penchant vers elle, non on ne répond pas à la violence par la violence, et non on ne critique pas la façon de faire d'autrui aussi éhontément, surtout si c'est un adulte que tu ne connais pas. Tu as été extrêmement malpolie. On ne fait pas la leçon à un adulte.

- Déjà, le truc de la violence ne résout pas la violence, c'est complètement con. Excuse-moi, fit-elle plus fort pour couvrir le commentaire de Trisha, mais quand on me tient par les bras pour me foutre des coups moi je me défends, et c'est pas avec des paroles que tu dissuades un loup en rut de détruire sa partenaire.

- Cette comparaison est-

- Parfaite. Et pour en revenir aux insultes, ben... Je suis venue pour entendre de la musique. La-leur était médiocre, je leur donne des conseils pour faire mieux. Où est le mal ? C'est eux qui le prennent mal, mais moi à la base je ne faisais que leur dire les problèmes, pas que leur musique était nulle ! C'est super frustrant quand tu vas quelque part, que tu connais un minimum de choses, et qu'on te met un gros stop en te faisant revoir les bases bases bases ! On aurait dit un tuto de deux heures et demie avec un entracte au milieu ! »

Trisha se mordit les lèvres. Charlie était butée, et avait un peu raison malgré le fait qu'elle s'y soit mal prise.

« Ça ne change rien au fait que tu es virée, et qu'on n'est qu'au mois de septembre. Je ne sais pas où te mettre. Tu as dit qu'ils avaient conseillé de nouveaux établissements ?

- Ouais, mais j'ai des trucs à dire dessus, fit la jeune fille en tendant la main pour recevoir le carnet, que Trisha lui donna sans discuter, curieuse. J'ai vérifié lesquels avaient des chœur ou des orchestres, et le premier et le cinquième choix n'en ont pas, donc ça c'est mort. Le second, il est beaucoup trop loin pour toi. Le troisième, il me semble que c'est un deux voix, et il n'y a rien de plus ennuyeux que les deux voix. Le quatrième ils ont des voix de crécelle, le sixième chante complètement faux même avec un piano, le septième fait des comédies musicales donc pourquoi pas, après il est un peu loin donc bof, le huitième est nickel, le neuvième-

- Il y a combien de choix ? S'amusa sa tutrice en la voyant déblatérer la liste entière.

- Quinze. Je continue ?

- Non, tu iras au premier.

- Tu ne m'as pas écoutée Trisha, j'ai dit que le premier-

- N'a pas de chœur, ce qui est parfait pour toi, coupa la soignante d'un ton irréfutable. »

Son aplomb fit tomber la mâchoire de la jeune fille, qui leva un visage interloqué vers elle.

« Pardon ?

- Tu iras au premier choix conseillé par ton ancien établissement, répéta lentement Trisha sans se démonter. Donne-moi cette liste, je vais les contacter tout de suite. Heureusement qu'on est vendredi. »

Elle tendit la main mais Charlie éloigna le carnet simultanément, toujours choquée.

« Tu veux me faire aller étudier à un endroit où il n'y a pas de chant, connasse ?

- Charlie, ne me parle pas comme ça, gronda la plus âgée tentant une nouvelle fois de prendre le petit cahier, tentative infructueuse également.

- Pourquoi tu fais ça, Trisha ?

- Donne-moi ça.

- Trisha. »

Le silence qui suivit fut si compact que la grand-mère sut qu'elle avait fait une immense bêtise. Mais elle n'en démordrait pas, Charlie devait se détacher de tout ça.

« Ce n'est pas bon pour toi.

- Et c'est pour ça que tu m'empêches d'aller à des concerts en ce moment ? Que tu refuses de me signer mes demandes au conservatoire ? Que- Putain Trisha, la musique c'est ce qui me fait vivre, tu peux pas me faire ça ! »

La jeune fille se leva d'un bond, indignée.

« Pourquoi tu fais ça ? On était déjà plus très proche depuis Olivier, et maintenant tu me prives de ce que j'aime ? On va dans le mur Trisha, je peux pas te promettre de te parler si tu- tu- PUTAIN !

- Calme-toi et donne-moi ce carnet. »

Elle resta la main tendue vers sa pupille, qui cacha la pièce à conviction contre son cœur, réfléchissant.

« C'est parce que Zayn est mort, c'est ça ? Murmura-t-elle après une longue minute de combat intérieur.

- Ne dis pas n'importe quoi, et arrête ton caprice.

- Quel caprice ? Je te demande si c'est parce que Zayn est mort dans le monastère que tu veux me tenir éloignée de la musique.

- ... Ce n'est pas ça.

- Tu as hésité.

- Allez j'en ai marre, céda Trisha en s'élançant vers Charlie, qui se prit le mur en tentant de l'esquiver, lâchant un petit cri de surprise et de douleur quand la plus âgée lui tomba dessus, les faisant rouler dans le bas des marches. »

Charlie se releva immédiatement, le carnet toujours fermement maintenu contre elle, manquant de peu de se faire rattraper par la cheville quand elle vacilla. Elle fut poursuivie par les cris de Trisha jusqu'à entrer dans sa chambre et en verrouiller la porte derrière elle, filant sous ses draps pour se protéger de sa tutrice en colère de l'autre côté de sa porte.

Elle repensa à la conversation, ses yeux s'humidifiant progressivement. Elle n'irait pas dans un établissement musical. Elle n'écouterait pas de chorale de vive voix quotidiennement. Elle vivrait dans le silence et la solitude de son baladeur jusqu'à sa majorité, parce que Trisha l'empêchait d'aller à des événements musicaux et qu'elle ne pouvait rien faire sans son accord. Elle perdrait la chose qui la faisait se lever le matin. Elle se plongerait dans une routine ennuyeuse et morne sans plus aucun rayon coloré.

Elle va m'enlever la musique, Je vais perdre la musique.

«Allez les sopranes on monte encore un peu! Très bien Charlie, donne tout ce que tu as!»

Une larme.

«Tu as pu apprendre ton solo ma belle? Tu veux qu'on le revoie ensemble?»

Deux larmes.

«On rentre chez moi aujourd'hui mon ange, ça ne te dérange pas? On pourra faire des cookies, tu vas voir!»

Six larmes. Deux reniflements. Un hoquet.

«J'ENTENDS RIEN LES BASSES! EST-CE QUE VOUS ÊTES LÀ?! ET ON SE LAISSE PAS ABATTRE LES TENORS, NE GRIMACE PAS DESMOND!»

Un halètement douloureux. Un nœud dans la gorge. Des poings qui se serrent contre les draps.

«Merci à tous, merci d'avoir été attentifs jusqu'à la fin de ce concert, nous reviendrons demain, revenez si le cœur vous en dit! Vous pouvez vous applaudir!»

Un gémissement étouffé. Un dodelinement de la tête. Un geste rageur contre le matelas.

«Aujourd'hui je me dis qu'on pourrait innover, apprenons la claire fontaine! Prépare-toi Théodore, tu fais le couplet deux tout seul!»

Un mouvement compulsif. Une respiration saccadée. Une plainte douloureuse.

«Comment ça Thalia est allée rouler une pelle au sacristain? Allez me la chercher tout de suite, elle doit faire son solo! Vous avez jusqu'à la fin de l'instrumentale!»

Une cage thoracique qui se comprime. Des mouvements désordonnés. Des noms murmurés dans le vide.

«Faites un effort les gars, elle est pas si haute cette note, je sais que vous pouvez le faire. Si j'y arrive vous y arrivez aussi, tu vois Thalia que j'ai toujours été bon en maths.»

Une toux sèche. Une main arrachant ses cheveux. Des yeux morts en cherchant un autre.

«Je vais te cacher ici, c'est trop petit pour que les autres puissent loger avec toi alors je vais leur trouver d'autres cachettes, mais en attendant je veux que tu restes ici, pour ne pas que les gens puissent t'emmener. Tu as raison, ils sont méchants»

Zayn. Zayn. Zayn.

Méchants.

« PUTAIN DE MERDE ! Hurla la jeune fille parmi ses larmes. POURQUOI, PUTAIN ! CONNARDS ! JE VOUS HAIS ! JE VOUS HAIS TOUS ! »

Elle ne savait pas sa voix suraiguë, elle ne savait pas ses pleurs désespérés en serrant son oreiller contre elle, elle ne savait pas sa morve qui coulait, elle ne savait pas ses tremblements, elle ne savait pas ses cheveux emmêlés, elle ne savait pas les gémissements qui secouaient sa cage thoracique, elle ne savait pas ses halètements difficiles, elle ne savait pas ses dents serrées à les faire craquer, elle ne savait que cette connasse veut m'enlever Zayn.

Méchante. Trisha est méchante.

• § •

Quelques heures plus tard, quand Charlie descendit les escaliers pour manger, elle s'était calmée. Elle ne dit rien à sa tutrice, qui lui annonça le menu d'une voix qu'elle ne perçut même pas, trop perdue dans sa rancœur.

« Charlie ? Écoute-moi, tu bouderas après. »

Elle lâcha ses couverts sur son assiette, voulant déjà retourner dans sa chambre.

« Tu es inscrite au collège que je t'avais dit, heureusement que j'ai pu avoir la vie scolaire de ton ancien établissement au téléphone, ils ont pu me redonner l'adresse. Comme c'est un peu loin tu iras à l'internat, et puis tu y iras jusqu'au bac. Tu laisseras ton baladeur ici, ils n'y sont pas permis. Tu peux aller dans ta chambre. »

La porte était déjà claquée.

• § •

12 juin 2018
France

Ce fut dans un après-midi ensoleillé que Charlie poussa la porte de chez elle, et redécouvrit sans une seule émotion le hall de sa maison, qu'elle avait quitté des années plus tôt. Elle n'y était pas retournée depuis sa sixième, depuis que Trisha l'avait envoyée dans ce centre en internat où elle avait enchaîné les dépressions à l'insu de sa tutrice, qui était alors trop occupée avec son projet dont elle lui parlait par messages et au téléphone - Charlie ne l'écoutait que d'une oreille, préférant se délecter de la musique qu'elle faisait toujours passer dans le salon et qu'on entendait en arrière-plan.

Dans son centre, il n'y avait pas de musique, pas de téléphone pour lancer un programme, pas de baladeurs, pas de jukebox, pas de télévision, pas de musique d'ascenseur même, il n'y avait que la sonnerie de début et de fin des cours, stridente et abrutissante. Charlie n'avait pas entendu une seule vraie note depuis des années, enfermée là-bas jusqu'à sa majorité sur ordre de Trisha - ses tentatives de fugue s'étaient toujours soldées d'avertissements où Trisha n'allumait plus la musique dans le salon pour la réprimander, alors elle avait arrêté.

Son téléphone n'avait rien à voir avec les smartphones que les autres gens arboraient, tous plats et tactiles - des accompagnants de ses anciennes camarades de classe lui avaient mis dans les mains pour lui montrer avant qu'elle ne s'en aille. Quelle magie. Si le sien était déjà vieux quand elle était entrée au centre, il n'avait maintenant rien à envier à une carcasse sans vie. Impossible d'écouter une quelconque musique sur ce machin-là. Elle s'était résolue à tourner la tête à chaque fois qu'un téléphone sonnait dans le train, et à se distraire avec le nouveau jingle de la SNCF répétitif et moche, profitant de l'air redondant comme d'un opéra sacré.

Sa rancœur envers Trisha n'avait pas diminué avec le temps, mais avait plutôt grandi, alimentée par cette absence de vie qu'elle lui avait imposé. Et pourtant, même si elle avait été désespérée, elle n'avait pas chanté. Jamais. Elle avait peur.

Elle ne se souvenait pas de beaucoup de chants, ça remontait si loin, mais l'un d'eux restait profondément ancré dans sa mémoire, celui qu'elle avait rechanté tant de fois dans ses rêves, In Monte Oliveti. Elle pouvait se souvenir du début, lent, avec la plongée des basses, et leur remontée immédiate. Oui, elle s'en souvenait. Mais peut-être pas assez.

« Charlie ! Comment vas-tu ma chérie ? Tu as fait bon voyage ? »

Méchante. Va loin.

« Oui, c'était assez long dans le train mais ça pouvait aller. Ça va ?

- À merveille depuis que je te vois, tu as tant changé... »

Charlie sentit sa grand-mère s'approcher pour une étreinte, et se recula dans l'instant, une main légèrement penchée pour l'avertir de ne pas la toucher. Sa tolérance et sa politesse avaient tout de même des limites.

« Excuse-moi, fit son aînée peinée en se reculant, gardant ses bras pour elle. C'est juste que ça me fait du bien de te voir.

- Tu aurais pu venir me rendre visite, lâcha la jeune femme laconiquement.

- J'aurais aimé, oui, mais je n'avais pas le temps, avec toutes les installations à mettre en place et les procédures interminables qui ne pouvaient pas se faire sans moi. Mais maintenant tu es là.

- En effet. »

Un silence gêné s'installa. Que pouvaient-elles se dire à présent ? Charlie ne voulait pas s'intéresser à ce projet dont elle était jalouse de lui avoir volé la dernière personne qui lui restait, alors elle ne ferait pas l'impolitesse de demander sans écouter la réponse. Elle avait encore un minimum de respect pour sa grand-mère.

Enfin, un minimum si bas que je ne sais pas s'il en reste vraiment.

« Bon, déclara cette dernière en se raclant la gorge et tapant une fois dans ses mains, je te laisse retrouver ta chambre, je vais préparer le repas. Tu as besoin de quelque chose ?

- Tu as changé les dispositions des pièces ? Demanda Charlie en fronçant les sourcils. La commode n'était pas à cet endroit de l'entrée, déclara-t-elle en passant sa main sur le vide créé, puis le nouvel espace occupé un peu plus loin. »

Gênée, Trisha se gratta la nuque.

« Oui, j'ai fait des travaux un peu partout, mais je n'ai pas touché à ta chambre. Je pourrai te montrer les nouveaux-

- Pas la peine. À toute, fuit Charlie en empoignant sa valise et se dirigeant d'instinct vers l'escalier qui, elle s'en souvenait, était plus loin. »

Elle manqua de se prendre un meuble mais ne dit rien, se contentant d'esquiver comme elle en avait l'habitude. Tout sauf reparler à Trisha pour autre chose que ''passe-moi le sel''. La montée des marches ne se fit pas sans encombres, l'espace peu large la faisant s'empêtrer dans sa valise, si lourde qu'elle avait mal partout en atteignant le palier.

En même temps elle fait trois quarts de ma taille cette pute.

Elle effleura les murs du palier en y arrivant, pour constater qu'en effet, Trisha avait complètement changé de déco. Elle n'aurait pu dire ce qui avait été remplacé, mais les masses solides présentes dans le couloir étaient nettement différentes que dans son enfance. Elle traîna sa valise lentement, faisant attention à ne rien heurter, et arriva dans l'espace confiné de sa chambre, sa petite chambre d'enfant qui avait toujours la même odeur que quand elle était partie. La faible odeur de poussière qu'elle détecta lui fit penser que Trisha n'avait peut-être pas fait le ménage récemment, mais ça ne la dérangeait pas. Elle s'allongea sur son lit, et prit son temps pour redécouvrir la sensation des draps sur ses bras, son visage, la douceur de son oreiller, l'amertume encore cachée sous la couette. Soudain, elle se souvint de son baladeur qu'elle avait laissé ici, bien caché pour que Trisha ne le lui vole pas pendant son absence.

Où est-ce que je l'ai mis déjà?

Elle se pencha pour effleurer le dessous de son lit, mais rien.

En même temps c'est bien trop facile.

Elle se dirigea plutôt vers son bureau, toujours encombré de pages poinçonnées qui n'avaient plus aucun sens pour elle. Elle farfouilla dans les tiroirs, bien rangés, mais n'en retira que des mains pleines de poussière.

Qu'est-ce qui est la maîtresse des cachettes pour une fille de onze ans?

Elle tenta de se replonger dans ses souvenirs, mais c'était trop loin, et difficile à ramener sans images. Peu inspirée, elle chercha sous l'armoire, à l'intérieur, sous les chaussettes, essayant de trouver un double-fond quelque part, mais non. Même examen pour la commode, la table de chevet, le fauteuil, la chaise. Rien.

Mais je l'ai pas bouffé ce baladeur...

Elle fit mentalement le tour des meubles de sa chambre. Armoire à côté de la porte, commode proche de l'armoire, bureau contre le mur attenant, fauteuil entre la commode et le bureau, et de l'autre côté...

Mon nounours! Je dois l'avoir mis dans son dos!

Elle se dirigea vers la peluche à pas pressés, la grosse créature faisant sa taille et étant capable de lui faire des câlins corrects lorsqu'elle était petite. Elle s'agenouilla près d'elle et passa sa main dans le dos, qui en effet cachait une fermeture éclair pour le vider. Elle l'ouvrit - avec quelques difficultés - et sortit son baladeur de la mousse avec joie.

Musique, musique, musique!

Elle mit ses écouteurs avec empressement et appuya sur le bouton qu'elle avait tant de fois pressé plus jeune, mais aucun son ne sortit dans les oreillettes, frustrant énormément la jeune femme. Elle vérifia qu'il y avait la cartouche mémorielle, ce qui était le cas, que ses écouteurs étaient branchés, ce qui l'était aussi, et se rendit compte qu'il avait eu le temps de se décharger depuis qu'il était caché ici. Elle se mit cette fois à la recherche de piles, qu'elle trouva dans sa table de chevet, et les rangea dans le boîtier. Instantanément, l'appareil reprit vie.

Musique!

Mais s'arrêta quelques secondes plus tard.

PUTAIN DE MERDE!

De colère, Charlie faillit balancer son baladeur sur le sol. De quel droit se permettait-il de faire la grève ? Elle avait besoin de lui ! Elle retira les piles, les remit, mais rien ne se passa. Elle sentit sa mâchoire trembler. Elle voulait de la musique, pourquoi est-ce que ça ne marchait pas ?

« TRISHAAAAAA ! Hurla-t-elle dans un état second. TRI-

- Charlie ! Que se passe-t-il ? Fit sa grand-mère en arrivant tout de suite. Tu as un problème ? »

Elle s'alarma en voyant ses tremblements et sa respiration erratique, se précipitant près d'elle sans la toucher.

« C'est c-cassé T-Trisha, bégaya la jeune femme en serrant nerveusement l'appareil. Ça marche paaaas, sanglota-t-elle plus fort. »

Interdite, Trisha ne sut quoi lui répondre, tentant seulement de le lui prendre pour voir le problème. Seulement Charlie ne le lâcha pas et le tint loin d'elle dans un réflexe.

« PAS PRENDRE LA MUSIQUE ! Cria-t-elle en se terrant à l'autre bout de son lit, sa voix si riche d'émotions qu'elle en ébranla sa grand-mère. À MOI !

- Je ne veux pas te le confisquer Charlie, soupira la femme en tendant sa main. Je veux juste voir pourquoi ça ne marche pas. Je reste ici, je ne pars pas avec. »

Charlie resta un long moment immobile, enregistrant l'information, puis interrogea, sur ses gardes :

« Tu rends la musique après ?

- Oui, ne t'inquiète pas, sourit Trisha en faisant tout son possible pour paraître gentille. Je reste ici avec la musique.

- Alors d'accord. »

Elle le posa au milieu du lit en tremblant, restant dans son coin comme un chat sur une armoire. Trisha ne bougea d'abord pas, contemplant la jeune femme qui agissait telle une enfant terrorisée. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Tout à l'heure, sa petite fille lui avait parue complètement normale, mais elle voyait maintenant une toute autre version d'elle.

Que lui ont-ils fait là-bas?

Prudemment, elle empoigna le petit appareil, faisant attention à ce que Charlie ne lui saute pas à la gorge. Elle grogna simplement, sans bouger. La brune tourna donc l'objet, qui avait l'air d'aller bien malgré sa vieillesse, puis en ouvrit le boîtier. Charlie avait l'air d'étudier soigneusement tous les sons qu'elle faisait, ce qui la rendait un peu fébrile, mais elle resta calme et retira les piles, pour voir que les anciennes avaient coulé sur les capteurs, empêchant les nouvelles de faire leur effet.

« Tout va bien Charlie, ton baladeur n'est pas cassé, la rassura-t-elle gentiment.

- Tu peux réparer ?

- Oui, je vais chercher des cure-dents, je reviens.

- TU AS DIT PAS PARTIR ! TU RESTES ! Beugla immédiatement la jeune femme en lui sautant dessus. Trisha l'évita de justesse, puis lui caressa les cheveux pour la calmer.

« Je ne pars pas loin, c'est la pièce d'à côté Charlie. Si tu veux je peux laisser ton baladeur sur ton bureau le temps de chercher ce dont j'ai besoin pour le réparer.

- Donne, ordonna la plus jeune en tendant la main. »

Trisha ne protesta pas, déposant l'appareil sur sa paume avant de sortir. Charlie toucha son bien dans tous les sens, pour vérifier qu'elle ne l'avait pas cassé encore plus. Il ne manquerait plus que ça.

« C'est bon je suis de retour, c'était rapide tu vois ? Tu me le rends ?

- Répare. »

La grand-mère s'activa sous l'oreille attentive de sa pupille, grattant les capteurs avec les cure-dents pour en retirer la crasse toxique. Il faudrait que Charlie se lave les mains, ce genre de saletés pourrait lui irriter la peau.

« Charlie, tu peux aller te laver les mains s'il te plaît ? Elles sont sales.

- C'est que de la poussière, c'est pas grave.

- Je ne te parle pas de la poussière ma chérie, mais du liquide des piles. Tu en as sur tes doigts et c'est mauvais pour la peau. Je ne bouge pas, je répare ton baladeur, mais va te laver les mains s'il te plaît. »

La jeune femme grimaça mais ne s'opposa pas, consciente malgré son drôle d'état que c'était vrai. Elle se leva et marcha vers la salle de bain, guettant toujours tous les sons que pourrait faire Trisha dans sa chambre. Elle se lava les mains dans le plus grand des silences, après une petite difficulté à trouver comment tourner le robinet pour l'allumer, puis retourna sur son lit, heureuse de constater que sa grand-mère n'avait pas bougé.

« C'est bon, tu t'es lavé les mains ? Demanda-t-elle sans quitter son ouvrage des yeux.

- Hm. Réparé ?

- Attends encore un peu, c'est long à faire tu sais. »

Charlie s'assit au centre de la pièce, en tailleur, face à Trisha sur le lit, puis ne bougea plus, la tête penchée sur le côté.

« Qu'est-ce que tu fais ? S'étonna la brune, perturbée.

- J'écoute pour voir ce que tu fais. Va plus vite.

- Ne me parle pas comme ça, je ne suis pas ton chien.

- Tu vaux pas mieux, marmonna la jeune femme sans que Trisha ne l'entende. »

Cinq longues minutes passèrent dans le plus grand des silences, mettant la mère de Zayn incroyablement mal à l'aise. Enfin, quand elle tendit son bien à sa pupille, elle put partir cuisiner, encore perturbée.

Charlie a un problème.

De son côté, la jeune femme remit ses écouteurs en tremblant, appuyant sur le bouton de marche après avoir remis les piles en place. Elle lâcha quelques larmes en entendant les notes.

Musique.

Jusqu'au repas, elle ne bougea pas de sa position, de peur de casser la musique à nouveau.

• § •

« Charlie ? Je dois te parler. »

La jeune femme hocha la tête, de bonne humeur. Elle avait entendu des notes, elle était prête à écouter sa grand-mère.

« Cela fait plusieurs années que je te parle de mon projet, qui a vu le jour alors que tu n'étais même pas née. Maintenant, ce n'est plus un projet, et ça fait un moment qu'il a pris vie. Tu vois duquel je parle ?

- Hm.

- J'aimerais que tu l'intègres. »

Charlie délaissa son assiette, surprise.

« Hein ?

- Tu vois, mon projet c'est d'aider les étudiants handicapés à faire leurs études et profiter de leurs soins en même temps, donc d'avoir des prix réduits et de pouvoir vivre entre eux sans discrimination, sans ascenseurs en panne et sans barrières liées à leur physique. Ça fait plusieurs années que j'ai reçu les premiers adhérents, on en a plus chaque année, et j'ai honnêtement hésité à t'y placer avant ta majorité, mais je ne voulais pas te l'imposer comme train de vie, donc je t'ai laissée à ton centre. Maintenant que tu es majeure, je voudrais savoir si tu aimerais intégrer CUHA avec les autres.

- Pour quoi faire ?

- Pour la suite de tes études tout simplement, et pour créer une branche musicale. »

Au dernier mot, Charlie tiqua.

« Comment ça ?

- À l'heure actuelle, nous sommes encore en développement d'activités ; on a un gymnase pour le sport, une piscine, de la cuisine et bien d'autres choses, mais nous n'avons pas de musique, et c'est quelque chose qui manque à beaucoup. Accepterais-tu de venir et d'enseigner des instruments, peut-être créer une chorale, plusieurs, un orchestre, je ne sais pas, tant que les étudiants peuvent pratiquer ? J'ai pensé que ça te plairait-

- Évidemment, mais je ne sais pas jouer d'instruments.

- Tu pourrais jouer comme un maître en deux jours, je pense que ça n'est pas un problème.

- Et- Tu veux que je fasse quoi comme études ? J'ai mon bac, et il n'y a pas besoin de diplômes pour jouer.

- J'ai pensé que tu aimerais faire un doctorat en audiologie ou quelque chose comme ça, tu y serais assez bonne. Tu es intelligente, je ne me fais pas de souci pour toi.

- Un doctorat c'est bac plus huit Trisha, ironisa la jeune fille. Je suis bac zéro là.

- Mais ton centre t'a fait passer tes années en master d'ingénieur en avance et je le sais très bien, tu n'auras qu'à voir ce qui te manque pendant les vacances, tu apprends vite.

- ...Et après ? Demanda Charlie, qui ne savait plus pourquoi elle trouvait encore des excuses. Quand j'aurai trente ans, je ferai quoi ? C'est pour les étudiants, je ne vais pas y rester indéfiniment.

- Tu pourras faire ce que tu voudras, tu es adulte, balaya Trisha d'un geste de la main. Peut-être réunir d'anciens chanteurs et camarades, et fonder un chœur avec eux ? Tu pars de CUHA quand tu le désires, j'aimerais juste que tu testes avec nous et aies ton doctorat avant de décider si tu restes ou pas. C'est donnant-donnant.

- Alors d'accord, soupira la jeune femme en mettant sa tête dans ses mains, s'avouant vaincue. J'ai des papiers à signer ? Des trucs à prévoir ?

- Tu peux déjà préparer ton programme, oui, je t'y emmènerai dans quelques jours pour que tu puisses découvrir les lieux par toi-même. Concernant le fonctionnement... »

• § •

7 octobre 2018
France

Liam leva la tête en entendant un ongle tapoter la surface de son bureau, et croisa les yeux figés de la cheffe de chœur, ses iris morts inexplicablement fichés dans les siens.

« Bonjour, salua-t-il poliment en continuant de s'activer sur son clavier. Que puis-je faire pour vous ?

- On a le même rang hiérarchiquement parlant et tu es plus âgé, ne me vouvoie pas, rétorqua Charlie immédiatement, ne changeant pas de position.

- Alors d'accord. Bonjour Charlie.

- Yo. Tu peux arrêter de faire joujou deux secondes ? C'est désagréable de parler à quelqu'un qui n'écoute pas. »

Liam eut un léger mouvement de tête, du même avis qu'elle, et rangea ses mains sur les côtés de son bureau.

« Qu'est-ce qui t'amène ? Demanda-t-il prestement, souhaitant se remettre au travail. »

Charlie ne répondit cependant pas immédiatement, semblant choisir ses mots.

« T'es master depuis quand ? Dit-elle finalement en s'asseyant sur la chaise en face de Liam. Tu bosses beaucoup.

- Depuis cette année, répondit le brun avec simplicité. Je cherche à prouver que je peux accomplir ce job.

- Mais t'as pas besoin de le prouver, contesta la jeune femme en posant ses pieds sur la chaise à côté d'elle. On t'a choisi, tu fais, point. On n'a pas de barème, tu seras pas noté.

- Tu es juste venue pour me dire que je m'implique trop ou tu as autre chose à dire ? S'impatienta Liam en regardant son ordinateur, cherchant à retrouver ce qu'il avait dans la tête avant d'être interrompu.

- Arrête ça.

- Hm ?

- Arrête de regarder ton bordel d'ordi Liam, je suis en face de toi. Tu pourrais au moins avoir la décence de me regarder quand je te parle, même si je ne peux pas te rendre la politesse.

- Comment tu fais ?

- Quoi ?

- Est-ce que t'es vraiment aveugle ? Demanda l'étudiant en regardant attentivement ses pupilles grises, aujourd'hui visibles grâce à sa longue frange relevée par une barrette. »

Le sourire de Charlie aurait presque pu passer pour carnassier.

« Tu veux faire des tests toi aussi ? Mais je t'en prie.

- À quoi est-ce que je ressemble ? Se surprit à demander le jeune homme, se demandant lui-même ce qu'il était en train de faire.

- Aucune idée. Si je me penche sur ta voix je dirais que tu es grand, ta pointure est plutôt grande aussi si on compare à un homme moyen, et... Touche tes cheveux pour voir ? »

Liam s'exécuta, fasciné.

« Pas crépus, voilà tout ce que je peux te dire sur toi, si mes hypothèses sont vraies, conclut Charlie en haussant les épaules, s'adossant davantage à sa chaise.

- C'est de naissance ? Demanda-t-il, ayant complètement oublié ce qu'il faisait avant que la master n'arrive.

- Nope. Mais j'ai oublié les couleurs maintenant, c'était il y a longtemps.

- Comment ça t'est arrivé ? »

Elle laissa un silence prendre place, réfléchissant.

« J'ai envie de le dire, mais j'ai peur que tu le répètes à tout le monde.

- Personne ne sait ?

- Non.

- Et Madame Brannan ? Insista Liam en observant Charlie et ses réactions, mais force était de constater qu'elle était très douée pour camoufler ses expressions faciales. 

- Qu'est-ce qu'elle vient faire là celle-là ? Grogna la jeune femme en tournant la tête. C'est pas parce que c'est la directrice qu'elle sait tout.

- C'est ta mère. Vous avez le même nom.

- Erk, elle a l'âge d'être ma grand-mère, grimaça la musicienne. Na, Trisha n'est sûrement pas ma mère. Mais oui, elle sait. Et à part elle, personne.

- Pourquoi tu ne m'as pas dit directement qu'elle savait dans ce cas ? Soupira Liam, fatigué de son comportement d'enfant.

- J'aime pas me souvenir que c'est ma tutrice, lâcha-t-elle avec un rictus, qui fit se figer imperceptiblement le jeune homme. Ah, ça y est, t'es intéressé.

- Arrête de rêver.

- Je t'ai entendu, t'as eu un bug.

- Charlie, soupira le jeune homme encore une fois. Pourquoi est-ce que tu fais ça ? Tu ne parles à personne, pourquoi me parler à moi et pas à l'un de tes amis, si c'est quelque chose d'aussi important ? »

La jeune femme parut soudain très âgée et très jeune à la fois aux yeux du plus vieux.

« Ça me fait mal, et je sais que toi non plus tu ne dis rien à personne, murmura-t-elle doucement. J'ai envie d'en parler. C'est tout. Ça me brûle dedans, ça me tire, j'ai l'impression de devenir un noyau de cerise tellement je me sens devenir compacte de devoir me retenir.

- Alors je t'écoute, dit le jeune homme en retour, posant sa main non loin de celle de Charlie, sur le bureau. »

Il savait qu'elle savait qu'elle était là. Au moins, il ne se sentait pas totalement impuissant.

« Mes parents sont morts dans un accident de voiture quand j'avais six ans, commença la jeune femme sans introduction. J'étais dans la voiture avec eux mais je suis la seule à en être réchappée. Un pompier m'a posé des questions. Il s'appelait Olivier. Lui et tous les autres à l'hôpital, ils étaient très gentils. Ils s'extasiaient devant mes capacités auditives et mémorielles, j'étais un petit phénomène. Un ami de mes parents est venu me chercher le lendemain, j'ai dit au revoir à Olivier et je l'ai suivi, il était très gentil, comme un oncle trop cool. C'était Zayn. Tu te souviens de ton enfance ? »

Liam eut un temps d'arrêt, interloqué de la question. La voix cassée chargée d'émotions de la jeune femme ne le laissait pas insensible, d'autant plus qu'elle mettait beaucoup de temps à parler entre chaque phrase.

« Ouais, bof.

- Tu vois, reprit-elle un peu plus fort, quand t'avais une dizaine d'années, y avait des boys band un peu dans tous les sens, et y avait un chœur aussi. Une chorale. Qui faisait des disques et partait dans des pays pour faire des concerts.

- Oui... Acquiesça le jeune homme. Oui, je m'en souviens de celui-là. Ma mère m'avait emmené à l'un de leurs concerts une fois.

- En quelle année ? Tiqua la jeune femme.

- La dernière je crois. C'était en Allemagne, un truc énorme. Toute la salle faisait un silence magistral à un moment, je ne sais plus pourquoi. Ma mère avait arrêté de sourire, elle ressemblait à un zombie. »

Il rit doucement, amusé de son souvenir. Charlie ne riait pas. Quelles étaient les chances ?

« C'était moi qui chantais, lâcha-t-elle à voix basse en jouant avec ses doigts, comme si le dire moins fort atténuerait la vérité. Je faisait partie du chœur, et je chantais bien. C'est dans la même nuit qu'on a eu l'accident. Et c'est le chef de chœur qui m'a prise en charge après. »

Liam arrêta de sourire.

« Les mois d'après j'ai été suivie pour ça, murmura-t-elle alors que sa voix se chargeait de sanglots. Pour bien chanter. Je ne le savais pas, j'étais trop petite. Mais on a eu des attaques. Plusieurs. Il y a eu des morts, mais à chaque fois je n'étais pas là. »

Le master acquiesça en silence, attentif. Cette histoire commençait à lui nouer l'estomac, le fait de se souvenir vaguement des événements qui passaient dans la presse rajoutait quelque chose de réel.

« Et puis la dernière fois, sanglota la jeune femme d'une petite voix, la dernière fois j'étais là. Et j'ai vu tout le monde se faire tuer. J'ai vu l'un des méchants se faire écraser par une poutre enflammée, alors qu'il était assis sur Zayn, qui saignait tellement, tellement. Le parquet était devenu... mort.

- Ils ont dit à la télé qu'il ne restait personne, fit Liam d'une voix douce pour l'aider à continuer, voyant qu'elle commençait à se perdre dans ses souvenirs et à bégayer. Comment as-tu survécu ?

- Zayn m'a dit d'entrer dans une des armoires. Il m'a dit qu'il sauverait et cacherait les autres aussi. Il n'a pas eu le temps de le faire. Un méchant collègue d'Olivier m'a trouvée, et j'ai pu aller dire bonjour à Olivier. Je ne voyais plus rien et j'avais mal partout, ma peau me tirait là, pointa-t-elle vers son ventre, son cou et son visage, ce dernier non camouflé par sa frange présentant de larges brûlures blanches ressemblant à de la soie. Je crois que mon armoire s'est enflammée, je ne me souviens plus. Après, c'est la maman de Zayn qui m'a recueillie, Trisha, renifla Charlie en essuyant l'un de ses yeux horriblement immobiles. Et après Olivier est mort aussi. Du cancer.

- Je suis désolé.

- T'étais pas là, t'as pas à l'être.

- J'ai quand même le droit de me sentir mal et de te le dire ?

- Oui, ça ça va. Trisha, reprit-elle en se raclant la gorge, elle... elle... Putain je peux pas- »

Charlie fondit en larmes devant Liam, qui ne savait pas quoi dire ni quoi faire pour la réconforter. Charlie avait une réputation à dire qu'elle n'aimait pas les contacts physiques, mais il ne savait pas si c'était vrai, ni si elle lui en voudrait s'il s'écoutait.

Tant pis, se dit-il en se levant, contournant son bureau pour aller voir la jeune femme et la serrer dans ses bras.

Aussitôt, Charlie se raidit, mais quelques mots chuchotés à son oreille lui permirent de se détendre et de pleurer tranquillement, son corps frêle caché par celui, beaucoup plus imposant, de Liam. Et comment décrire ce sentiment qu'elle ressentait pour la première fois ? Elle découvrait le réconfort.

« Trisha, continua-t-elle la voix rauque et le buste hoquetant, m'a prise en charge. Et elle m'a fait mon éducation. Mais elle m'a envoyée dans une p-pension ho-horrible, murmura-t-elle en frissonnant. Il n'y avait plus de musique du tout. Personne ne parlait beaucoup, et les professeurs étaient maîtres de tout. Personne n'avait le droit de parler fort. Et le monde était si noir, j'avais peur. Trisha ne venait jamais. Elle était trop occupée à son... projet, cracha-t-elle presque, hargneuse. C'est pour ça que je déteste cet endroit. »

En fait, Liam ne savait même pas quoi dire tellement ce discours était décousu.

« Et... Tu y es restée combien de temps dans cette pension ? Relança-t-il quand elle renifla.

- Six ans, murmura la jeune femme en se serrant plus fort contre lui, exprimant ainsi tout ce que son cœur renfermait. Elle n'est pas venue, Liam. Jamais. Parfois elle m'appelait, mais c'est tout. Je n'ai jamais entendu de musique. J'avais si mal. 

- Et maintenant ? Tu ne chantes plus ? Pour faire partie de la musique que tu crées, toi aussi, proposa finalement le jeune homme pour sortir de son rôle de pot de fleur. On m'a déjà parlé de tes répétitions au chœur, mais tu refuses de chanter avec eux... »

Charlie s'éloigna de lui, comme blessée. Et c'était la seconde facette du cœur de Charlie, la master intouchable.

« Je peux pas chanter. »

Puis elle se leva et partit.

• § •

10 novembre 2018
France

« Charlie ? Tu peux m'ouvrir s'il te plaît ? »

Aucune réponse ne lui parvint, la porte de la maison de l'aveugle restant résolument close. Elle frappa une seconde fois, sans plus de résultat.

« Charlie, je sais que tu m'entends, ne fais pas l'enfant s'il te plaît. C'est important. »

Toujours rien. Elle attendit encore une minute, puis retenta la sonnette. Puis le butoir. Et encore la sonnette. Seulement la jeune femme semblait n'en faire qu'à sa tête.

« Tu sais quoi, je rentre, ça ira plus vite. »

Elle commença à actionner la poignée, mais elle s'ouvrit miraculeusement juste à temps, laissant passer la musicienne qui ferma derrière elle. Trisha eut un froncement de sourcils immédiat.

« Tiens, tu fumes ?

- Pourquoi tu dis ça ? Rétorqua méchamment l'aveugle en s'appuyant contre la porte de sa maison. Je pue ?

- Tu sens la fumée oui, et ta voix est plus rocailleuse que la dernière fois.

- Est-ce que c'est vraiment important de toute façon ? Soupira sa pupille en levant ses yeux morts au ciel, ce qui renfrogna davantage la directrice du lieu. Tu voulais me dire quoi ? Reprit la plus jeune insolemment en dévoilant sa cigarette maintenant que l'autre était au courant.

- Je voulais te féliciter pour ton implication ici et ce que tu fais pour former la chorale et l'orchestre, c'est vraiment beaucoup de travail et je te félicite pour ça, sourit Trisha en la regardant tirer sur son poison. Ça te convient toujours ?

- Quoi ?

- De faire de la musique mais de ne pas chanter. »

Charlie eut un temps de silence, sa main pendant mollement à son côté.

« Comment tu sais que je chante pas ? Demanda-t-elle simplement sans relever la tête.

- J'en aurais eu vent, voilà tout. Et puis, on m'a déjà fait parvenir la question du pourquoi est-ce que la cheffe de chœur ne chante pas avec nous, tu sais.

- Ils me l'ont demandé aussi, ils sont pénibles, soupira la jeune femme en reprenant une taffe. Non je chante pas, c'est pas compliqué.

- Ce n'est pas trop dur ? Insista sa tutrice, inquiète. Je sais à quel point la musique compte pour toi et combien tu appréciais chanter plus jeune, et-

- Tu remues le couteau.

- Ce n'est pas ce que je veux dire, souffla-t-elle, fatiguée. Tu n'as pas peur de craquer ? Constamment entourée de ce que tu aimes tant ? Ne me fais pas croire que tes goûts ont changé, c'est faux.

- Je... Réfléchit Charlie. C'est pour ça que je fume, Trisha. »

Sa grand-mère ne dit rien, accusant le coup.

« Au début je fumais parce que ça me libérait la tête, lâcha la jeune femme en recrachant sa fumée vers le ciel, mais avec le temps j'ai vu que ça me faisait mal à la gorge et m'empêchait de parler spontanément, et c'est bien, ça me donne pas envie d'ouvrir le bec du coup comme ça fait mal.

- Tu te ruines la santé pour ça ?

- Ouais.

- Je ne sais pas quoi te dire.

- Alors ne dis rien. »

Une minute de silence gêné passa, Charlie terminant sa cigarette et en commençant une autre.

« T'es à combien par jour ? S'intéressa tristement sa grand-mère.

- Tu veux pas savoir. En vrai, reprit la jeune femme en penchant la tête, il me semble que la semaine dernière j'étais à un paquet, mais j'en prends encore plus maintenant. »

Trisha ne sut même pas quoi répondre, la regardant compter à voix basse puis hocher la tête.

« Et... Ton doctorat ? Changea-t-elle de sujet avec peine, voyant que ça les conduisait dans le mur. Tu en es où ?

- Fini. »

Ses yeux s'ouvrirent comme des soucoupes. Personne n'était capable de terminer un doctorat en un peu plus de deux mois.

« Mais tu l'as bossé ou pas ? Lança-t-elle un peu plus sèchement que prévu.

- Je sais ce qu'est un doctorat Trisha, soupira Charlie en tapotant sa cigarette pour en faire tomber les cendres, j'ai répondu à la question initiale et j'ai été un peu plus loin. Je l'ai fini ce matin. Une corvée, vraiment, reprit-elle en soufflant accidentellement sa fumée dans le visage de Trisha, j'ai cru que j'en finirais jamais. Le plus long c'était de tout copier, les deux-cent pages je me les serais pas tapées pour une autre occasion.

- Tu n'es pas croyable, ricana nerveusement la plus âgée, tu as accompli une thèse plus vite que quiconque, et tu trouves encore le moyen de dénigrer ton travail. C'était quoi le sujet ?

- Un truc sur le son et sa propagation dans l'air. Simple. Je vois même pas pourquoi ils en avaient besoin. Genre c'était une entreprise pour les handicapés trop-bien-entendants, comme Claude, tu vois qui c'est ?

- Oui, il est arrivé l'année dernière non ?

- Ouais. Mon truc leur servira à établir des fiches de limites, je sais pas quoi. Je m'en fous. Ils m'ont remerciée en plus, parce qu'apparemment j'ai fait plus que le travail demandé. J'ai ajouté une partie sur les instruments, ça me paraissait important, expliqua-t-elle brièvement sans vouloir rentrer dans les détails. Claude était content, on s'est un peu rapprochés grâce à ça.

- Pourquoi tu me le dis ? Se méfia Trisha en fronçant les sourcils. Tu ne me parle jamais de ta vie ici.

- Ne va pas t'imaginer que je t'aime plus qu'avant, grinça Charlie en tirant une longue inspiration de sa cigarette. Il en a juste marre que son psy le force à aller voir les autres pour s'intégrer, alors je te dis que c'est bon et qu'il s'intègre et toi tu le dis à son psy qui pourra arrêter de lui casser les couilles. »

La directrice eut un petit sourire triste, regardant la jeune femme adossée à sa porte d'entrée. Elle était toujours comme ça avec elle, et d'un côté elle le comprenait. Que ce soit à cause de la perte de ses parents ou de celle de la chorale, elle restait calculatrice et concentrée sur les intérêts qu'elle pouvait tirer d'une situation. Le métier de son ancienne tutrice pouvait être vu comme une mine d'or.

« Tu pars ? Lança Charlie alors que Trisha se posait sincèrement la question.

- Oui, je dois y aller, sourit la brune en faisant quelques pas en arrière.

- Cool, à plus, répondit Charlie en rentrant chez elle, fermant la porte et n'attendant aucune réponse. »

Aussi simplement que si Trisha était le service de poste.

Je suis sûre d'avoir raté quelque chose avec elle, se dit la sextagénaire en s'éloignant vers l'administration. Je suis désolée mon chéri, je n'étais peut-être pas la bonne personne à qui la confier.

• § •

21 décembre 2018
France

« T'as quoi ? Lança Charlie à travers la salle maintenant vide. »

Aucun son ne lui parvint. En apparence, elle avait l'air de parler dans le vide, mais elle savait bien que tout le monde n'était pas parti.

« Thomas, répéta-t-elle, convaincue. Je sais que tu es là. Pourquoi tu me suis ? »

Toujours pas de réponse. Thomas retenait son souffle, tapi dans un coin de la pièce, attendant qu'elle rentre chez elle pour faire son rapport à madame Brannan.

« Si tu réponds pas je vais aller te chercher Thomas, ça me fait pas rire, menaça Charlie en se tournant vers là où elle savait qu'il était. Sérieux, ça fait dix jours maintenant, t'en as pas marre de pas avoir de vie ? »

Thomas accusa le coup en silence. Et en même temps, il était étonné : quelle personne pourrait supporter de se savoir suivie pendant dix jours ? Puisqu'en effet, ça faisait bien dix jours qu'il avait commencé sa mission, non pas qu'il en soit fier. Madame Brannan lui faisait confiance, et ne croyait pas que Charlie se soit encore acclimatée à son nouvel environnement. Alors, par préoccupation envers sa pupille, et sachant qu'elle n'allait jamais lui répondre honnêtement si elle lui posait la question, elle avait envoyé Thomas, élève droit et discret. Visiblement, elle s'était trompée quant à la crédulité de Charlie, qui l'avait repéré quand bien même Thomas ait mis toute son énergie à être le plus silencieux possible.

« Allez c'est bon, souffla la jeune femme en allant droit vers lui, esquivant les chaises de la salle de répétition. Je vais t'emmener à la sécurité maintenant, faut pas abuser à un moment.

- Non, attends ! S'exclama Thomas quand elle saisit son bras, un peu effrayé des conséquences de sa position. C'est ta mère qui m'envoie !

- J'ai pas de mère, rétorqua Charlie en le traînant derrière lui sans sembler se rendre compte de ses tentatives de s'échapper. Et je sais que c'est elle.

- Alors pourquoi tu m'emmènes quand même ? Gémit Thomas, effrayé d'avoir affaire aux membres de la sécurité - il n'y avait jamais été confronté, et ne voulait pas commencer maintenant.

- Pour lui montrer à elle et à tous les cons qu'elle m'enverra que je ne suis pas une petite handicapée incapable de me rendre compte que des pas me suivent partout, et que si elle veut savoir quelque chose, elle n'a qu'à me le demander directement, grogna l'aveugle en le jetant presque dans l'ascenseur.

- Je- Charlie, pourquoi tu- pourquoi est-ce que tu la détestes ? Demanda-t-il en vain, fixant le regard mort flamboyant qui était pointé sur lui, visible grâce à sa frange blanche relevée par une barrette noire, comme elle avait l'habitude de l'arranger quand plus personne n'était là - sauf lui visiblement.

- C'est pas tes oignons,

- Alors pourquoi tu ne chantes pas ? Pourquoi tu hurles chez toi, pourquoi tu renverses tous tes meubles ? Pourquoi tu- »

Elle fit un geste si brusque pour l'attraper par les cheveux qu'il en sursauta violemment, avant de gémir de douleur. Elle lui tirait férocement la tête plus bas pour l'avoir à hauteur, ses yeux si froids le faisant regretter d'exister.

« On m'entend ? Demanda-t-elle à voix basse, son visage si proche du sien que Thomas pouvait distinguer chacune de ses cicatrices, sinistrement blanchâtres et fragiles.

- H-hein ? Bégaya-t-il, son cerveau débranché de toute pensée cohérente.

- La nuit. On m'entend ? Répéta-t-elle plus fort, ses pupilles éteintes tremblant un peu.

- Je- pas beaucoup, murmura-t-il en se souvenant de sa surprise quand il s'en allait un soir, entendant un vague hurlement et des bruits d'assiettes brisées. Il faut être assez proche. Mais- c'est- tu as des problèmes ? Qu'est-ce que tu- pourquoi tu fais ça ? C'est à cause de nous ? À cause de Brannan ? »

Le regard de Charlie était perdu dans un vide profond, sa respiration calme effrayant Thomas. Derrière eux, la porte de l'ascenseur s'ouvrait. Puis, personne ne bougeant, les portes se refermèrent, laissant les deux occupants de la petite pièce dans leur bulle.

« À... À la base je voulait juste chanter, murmura-t-elle après des minutes désespérément longues pour Thomas, qui sentait son cuir chevelu s'écarteler sur sa tête. Mais tout le monde m'a tout pris. Et j'ai même plus le droit de chanter.

- Qui t'en empêche ? Demanda le jeune homme doucement. »

Charlie prit une inspiration pour répondre mais la souffla par le nez tout de suite, tournant la tête alors que ses yeux devenaient rouges, ses sourcils se fronçant et sa mâchoire se resserrant pour ne pas commencer à pleurer.

« Moi. Eux. Tout le monde.

- Essaie de chanter Charlie, tu verras que personne ne pourra t'interdir de le faire, l'encouragea Thomas en un murmure qui n'était destiné qu'à elle.

- Non, je peux pas, souffla-t-elle alors que ses yeux se remplissaient de larmes, voyageant dans la pièce, partout sauf devant elle.

- Bien sûr que si tu peux, lui répéta Thomas, restant doux pour ne pas tout foutre en l'air. Vas-y. Personne ne t'entend.

- N-non, je peux pas, renifla-t-elle, fermant les yeux pour tenter de refouler l'inondation.

- Pourquoi tu peux pas ? Dis-moi. »

Elle rouvrit les yeux, et deux grosses larmes roulèrent sur ses joues, l'émotion n'atteignant pas ses yeux.

« Parce que la dernière fois que j'ai essayé je suis devenue aveugle, murmura-t-elle en baissant la tête. »

Elle la releva soudain, et retira la barrette qui retenait ses cheveux avant de laisser Thomas là, filant dans son bureau.

• § •

23 décembre 2018
France

« Charlie, si tu n'ouvres pas cette porte je vais me fâcher ! »

Un mois après sa première visite à sa pupille, elle était de retour, énervée et agacée de son comportement inacceptable.

« Qu'est-ce que t'as ? Soupira Charlie d'un ton traînant en ouvrant la porte et s'adossant sur le chambranle.

- Ne commence pas avec un ton pareil jeune fille ! S'exclama Trisha, renonçant à se montrer calme. Tu me fais honte !

- C'est marrant, j'aurais dit le contraire, railla l'aveugle en laissant tomber sa tête sur le côté, regardant clairement ailleurs malgré son handicap.

- Tu ne te rends pas compte qu'on s'inquiète pour toi ? Plaida son ancienne tutrice, changeant de stratégie pour essayer de l'atteindre. Tu enchaînes les dépressions, et ça ne passe pas inaperçu-

- Ah oui c'est vrai, j'avais oublié l'image parfaite de CUHA, en même temps tu héberges des centaines de dépressifs et d'handicapés qui essayent d'oublier qu'ils ne sont que la marge de la société, déso-

- Charlie ! Est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ? S'indigna Trisha, proprement horrifiée. Mais qu'est-ce qui te prend ? »

Et là, son haleine alcoolisée lui parvint, et elle interpréta correctement sa posture négligée, ses propos acerbes, son élocution pâteuse, ses pieds bancals sur le perron.

« Tu as bu, dit-elle simplement.

- Ouais, et ? Rétorqua Charlie, piquante. Je reste une master ici. C'est moi qui dirige les autres et tu pourras pas changer ça quand bien même tu décréterais que, à cause de mes petits soucis de santé, tu-

- À ce niveau-là ce ne sont plus des soucis de santé mais des soucis psychologiques, Charlie, la reprit Trisha sévèrement.

- Mais d'entre nous ça reste toi la détraquée.

- Je te demande pardon ?

- Me faire suivre par Thomas en pensant que je ne le remarquerais pas. C'est illégal de faire ça, Trisha, lui rappela la jeune femme.

- Tant que tu continueras de m'ignorer et de faire comme si je n'existais pas alors que je fais tout ce que je peux pour que tu enterres la hache de guerre, je n'aurai pas de remords à user de moyens illégaux pour m'assurer que tu ailles bien, asséna Trisha sans se soucier de paraître dangereuse. Maintenant je sais que ce n'est pas le cas et j'hésite à te retirer d'ici.

- Tu peux pas m'enlever, je suis trop importante, ricana Charlie en sachant que c'était le cas. Je suis un pilier maintenant, ce serait super chelou si je disparaissais. Et puis, entre nous, c'est toi qui l'as créée cette hache de guerre, alors je vois pas pourquoi tu veux que ce soit moi qui l'enterre.

- Mais de quoi tu parles ? Soupira la directrice, fatiguée de se battre.

- Débrouille-toi. »

Et elle ferma la porte.

• § •

15 mars 2019
France

Je suis paisible. Ouh là là que je suis paisible. La paisiblitude incarnée.

Thomas sortait tout juste du bâtiment de l'administration avec une nouvelle mission, qui à la fois ne lui plaisait pas, et ne le rassurait pas du tout quant à sa survie après avoir effectué ladite mission. Il. allait. crever.

L'objet était simple : Madame Brannan ne faisait TOUJOURS pas confiance à Charlie pour diriger son chœur et l'orchestre tout en ayant une vie stable et saine, alors envoyait un pion de son campus l'espionner, aka Thomas, le gentil pianiste qui n'avait rien demandé. Il avait déjà été missionné par la directrice plus tôt dans l'année pour une mission d'espionnage du même genre, mais s'était fait prendre si facilement - il en tremblait encore - que l'idée même de retenter l'expérience ne lui seyait pas du tout, mais qu'à cela ne tienne : la directrice lui avait proposé une belle somme qui le rassurerait quant à la suite de ses études - car Thomas ne l'a jamais dit à personne, mais sa famille a toujours eu de grosses difficultés financières, et même si le campus où il était était très généreux sur le prix des études et des soins, il lui semblait qu'avec son argent de côté, il lui serait difficile de finir l'année - et ce n'était que sa première.

Alors il avait accepté. Sans savoir de quoi il retournait. Puis Madame Brannan lui a dévoilé ce qu'il devrait faire précisément. Et il a eu envie de fondre en larmes.

Je dois m'introduire chez Charlie pour aller voir si elle ne cache pas de la drogue quelque part. Mais quelle idée de merde. À tous les coups elle est chez elle et va me repérer immédiatement après que je sois entré, soit elle n'est pas chez elle et j'entre sans savoir combien de temps j'ai devant moi.

Oui, ça ne se ressent peut-être pas vraiment, mais Thomas a envie de crever. Fort. Avant que Charlie ne le fasse elle-même, du moins.

Il s'étonnait du fait que cette directrice assez gentille et honnête qu'ils avaient puisse mener de telles investigations chez sa fille adoptive, et surtout qu'elle possède un double des clefs de chez Charlie, fait qui témoignait de méthodes assez suspectes pour leur sécurité à tous. Mais il n'avait pas fait de commentaire et avait pris la clef sans discuter, pensant à l'argent qu'il pourrait gagner en faisant ça.

Il avait néanmoins cette angoisse qui le prenait au ventre d'être viré de l'orchestre et de se voir remplacé par un autre pianiste du campus, car soyons clairs, tellement de gens savent jouer du piano de nos jours que Thomas n'était que le chanceux qui était arrivé au bon moment. Il pouvait dégager facilement et être remplacé en deux secondes.

C'est donc la peur au ventre et la mort dans l'âme qu'il se dirigeait vers la maison de Charlie, essayant de se convaincre qu'il n'était que calme et volupté.

En approchant du quartier des maisons, il se souvint qu'il fallait tourner à gauche ; il tourna donc à gauche, et marcha très lentement - pour ne pas se faire entendre - sur la route jusqu'à arriver jusqu'au numéro de maison de la master. Parce qu'en plus de se sentir comme un voleur, la directrice lui avait dicté comment il devait s'y prendre pour que l'aveugle se doute le moins possible que quelqu'un approche de chez elle - et Thomas s'était de fait demandé pourquoi Madame Brannan n'y allait pas elle-même, mais elle avait déjoué sa question d'emblée en disant que Charlie se basait sur la reconnaissance des pas pour identifier qui venait vers elle, et qu'elle connaissait très bien la démarche de sa tutrice.

Donc Thomas avait plusieurs ordres : marcher discrètement et lentement, pour faire le moins de bruit possible. Au moment d'arriver sur les dalles devant chez elle, aller sur la pointe des pieds et marcher dans l'herbe, surtout, pour ne pas risquer de faire du bruit sur les pierres avec ses semelles. Écouter à la porte ; si elle est dans le salon, la stéréo du salon est allumée, sinon c'est qu'elle est absente et alors il peut entrer tranquillement. La mission consistait précisément à aller voir dans la chambre de Charlie et fouiller pour voir si elle ne cachait pas de la drogue quelque part.

Je suis dans un film, mais plus un film d'horreur qu'un film d'enquête, songea-t-il en repensant au désastre de sa première mission du genre, soit la scène la plus flippante qu'il ait vécue de sa vie.

Il était donc sur la route, face à la clôture de la maison de Charlie, qui pour des raisons pratiques sans doute avait son portillon d'ouvert. Thomas se concentra à bien marcher sur l'herbe, très doucement, et fut heureux de constater que ses chaussures ne faisaient ainsi pas le moindre bruit. Les balancements de son corps dus à sa concentration pédestre n'étaient pas très élégants, mais de toute façon il n'y avait personne autour de lui pour le lui faire remarquer. Il colla son oreille à la fente entre la porte et son encadrement et se concentra pour voir s'il entendait quelque chose, mais il n'y avait rien.

Ça doit vouloir dire qu'elle n'est pas là, alors.

Pas rassuré pour autant, il sortit les clefs le plus doucement possible et déverrouilla en catimini, faisant comme si Charlie dormait et qu'il ne voulait pas la réveiller. Heureusement pour lui, la porte ne grinça pas quand il l'ouvrit, et il sursauta quand il la ferma un peu plus fort que prévu faute à un courant d'air, mais s'obligea à se calmer quand il vit qu'en effet, il n'y avait pas âme qui vive dans le salon, et que la stéréo était éteinte.

Ok. Direction la chambre, alors.

Il conserva sa manière de marcher sur la pointe des pieds, se sentant moins coupable comme ça, et monta les escaliers - qui grinçaient comme une porte de cercueil. Chaque pas fut un supplice auditif sans nom, sans compter ses nerfs en bouillie à ce stade de l'aventure.

Shut up shut up shut up, finit-il par craquer mentalement en grimpant les marches de l'escalier quatre à quatre, un mauvais pressentiment accélérant désagréablement son rythme cardiaque.

Il souffla un fois en haut, et se rendit compte qu'il avait fait autant de bruit qu'un troupeau de mammouths dans une boutique à Limoges, mais il se rassura : de toute façon, Charlie n'était pas là.

• § •

Précisément à ce moment, Charlie leva le nez vers le plafond.

Merde alors, on me cambriole.

Ça faisait bien dix minutes qu'elle entendait des bruits un peu étranges dehors ; des pas légers, qu'elle avait suspectés appartenir à un oiseau parti faire un tour sur sa pelouse, puis un bruit de clef - peut-être que l'oiseau était une pie -, puis un petit silence, puis sa porte qui s'ouvrait et se fermait - c'était à ce moment qu'elle avait commencé à se demander si on cherchait à s'introduire chez elle -, puis des pas au-dessus de sa tête, puis ce vacarme pas possible dans l'escalier. Pour elle ils étaient deux à trois pour avoir fait tout ce boucan, mais en même temps l'arrivée avait été assez silencieuse pour qu'elle laisse couler.

Bah. Je vais te les virer bien vite, moi.

Elle avait prévu de faire une sieste à la base, dans son sous-sol pour avoir la paix, mais ses plans étaient un peu changés. Elle se leva du canapé pesamment, et monta au rez-de-chaussée sans faire plus de bruit que ça - elle comptait sur un certain effet de surprise pour paralyser son adversaire et éviter d'avoir à se battre, parce qu'elle avait mal à la tête.

Elle sortit du sous-sol par une porte assez dérobée pour que son envahisseur ne l'aie pas vue en entrant, et patienta quelques instants avant de se remettre à bouger.

Il est dans ma chambre, manifestement. Bon. Allons-y.

Elle retint un soupir en se remettant à marcher. Ce qu'elle aimerait dormir.

• § •

Allez, où est-ce qu'une personne aussi intelligente mais aveugle cacherait de la drogue? Si drogue il y a, bien entendu.

Il ne savait pas. Thomas ne savait précisément pas à quoi ressemblait de la drogue non plus, alors comment vous dire qu'en voyant le bureau et ses tiroirs, en plus de la table de nuit, de l'armoire et des rangements sous le lit, il avait manqué défaillir.

J'aurai jamais le temps de fouiller tout ça avant qu'elle ne rentre!

Pris de désespoir, il regarda mieux son environnement. Un lit dans le coin au fond à gauche, l'armoire de l'autre côté, plus le bureau, un ours en peluche énorme au coin droit au fond. Sans trop savoir pourquoi, il partit directement vers l'ours et le regarda, avant de le soulever, mais d'une il était super lourd, et de deux il n'y avait rien dessous. Cependant, dans son dos, ses doigts avaient touché le contact gelé d'une fermeture éclair.

Et si...

Il décala la bête et repéra une petite porte dans le mur, mais s'affaira d'abord à ouvrir l'ours pour vérifier qu'il n'y ait rien dedans. S'il y avait quelque chose, c'était la cachette du siècle.

Soudain, il releva la tête, pris du sentiment très désagréable d'être observé. Il écouta attentivement autour de lui, et jeta un œil par la fenêtre, mais ni bruit ni silhouette ne se profilaient à l'horizon. Il avala péniblement. L'espace d'un instant, il avait oublié qu'il faisait quelque chose d'illégal, mais maintenant, son cœur courait au galop.

Il faillit demander s'il y avait quelqu'un, mais il se mordit la langue avant d'avoir pu dire quoi que ce soit. Il ne devait pas trahir son identité, sinon Charlie porterait plainte à coup sûr, ou qui que ce soit qui était là d'ailleurs. Avec une lenteur mesurée, il ouvrit la fermeture éclair de l'ours, dos à la porte, mais elle s'ouvrit à la volée à l'instant même où il sentit un gros truc sous sa main.

« AAAAH PUTAIN DE M- »

Il se tut, une main sur son cœur. Il avait sursauté jusqu'au plafond. Tournant la tête, il vit Charlie le surplombant, emmitouflée dans une couverture, frange relevée, et au visage pas content du tout.

« Thomas ? Qu'est-ce que tu fous chez moi ? Grogna-t-elle en penchant la tête, ses yeux partant tout de suite sonder ceux du jeune homme, qui se liquéfia sur place. Et pourquoi tu fouilles dans mon ours ? »

Il bougea ses doigts dans la mousse dudit ours, se rendant compte qu'il sentait quelque chose de suspect. Mais cette découverte ne lui donnait pas assez d'assurance pour avoir de la répartie - si vous aviez aussi peur de Charlie que lui à cet instant, vous ne feriez pas grand-chose de plus que trembler.

« Je... Euh... »

Il essayait de gagner du temps, ses doigts tripotant autant qu'ils le pouvaient le coffre qu'il avait trouvé, mais Charlie le démasqua bien vite.

« Arrête de torturer ma peluche. Sors ta main. »

Il obéit, penaud.

« Je voulais pas, commença-t-il par dire pour ne pas être tué trop vite.

- Ça m'est bien égal. »

J'aurais dû m'en douter. Non pas qu'elle ait tort.

« Oui, bon, j'ai pas d'excuse, mais-

- Génial. J'appelle la police, problème réglé, conclut-elle immédiatement en se détournant pour retourner dans le couloir.

- Non, attends ! Si je t'explique, est-ce que tu pourras n'en parler à personne ? »

Charlie eut un instant de pause. Elle avait entendu l'innocence dans la voix de Thomas, ce qui était assez incohérent puisqu'elle avait bien senti qu'il n'y avait que lui dans sa maison, et qu'il n'avait de toute façon rien à y faire.

« Je sais pas, ça dépend. C'est encore Trisha ?

- Ou-oui...

- Alors pars et on n'en parle plus. Tschüss, finit-elle de la même manière que la première fois, tournant le dos à l'intrus pour partir se recoucher. »

Interloqué, Thomas fronça les sourcils.

« Mais, l'interrompit-il dans sa marche vers le repos, pourquoi tu ne me demandes rien ?

- Parce que je sais déjà ce que tu fais ici, répondit-elle en soupirant d'ennui, exaspérée qu'il cherche à comprendre cette merde. Tu cherchais des seringues ou des joints ou je ne sais quoi pour que Trisha puisse m'envoyer en détoxication pour consommation abusive de stupéfiants, sauf que ce que cette grosse teubé ne sait pas, c'est que je n'ai pas pour habitude de fumer dans ma chambre, sourit-elle d'une manière terrifiante. Tu pourras chercher autant que tu veux, la drogue n'est pas ici.

- Mais, le coffre dans ton ours, c'est quoi ?

- Ça te regarde pas. La clef est cachée, de toute façon.

- Ah. Je suis curieux, je peux l'avoir ? »

Oui, Thomas jouait avec le feu. Il savait que Charlie ne lui ferait rien, alors il se sentait pousser des ailes.

« Nan. Elle est pas pour toi. »

Et elle lui tourna le dos pour de bon, partant s'enfermer dans son sous-sol. Thomas s'appliqua à bien ranger le coffre comme il l'avait trouvé - il l'avait un peu décalé en le tripotant -, ferma l'ours et le remit bien à sa place. Quand il descendit, il chercha Charlie du regard, mais comme lorsqu'il était arrivé, elle avait complètement disparu. Pourtant il était bien sûr qu'elle n'était pas partie, elle avait plutôt l'air d'aller dormir.

Bah, de toute façon j'ai déjà de la chance qu'elle me laisse partit tranquille.

Sur le chemin du retour vers l'administration, il décida de dire à Madame Brannan qu'il avait fouillé sa chambre comme demandé, mais qu'il n'avait rien trouvé de suspect. C'était la vérité. Et si elle voulait plus d'infos, qu'elle y aille elle-même.

• § •

12 septembre 2019
France

« Excuse-moi ? »

Charlie se tourna vers la voix qui venait de lui parler - facile à savoir, personne ne venait jamais dans ce coin de la salle de répétition à l'heure de la sortie - ; elle la reconnut tout de suite, c'était celle de ce ténor avec une voix aiguë prononcée et un certain succès auprès des filles si elle en croyait les ragots qui fusaient déjà un peu partout, même si elle n'écoutait pas vraiment toutes ces bêtises.

« Ludwig, qu'est-ce qu'il y a ?

- Alors déjà je suis venu me présenter, parce que je le fais avec tous les masters, engagea le roux en tendant une main devant lui, l'aveugle sentant la présence de chaleur près d'elle mais ne la serrant volontairement pas. Du coup je suis Ludwig, j'ai dix-huit ans, je ne fais aucun domaine d'études par ici pour pouvoir mener ma mission de dealeur à bien. »

La tête de Charlie s'était très légèrement inclinée à l'entente du mot 'dealeur' mais elle ne laissa rien paraître.

« Et je voudrais savoir s'il t'arrive de composer ? »

Cette fois, la master leva la tête, même si le dealeur ne pouvait pas voir son visage.

« Pourquoi tu te vantes d'être un délinquant ici ? Attaqua-t-elle directement. C'est mal. Je t'interdis d'en parler à mes choristes dans cet immeuble et aux alentours, est-ce clair ? »

Ludwig l'observa un instant, ou ce qu'il pouvait voir d'elle, soit son rideau de cheveux blancs. Il savait, après l'avoir espionnée discrètement, qu'elle allait plutôt mal dans sa vie personnelle, qu'elle était de nature solitaire et qu'elle fumait ; mais il ne savait pas qu'elle était aussi protectrice envers ses élèves.

« Ok, déclara-t-il finalement en acquiesçant, la posture de l'aveugle se détendant manifestement. Tu n'en prendras pas non plus je suppose ?

- Ça c'est toi qui le dis, murmura-t-elle en penchant la tête. Je te contacterai à ce propos bientôt. Et... Non je ne compose pas. Je transpose, j'arrange des instrus sur des chants déjà faits ou j'improvise rapidement, mais je ne compose pas.

- Cool, ça me suffit, sourit le roux en hochant la tête une fois de plus. Je te contacterai à ce propos bientôt alors. Passe une bonne journée. »

Et Charlie eut un rictus. Elle l'aimait bien.

• § •

26 septembre 2019
France

De: Charlie
À: Ludwig Hornat
Le: 26.09, 23h02
Viens.

Le dealeur s'y attendait, et ne tarda pas à quitter son appartement pour aller rejoindre la master chez elle. Ils se connaissaient depuis bientôt deux semaines, et il était appelé quasiment tous les soirs pour aller lui livrer ce qu'elle voulait : de la drogue en masse.

Il ne savait pas pourquoi elle faisait ça ni quand est-ce qu'elle comptait arrêter, mais ça l'inquiétait. Il n'était pas bête, elle non plus, et il voyait autant qu'elle que son attitude de travail n'était pas la même qu'avant, que ses réflexes étaient ralentis, et qu'elle en prenait toujours plus. Elle y mettait une fortune, et certes ça faisait le salaire du dealeur, mais il n'en était pas fier du tout, surtout qu'il allait devoir l'annoncer à la directrice à la fin du mois et qu'une master droguée ça le faisait carrément pas.

Il droguait une master. Pire, il droguait Charlie. Et c'était plus grave que droguer juste un dirigeant du campus. Il droguait littéralement le pilier de tout le campus, qui était normalement extrêmement intelligent, réactif, près des autres, affilié à la directrice, même. Et ce pilier ne pouvait pas devenir accro, ça n'était même pas envisageable ; quel genre d'histoire ce serait ? L'histoire de la défaillance d'un système si bien pensé.

Il faut que ça s'arrête, songea-t-il en atteignant le seuil de la porte. Ça devient dangereux.

Mais la porte s'ouvrit, et il la vit, et il lui donna ce qu'elle voulait.

Et il partit avec une pierre sur le cœur.

• § •

9 octobre 2019
France

Elle ne se sentait pas bien. Son corps était balloté dans tous les sens, elle esquivait ce qu'elle pouvait mais tout était si imprévisible, elle ne savait plus où elle était. Cela devait bien faire trois heures qu'elle était perdue, d'ailleurs. Elle se laissait porter d'un bout à l'autre de cette pièce, pas si grande quand elle y repensait, qu'était le salon de Lucas. Les gens buvaient, riaient, dansaient, vomissaient aussi. Et elle, elle avait mal au cœur.

« Excuse-moi ? Lui dit tout à coup une voix au fort accent irlandais dans l'oreille. »

Elle fit volte-face, et l'autre sembla reculer, surpris.

« Oh, tu dois être Charlie ! Je- Désolé, je pensais que- bref. Au revoir !

- Attends, marmonna Charlie, le faisant s'arrêter. Amène-moi au bar. »

L'autre ne bougea pas pendant un instant, puis lui tapota l'épaule pour la guider à travers les gens, qui devaient se croire dans une boite de nuit pour bouger autant.

« Merci bien, marmonna Charlie à nouveau lorsqu'elle sentit sous ses doigts la nappe humide du buffet d'appoint placé sur une table du salon de Lucas. Tu t'appelles comment ?

- Hm, Niall, répondit l'autre, gêné, son accent étant notamment plus fort lorsqu'il disait son propre nom. Tu- As-tu le droit de boire ? S'inquiéta-t-il quand elle se servit un grand verre d'un alcool non identifié.

- Oui, merci de me dire que tu me trouves petite, railla la jeune femme en célébrant intérieurement ses dix-huit ans. Tu es dans la chorale, non ?

- Je pense à m'y inscrire mais non, murmura l'irlandais, évasif.

- À ta guise. On ferme les inscriptions à la fin du mois. »

Elle but son verre d'une traite puis se dirigea vers la sortie en titubant légèrement. C'était le troisième qu'elle prenait ce soir.

« Où vas-tu ? S'inquiéta Niall en la voyant partir. Veux-tu que je te raccompagne ?

- Comme tu veux, lança Charlie derrière elle, sachant déjà que l'irlandais l'entendrait. »

Elle lutta pour se frayer un chemin dans l'entrée étroite remplie de gens, mais impossible, ils formaient un mur infranchissable pour quiconque ne voyait pas.

« Désires-tu de l'aide ? S'amusa Niall en apparaissant à côté d'elle. »

Il n'attendit pas de réponse et poussa les gens avec ses bras, le chemin se dégageant assez pour que Charlie et son camarade puissent passer.

« Merci, soupira Charlie quand l'air frais atteignit son visage. Ça fait du bien de respirer.

- Je vais te raccompagner, décida Niall quand il vit à quel point Charlie était mal - vérité était qu'elle ne marchait pas très droit.

- Alors on y va, haussa-t-elle les épaules en se dirigeant vers le quartier des maisons des professeurs.

- Pourquoi vas-tu là-bas ? S'intéressa Niall en la suivant.

- Parce que là-bas c'est ma maison, répondit-elle sur le ton de l'évidence.

- Ce n'est pas... le quartier des enseignants ? Tenta d'éclaircir l'irlandais. Nous n'avons pas le droit d'y aller.

- Personne n'a dit ça. Et puis si c'était vrai je pourrais pas aller dans ma maison, et ça le ferait carrément pas. Et puis, tu parles drôlement. Tu viens de loin sans doute ?

- Je viens d'Ireland, répondit le jeune homme avec fierté. Mon accent te dérange-t-il ? S'inquiéta-t-il aussitôt.

- Non, du tout, c'est juste... l'inversion verbe-sujet qu'on utilise pour formuler des questions ne s'applique pas beaucoup à l'oral. Et pour parler de nous, genre ''nous n'avons pas'', on le dira de manière plus familière, dans un contexte où c'est possible bien sûr, et ça fera ''on n'a pas''. Tu comprends ?

- Un peu. On m'a déjà dit ça, mais j'ai du mal à l'appliquer, rougit Niall, gêné. Est-ce que je fais des fautes quand je parle ?

- Non, je ne crois pas. Tu apprends le français depuis combien de temps ?

- Cinq mois, avoua-t-il comme si c'était mal, ou qu'il avait quelque chose à se reprocher. C'est pour ça que je m'inquiète. Le français est difficile.

- Ça... Lui répondit Charlie. On est arrivés. Viens. »

Elle se dirigea vers l'une des maisons qu'ils longeaient, et Niall se demanda comment elle avait fait pour savoir que c'était celle-là. Peut-être qu'elle comptait ses pas.

« Oh, tu fumes ? Remarqua-t-il aussitôt qu'ils furent entrés. »

L'odeur était plutôt faible, mais laissait un arrière-goût désagréable sur le palais.

« Ouais. Pour la voix. Mais pas ici, je veux pas gêner ceux qui pourraient venir. Je fume en bas. »

Niall ne sut pas comment prendre le 'pour la voix' alors il ne dit rien.

« Tu m'as raccompagnée, dit Charlie une fois qu'ils furent dans le canapé.

- Je l'ai fait, approuva-t-il sans savoir quoi ajouter. »

Un silence calme s'installa, mais Niall n'était pas vraiment à l'aise.

« Pourquoi ta maison est-elle dans le quartier des professeurs ? S'intéressa-t-il à nouveau.

- Parce que je suis une master, répondit-elle machinalement.

- Liam a un appartement comme les autres, objecta-t-il avec raison. »

Charlie mit plus de temps à rebondir.

« Disons que je connais la réponse, mais que ça risque d'ouvrir la voie vers d'autres questions et celles-là je ne suis pas sûre de savoir y répondre, ni même de vouloir le faire, ânonna-t-elle sans conviction, clairement pas dans son flegme habituel.

- Dis toujours, l'invita Niall, curieux. »

Il s'estimait déjà chanceux d'être rentré dans la demeure d'une telle célébrité à CUHA, alors il pouvait bien gratter un peu de conversation aussi.

« Je ne suis pas étudiante, commença Charlie. Je suis master ici parce que j'ai l'âge de l'être, mais en soi c'est contre les règles du campus étant donné que je n'en fais pas partie, du moins pas la partie étudiante. Ça fait sens ?

- Hm, acquiesça Niall, concentré sur ce qu'il entendait.

- Et donc, je suis master, reprit Charlie en soupirant un peu. Je dirige les activités musicales, et tout le bordel des profs de musique à embaucher, remplacer, payer, enfin tout ça quoi. Je suis venue ici sur une demande de Brannan cet été.

- Tu n'as jamais étudié ici ?

- Non. J'ai dix-huit ans.

- Et avant toi il n'y avait personne pour organiser la musique ici ? Reprit l'irlandais après un instant de silence.

- Nan. Je suis la première. Pas que ça me dérange, je fais comme je veux du coup.

- Et pourquoi Brannan t'a appelée toi et pas quelqu'un d'autre ? Comment vous vous êtes rencontrées ? »

On y est, se dit l'aveugle avec un sourire bizarre.

« Elle était ma tutrice, lâcha-t-elle sans préparation. Et comme elle savait que j'aime la musique, voilà.

- Oh, tes vrais parents sont morts ? S'intéressa Niall sans s'apitoyer le moins du monde.

- Ouais. Accident de voiture. J'avais six ans.

- Brannan était l'une des amies de tes parents ? Pour que tu lui sois confiée je veux dire. »

Charlie sentit un sentiment désagréable se propager en elle.

« Non, Brannan est la mère de Zayn, à qui on m'a confiée. Parce que Zayn est mort aussi.

- Zayn comment ? Tiqua Niall, qui avait déjà entendu ce nom quelque part.

- ... Malik. Zayn Malik. »

Niall se perdit dans ses pensées, face à une aveugle de plus en plus inconfortable dans son corps.

« Ce n'était pas un chef de chœur lui aussi ? Demanda enfin l'irlandais, les sourcils froncés. Ma mère me racontait sa mort l'été dernier. Et celle du chœur aussi. Tu en faisais partie ?

- Ta mère ne t'a pas dit qu'ils sont tous morts ? Railla Charlie douloureusement. Genre. Ils n'ont retrouvé personne, ils l'ont dit dans le journal.

- Oui mais d'après un témoignage, on aurait retrouvé la plus jeune du groupe dans les décombres, même si ça reste surtout une rumeur, pas grand-monde n'est au courant. L'ironie, c'est que c'était la seule visée par l'attentat. »

Charlie était plus blanche que ses cheveux. Niall le remarqua.

« Hey, ça va ? Demanda-t-il doucement en se penchant vers elle.

- Ils- ils savent que je ne suis pas morte ? Murmura l'aveugle, terrorisée et mal à l'aise. »

L'irlandais eut un mouvement d'incompréhension. Était-ce lui qui voyait des choses, où Charlie était tellement bourrée qu'elle agissait comme une enfant ?

« C'est une rumeur, ceux qui sont à l'origine de l'attentat sont en prison maintenant, et ils le resteront longtemps, la rassura le jeune homme. Et honnêtement, très peu de gens se souviennent encore de ce chœur, il a fait du bruit un temps, mais maintenant on l'a oublié.

- Ils ne vont pas venir alors ? Vraiment ? Couïna Charlie, sa voix montant dans les aigus captivant bizarrement Niall.

- Non, ne t'inquiète pas, ils ne savent pas que c'est toi. »

À vrai dire, Niall ignorait que c'était justement Charlie qui était la cible de cet attentat contre le chœur dont sa mère était passionnée, mais il commençait à le deviner parce que bon, il était loin d'être stupide. Et le fait que Charlie ne démente pas ce qu'il venait de dire lui confirma que c'était bien réel.

« Alors c'est bien, murmura-t-elle en s'enfonçant dans son fauteuil.

- Alors tu sais chanter ? »

Ils parlèrent longtemps, jusque tard dans la nuit, à propos de l'ancienne vie de Charlie, son adolescence, son animosité envers Madame Brannan, son comportement, tout. Par la suite, Charlie s'en voulut et développa une aversion profonde envers Niall, pour lui avoir fait dire tous ses secrets alors qu'elle était ivre. Mais ce qu'on peut en retenir, c'est que ce soir-là fut le seul qui ne se termina pas avec Ludwig.

• § •

21 février 2020
France

« Madame, je voulais vous voir à propos de votre fille... »

Charlie colla davantage son oreille à l'interstice frais qu'elle avait senti du bout des doigts entre la porte du bureau de l'infirmière et le mur qui la maintenait à la verticale, cette précaution se révélant un peu inutile, car de toute façon elle entendait tout.

Suite à ses 'comportements douteux', selon Trisha, elle avait dû passer une batterie de tests servant à démontrer qu'elle allait mal et qu'elle avait besoin d'une cure, pour alcool, drogue, tout ça. Elle n'avait pas voulu y aller de prime abord, mais Trisha avait menacé de lui retirer son emploi et sa chaîne hi-fi, et, juste, non. Donc elle s'était résignée, et maintenant, c'était le moment où Trisha apprenait que sa fille adoptive était une traînée incapable de prendre soin d'elle-même.

« Les résultats sont mauvais c'est ça ? Devina Trisha dans un soupir. »

T'as pas idée, railla Charlie en elle-même, souriant d'un drôle d'air.

« ... J'imagine qu'on peut le dire comme ça, dit l'infirmière, gênée de devoir annoncer de si mauvais résultats - Charlie n'était pas stupide, et certainement pas du genre à se voiler la face ; elle savait qu'elle avait une hygiène de vie déplorable, mais elle s'y sentait bien, ça faisait au moins taire les vents qui ombrageaient son cerveau ces derniers temps. Elle nous a dit, et ça se vérifie parfaitement en comparant ses résultats actuels à ceux qu'elle a eu en arrivant ici, qu'elle fume toutes sortes de stupéfiants et drogues régulièrement et en grandes quantités, et qu'elle boit beaucoup.

- Bonté divine, soupira encore Trisha, mettant sa tête dans ses mains, affligée - pas besoin d'image, le changement d'emplacement de sa voix parlait de lui-même, et sa peau avait fait un bruit équivoque.

- Nous comprenons votre souhait de ne pas la retirer du campus à cause des positions qu'elle y tient, mais il serait préférable pour le moment qu'elle voie un spécialiste, et même plusieurs, pour guérir ses addictions et divers... problèmes psychologiques, comme vous nous les avez signalés, continuait l'infirmière, toujours aussi coincée. »

Charlie fronça les sourcils. Depuis quand avait-elle des problèmes psychologiques ? Trisha avait vraiment dit ça ?

« Elle n'acceptera d'aller voir aucun spécialiste, soupira la directrice, comme si elle ne savait faire que ça. Je la connais. »

C'est bien la seule chose en laquelle tu me connais, d'ailleurs.

« Alors que comptez-vous faire ? Demanda l'infirmière après un temps de silence. Vous ne pouvez pas la laisser comme ça.

- Il n'y a que ça à faire pourtant, rétorqua Trisha sèchement. Elle ne voudra pas aller voir de psychiatres, et je refuse qu'elle aille en désintoxication de quelque sorte que ce soit. Ça attirerait l'attention sur elle, et ça ferait parler, en plus de donner une mauvaise image au campus. De toute façon, elle se débrouille très bien pour cacher son bazar aux étudiants, très peu ont remarqué le changement.

- ... Alors vous ne ferez rien, résuma l'infirmière, sidérée même si elle tentait de le cacher.

- Et vous non plus, menaça Trisha en se levant. Bonne journée. »

Charlie l'entendit distinctement prendre les résultats sur le bureau de l'infirmière, et se diriger vers la porte. Elle s'en décala tranquillement et s'appuya sur le mur, attendant qu'elle passe le pas de la porte.

« Je savais que tu écouterais, souffla Trisha en la voyant là. Tu es fière de toi ? »

La jeune femme ne lui répondit pas et commença à s'éloigner dans le couloir, les mains dans les poches.

« Charlie ! Chuchota Trisha en la rattrapant. Ne me dis pas que tu fais tout ça juste pour brider ta voix, si ?

- ... Nan. Pas que. Pourquoi t'as dit que j'ai des problèmes psy ? Demanda Charlie à son tour en s'arrêtant et se tournant vers sa tutrice.

- Parce que c'est le cas.

- Même pas.

- Charlie, je sais que tu ne m'estimes pas beaucoup, mais je sais quand même à quel point entendre de la musique t'apaise, et comme tu paniques dès que tu n'en as plus, soupira Trisha. Si ça ce n'est pas un problème psychologique, je ne sais pas ce que c'est.

- Tiens donc, et on se demande d'où ça me vient, ironisa la jeune femme, cassante.

- De ce que tu as vécu quand tu étais petite, affirma la brune en croisant les bras, oubliant complètement qu'elles étaient dans le couloir d'un hôpital.

- Pas du tout. De toi, et ta décision de merde de me séparer de ce que j'aimais le plus, cracha Charlie, qui lui en voulait réellement. Tu savais que je ne voulais pas être séparée de la musique, que je voulais faire du conservatoire, mais tu m'as foutue dans le seul endroit loin d'ici qui ne proposait rien, que du silence. C'est à cause de ça, à cause de toi, que j'ai des - elle fit des guillemets avec ses doigts tout en agitant sa tête - ''problèmes psychologiques'', Trisha. Et pas à cause de Zaynie. Jamais.

- Et ta toxicité ? Ta possessivité avec tes proches ? Rétorqua Trisha après avoir accusé le coup une brève seconde. Tu ne te rends pas compte d'à quel point tu enfermes ceux que tu fréquentes, Charlie.

- Tu ne les connais pas, grogna la jeune femme.

- Non, mais je sais ça. J'ai eu des retours. Et je veux que tu m'expliques pourquoi, si tu n'as pas de problème psychologique. »

Trisha souffla du nez, essoufflée par leur échange, qui leur faisait hausser le ton à toutes les deux. Ou plutôt, Charlie parlait plus durement, et elle-même parlait plus fort. Mais elle ne parvenait pas à se dire qu'elles devaient changer de lieu pour discuter sans oreilles indiscrètes, car elle savait que Charlie n'accepterait jamais de la suivre ailleurs.

« Le problème avec toi, Trisha, sourit Charlie d'un ton mielleux, c'est que tu veux toujours tout savoir, mais que tu ne t'abaisses jamais à essayer de comprendre.

- Et dis-moi ce que je suis en train de faire, là ? Contredit Trisha en fronçant les sourcils. »

Elle ne comprenait pas cette image que sa fille adoptive avait d'elle.

« Tu veux que je te donne un chiffre, une donnée, railla la musicienne. Tu veux que je rentre dans une case, pour que tu aies la satisfaction de pouvoir me loger quelque part. Mais, surprise hein, l'humain c'est plus qu'un chiffre, et c'est pour ça que tu ne sauras jamais rien avec moi Trisha, moi je suis pas binaire. »

Et la jeune femme partit pour de bon, laissant sa supérieure derrière elle.

• § •

5 avril 2020
France

De: Charlie
À: Ludwig Hornat
Le: 05.04, 23h02
Viens.

Toujours le même message que recevait Ludwig, toujours la même heure, toujours le même chemin qu'il parcourait avec le moral dans les chaussettes, culpabilisant de servir du poison à cette jeune femme merveilleuse qu'était la master clef du campus. Elle n'avait pas arrêté plus d'une fois, depuis le mois de septembre, de lui envoyer ce message. Elle n'augmentait plus autant les doses qu'au début, bien sûr, mais elle en prenait quand même beaucoup trop régulièrement pour que ce soit normal.

Il le savait, qu'elle était devenue dépendante. Elle le savait aussi. Mais ils n'en parlaient pas, jamais. Parfois elle le laissait sur le pas de la porte, seul avec sa culpabilité, parfois elle l'invitait à entrer un peu parce qu'il pleuvait - et cette permission était en réalité assez récente. Il avait ainsi découvert l'intérieur de la maison de Charlie, et ne s'en sentait même pas fier ; parce que lorsqu'elle l'invitait, elle lui parlait, et il n'était jamais prêt. Elle lui parlait de choses diverses et variées, en même temps qui pourrait disserter en étant défoncé, mais elle arrivait toujours à mettre dans sa voix quelque chose de magique qui mettait Ludwig hors de lui-même.

Ce soir encore, il frappa à la porte, qui s'ouvrit tout de suite pour laisser passer Charlie, la frange relevée, les bras et jambes nus, déjà prête à se droguer. Et encore une fois, il n'arrive pas à retenir sa main qui part dans sa poche pour aller chercher le petit sachet. Charlie le prend, le soupèse, lui sourit, puis l'attire à sa suite pour qu'il l'accompagne. Il ne résiste pas.

Une chose que Ludwig a apprise en suivant Charlie dans son sous-sol - pièce où elle passe ses nuits - est qu'elle n'y laisse entrer personne ; il est le premier, et elle ne compte pas laisser quelqu'un d'autre y accéder. Ça le fait se sentir important, en quelque sorte, mais il n'est pas consolé de ce qu'il fait à la jeune femme, l'odeur persistante qui y plane ne le consolant pas plus.

Pourtant, ce soir semble différent. Lorsqu'elle va se poser près de son canapé habituel, dans cette grande pièce vide complètement insonorisée - une quantité effroyable de mousses isolantes s'étalait sur les murs -, elle lui fait un signe pour l'amener près d'elle ; évidemment, il la suit sans protester et s'assied à côté d'elle.

« J'ai repensé à ta question du début de l'année, dit-elle directement en jouant avec ses doigts et le petit sachet qui s'y trouvait. Et j'ai compris quel est le problème. »

Elle parle de quoi? Se demanda tout de suite le dealeur en cherchant de quoi ils auraient bien pu parler au début de l'année.

« Si tu m'as demandé si je composais c'était pour savoir si je pourrais t'aider à composer tout seul, continua Charlie sans changer de posture. Et en y repensant je me suis rendue compte que si toi tu m'aides à... me faire sentir mieux, moi je ne fais rien pour toi.

- Tu me payes, la contredit Ludwig.

- Je parle pas de ça, soupira la jeune femme en se levant pour commencer à faire les cent pas, ses cicatrices blanchâtres brillant légèrement à la lumière tamisée des lampes - que Ludwig avait demandé à ajouter vu qu'avant il n'y avait pas de lumière du tout. Je me sers de toi. Et je te force à rester grâce à l'argent. Je sais déjà que tu n'es pas fier de me rendre accro comme je le suis, mais si en plus je ne fais rien pour te rendre la faveur je suis vraiment la pire des profiteuses, exposa la cheffe de chœur en s'arrêtant un instant devant lui. Je me sens mal pour toi. Alors je te le dis clairement : je suis prête à t'apprendre à composer si tu veux, je peux t'aider avec les chansons que tu écris, et je peux t'accorder ce que tu veux.

- Ce que je veux ? Répéta le jeune homme sans comprendre.

- Oui, tant que c'est raisonnable, acquiesça la jeune femme sérieusement. Est-ce qu'on est d'accord ?

- Qu'en échange de mes services tu m'aides à composer, que tu composes avec moi et que je puisse te demander ce que je veux ? »

Charlie acquiesça.

« Ça me va, accorda Ludwig en hochant la tête. Tu as une contrepartie ?

- Ne tombe pas amoureux de moi. C'est tout ce que je te demande. »

Et à ce moment-là il s'en moqua un peu.

• § •

10 avril 2020
France

« Est-ce que tu as un texte, pour commencer ? Demanda Charlie quand ils s'assirent dans l'une des salles de l'immeuble de musique, pas encore renommé par les étudiants.

- Oui, et j'ai une mélodie au piano, mais je ne sais pas comment l'arranger, avoua Ludwig en s'asseyant sur le tabouret de l'instrument, entre autres présent ainsi que plusieurs autres. Tu veux que je te la joue ?

- Envoie. »

Il rejoua alors pour la millième fois cet instrumental qui le rendait fou ; Charlie l'entendait pour la première fois, mais lui, il avait essayé tant de jours et de nuit de trouver une mélodie pour changer dessus qu'il en avait presque marre. La preuve était qu'il jouait avec une certaine lassitude. Charlie le laissa pourtant jouer en entier, ce qui dura un moment, et réfléchit un instant avant de lui demander cette fois le texte qu'il souhaitait poser dessus. Il le lui lut.

« Et tu veux que ce soit quoi le mood qui transparaît ? S'enquit Charlie après un second moment de réflexion.

- Ben... Un peu plaintif, un appel à l'aide quoi, hésita-t-il, répondant à ce genre de questions pour la première fois.

- Alors commence par ralentir ton instru, elle est bien mais trop... Allante. Si tu veux qu'on entende ta peine dès le début, il faut que tu y mettes du tien. »

Il rejoua donc la mélodie, mais elle l'arrêta après les cinq premières secondes.

« Non, pas comme ça. Là tu me la joues plus lentement.

- Ce n'est pas ce que tu m'as demandé ? Douta Ludwig, qui avait peur de foutre leur accord en l'air.

- Pas du tout. Essaie de ressentir l'émotion que tu veux transmettre déjà. Pas forcément dans ton cœur uniquement, dans ton corps aussi. Essaie de sentir la tristesse alourdir tes muscles, tes yeux se fermer avec peine, ta tête qui se baisse, tes épaules qui tombent, tes pieds fatigués de marcher, une fatigue incroyable qui se répand partout en toi comme la gangrène. Et rejoue. »

Plus Charlie parlait, plus Ludwig comprenait ce qu'elle voulait lui communiquer, et en même temps il ne comprenait pas comment sa voix arrivait à le tenir aussi obéissant - les réactions qu'elle lui décrivait s'appliquaient peu à peu à son corps, et cette magie était un peu flippante. Pourtant, il rejoua, et Charlie le restoppa au même endroit, où il pensait faire commencer le chant.

« Non, là c'est mieux mais c'est complètement mou, râla-t-elle, affalée dans le canapé de la salle. Ta chanson doit être poignante non ? On doit pleurer ! Là on s'ennuie !

- Mais fais-le alors ! Craqua Ludwig, qui n'arrivait pas à accepter de se faire marcher dessus. Montre-moi !

- Je ne peux pas te montrer une émotion qui se trouve en toi, grinça-t-elle. C'est toi qui ressens. Si je devais jouer à ta place, ce serait d'une autre manière que toi, quand bien même ce soit la même mélodie. Concentre-toi juste, dis-toi que tu as tout ton temps, et pense à quel point ta vie te fait mal. »

Il tenta de s'exécuter, mais l'exercice était difficile. Il essaya quand même de jouer.

« Nan, ça marche pas, décréta Charlie en se levant. Tu n'y arrives pas. On va essayer autre chose ; comment tu veux chanter ton texte ?

- De la même manière que je joue au piano...

- Ouais mais, genre, quelle mélodie ?

- Je sais pas justement. Et c'est pour ça que j'ai besoin de toi.

- Bouge. »

Il se leva du piano, laissant la place à la master, qui plaça ses doigts sur le clavier comme d'une vieille habitude.

« Je pense qu'on pourrait faire comme ça... Murmura-t-elle en levant la tête, laissant ses doigts jouer le début de l'instrumentale, tellement mieux que Ludwig qui l'avait pourtant écrite. »

Puis au moment de faire entrer le chant, là où Ludwig l'avait imaginé en tout cas, elle ralentit, laissant un bref silence, avant d'introduire une voix en plus des accords déjà présents, jouant avec la totalité de ses doigts dans une fluidité impressionnante. Après quelques couplets, elle fit monter la voix d'un cran dans les aigus, la musique donnant des frissons au plus âgé - qui se demandait d'ailleurs comment c'était possible, lisant son texte au fur et à mesure que Charlie jouait. Globalement, la mélodie était toujours la même, mais Charlie avait en quelque sorte raison de ne pas développer plus que ça ; les paroles étaient lourdes de sens, pas besoin d'ajouter en plus une mélodie compliquée.

« C'est parfait, absolument parfait, balbutia-t-il quand elle eut terminé et qu'elle s'était tournée vers lui. Je- comment tu as fait ça aussi vite ? Ça fait des mois que je bloque dessus !

- L'important c'est que ça t'ait aidé, murmura-t-elle, encore euphorique d'avoir joué du piano - Ludwig avait déjà remarqué ça, elle se précipitait toujours pour jouer, et en ressortait toujours contente. Je vais te laisser écrire maintenant. Prends ton temps et ne force pas, surtout, conseilla-t-elle en sortant. »

Ludwig acquiesça pour lui-même et se concentra pour recopier ce qu'elle lui avait joué, mais force était de constater que s'en souvenir après une seule écoute était vachement compliqué. Il retourna au piano et tenta de retrouver ce qu'elle avait joué, mais impossible, il y avait trop de notes possibles où elle avait pu poser ses doigts.

Pourquoi est-ce qu'elle m'a dit de ne pas tomber amoureux d'elle? Se demanda-t-il soudain, alors qu'il peinait à retrouver ce qu'elle lui avait joué. Il n'y a pas de raison que ça arrive...

Il se laissa aller à l'imaginer, repenser à ses réactions, sa manière d'agir au quotidien, mais ne trouva pas grand-chose lui permettant de tomber pour elle.

De toute façon elle ne fait que m'aider, se dit-il avec raison.

Son petit égarement mental lui ayant amené une nouvelle piste pour sa chanson, il l'exploita, et se dit qu'ajouter des petits 'ouh~' serait de bon aloi ; il le fit aussi.

Quelques pièces plus loin, Charlie pensait.

• § •

3 mai 2020
France

De: Charlie
À: Ludwig Hornat
Le: 03.05, 23h02
Viens.

Toujours le même message et le même horaire ; c'était devenu une habitude pour le dealeur de passer dans le coin et d'attendre qu'elle l'appelle - mais jamais il n'entrerait si elle ne lui disait pas de le faire, parce que sa honte à ce propos ne le quittait pas et avait même encore grandi depuis quelques mois. Il avait décidé, ce soir-là, qu'il ne lui donnerait pas ce qu'elle voulait, pour voir sa réaction et espérer qu'elle se résignerait un jour ou l'autre, et arrêterait de consommer aussi souvent.

Il était prêt à ne plus jamais la voir si au moins elle arrêtait de se droguer.

Il arriva sur les graviers de la cour, et comme d'habitude, une sourde envie se manifesta dans la maison, si palpable qu'il avait mal au cœur de se dire qu'il ne lui apporterait rien. Mais c'était pour son bien, il tâchait de s'en convaincre.

« T'as quoi ? Lui demanda la jeune femme après avoir ouvert la porte, habillée légèrement. »

C'était sa sempiternelle question, la seule qu'elle lui posait avant qu'il ne lui vende son poison et s'en aille. Cette fois cependant, sa réponse changea de l'habitude.

« Rien. »

La position de la master se raidit aussitôt.

« Comment ça t'as rien ? S'énerva-t-elle, les sourcils froncés - elle relevait toujours sa frange une fois chez elle, alors ce détail sauta aux yeux du jeune homme.

- Je ne veux plus te donner de drogue, avoua-t-il directement, au lieu d'inventer un mensonge sur un potentiel quota qu'elle aurait atteint. Ça me fait mal de le faire.

- Sauf que c'est ton métier coco, alors tu vas te dépêcher de me filer ce pour quoi je te paye, railla la jeune femme en croisant les bras, s'appuyant sur le chambranle de la porte.

- Je t'ai dit non, s'agaça Ludwig à son tour. »

La mâchoire de Charlie se serra, il sut qu'il avait fait une bêtise. Derrière lui, un vélo passa sur la route. C'était un professeur. Charlie le sut immédiatement - elle connaissait ses voisins - et attira le jeune homme à l'intérieur avant qu'il ne se fasse repérer. La soudaine proximité qu'il eut avec Charlie une fois à l'intérieur lui donna des sueurs froides ; il avait peur de ce qu'elle allait lui faire.

« Pourquoi tu veux rien me donner ? Lui demanda-t-elle à un niveau de voix normal, un peu plus élevé que dehors. »

Son visage était plus proche du sien ; il se retint de respirer trop fort. Il ne réfléchissait à rien d'autre qu'au fait que sous la lumière de la lune qui perçait dans le couloir, ses yeux morts étaient stupéfiants, bien plus qu'un sachet de poudre.

« Parce que ça me tue de me dire que c'est de ma faute si tu es aussi stone en pleine journée, et moins proche des autres qu'avant. Moins alerte. »

Elle sembla réfléchir, puis recula d'un pas.

« Alors d'accord. »

Il haussa les sourcils. Il s'était attendu à ce qu'elle insiste plus.

« D'accord ? Répéta-t-il, abasourdi. C'est tout ?

- Bah, ouais. Tu veux pas, je vais pas te forcer non plus. De toute façon, j'en ai en réserve. »

Son sang ne fit qu'un tour.

« Où ça ? Demanda-t-il d'une voix blanche.

- On s'en fout, sourit-elle d'un air malin. Je m'attendais à ce que Brannan me mette un stop à un moment donné, alors je me suis débrouillée pour en garder de côté. Tu peux repartir maintenant, j'en ai assez pour finir l'année. »

Il était horrifié. Il lui avait donné assez de merde pour qu'elle en fasse réserve, et qu'elle puisse s'en servir encore deux mois.

« Je vais te les prendre, grogna-t-il en descendant directement au sous-sol, dont la porte camouflée lui était maintenant bien connue. »

Il n'écouta pas ce qu'elle protesta, il était déjà en bas, son regard fouillant frénétiquement n'importe quelle cachette. Malheureusement, cette grande pièce n'était dédiée qu'à étouffer le son - Ludwig n'avait jamais su lequel - et fumer ; il n'y avait donc que des canapés, des banquettes, des poufs, et une table basse sans tiroirs, si on oubliait l'odeur très forte de cigarette, d'herbe et la vision obscure un peu floue des murs du fond.

Il se rua sur la table basse et chercha si les pieds comportaient des trappes où elle aurait pu fourrer les sachets qu'il lui donnait, mais rien. Les coussins des canapés étaient juste remplis de mousse, et aucun compartiment caché ne se trouvait sous les coussins ou au niveau du sol.

Cela faisait quelques minutes qu'il était là, et il savait que Charlie l'écoutait depuis le bas de l'escalier, à défaut de pouvoir le regarder chercher comme un chien fou.

Soudain, il eut le flash d'elle parlant de son livre Disney préféré, Raiponce - à défaut d'avoir vu aucun film, elle connaissait les livres.

Et dans Raiponce, le trésor se cache...

Son regard dévia immédiatement sur les marches de l'escalier. Charlie se raidit.

« Bouge, lui ordonna le dealeur en s'approchant d'elle.

- Flemme, lui rétorqua la jeune femme, décidée à rester là. Qu'est-ce que ce peut bien te foutre si je me drogue ? Je me fais juste du bien.

- Ce bien-là te tue, Charlie ! S'emporta Ludwig, dont les cheveux roux volaient autour de lui à cause de ses mouvements désordonnés.

- Mais c'est censé te faire ni chaud ni froid, Lud, ironisa la master, son regard si glacial planté dans celui du jeune homme lui évoquant une sensation dérangeante.

- Pas... pas avec toi, souffla-t-il, faible face à ces yeux horribles.

- Je ne vaux pas plus que les autres, répondit-elle tranquillement.

- Si.

- Non. À tes yeux si, et je constate que tu n'as pas respecté ce que je t'avais demandé, continua-t-elle, un rictus étrange sur les lèvres - mi-victorieux, mi-déçu. »

''Ne tombe pas amoureux de moi. C'est tout ce que je te demande.''

Il se figea, entendant parfaitement cet avertissement qu'il n'avait alors pas compris.

« Je ne suis pas amoureux de toi, dit-il aussitôt, paniqué. »

Son visage resta diaboliquement immobile. Elle voulait qu'il l'admette, mais il n'y croyait pas, c'était impossible que ça soit arrivé. Il ne rêvait pas d'elle, d'aucune façon, il ne la désirait pas, son cœur ne battait pas plus vite quand il était près d'elle, alors non, il n'était pas amoureux.

Le silence étant trop lourd à son goût, il se pencha pour attraper Charlie par la taille et la tirer de son perchoir. Surprise, elle ne pensa même pas à se débattre et retrouva le sol délicatement, Ludwig n'attendant pas plus pour soulever la troisième marche de l'escalier sur laquelle elle se trouvait, qui n'opposa que peu de résistance avant de dévoiler une quantité maladive de poudre.

« Et maintenant, qu'est-ce que tu comptes faire ? Railla Charlie.

- Te les prendre, et ne plus jamais t'en vendre, déclara le dealeur froidement en amenant la sacoche qu'il avait en bandoulière devant lui. »

Charlie ne dit plus rien, et il fit son extraction tranquille. Il découvrit en vérifiant les marches suivantes qu'elle en avait mis aussi, et ne laissa rien dans l'escalier. Il n'osa même pas estimer la quantité de ce qu'elle avait caché.

« J'y vais, dit-il un quart d'heure plus tard, après s'être assuré qu'il n'y en avait dans aucun autre escalier de la maison, Charlie n'ayant pas bougé une seule seconde. »

Elle ne dit rien, et il tourna les talons pour remonter au rez-de-chaussée, mais elle le coupa dans son geste.

« Et moi je fais comment ? »

Il cligna des yeux, pas sûr d'avoir entendu ce qu'il avait entendu tant le volume de la voix de la jeune femme était ténu.

« Quoi ?

- Je fais comment, Ludwig ? Répéta-t-elle en levant des yeux pleins de larmes vers lui. Pour tout oublier, pour vivre normalement, je fais comment ?

- Tu fais comme avant, haussa-t-il les épaules. Avant que je n'arrive.

- Je ne veux pas faire comme avant, murmura-t-elle en reniflant. »

Ludwig resta coi, complètement interdit face à cette situation. Que faire dans ce cas ? Charlie ne pleure pas d'habitude.

Peut-être qu'elle pleure pour t'amadouer.

« Tu vas devoir pourtant, car moi je ne te donnerai plus rien, déclara le jeune homme en se retournant encore, décidé à partir. »

Charlie respira plus fort, mais il se retint de regarder. Grand mal lui en prit : le son de sa voix, qu'il ne s'était pas préparé à entendre, le cloua sur place, et lui donna l'impression d'avoir le crâne transpercé.

« DONNE ! TU PEUX PAS TOUT REPRENDRE ! JE NE VEUX PLUS HURLER TOUTE LA NUIT CHEZ MOI, FUMER MILLE CLOPES ET CASSER DES OBJETS, JE NE VEUX PLUS ME CASSER LA GORGE COMME ÇA ! J'EN AI MARRE ! MARRE ! »

Il tourna la tête si vite qu'il en eut mal au cervicales, mais au moins, il put esquiver Charlie qui lui fonçait dessus pour le plaquer au sol. Le timbre de la jeune femme était si clair, si brillant, qu'il ne comprenait pas comment elle pouvait parler d'une manière aussi rauque d'ordinaire.

« Il faut que tu ailles mieux, Charlie, lui dit-il calmement en surpassant sa surprise/terreur - il avait la chair de poule, l'air ambiant donnait l'impression de s'être brutalement refroidi.

- C'EST ÇA QUI ME FAIT ALLER MIEUX ! RENDS-MOI-

- Stop. »

Il l'attrapa par les aisselles et la colla contre lui, l'empêchant d'atteindre son visage en lui plaquant les bras le long du corps. Selon lui, elle lui faisait une crise de manque, ce qui arrivait régulièrement avec ses clients - le campus comptait notamment sur lui pour restreindre progressivement les doses qu'il administrait à ses clients pour à terme les sortir de leur addiction. Tout retirer de cette manière à Charlie était la pire des idées, mais dans l'absolu il n'en avait pas d'autre.

« LÂCHE-MOI ! »

Le son de la nouvelle voix de Charlie était si fort que Ludwig en eut mal au crâne.

« Qu'est-ce que tu veux oublier, Charlie ? Lui murmura le dealeur dans l'oreille. »

Il ne profitait pas vraiment d'elle, mais répondait à une question qui le taraudait depuis des mois. Elle se débattit dans ses bras, mais entendre un volume sonore calme l'apaisa rapidement, et lui fit reprendre un ton normal.

« ...Ma vie. C'est elle que je veux oublier. »

Il se gifla par avance pour ce qu'il allait dire, et ignora sa bonne conscience qui lui gueulait dessus.

« Pour oublier on boit. »

Il la relâcha, et ils allèrent chercher de l'alcool fort dans la cuisine de la master. Cette manière de s'en sortir était lâche, irréfléchie et sûrement très stupide ; pourtant, si Ludwig n'avait pas le cœur à droguer son amie, il ne l'avait pas non plus à la regarder tomber en dépression faute de défouloir. Il ne rejeta pas la bouteille qu'elle lui tendit, et se résigna à commencer la longue série de nuits qu'ils passeraient ensemble dans ce sous-sol, ivres morts et extérieurs au monde dans lequel ils vivaient.

Ce n'est que plusieurs mois plus tard qu'il se saurait amoureux, et plusieurs années passeraient avant qu'il n'y fasse quoi que ce soit.

• § •

7 septembre 2020
France

« Bonjour ? Il y a quelqu'un ? »

Charlie se figea. Quelle était la probabilité quelqu'un vienne à l'immeuble musical un samedi matin à sept heures trente ? Elle qui pensait pouvoir être seule pour pouvoir photocopier des partitions tranquille.

« Hého ? »

Allez, si je ne dis rien il va penser qu'il n'y a personne et il va partir.

Cependant, s'il y a une chose que Charlie a fini par savoir, c'est que la vie ne l'aime pas.

« Ah, vous êtes là ! S'exclama l'individu en entrant dans le bureau de la master, le pas enjoué et le ton léger. Je viens pour m'inscrire ! On est toujours dans les bonnes dates, non ?

- Oui oui, répondit Charlie distraitement, prenant tout son temps pour aller à son bureau. Assieds-toi, je t'en prie. »

Elle l'entendit faire du bruit en s'asseyant ; c'était à coup sûr quelqu'un de bruyant au quotidien. Et elle entendit aussi un son creux caractéristique d'une housse à instrument qui touche le sol.

« Alors, tu viens t'inscrire en quoi ? Décida-t-elle de demander en faisant toujours face à la photocopieuse, puisque les papiers d'inscription étaient dessus.

- À l'orchestre et en cours de musique, s'il te plaît, répondit le garçon - ou jeune homme, vu la voix - d'un ton poli. »

Très lentement, Charlie prit une feuille sur la pile dédiée et alla s'asseoir face à l'individu. Elle n'avait clairement pas envie de commencer la paperasse dès sept heures du matin, aussi poli et gentil soit le bonhomme.

« Oh, je peux remplir la feuille moi-même, s'empressa de dire le soupirant en voyant l'aveugle prendre son poinçon.

- Mais j'ai besoin de la lire aussi, lui sourit Charlie sans lâcher son matériel d'écriture ni expliquer le pourquoi du comment à ce nouveau ; elle n'avait jamais entendu le son de sa voix sur le campus, il devait être en première année. Alors, nom et prénom ?

- Wilhelm Grand, dit l'autre en balançant ses pieds sous le bureau. »

N'écrire que ces deux mots, aussi ridicules soient-ils, prit un peu de temps, mais Charlie n'eut pas l'impression que sa lenteur - modérée, elle avait quand même l'habitude - ennuyait son client, au contraire, il avait plutôt l'air de l'observer.

« Domaine et niveau d'études ?

- Commerce, première année. »

Cette fois ce fut plus rapide, elle n'avait que des cases à poinçonner.

« Âge, logement ? 

- Dix-neuf ans, j'habite dans un des appartements du campus. »

Elle cocha juste la case 'appartement' sans se préoccuper duquel précisément non plus, et se dit qu'à dix-neuf ans, c'était assurément un jeune homme.

« J'aime bien tes cheveux. »

Elle fronça les sourcils. C'était bien la première fois qu'on ne disait pas du mal d'eux.

« Ok. Quel instrument pour les cours ? Et quel niveau d'expérience ?

- Violon, j'en joue depuis... Euh... »

Moment de silence. Il était très certainement en train de compter sur ses doigts.

« Douze ans.

- Ah, bien. Tu t'inscris à l'orchestre avec le violon aussi ou un autre instrument ?

- Le violon aussi. Tu as quel âge ? »

Alors là, tu peux te brosser.

«'Tu as un horaire de libre dans ta semaine pour les cours ? »

Il sortit un papier de sa poche - manifestement froissé.

« Je peux le mardi de treize à quatorze heures et le vendredi matin.

- Tout le vendredi matin ?

- Oui. »

Charlie réfléchit deux secondes pour choisir l'enseignant le plus approprié.

« Je vais te donner les coordonnées de ta future prof, tu as de quoi écrire ?

- Oui ! »

Il se contenta de retourner la feuille, qui devait être son emploi du temps, et prit un stylo sur le bureau de Charlie - le seul qui trainait là d'ailleurs.

Prévoyant mais pas trop, devina la jeune femme en dictant le nom et numéro de téléphone.

« Appelle-la en début d'après-midi, elle sera libre, lui conseilla Charlie en arrivant au bout de son petit questionnaire d'inscription. Tu peux cocher cette case et signer ? »

Un instant plus tard, le bulletin était prêt.

« J'avais une question, osa demander le jeune homme alors que Charlie se demandait comment le renvoyer. Est-ce que je pourrais venir à la chorale ? 

- Ben... Oui ? Bafouilla un peu la master, qui ne s'attendait pas à devoir répondre sérieusement à cette question. Tu aimerais ?

- Oui, s'il te plaît. »

Je vais le mettre en basse, il a le timbre qu'il faut pour ça, songea Charlie en se relevant pour aller chercher la bonne feuille.

« Bon, alors, tu t'appelles toujours Wilhelm Grand ? Soupira à moitié la jeune femme une fois revenue à sa place.

- Hmm. »

Il n'avait pas l'air sûr de lui ; Charlie choisit de ne pas poser de questions.

« Je te mets en basse, ou tu as déjà une expérience dans une autre voix ?

- Euh... Je ne viens pas pour chanter ? »

Le visage de Charlie, non caché par sa frange, se ferma sous l'incompréhension. Habituellement, cette expression terrorisait quiconque ne la connaissait pas, et ça ne manqua pas : Wilhelm se liquéfia de peur devant elle.

« Non mais en fait- pardon, c'est juste que je peux pas chanter et- non mais t'inquiète, je vais partir-

- Non mais explique, pourquoi tu veux venir à la chorale si tu ne peux pas chanter ? Tu veux regarder ? S'efforça de demander Charlie avec une voix légère - chose ardue avec sa voix de merde.

- Je- je veux être tourne-pages, si personne ne le fait déjà. »

L'information fit plusieurs fois le tour du cerveau de la jeune femme avant qu'elle ne craque un sourire et reprenne son poinçon pour créer une toute nouvelle case sur le questionnaire.

« C'est marrant. Accordé, cher tourne-pages officiel. J'attends de toi que tu sois présent à chaque répétition, cela va de soi. »

Elle ne la vit pas, mais entendit la brusque inspiration de bonheur qu'avait prise Wilhelm, et imagina très bien sa tête ; elle sourit davantage, se disant que ça n'avait pas été si désagréable que ça pour un samedi matin.

• § •

5 octobre 2020
France

« Putain mais- arrête ! »

Charlie fut tentée d'interrompre la répétition en entendant deux ténors se disputer en chuchotant, mais se retint ; elle retiendrait les deux perturbateurs avant qu'ils ne sortent, voilà tout. Par contre, elle lança quand le chant fut terminé :

« Pas de chiffonniers dans les rangs messieurs, je suis aveugle mais pas sourde... »

Elle entendit l'un des deux, Louis, faire un ''voilà!'' victorieux à son voisin, mais elle ne releva pas. La répétition put continuer tranquillement.

À la fin de l'heure, elle appela les deux qui avaient osé déranger les voix d'hommes dans leur entraînement pour le concert de début d'année.

« Louis et Joël, je veux vous voir devant moi dans trente secondes.

- Qu'est-ce qu'il y a ? Demanda directement Joël d'une voix forte en se mettant beaucoup trop près d'elle, dégageant une puissante odeur de sueur qui la fit tousser puis reculer d'un pas. »

Pas aussi près imbécile!

« On attend Louis et je vous parle à tous les deux, attends un peu, rétorqua Charlie pseudo-poliment.

- Ça va être long alors, ricana-t-il en faisant sans doute référence au fauteuil du second, qui l'embarrassait un peu dans les espaces trop peu larges - mais il n'y avait pas de raison qu'il soit particulièrement lent aujourd'hui, la salle était spacieuse et bien rangée ; Charlie choisit de ne pas relever non plus cette méchanceté à l'égard de l'handicapé.

- Je suis là, désolé du retard, lança bientôt le joli timbre de Louis, qui avait l'air un peu essoufflé. J'ai fait tomber mes feuilles. »

Charlie eut une pensée envers la culpabilité de Joël mais ne poussa pas plus loin.

« Lequel de vous deux a décidé de mettre le bazar en plein milieu de la répétition ? Soupira-t-elle seulement en croisant les bras. Vous savez que je n'aime pas ça.

- Louis m'encombrait avec son fauteuil alors je l'ai poussé discrètement pour être plus à l'aise, sauf qu'il n'a pas compris et il a protesté, c'est tout, lâcha Joël avec une décontraction suspecte et une fourberie manifeste dans le ton.

- C'est faux ! S'écria tout de suite Louis avec, pour le coup, un retentissant éclat de sincérité. J'étais très bien mis, c'est lui qui s'est approché de moi et qui a pris son compas pour me piquer le bras pendant qu'on chantait ! Si j'essayais de me dégager, il appuyait plus fort ! »

Charlie eut un nouveau soupir. Elle savait que Louis disait la vérité, et savait aussi qu'elle allait devoir contacter Brannan pour réinterner Joël, visiblement toujours atteint de syndromes psychopathes malgré ses traitements.

« Joël tu quittes la chorale, je vais parler de toi à la directrice, et Louis tu passeras dans mon bureau pour que je jette un œil à tes bras. Ouste maintenant.

- Pourquoi c'est lui que tu crois et pas moi ?! S'emporta Joël. Mon histoire est beaucoup plus convaincante que la sienne !

- Le but n'est pas de convaincre à tort et à travers, Joël, le gronda Charlie en se penchant davantage vers lui. Quand je te demande la vérité tu me la donnes, c'est tout. Allez, rends-moi ton bippeur. »

Elle tendit la main pour qu'il l'y pose, ce qui marquerait son départ de la communauté musicale du campus, mais, vraiment en colère, le jeune homme l'agrippa par sa longue frange pour la jeter au sol, dévoilant son visage aux yeux de ceux qui étaient encore dans la salle, et plaça une main autour de son cou fin, serrant d'un coup sec ; la main de la jeune femme se porta vivement à son cou, sa respiration brusquement coupée et son crâne endolori d'avoir été fracassé par terre.

« JE RETOURNE PAS LÀ-BAS CONNASSE ! Beugla-t-il sans se préoccuper de Louis qui était juste à côté d'eux, complètement incapable de stopper son camarade, paniquant juste pour essayer d'alerter quelqu'un.

- Charlie ! Entendit-elle Thomas l'appeler en sentant le corps de Joël levé un peu du sien. LÂCHE-LA !

- ALLEZ TOUS VOUS FAIRE FOUTRE ! »

À partir de là, Charlie ne sentit plus trop ses membres et n'entendit plus grand-chose, si ce n'étaient des bruits mous et sourds autour d'elle. Tranquillement, puisqu'elle savait ce qu'elle devait faire dans ce genre de situation, elle porta la main à sa ceinture et appuya sur son bouton d'alerte à la sécurité, qui ne devrait pas mettre beaucoup de temps à arriver puisqu'ils avaient leur poste en bas. Et en effet, une minute à peine plus tard, la main autour de son cou partit, rendant de l'oxygène à son corps en peine.

« Respirez profondément, lui conseilla l'un des ambulanciers en la voyant ouvrir la bouche pour prendre plus d'air. Ne vous inquiétez pas pour lui, il est parti. 

- Où est- elle fut coupée par une quinte de toux, Où est Louis ?

- Il est là, il attend que vous repreniez des forces, le rassura l'ambulancier. Vous sentez-vous assez bien pour rester ici ?

- Oui, pas de problème, lui sourit Charlie en rabaissant sa frange sur ses yeux, ignorant ses cervicales douloureuses d'avoir été maltraitées et son cerveau qui s'était transformé en cloche. Vous l'amenez à Brannan ?

- Nous lui feront un rapport oui, a-t-il montré des débordements autres que celui-ci ? »

Et par 'celui-ci', il entendait l'étranglement.

« Oui, attaque physique envers un camarade avec un compas puis mensonge pour s'en sortir sans désagrément, sortit Charlie d'une traite en tendant l'oreille pour percevoir la respiration de Louis ; mission accomplie, il respirait vite mais essayait de se calmer grâce à un autre secouriste.

- Merci beaucoup, je vais ajouter ça sur le rapport. Passez une bonne journée ?

- Merci, vous aussi, répondit Charlie par automatisme en se remettant debout. »

Elle attendit patiemment que le secouriste de Louis parte aussi, puis s'approcha de lui.

« Pas trop choqué ? S'assura-t-elle en se penchant un peu vers lui.

- Je me sens nul, marmonna le ténor en baissant la tête. J'ai tout vu et je ne t'ai même pas aidée.

- Tu pouvais pas, rétorqua Charle tout de suite. Si tu l'avais fait tu aurais été balancé à l'autre bout de la pièce et ça ne m'aurait pas été d'un grand soutien. Mais merci quand même. »

Louis lâcha un rire en entendant le ton laconique de la cheffe de chœur.

« Ça ne t'a pas fait peur ? S'inquiéta-t-il pour elle. J'ai été surpris de la vitesse avec laquelle il t'a mise par terre, tu n'as pas eu mal ?

- Les risques du métier, haussa-t-elle les épaules sans plus se soucier de ça. Ils ont pu inspecter tes bras ?

- Non, j'ai oublié de leur dire, rougit - ça s'entendait très bien - le jeune homme en baissant sans doute la tête. Mais ce n'est rien, il ne l'a pas fait longtemps comme tu l'as arrêté...

- Louis, tu es sous ma responsabilité ici, alors je vérifie que tout va bien, le réprimanda gentiment la jeune femme avec un sourie narquois. Allez viens, on descend. »

Elle prit ses partitions sous son bras et patienta que le paraplégique ramasse toutes ses affaires pour se diriger vers l'ascenseur.

« Tu es master depuis combien de temps ici ? Tu as l'air d'avoir mon âge mais tout le monde te connaît, s'intéressa Louis dès qu'ils furent dans la cage métallique.

- C'est ma deuxième année en tant que master, et je pense que tout le monde me connaît parce que tout le monde est bavard, rétorqua la jeune femme en haussant les épaules.

- On dit que tu as fait un doctorat en quelques mois, c'est vrai ?

- Hm.

- Tu sais jouer de combien d'instruments ?

- Je sais pas.

- Tu es arrivée ici à dix-sept ans si je calcule du coup ? Mais je croyais qu'on ne pouvait devenir master qu'après la deuxième année sur le campus ? Tu as sauté combien de classes ?

- Une seule.

- Et pourquoi tu as des brûlures sur le visage ? »

Cette fois, Charlie ne put pas répondre monosyllabiquement et tourna la tête vers lui, la porte de l'ascenseur s'ouvrant dans le même temps.

« Tout le monde ne t'a pas déjà dit que je ne parle pas de moi ? Le nargua-t-elle avec un sourire effrayant. Allez, viens. »

Louis ne répondit pas, peut-être vexé de s'être fait rembarrer. Charlie entendit tout de même son fauteuil la suivre, même si le son était discret.

Son avis sur le jeune homme était pour l'instant assez enfantin : il avait une voix aiguë mignonne - à aucun moment ce paramètre pouvait jouer en sa faveur dans une route vers la virilité -, il posait beaucoup de questions comme s'il venait de naître, et il était au même niveau qu'elle, chose qui n'arrivait relativement jamais puisqu'elle-même était minuscule.

« Entre, l'invita-t-elle en poussant la porte de son bureau quelques étages plus bas, délivrant une forte odeur de cigarette froide. »

J'ai oublié d'aérer, se maudit-elle en levant ses yeux mentaux au ciel.

« Fais pas gaffe à l'odeur, conseilla-t-elle lorsqu'elle entendit la respiration de Louis faire un bruit bizarre.

- J'aimerais bien, mais moi j'ai des poumons en fait, toussa Louis dans son coude tandis que Charlie prenait sa trousse à pharmacie, puis l'accompagnait à l'extérieur de la pièce. Tu fumes ?

- C'est plutôt con comme question, fit remarquer le jeune femme. Pose-toi là, lui dit-elle en désignant un mur du hall, ouvrant la boite à pharmacie sur le sol. C'est quel bras ? Demanda-t-elle en sentant le jeune homme en face d'elle.

- Droit, éluda Louis rapidement pour pouvoir continuer à lui poser des questions. Et tu fumes beaucoup ?

- Ça veut dire quoi beaucoup ? Ricana Charlie en passant ses doigts sur le bras droit du jeune homme. Tu me dis si ça fait mal.

- Bah je crois que j'ai compris ce que c'est ton beaucoup, soupira Louis en tressaillant quand Charlie passa sur une griffure profonde. Aïe.

- J'avais cru comprendre, ironisa la jeune femme en reprenant son inspection, mémorisant l'endroit qui lui avait fait mal. Je continue, tu me dis. »

Un silence confortable s'installa entre eux, Charlie promenant le bout de ses doigts sur l'épiderme du jeune homme, qui était plus concentré sur la faille qui se dessinait dans la frange de sa soigneuse - tête penchée, cheveux déplacés - que sur ses sensations. Elle capta plusieurs endroits bien coupés, d'autres simplement abimés ou griffés.

« Tes doigts sont incroyables, bailla Louis après qu'elle eut vérifié partout. Pourquoi tu ne sens pas la cigarette si tu fumes autant ?

- Parce que c'est comme ça, soupira la jeune femme, regrettant le silence qui venait de partir. Il y a des gens qui ont une haleine insupportable et d'autres pas, bah là c'est pareil. »

Elle se pencha sur la mallette à côté d'elle et en sortit du désinfectant et des bandages.

« C'est pour ça que ta voix est grave ? Reprit Louis quand elle fut revenue vers lui. Ça s'entend qu'elle n'est pas comme ça normalement. »

Charlie eut un temps d'arrêt, puis fit comme si de rien n'était.

Grille-toi d'une façon plus évidente encore, grosse débile.

« C'est un avis intéressant.

- Non, c'est la vérité, affirma Louis. Tu caches mal tes émotions.

- Alors on va dire que je vais m'entraîner, répondit Charlie sérieusement en se concentrant sur sa tâche.

- T'es pas accro à la clope, si ? S'inquiéta soudain le jeune homme, sa voix ressortant plus aigu ainsi.

- Ptêt ben qu'oui, ptêt ben qu'non, esquiva la cheffe de chœur en haussant les épaules. Est-ce que c'est vraiment important ?

- Je ne veux pas que tu sois malade, rétorqua Louis d'un ton sérieux.

- Oh, quel chevalier servant, se moqua gentiment la jeune femme en remontant ses doigts sur son bras pour bander une nouvelle zone de son bras.

- Mais je- Oh, tu m'énerves, soupira-t-il en mettant son menton dans sa main sans bouger son bras convalescent. »

Charlie eut un rire inaudible. Ce garçon était drôle.

« Et comment tu fais pour marcher sans aide de personne comme ça ? Reprit-il en voyant qu'elle avait bientôt fini.

- Je marche et je me prends pas les murs, répondit Charlie sur le ton de l'évidence. Demande plutôt aux autres comment ils font pour avoir besoin de quelqu'un.

- T'es vraiment aveugle ? »

Pourquoi tout le monde me pose cette putain de question?

« Ouiiiiiii, allez tu veux que je fasse quoi pour te le prouver ? S'énerva la musicienne en levant ses bras. Que je saute à la corde, qu'on joue au foot, que tu me fasses un parcours, que je compte tes doigts ? »

Louis resta coi. Charlie resta comme ça quelques secondes, puis soupira et commença à ranger la mallette de soins.

« Je... Je voulais pas dire ça comme ça... Murmura-t-il si bas que quelqu'un d'inattentif n'aurait pas entendu. Je veux dire... Je fais des liens entre les trucs, et je me dis que si tu sais jouer des instruments qu'on te donne sans avoir appris à en jouer, si tu as bouclé un doctorat en deux mois tranquille, si tu te diriges toute seule sans voir et sans rien te prendre, si tu connais chaque note de nos bippeurs respectifs sans te tromper de nom, si tu retiens les histoires de tout le monde rien qu'en retenant le son de leur voix, si tu-

- La liste est encore longue ? Se moqua Charlie en ne sachant réellement pas ce qu'il voulait lui dire.

- Mais tu- MAIS CHARLIE ! Cria-t-il soudain, la faisant sursauter. Tu es super intelligente ! C'est ça que je veux te dire ! Tu es super intelligente, et je sais pas comment je dois prendre le fait que je côtoie quelqu'un comme toi alors que les gens comme toi devraient être célèbres et connus partout dans le monde ! Je vois pas comment tu peux encore être là à veiller sur nous, alors qu'en fait la seule chose que tu fais c'est nous faire chanter ! Je comprends pas ! On m'a aussi dit que tu avais le feu en horreur, ce que je comprends mieux en ayant vu ton visage, mais aussi que tu caches ton visage par peur, et ça- »

Il se stoppa quand la jeune femme tourna les talons, la regardant aller s'enfermer dans son bureau.

Qu'est-ce que j'ai dit? Se demanda-t-il en s'inquiétant d'avoir envoyé en l'air sa tentative de devenir ami avec elle. Est-ce que je l'ai vexée?

De l'autre côté de la porte, Charlie pleurait en silence, la main plaquée sur sa bouche grande ouverte, ses yeux éteints restant bloqués sur un vide terrifiant.

• § •

3 janvier 2021
France

« Charlie ? J'ai reçu un mail pour toi, lui signala Thomas quand ils finirent la répétition ce jour-là.

- Ah ? À propos de quoi ? »

Depuis que Thomas était au chœur, il avait pris de lui-même l'habitude de faire des bilans de tous les mails pro que Charlie pouvait recevoir, parce que son handicap l'empêchait de tout lire et que l'audiodescription avait beau être pratique, c'était vachement long et ennuyeux, surtout quand on recevait pleins de mails par jour. Ainsi, Charlie n'avait qu'à un jeter un œil de temps en temps aux messages sauvegardés par Thomas pour distribuer les cours, rendez-vous et salaires quand c'était nécessaire. Cependant, depuis l'arrêt des inscriptions au chœur et à l'orchestre, il n'y avait plus de gros arrivages de mails, c'était donc étrange qu'on lui demande quelque chose directement - tous ses collègues utilisaient les messages normaux pour la contacter.

« C'est une demande de rendez-vous de la part de Leah Deareer, elle dit que c'est important. »

Charlie réfléchit une seconde. Ce nom lui disait quelque chose.

« Je vais voir ça tout à l'heure alors, merci.

- En fait, elle a demandé à te voir dès que possible, elle veut absolument que ce soit aujourd'hui. »

Soupir intérieur.

« Elle est déjà là où il faut lui demander de se déplacer expressément ?

- Elle est... déjà en bas en fait. »

Alors pourquoi tu ne me le dis pas directement?

« Alors je descends, dis à ceux qui restent de se barrer, lança-t-elle derrière elle en partant vers la porte. »

Elle entendit vaguement Wilhelm demander de quoi il retournait à Thomas et Thomas lui répondre un 't'inquiète' désintéressé, son esprit à elle étant déjà focalisé sur où elle aurait pu avoir entendu ce nom-là quelque part.

« Excusez-moi, vous êtes Charlie, master de la musique et propriétaire de cet endroit ? L'accosta violemment - elle n'avait même pas posé le pied de l'autre côté de la porte de son bureau bon sang - une voix de femme.

- Oui, c'est moi, sourit-elle faussement en se retenant de lui envoyer un 'et toi t'es qui?' devant cet étalage un peu gênant et inapproprié de son pedigree. Et vous êtes Leah Deareer ?

- Non, une amie proche seulement. »

Heureusement que l'amie proche ne voyait le visage de Charlie, auquel cas son haussement de sourcil blasé l'aurait vexée.

« Et donc, que veut mademoiselle Leah ?

- Elle voudrait s'excuser de son retard et de son culot de vous avoir fait faux-bond à la chorale pendant trois mois... »

Ah oui, elle s'était inscrite mais n'est venue qu'une fois au tout début. Il me semble qu'elle était alto.

« ... mais elle était hospitalisée et est sortie aujourd'hui de son isolement, et c'est pourquoi je viens vers vous pour savoir s'il serait possible pour elle de vous rejoindre en cours d'année-

- Oui, la coupa Charlie pour ne pas avoir à entendre vingt-cinq minutes de plaidoyer inutile. Elle peut, vu qu'elle s'est inscrite dans la période valide et qu'elle était hospitalisée. »

Son intervention avait comme bloqué l'avocate en herbe, et elle n'avait plus l'air de savoir quoi dire.

« Elle s'est inscrite quand c'était bon, répéta la master pour être sûre que le message était bien passé - ne pas voir le visage de son interlocutrice était assez pénible dans ce cas, car elle ne pouvait pas savoir pourquoi elle ne disait plus rien -, et même si elle s'est absentée pour des raisons médicales, si son éloignement est terminé, elle peut tout à fait revenir au chœur.

- Je- excusez-moi, je ne m'attendais pas à ce que ce soit aussi rapide, balbutia la jeune femme en pouffant légèrement. On me disait de vous que vous étiez intransigeante sur les horaires- »

Et tu crois que je suis incapable de voir quand une absence est injustifiée ou pas?

« Et je le suis, se targa Charlie en relevant le nez pour être sûrede faire face à la personne en face d'elle, mais comme l'absence était ici involontaire, il n'y a pas de raisons pour moi de l'empêcher de revenir. Salut à vous. »

Elle s'apprêta à refermer la porte, mais l'autre malotrue la bloqua avec son pied.

« Donc si moi je vous demande si je peux venir maintenant, c'est non ? »

Charlie lui sourit bizarrement.

« Je vois que vous êtes moins stupide que vous n'en donnez l'air. »

Et elle ferma la porte du bureau à clef puis partit dans les étages pour vérifier qu'il ne restait plus personne dans le bâtiment.

• § •

4 janvier 2021
France

« Alors, mesdemoiselles, commença par dire Charlie à son chœur soprane-alto au début de leur répétition, nous accueillerons une nouvelle recrue aujourd'hui, qui est venue au début de l'année et s'est absentée pour des raisons qui n'appartiennent qu'à elle, elle arrivera dans quelques minutes tout au plus. Je ne veux aucun commentaire déplacé à son égard, et un comportement exemplaire de votre part, pour éviter de la faire fuir.

- Mais je croyais qu'on avait plus le droit de faire venir personne ? Râla la soprane problématique - aka Timothée, que Charlie avait dans son viseur depuis le début de l'année pour ses comportements moqueurs et discriminants envers les minorités du chœur.

- Et vous ne l'avez plus. Tourne-pages ?

- Oui cheffe ?

- Comme Thomas nous fait l'honneur de son absence aujourd'hui, nous allons procéder autrement qu'à l'accoutumée.

- Ah ?

- Hmhoui, et votre éloquence me laisse décidément pantoise. »

L'assemblée réfléchit une seconde au sens de ce nouveau Pokémon de la langue française, avant que les étudiantes en littérature ne se mettent à pouffer. Wilhelm ne comprit pas, mais il n'avait pas encore acquis sont légendaire sens de la répartie de toute façon, alors que dire de la richesse de son vocabulaire.

« Et donc, comment on va faire ? Reprit-il sans soigner son langage outre mesure.

- Je te laisse faire des notes au piano pour l'échauffement, vu que tu es déjà assis, mais pour la répétition on va échanger, je vais jouer les chansons et toi tu vas faire le chef de chœur. À moins que tu ne joues du piano ?

- Bonjour tout le monde, excusez-moi pour le retard, les coupa Thomas en entrant dans la pièce, le pas pressé et le souffle court. Mon cours s'est fini plus tard que prévu.

- Merci de ta persévérance qui te fait être toujours là Thomas, mais n'oublie pas que tu es libre de ne pas venir de temps en temps, lui rappela la jeune femme en tournant la tête vers lui. Tant que tu préviens.

- Mais je suis là.

- Tout à fait. Installe-toi, Will va nous faire un joli échauffement. Mesdemoiselles, debout. »

La porte s'ouvrit à nouveau à la gauche de Charlie ; elle tourna vaguement la tête, écoutant le pas et le souffle du ou de la nouvelle arrivante, et sut que c'était Leah.

« Alors, tout le monde, voici Leah, merci de l'accueillir comme il se doit, rappela bien la cheffe de chœur en allant chercher les partitions de l'alto sur une table un peu plus loin. Leah, tu peux aller t'asseoir à la gauche du piano s'il te plaît ? Il devrait rester une place. »

Elle entendit Leah dire bonjour à tout le monde, avec son accent irlandais encore assez prononcé, mais entendit également des gloussements de rire de la part des chanteuses. Elle fut perplexe.

Qu'est-ce qui les fait rire?

Ce que Charlie ne pouvait pas voir, c'était la figure de Wilhelm, dont la bouche s'était entrouverte dès l'entrée de la nouvelle arrivante, et restait béante dans un sourire figé tandis que ses yeux la suivaient dans la pièce. Et il ne pouvait pas être moins discret, étant donné que son corps était toujours tourné de manière à pouvoir parler à Charlie en face, soit face aux filles, fesses sur le tabouret et torse dans l'autre sens. Thomas le fixait comme s'il était stupide, et les filles rigolaient. De son côté, Leah rougissait progressivement, gênée d'être le centre de l'attention générale et de celle de ce garçon.

« Pourquoi tout le monde rigole ? Demanda Charlie en revenant vers Leah pour lui donner ses partitions.

- Wilhelm tombe amoureux, lâcha Thomas en finissant de s'installer, cette explication très vague faisant glousser les filles de plus belle, et devenir Leah aussi rouge qu'une pivoine.

- Attends, je vais te le faire revenir sur terre moi, ricana Charlie en se mettant face au tourne-pages hypnotisé. »

Avec lui assis et elle debout, ils faisaient à peu-près la même taille ; elle plaça son visage en face du sien, relativement proche, et releva sa frange pour que leurs yeux soient au même niveau. Elle entendit distinctement la respiration de Thomas se couper - et celles de toutes les filles aussi, qui avaient toujours voulu voir le redouté visage de la jeune femme - mais Wilhelm ne changeait pas d'état, alors elle lui souffla sur le nez.

La seconde suivante se passa en plusieurs étapes.

D'abord, Wilhelm cligna des yeux pour la première fois en deux minutes. Ensuite, il se rendit compte que sa bouche était grande ouverte ; il la ferma d'un coup sec. Dans le même temps, il sentit une certaine proximité de son visage avec un autre, alors remonta ses yeux dans les siens. C'est alors qu'il poussa un cri si peu viril et sursauta si fort que le piano en fut physiquement heurté - le mouvement de recul avait été puissant, et en une seconde Wilhelm se frottait le crâne, les cordes du piano vibraient et Charlie replaçait sa frange.

« La vache tu m'as fait super peur, gémit le jeune homme. J'étais pas prêt !

- Mais apparemment plus que prêt à sauter sur notre nouvelle recrue, railla Charlie en se mettant face à son pupitre. Allez tout le monde, prenez Mes joies quotidiennes, et en vitesse ; on a déjà perdu trop de temps pour faire l'échauffement. »

• § •

30 mars 2021
France

« PUTAIN DE PUTAIN DE MERDE ! »

Une porte claqua violemment, mais ce n'était rien comparé au vacarme qui hurlait dans le cerveau de la jeune femme, et dans ses cordes vocales.

« Charlie, calme-toi, voulut tempérer sa tutrice, sachant malgré tout que ses paroles ne changeraient rien. »

Pour une fois, sa pupille n'était pas en colère à cause d'elle, du moins, pas totalement. Aujourd'hui était le onzième anniversaire de la mort d'Olivier, alors Charlie s'était levée du mauvais pied, mais ça serait allé si Trisha n'était pas venue pour essayer de la réconforter. Venant de sa part, Charlie le prenait évidemment comme une insulte.

« TU PEUX PAS ESSAYER DE FAIRE GENRE QU'ON EST PROCHES COMME ÇA ! Lui hurla la master dessus, hors d'elle. C'EST RÉPUGNANT !

- Tu ne peux pas m'en vouloir d'essayer de rétablir de bonnes relations entre nous, protesta la plus âgée en suivant sa pupille dans les couloirs de sa maison, à travers laquelle elle avait l'air de vouloir semer sa poursuivante.

- MAIS IL N'Y A RIEN À RÉTABLIR PUISQU'IL N'Y A JAMAIS RIEN EU !

- Arrête de faire comme si tu le pensais, ça ne te réussit vraiment pas, râla Trisha en s'arrêtant près d'un tabouret haut de la cuisine, Charlie se tournant vers elle depuis les fourneaux.

- Dommage que je le pense vraiment alors. »

Un combat de regard s'établit entre elles, mais Trisha ayant besoin de cligner des yeux et ne parvenant pas à soutenir les horribles pupilles de sa petite-fille adoptive, elle fut la première à détourner le regard.

« Alors quoi, comment tu veux faire pour que ça marche mieux entre nous ? Soupira la plus âgée, fatiguée de leur relation conflictuelle.

- Absolument rien, je trouve notre relation très sympa moi, répondit la jeune femme d'un ton léger.

- Ah oui ? Alors tu me vois comment ? Demanda Trisha à brûle-pourpoint, agacée de ce ton désinvolte si moqueur. Comme ton bourreau ? Tu me détestes ? Tu trouves que je t'ai forcée, c'est ça ?

- Pourquoi tu poses la question si tu connais les réponses ? Murmura Charlie, sans que sa tutrice ne sache si ce qu'elle entendait par-dessous était de la rage ou de la raillerie.

- Si c'est si difficile pour toi de rester, pourquoi tu le fais ? Demanda-t-elle à son tour, désespérée. Si tu ne veux pas rester avec moi, pars. »

Charlie garda le silence. Cette maison si insonorisée les enfermait dans une bulle de silence terrifiante, que Trisha n'avait jamais remarquée auparavant. D'habitude, Charlie mettait toujours de la musique chez elle.

En soi, la master s'était déjà posé la question. Rester ou partir. Mais elle s'était heurtée à plusieurs obstacles, et en avait un supplémentaire maintenant qu'elle connaissait Louis. Elle s'en flagella intérieurement, mais dès que Trisha avait proposé l'idée pour elle de partir, elle avait pensé à sa voix, à son rire, et à ses questions à tout-bout-de-champ sur tout et n'importe quoi, qui la divertissaient tellement.

Penser à le quitter lui était insupportable. Et elle ne voulait surtout pas revivre ce qu'elle avait vécu lors de la mort d'Olivier.

Mais elle ne pouvait pas dire ça à Trisha. Alors elle choisit de la blesser, à la place de lui avouer ce qu'elle ressentait vraiment. Parce que Charlie est comme ça.

« Sauf que pour partir, il faut encore avoir quelque part ou aller. Ne considère pas le fait que je reste comme une bonne action envers toi, tu serais déçue. »

• § •

4 septembre 2021
France

« Charlie, t'es pas pote avec Louis ? »

La jeune femme leva la tête vers Thomas, qui était sur son ordinateur en train de vider la boîte mail de la master, puisqu'elle n'aimait pas le faire elle-même. Thomas lui-même ne se plaignait pas vraiment d'avoir cette tâche à faire une fois tous les mois depuis un an et demi ; contrairement à sa supérieure, il aimait bien les actions répétitives à faire, comme typiquement la paperasse, et c'était gratifiant de monter en grade suffisamment pour avoir accès aux mails pros de l'association musicale du campus.

« Louis ? Pourquoi ? Il t'a envoyé un mail ? 

- Non, je me demandais juste. »

La jeune femme fronça le nez, et Thomas l'observa du coin de l'œil. Les études supérieures lui avaient fait prendre un peu de maturité, et autant il ne la craignait plus autant qu'avant, autant pour lui, elle restait une énigme qui n'avait pas trop d'amis et aimait rester seule. Seulement, il voyait bien que ce Louis, arrivé au chœur au début de l'année précédente, arrivait à se faire apprécier de la jeune femme, et c'était juste bizarre qu'elle ait des amis, pour Thomas.

Lui-même avait essayé de faire la même chose, c'était d'ailleurs la raison première de son étonnement - mais ne mélangeons pas ça avec de la jalousie, parce que ce n'en était pas.

« Bah... Il est collant. »

Le jeune homme pouffa. C'était vrai que Louis avait souvent l'air de suivre Charlie comme un chiot qui aurait perdu sa maman.

« Et il pose des questions tout le temps. »

Vrai aussi. Charlie était la seule personne qui subissait cette curiosité du paraplégique, principalement parce qu'ailleurs il était premier de classe. Il avait l'air d'admirer Charlie comme personne ne l'avait admirée depuis son arrivée sur le campus.

« Mais je sais pas si on est vraiment potes. On se connaît, quoi. »

Au même moment, Louis ouvrit la porte du bureau, avec un grand sourire aux lèvres et ses yeux pétillants, caractéristiques de sa bonne humeur coutumière.

« Charlie ! Viens, Will a enfin réussi son solo sur Vivaldi ! »

Thomas, qui observait toujours la posture de Charlie, l'avait vue légèrement sursauter quand le garçon avait ouvert la porte, mais n'avait surtout pas manqué le sourire qui anima ses lèvres dès lors qu'elle eut entendu la voix éraillée de Louis.

Thomas sourit pour lui-même lorsqu'ils sortirent.

Tu pourras dire tout ce que tu veux, s'il te fait sourire comme ça, c'est que vous êtes potes. Et toi, tu ne l'assumes pas, mais tu l'aimes bien.

• § •

13 décembre 2021
France

« Oh, allez, tu n'aimes vraiment pas faire les magasins ? »

Charlie grogna, n'en déplaise la voix toujours aussi adorable de Louis. Non, elle n'aimait pas se balader dans des allées, dont les positionnements changeaient tous les mois, pour tripoter des vêtements dont elle ne voyait pas les couleurs ni les formes. Pour elle, les vêtements c'était une menace à éradiquer - sauf les parkas, parce qu'elle avait toujours froid depuis ses brûlures, mais sinon, tous ces bordels de mode et de claquettes avec ou sans chaussettes, très peu pour elle.

« Pourtant, tu t'habilles pas si mal que ça ! Insista Louis alors qu'ils se promenaient dans une allée d'un magasin identique aux autres, avec cette odeur de neuf et de tissu, et ces bruits de cintres qu'on bouge et de la caisse qui bipe. Tu ne t'achètes jamais de nouveaux vêtements ?

- Nan.

- Mais comment tu fais le matin ? »

La question était honnête. Charlie s'en voulait un peu de lui mettre autant de vents, alors elle fit un effort.

« Mes vêtements, j'ai les mêmes depuis que j'ai onze ans, alors je les connais et je sais comment les mettre ensemble. En fait, développa-t-elle pour son compère muet - signe indicatif de son incompréhension -, Trisha a pris l'habitude de mettre des étiquettes en braille sur mes vêtements après qu'elle me les ait achetés pour que je puisse comprendre comment le vêtement était fait et avec quoi le mettre, puis avec le temps comme je n'en ai pas changé j'ai fini par me faire une image mentale de chacun et je les reconnais au contact. Du coup je dois juste faire gaffe aux couleurs, mais elle m'a fait une grille de ce qui va ensemble et ce qui est horrible, alors je vérifie juste sur les étiquettes en braille que ce que je pense mettre ne brûle pas les yeux et voilà. »

Louis prit un moment avant de reprendre la parole, se figurant très certainement la chose.

« C'est super cool, j'adore ! Finit-il par s'exclamer, tirant un léger sourire de sa supérieure. Mais du coup, vu que vous ne vivez plus ensemble, elle ne t'achète plus de vêtements et elle ne met plus d'étiquettes dessus ?

- Non. Mais je n'achète jamais de vêtements, à cause de ça, tu sais ? Je peux à peu près déterminer la forme avec mes mains, mais je ne vois pas la couleur, alors je suis bloquée.

- Alors c'est pas que tu n'aimes pas faire les boutiques, c'est juste que tu n'aimes pas être handicapée ! Comprit Louis à voix haute, rien que le fait de l'exposer faisant renâcler l'aveugle. Roh, ça va, je vais t'aider moi, comme ça tu pourras porter autre chose que des fringues d'enfant !

- Des fringues d'enfant ? Louis, en acheter des nouveaux ne changera rien, je fais du dix ans, râla Charlie de plus belle, rougissant en réalisant qu'elle n'avait jamais partagé cette information embarrassante avec quiconque.

- On s'en fout, les magasins d'adulte font du XXS de nos jours, ça va forcément t'aller ! Alors, tu préfères mettre quoi comme vêtements ? »

Charlie resta interdite devant une telle question. Elle n'en avait pas la moindre idée. Louis pensa d'abord qu'elle gardait le silence parce qu'elle n'avait plus envie de parler, mais il se rendit compte de la situation quand il se retourna dans son fauteuil pour voir son visage. Elle se mordait les lèvres en cherchant quoi répondre.

« Bon, posons la question autrement, décida le jeune homme, parce que le but n'était pas de la mettre en difficulté mais de l'aider. Quels vêtements tu préfères, dans ceux que tu as déjà ?

- Eum... »

Nouvelle réflexion intense.

Il ne va rien comprendre si je lui explique les codes que je me donne pour les reconnaître...

En cherchant comment trouver une manière simple d'expliquer quels vêtements elle aimait bien porter - parce que oui elle s'était fait mille classements depuis le temps -, le bout de son pouce, son index et son majeur se frottèrent entre eux, reproduisant ce geste qu'elle faisait tous les matins pour identifier ses vêtements, et Louis remarqua ce mouvement léger, comprenant tout de suite le problème.

« Alors explique-moi leur forme, s'ils sont larges, amples, ou plutôt proches du corps, doux, rugueux, chauds... »

Ah, ça je sais.

« J'aime bien quand mes pantalons sont serrés à la taille mais qu'ils ne m'empêchent pas de bouger, comme, euh, le... Chercha-t-elle en frottant à nouveau ses doigts entre eux.

- Je vois duquel tu parles, acquiesça Louis pour l'aider. Quoi d'autre ? »

Ce faisant, il regarda un peu autour d'eux pour repérer ce style de pantalon assez tendance, avec une taille haute mais des pattes qui s'évasent dès la taille - contrairement à un pattes d'eph' qui s'évase à partir des genoux.

« Pour le haut, j'aime bien les pulls larges, qui portent chaud, qui sont doux et qui cachent mes mains... Rougit-elle en se rendant compte d'à quel point ses descriptions étaient enfantines, et se morigénant de partager des infos aussi personnelles à quelqu'un. »

Louis sourit en acquiesçant à nouveau, ayant remarqué cet attrait qu'elle avait pour les manches longues.

« Sinon, pour les t-shirt, ou débardeurs ? Tu n'as pas de préférences ?

- Pas de laine, je suis allergique, trouva-t-elle simplement à dire. Et pas trop de motifs débiles en plastique sur le devant, c'est moche. Et pas de décolleté ou quoi. »

Ok ok, on avance...

« Et les robes ? »

Elle eut l'air de se refermer.

« Je porte pas de robes.

- Mais l'été, tu n'as pas chaud avec des pantalons et des pulls ? Ou pendant les concerts, tu n'as pas envie de porter autre chose que ton costume ?

- Louis, le stoppa-t-elle d'un ton sec. Je porte pas de robes. C'est tout. »

Louis choisit de ne pas chercher plus loin.

« Ok, d'accord. Et pour les jupes ?

- Peut-être des jupes longues, mais pas courtes, ça donne froid. Et pas aux genoux, parce que ça donne froid aussi.

- Tu sais qu'on peut mettre des collants ? Ça évite d'avoir froid, justement. »

Alors que Louis pensait qu'il allait se prendre une gifle pour avoir expliqué quelque chose d'aussi évident, elle pencha la tête.

« Des quoi ?

- Des collants. Comme un tissu très moulant que tu mets sur tes jambes pour créer de l'ombre sous une jupe ou éviter de mourir de froid en hiver. Si je t'en achète, tu accepterais de mettre des jupes qui s'arrêtent aux genoux ? »

Louis ne voulait pas la forcer, mais même si Charlie s'habillait bien, on voyait que ses vêtements étaient passés et très vieux - et en effet ils l'étaient -, et puis il fallait non seulement qu'elle fasse une petite mise à jour dans sa garde-robe, mais aussi qu'elle s'intéresse à de nouvelles choses, parce que vivre avec un champ de possibilités aussi restreint était un peu triste.

« ... Va pour les jupes aux genoux. Mais pas plus haut. C'est pas pratique. »

Louis choisit de la croire sur ce point.

« On prend des shorts, aussi, pour l'été ?

- On est en décembre, ils vendraient pas de shorts...

- Mais ma mémoire va nous rappeler tous les deux mois de revenir ici pour te refaire une garde-robe correcte, alors j'ai besoin de le savoir maintenant. »

Son sourire dans sa voix est marrant, ricana la master en pensée.

« Pourquoi pas. Avant tout ça, on peut me prendre un manteau ? Celui-là commence sérieusement à me quitter, lui montra-t-elle en ouvrant celui qu'elle portait pour qu'il constate du carnage de la doublure, qui laissait l'air froid la geler depuis deux bonnes années.

- C'est comme si c'était fait ! »

• § •

« Merci, Louis, sourit Charlie quand ils arrivèrent en face de sa maison, le soir venu. C'était cool d'être avec toi. »

Louis sentit son cœur commencer à battre sur un rythme plus soutenu. Est-ce que Charlie allait lui témoigner son amitié, enfin ? Il savait qu'il n'avait pas franchi ce cap à ses yeux, et n'attendait que ça depuis un an, mais si ça arrivait ce soir, il serait vraiment trop trop content.

« Et euh, rosît-elle en jouant avec ses doigts, merci de ne pas t'être moqué de moi quand... Enfin... »

Il s'en souvenait, pas besoin de le mentionner à voix haute - ça avait été ce moment embarrassant, quand elle avait galéré avec l'anti-vol et les petits fils nuls qui se bloquaient dans le col d'un pull, et qu'elle avait appelé Louis à la rescousse, oubliant qu'elle était en t-shirt et culotte ; la surprise du paraplégique lui avait fait pousser un petit 'oh la oh la désolé' en se cachant les yeux, ce qui avait couvert la master de honte.

« C'était rien, lui assura-t-il, souriant quand même à ce souvenir parce que c'était cocasse.

- Hm. Bon bah euh, bonne nuit ?

- Oui, bonne nuit ! »

Évidemment pas de contact entre eux avant de se séparer, et Louis prit le chemin de sa propre maison, sortant du quartier des profs avant d'aller dans le sien. Seulement, à mi-chemin, il se rendit compte qu'ils avaient oublié d'imprimer les fiches couleurs de chaque vêtement comme ils avaient prévu de le faire avant qu'il ne rentre chez lui - parce que Charlie avait des jours chargés à suivre et qu'ils ne pourraient pas se revoir avant un moment.

Il faut que j'y retourne. De toute façon elle se couche tard d'ordinaire, ça ne devrait pas la déranger que je revienne, se dit le jeune homme en faisant demi-tour.

Il faisait noir autour de lui, peu de lampadaires ayant été installés de ce côté du campus comme ce n'était pas une zone très occupée. Cependant, si Louis ne vit pas la scène avant d'en être très proche, il l'entendit de loin.

Qu'est-ce que c'est que ça? Des gens se battent? Se demanda Louis en continuant d'avancer, alors que des éclats de voix se perdaient dans le noir au-devant de lui.

Dans le doute, et parce que sa première année passée au campus lui avait appris les gestes à avoir quand on est un paraplégique impuissant face à une rixe entre deux groupes, on appelle la police, il sortit son téléphone et composa le numéro de la sécurité, expliquant brièvement dans le combiné qu'il s'approchait de l'habitation d'une amie et que des gens avaient l'air de se battre. Alors qu'il s'approchait de plus en plus du lieu de lutte, les garçons impliqués parlaient de plus en plus fort et de plus en plus méchamment.

« EH ! Finit par lancer le paraplégique, la peur au ventre, quand il fut arrivé devant les assaillants et qu'il se fut rendu compte que la personne en danger, c'était pas un de ces gars, mais Charlie, acculée à sa porte par un groupe de cinq jeunes hommes. RECULEZ !

- VAS-Y, TU VAS FAIRE QUOI, L'HANDICAPÉ ?! Lui lança l'un des gars en retour. »

Il les analysa rapidement, mais ils étaient habillés en noir, et difficilement reconnaissables à cause du manque de luminosité. Putain de campus qui n'avait pas mis de lampadaire dans cette zone.

« Demandez-leur ce qu'ils font, lui conseilla la personne de la sécurité dans le téléphone.

- QU'EST-CE QUE VOUS FAITES ? Obéit Louis, ne criant que pour se faire écouter par ce groupe bien plus capable que lui.

- ÇA TE REGARDE PAS ! Répondit un autre gars. DÉGAGE OU JE TE SAIGNE !

- Où êtes-vous précisément ? Demanda la personne de la sécurité, sentant peut-être l'urgence de la position de Charlie, qui ne bougeait pas d'un poil.

- Dans le quartier des profs, devant la maison de Charlie B-

- TU PARLES À QUI BOLOSS ?! Lui lança le gars le plus proche de lui, et pas le moins massif. T'AS APPELÉ LES KEUFS ?!

- Vous êtes devant la maison de Charlie Brannan vous dites ?

- Oui.

- Est-il possible pour vous de vous mettre en sécurité ?

- Non. »

Louis voyait le gars se rapprocher de lui. Il savait que le poste de la sécurité le plus proche n'était vraiment pas loin, mais il espéra qu'il ne serait pas mort avant que les renforts n'arrivent.

« EH JE TE PARLE ! Insista le gars le plus proche de lui en faisant un pas de plus. »

Dans le même temps, Louis aperçut le gars le plus proche de Charlie opérer un rapprochement qui ne lui plut pas du tout.

« TU LA TOUCHES PAS ! Hurla-t-il à ce gars-là, oubliant celui qui était prêt à lui défoncer la mâchoire. DÉGAGE DE LÀ TAPETTE ! »

Les quatre autres gars s'entreregardèrent, et décidèrent d'un commun accord de se ruer vers Louis pour Louis ne savait quoi mais sûrement pas lui faire des couronnes de fleurs. Pile à ce moment, des phares bleus et rouges percèrent la nuit, les déstabilisant dans leur course vers lui, et ils fuirent dans l'instant, laissant là Charlie, Louis, et la sécurité qui s'arrêta au niveau du paraplégique.

« Y a-t-il des blessés ? Demanda la personne qui descendit de la camionnette, se doutant que c'étaient les assaillants qui avaient fui.

- Ils ne m'ont pas touché, mais-

- J'ai rien, le coupa Charlie en arrivant à leur niveau. Ils n'ont eu le temps de rien. Merci de les avoir fait fuir. »

Encore cette attitude professionnelle, reconnut Louis en étudiant le profil de Charlie sous les lumières bleues et rouges et les phares du véhicule.

Cependant, en baissant les yeux, il vit ses doigts trembler. En réflexe, il les prit dans les siens.

« Vous avez pu les identifier ? Demanda la personne en sortant un carnet de sa poche pour commencer à écrire une plainte.

- Oui. Ils étaient cinq, tous dans les études de commerce du campus, et avaient des intentions de relations sexuelles non consenties. Ils étaient »

Louis se rendit compte encore plus du danger que Charlie avait encouru. Et quoi s'il ne s'était pas souvenu de leur programme d'origine, ou qu'il avait eu la flemme ?

Elle est tellement détachée, se fit-il la réflexion, avant de froncer les sourcils. Et si ça lui était déjà arrivé?

Il repoussa ça loin. C'était impossible. Du moins il l'espérait.

La sécurité repartit avec la plainte en poche et Charlie retira ses doigts de ceux de Louis, semblant seulement se rendre compte qu'ils étaient là.

« Euh, merci, murmura-t-elle, perdant cette allure qu'elle avait eue devant le membre de la sécurité. Merci d'avoir fait ça.

- C'est rien, t'inqu-

- Non, Louis, vraiment, là merci, insista-t-elle, la voix plus rauque que d'habitude, se mettant à sa hauteur. Tu- tu comprends pas à quel point- à quel point j'ai eu peur- avant je savais me battre mais là ils étaient trop, trop nombreux, et- »

Elle hoqueta.

« Je- Ça fait des semaines qu'ils me suivent mais à chaque fois j'arrive à les esquiver avant de rentrer chez moi- »

Et Louis se rendit compte qu'elle pleurait pour de vrai. Et son bide se creusa d'autant de kilomètres que son cœur chuta dans son torse en apprenant que ce n'était pas la première fois.

« Pleure pas, tout va bien, il sont partis- Ne trouva-t-il qu'à dire, la tête en vrac. »

Elle le prit contre lui, tremblante. Louis craignit le pire et se sentit pâlir.

« Louis, souffla-t-elle dans son oreille alors qu'il pensa défaillir en entendant son ton, je crois que- j'ai jamais voulu te le dire, mais- t'es mon meilleur ami- »

Oh putain. Oh putain je pleure, souffla-t-il mentalement de soulagement, se dégonflant comme un matelas percé.

« Faut pas dire des trucs comme ça, renifla-t-il en mettant une main devant sa bouche. J'ai cru- Oh putain- »

Il se força à respirer.

« Est-ce que maintenant ça veut dire que j'ai le droit de dire que tu es ma meilleure amie ? »

Elle eut un sourire clairement audible.

« Moi c'est un titre qui me va.

- Évidemment, puisqu'il t'était prédestiné.

- Quel flatteur. »

Il pouffa, totalement fan de ces conversations avec elle. Mais il sentait que ses mains sur son cou étaient gelées.

« Mais si nous entrions pour saper ma chère meilleure amie ? Choisit-il de dire pour qu'ils puissent rentrer chez elle, prévoyant déjà de rester dans son salon pour la nuit au cas-où.

- C'est une idée bien digne de mon meilleur ami. »

Son cœur se réchauffa immédiatement. Qu'est-ce qu'il était content.

• § •

27 avril 2022
France

Quand Charlie arriva à la House ce matin-là, elle sentit que quelque chose n'allait pas. Pourtant, tout était calme dans le hall. Mais elle avait une mauvaise impression.

Elle n'était pas la première à être entrée dans le bâtiment ; il n'était pas loin de midi, et beaucoup de cours d'instruments avaient déjà eu lieu dans la matinée. Seulement, on ne lui avait reporté aucun malaise, alors d'où lui venait cette impression ?

Je verrai en montant.

Elle choisit de ne pas prendre l'ascenseur mais les escaliers, pour être plus réveillée en chemin ; cette impression partirait sans doute. Mais, plus elle grimpait, plus son oreille interne l'insupportait. Guidée par un instinct encore inédit, elle s'arrêta sur l'un des paliers et en poussa la porte le plus doucement possible. C'était l'étage des violons.

En passant le seuil de l'étage, cette impression revint plus fort, avec cette fois des bruits suspects à l'appui.

Quelqu'un pleure.

Elle entendait les déglutitions difficiles, les hoquets et les larmes, appartenant à un garçon qu'elle ne voyait pas encore. Il essayait de respirer calmement, des toux bruyantes obscurcissant ses poumons et l'étouffant dans ses pleurs. Le garçon avait l'air d'être le seul à cet étage. Charlie se fit rapidement la liste de ceux qui avaient cours de violon le mercredi matin, et en conclut que celui qui pleurait, c'était Wilhelm.

Elle partit à sa recherche, mais il n'était qu'à trois couloirs de là, prostré sur le sol, essayant le plus possible de pleurer silencieusement mais son poumon manquant ne lui facilitant pas la tâche.

« Je suis si bruyant que ça ? Haleta-t-il, la voix lourde de sanglots, quand Charlie arriva face à lui.

- Ça dépend, si on considère le fait que je t'ai entendu depuis le rez-de-chaussée, dit-elle directement en s'accroupissant à sa hauteur. T'as quoi ? »

L'une des particularités de Charlie était qu'elle n'adoucissait jamais sa voix devant les autres, même s'ils pleuraient. Elle trouvait ça proprement insupportable quand les autres le lui faisaient à elle quand elle était petite, alors pourquoi l'infliger aux autres aussi ?

« C'est- c'est Leah- »

Il fut interrompu par une quinte de toux violente, et ses pleurs redoublèrent en prononçant son nom.

Avec Leah, leur couple était devenu iconique si rapidement dans le campus qu'ils étaient passés au rang de légendes en quelques mois ; ils n'avaient eu besoin que de quelques rendez-vous avant de se mettre en couple, et ils ne s'étaient jamais séparés depuis. Ils vivaient l'amour fou comme on pouvait en voir dans les livres.

« Qu'est-ce qu'elle a, Leah ? »

En soi, Charlie savait ce qu'elle avait ; c'était même elle qui avait appelé les pompiers quand elle passait sous leurs fenêtres et que la jeune femme lui était presque tombée dessus. Mais elle ne savait pas pourquoi Wilhelm avait une crise de larmes en plein milieu d'un couloir le lendemain de l'accident.

« L'hôpital m'a appelé- et- »

Une pierre tomba dans l'estomac de Charlie.

Si elle est morte je tue tous les médecins de l'hôpital jusqu'au dernier.

« Elle- elle va bien- mais-

- Eeeh, respire un peu, l'apaisa Charlie en posant une main sur son thorax. Tranquille. Elle a quoi alors, si elle va bien ?

- Ils ont dit qu'elle ne pourrait pas revenir sur le campus avant septembre, et que même là, sa sortie ne dépendrait que d'elle, murmura Wilhelm abattu. Ils ne m'ont pas autorisé à aller la voir. Mais- mais je m'inquiète ! Elle a sauté de si haut et- ses yeux, si tu avais vu ses yeux- elle n'était plus humaine, c'était- »

Il recommença à suffoquer, son poumon faisant un bruit inquiétant. Charlie chercha sa ventoline autour de lui, mais il n'avait pas l'air de l'avoir. Il était en train de s'étouffer.

Mettant ses remords pour Leah de côté - dans sa philosophie, on ne touche pas au mec d'une autre -, elle fouilla les poches du jeune homme, pour lui mettre sa ventoline de merde dans la main et qu'il se calme, mais ni son pantalon ni sa chemise colorée ne l'avaient.

« Will, dis-moi que tu n'as pas oublié ta putain de ventoline, gronda Charlie par-dessus les toux grasses et métalliques de son ami. »

Il arriva à lui articuler qu'il n'en avait plus, parce que la date était passée sur la dernier qu'il avait eue. Charlie soupira. C'était bien le moment.

« Bon bah viens là, on va faire sans. »

Elle se pencha en avant et évalua sa posture de ses mains ; il était assis, dos contre le mur, corps courbé en avant et jambes entre pliées et droites sur le sol. Elle lui appuya au niveau du cœur en lui faisant signe de prendre une grande inspiration, et pendant qu'il s'exécutait, elle le redressa, dos bien droit contre le mur et jambes lâches, tête bien levée vers le plafond.

« Respire en même temps que moi, lui dicta-t-elle en prenant sa mâchoire entre deux doigts pour avoir sa bouche au même niveau que son oreille. Iiiiinspire, et expire tout. Iiiiiiinspire, et expire tout. »

Progressivement, il retrouva une respiration correcte, et put arrêter de tousser. Ne restaient plus que la peine et les larmes.

« Pardon, je suis vraiment stupide, murmura-t-il en reniflant, la voix erraillée.

- Mais non. Tu as juste peur. »

Il ne répondit pas et l'attira contre lui. Elle râla pour la forme, mais il en avait besoin, alors elle le laissa faire. Et elle se dit qu'heureusement qu'il n'y avait personne d'autre à cet étage.

• § •

12 juin 2022
France

« Chut, taisez-vous ! »

Ça n'avait été qu'un murmure dans les hauteurs du bâtiment, mais Charlie fronça les sourcils. Comment pouvait-il y avoir quelqu'un alors qu'elle ouvrait tout juste l'immeuble, à huit heures du matin ?

J'en ai enfermé, hier?

Ce serait improbable, mais elle n'exclua pas cette possibilité. Elle tendit l'oreille pour voir si elle pouvait identifier les intrus, mais plus rien. Ils avaient dû l'entendre entrer.

Elle se fit un rapide tour de qui pouvait être resté dans l'immeuble, alors qu'elle ouvrait la porte de son bureau, mais les derniers qui avaient eu cours de musique elle les avait clairement entendus partir, alors ce ne pouvait pas être eux. Elle monta les escaliers le plus doucement possible pour voir si les intrus parleraient à nouveau, pensant qu'elle était partie, mais à moins qu'ils ne respirent tous le plus silencieusement possible, il n'y avait personne.

Sans trop savoir pourquoi, elle s'arrêta au quatrième étage, et poussa la porte qui menait sur le couloir. Toujours rien, même si elle pressentait une présence particulière, et une odeur qu'elle n'arriva pas à identifier.

S'ils ont fait quoi que ce soit d'illégal ici je les dénonce dans l'heure.

Charlie n'aime pas qu'on s'introduise sur son lieu de travail sans autorisation, vous comprenez ? Et elle n'aime pas l'illégalité non plus. Le comportement à adopter en cas de dérogation au règlement du campus est donc tout réfléchi.

Ses pas se firent encore plus silencieux alors qu'elle progressait dans le couloir, écoutant de toutes ses oreilles. Elle entendait leurs cœurs battre. Bon sang, ils étaient combien ?

« Vous croyez qu'elle arrive bientôt ? Chuchota soudain quelqu'un, dans l'une des pièces proches d'elle, qui se figea aussitôt.

- Chhhhht ! Elle peut nous entendre du rez-de-chaussée ! »

Oh, bonjour Wilhelm.

Elle choisit de pousser brusquement la porte de la pièce, ce qui fit sursauter tous les étudiants amassés là. Et au vu du souffle qu'ils prirent tous en la voyant entrer, ils étaient au moins une trentaine.

« TROIS, QUATRE ! Lança aussitôt Wilhelm à l'assemblée, qui commença à chanter.

- JOYEUX ANNIVERSAIRE, JOYEUX ANNIVERSAIRE ! JOYEUX »

Qqwaqwaqwaqwaqwa-

« JOYEUX ANNIVERSAIRE CHARLIE ! JOYEUX ANNIVERSAIRE ! Conclut l'assemblée, qu'elle avait reconnue comme étant la chorale du coup, avant d'applaudir bruyamment. »

Et Charlie était juste bloquée. Qu'est-ce qui venait de se passer ?

« Joyeux anniversaire Charlie ! Vingt-et-un ans ! Ça se fête ! Tu pourras boire de l'alcool même en Amérique maintenant ! S'exclama Wilhelm en la prenant contre lui, un peu inquiet de son manque de réaction. Comment tu vas ?

- Oh bah, je viens de me rendre compte que ma chorale a réussi à s'introduire illégalement dans le bâtiment dont je suis responsable, et je suis devenue sourde, mais à part ça tout baigne, grinça-t-elle, encore sous le choc. Qu'est-ce que c'était que ça ?

- Euh, tu es bien née le 12 juin 2001 ? S'assura Wilhelm, pas préparé à cette réaction froide.

- Oui.

- Eh bien on te fête ton anniversaire ! »

Elle eut trois secondes de réflexion.

« ... Mais pour quoi faire ? »

Cette fois, ce fut l'assemblée qui fut sous le choc.

« Mais parce que ça se fête, un anniversaire, ânonna Wilhelm, en panique. Qui aurait cru que tu vivrais une année de plus, hein ?

- Oh ben oui, quelle question pertinente, railla-t-elle, pas vraiment au point sur les anniversaires puisqu'on ne lui avait pas souhaité le sien depuis qu'elle avait six ans. Tu t'inquiètes souvent pour ma survie ? »

Sa répartie fit ricaner le chœur, même si Wilhelm bégaya plus qu'autre chose. Et dans sa voix, elle entendit la tristesse dont elle avait déjà été la spectatrice lors de l'internement de Leah.

Il ne faut pas qu'il pleure ici, se rendit-elle compte alors qu'il essayait de ravaler les larmes de déception qui lui montaient. Oh non, quelle conne, qu'est-ce que j'ai encore fait?

Elle paniqua à son tour. Et voilà, à force de ne pas accepter un truc aussi débile qu'un anniversaire, elle blessait son tourne-pages. Pour se faire pardonner et éviter qu'il ne fonde en larmes en public, elle s'étira vers le haut pour lui faire un câlin - à situation désespérée solution désespérée ; avec un peu de chance, elle disparaîtrait dans ses bras.

« Pleure pas, je suis désolée, chuchota-t-elle dans son oreille alors qu'il avait un hoquet de stupeur. Je voulais pas te dire ça comme ça, je ne m'y attendais juste pas. Ça m'a surprise. 

- C'est le principe d'un anniversaire surprise, baragouina-t-il dans son épaule, même si tout le monde l'entendit.

- Ah, parce que ça existe vraiment cette merde ? »

Le chœur pouffa.

« Mais du coup, leur lança Charlie, vous vous inquiétiez aussi pour ma survie ?

- Oh bah, je t'avoue que j'ai juste suivi le mouvement, répondit Niall depuis le fond, d'un ton tellement détaché que ça fit sourire la master. Mais du coup je t'ai acheté un cadeau !

- Un cadeau ?

- Deuxième surprise de la journée : pendant un anniversaire on achète des cadeaux, ironisa Wilhelm en relevant un peu sa tête pour faire face au chœur. Et devine quoi ? On a même un gâteau ! »

Charlie sentit ses sourcils partir très haut. Tout ça juste pour elle ?

« Après comme on est pauvres on s'est tous cotisés pour t'offrir quelque chose, exceptés moi et Niall, clarifia Wilhelm en se détachant d'elle. Du coup, ton cadeau est là-bas. »

Il dut sans doute lui montrer une direction du bras, mais comme elle ne voyait rien il y eut simplement une seconde de silence gênant.

« On est d'accord qu'il a montré la direction avec son doigt ? Demanda Charlie à la cantonade, faisant rougir Wilhelm - aucun garçon n'est moins discret que lui quand il rougit.

- Oui bon, va à trois heures, marmonna le jeune homme en se reculant d'un pas. »

Charlie ne fut pas plus éclairée.

« Devant à droite, reformula Wilhelm à nouveau, de plus en plus gêné. »

Ça je sais à peu près comment le gérer.

Elle avança donc tout droit un peu à droite, et se prit une table dans le bassin au bout de quelques pas.

« Ah parce qu'en plus il y a des obstacles ? Râla-t-elle bien fort, commençant à en avoir un peu marre du jeu de piste.

- Mais non, c'est ton cadeau ! S'exclama Julien pas loin d'elle. »

On m'offre une table? S'interrogea Charlie en passant ses mains sur la surface lisse.

« C'est une table de ping-pong ! Sourit Wilhelm en revenant à sa hauteur parce que son silence était vraiment inquiétant. Comme tu as les mêmes réflexes que Spider-Man, on se disait que tu n'aurais peut-être pas de mal à y jouer !

- Mais je ne vois pas la balle, dit Charlie sans comprendre comment elle pourrait y arriver - elle n'y avait jamais joué.

- Peut-être, mais elle fait du bruit ! »

Aaah, là tu m'intéresses.

« Moi aussi j'ai un cadeau, intervint Niall pour ne pas qu'on l'oublie. Pleins de gâteaux apéro !

- Oh putain oui merci Niall, balbutia la jeune femme, qui vouait un amour inconditionnel à ces cochonneries, même si pas grand-monde ne le savait. »

Elle fut très heureuse de sentir un sac lui arriver dans les mains, assez lourd pour la rassasier au moins deux semaines.

« Et moi j'ai acheté le gâteau, s'excusa légèrement Wilhelm, mais Factorielle m'a passé un cadeau pour toi, elle m'a demandé de te dire de l'ouvrir en privé, c'est un vêtement qu'elle t'a fait. »

Charlie ne sut pas trop comment le prendre. Elle voyait bien qui était Factorielle, mais il était de notoriété publique que la master n'appréciait pas trop les vêtements, alors pourquoi lui en offrir ? 

« Tu la remercieras, le chargea-t-elle en tendant la main pour qu'il lui remette la chose, qui consistait en un paquet en papier de soie. Rassure-moi, c'est pas de la lingerie ?

- Aucune idée, elle ne m'a pas laissé voir ce que c'était, sourit le jeune homme de toutes ses dents, faisant monter une volée de rires dans le chœur. Mais on peut voir au travers du papier que c'est noir, en tout cas. »

Je note, merci de l'info.

« Bon, et si on essayait cette fameuse table de ping-pong ? Relança Charlie en se disant que ce serait dommage de rester là, sachant que tous ces étudiants avaient dû se lever aux aurores pour elle un dimanche matin, et que c'était pendant leurs vacances en plus. »

Une clameur enthousiaste s'éleva. Ouais, c'était une bonne journée qui commençait.

• § •

Alors, un vêtement, hein?

Charlie referma sa porte, posa son sac de gâteaux apéro sur l'îlot de sa cuisine et partit s'asseoir dans son canapé pour ouvrir le cadeau de Factorielle. Ils avaient joué au ping-pong pendant deux heures - et avaient convenu que la table resterait à la House pour que ça puisse profiter à plus de gens - et pourtant, même s'il s'était avéré qu'en effet elle avait un certain talent à ce jeu, cette histoire de cadeau lui était restée dans la tête tout du long, lui faisant parfois perdre des balles faciles. C'était bien simple : elle ne comprenait pas que Factorielle, une responsable de la partie vêtements du campus et une gentille personne certes, mais une personne dont elle n'était pas particulièrement proche, puisse lui faire un cadeau.

Factorielle est une très bonne couturière, mais je ne suis pas la personne la plus à même d'apprécier ce genre de produits, se dit Charlie en déchirant délicatement le papier de soie. Mon corps est loin d'être féminin en plus, alors un truc de qualité ne rendra sûrement pas bien...

Elle arrêta de penser quand ses doigts touchèrent la surface du tissu. C'était fluide et frais, malgré la température ambiante assez chaude. Elle saisit le premier bord qu'elle trouva et le leva dans l'air pour évaluer la forme du vêtement. Elle pensa d'abord que c'était une jupe, mais dut se rendre à l'évidence une fois qu'elle en eut fait le tour six fois : c'était une robe.

Elle rabaissa ses bras en soufflant du nez. Une robe. Sérieusement, elle ne voulait pas vexer Factorielle, mais porter ça... Des souvenirs diffus d'elle-même en aube lui revinrent, et elle eut un frisson. La raison pour laquelle elle ne portait plus de robes était bien simple : l'uniforme de la pension dans laquelle elle avait passé toute son adolescence était un ensemble robe-pull. Toute l'année. Alors quand elle en était sortie, elle s'était jurée qu'elle n'en porterait plus.

Et franchement, avoir été prisonnière avec des aubes enflammées n'a pas été la meilleure des expériences.

Et pourtant la robe avait l'air jolie ; elle était assez longue pour la couvrir jusqu'aux genoux au moins, avait un haut simple avec un col proche du cou et était sans manches.

Wilhelm m'a dit qu'elle est noire... Ça m'a bien l'air d'être une tenue de concert.

La thématique autour des vêtements des performeurs sur scène à CUHA était toujours autour du noir. On ajoutait d'autres couleurs pour éclairer le tout, mais tous les chanteurs/musiciens étaient très sobres et unis par le vêtement. Charlie avait l'habitude de porter son costume trois pièces aux concerts, et ne savait pas si elle avait vraiment envie de porter une robe pour diriger.

Je porte une robe si je suis heureuse, se fixa-t-elle pour ne pas se dire qu'elle ne porterait jamais ce cadeau. Si je trouve le sens de ma vie à un moment, à partir de là je porterai cette robe.

Forte de sa résolution, elle partit ranger le présent dans son armoire, à côté de son costume noir. Elle tiendrait sa parole, bien sûr ; d'ici là, elle attendait de trouver le sens de sa vie. Parce que non, elle ne savait toujours pas où il était celui-là.

• § •

20 juillet 2022
France

« Facto ? T'es là ? »

Charlie entra sans attendre de réponse ; de toute façon, si la porte n'était pas verrouillée, c'était qu'il y avait quelqu'un dans l'appartement.

« Facto, tu sais où est Wilhelm ? »

Pas de réponse. Mais connaissant Factorielle, elle ne l'avait simplement pas entendue. D'ailleurs, on entendait le son d'une machine à coudre dans une pièce adjacente.

« Facto, hé, tu sais où est Will ? Demanda Charlie plus doucement en entrant dans cette pièce-là, souriant intérieurement quand elle entendit la jeune femme relever le nez aussitôt, avec une brusquerie qui démontrait qu'elle s'était perdue dans sa tête ; le son doux de sa voix s'éleva avec la monotonie qui lui était coutumière quand elle parlait.

- Bonjour Charlie. Non, il n'est pas venu me voir dernièrement, mais il n'est pas parti en vacances, je l'entends encore aller voir Liam régulièrement et sortir de chez lui. »

Charlie fronça les sourcils. Comment ça, il n'était pas parti ? Il lui avait dit l'inverse, quand elle lui avait demandé s'il pouvait passer la voir à la House.

« Et tu sais s'il est chez lui, là ? Demanda-t-elle, cette fois-ci avec une tension très perceptible dans sa voix. »

S'il y a bien une chose dont Charlie a horreur, c'est qu'on se foute de sa gueule. Et Wilhelm n'a pas de statut prioritaire pour le faire.

« Il sort tous les matins pour aller à l'hôpital psy, et il devrait rentrer dans une demi-heure, à peu près. »

Factorielle avait un ton égal à lui-même, mais Charlie y reconnut le son de l'inquiétude. Elle-même n'appréciait déjà pas qu'il se rende tous les jours à l'hôpital pour voir Leah pendant la période scolaire, mais s'il le faisait aussi pendant les vacances, même alors qu'il se faisait continuellement recaler - parce que ça elle le savait, ça faisait un moment qu'on ne le laissait plus entrer -, c'était qu'il y avait un problème.

« Il ont recommencé à le laisser entrer ?

- Pas à ma connaissance. Il me l'aurait dit. »

Charlie acquiesça, pensive. Oui, il lui aurait forcément dit, puisqu'elle était sa meilleure amie.

« Tu as vu une chute dans sa santé, toi aussi, hein ? »

Depuis que Leah était internée, Wilhelm avait beaucoup de mal à suivre ses cours et assurer son rôle dans l'orchestre. Charlie se souvenait que son humeur était silencieuse et ses gestes lents, rendant le bougre comme éteint. C'était un comportement inhabituel, mais comme la raison qu'il avait fait courir était que sa copine adorée mille fois était repartie chez elle, ça n'avait pas plus choqué que ça. Seulement, comme elle savait que Wilhelm avait continué à aller voir Factorielle après les cours, au moins pour un temps, la couturière avait forcément remarqué comment avait évolué le jeune homme.

« Il va mal, très mal, lui confirma Factorielle en une seconde. Il ne se nourrit plus, au point que c'est Liam qui lui cuisine tous ses plats. Il est venu m'en parler l'autre jour, et à part le faire jouer avec lui pour le distraire, il ne trouve rien pour lui remonter le moral. Will est devenu très silencieux. C'est triste à voir. Et si tu savais comme il s'en veut. Il m'a dit qu'il fait des cauchemars avec Leah dedans, et c'est très gore. »

Charlie pencha la tête. Elle n'avait auparavant que partiellement connaissance de ces informations.

« Tu sais pourquoi il nous évite ?

- Bah, peut-être qu'il ne veut pas qu'on s'en mêle, ou qu'il n'a pas envie d'être aidé. C'est Will. »

C'est vrai. Mais ça reste inquiétant.

« Je vais aller le voir, j'attendrai devant chez lui. Tschüss. »

Et elle ressortit de l'appartement comme elle y était entrée. Elle descendit un étage, et se positionna dos contre la porte de Wilhelm. Elle attendrait ici, même s'il ne comptait rentrer que dans six heures. Elle avait son temps.

• § •

Un bruit de clefs dans l'escalier suivi de pas lourds la fit sortir de la réflexion profonde dans laquelle elle s'était abîmée. Elle retint son souffle, se préparant à entendre la surprise de Wilhelm quand il la verrait, et en effet, quelques secondes plus tard, le jeune homme se figea dans l'escalier, clefs en mains, et la regardant très certainement elle.

« Yo. Tu m'ouvres ? »

Ça sonnait plus comme une affirmation ; le blond ne se fit donc pas prier, et quand il passa à côté d'elle, Charlie sentit émaner de lui une telle odeur qu'elle plissa le nez.

« Combientième semaine sans douche ?

- Je sais pas. Deux, peut-être. »

Son ton était morne, c'était bizarre. Charlie le suivit à la trace quand il ouvrit la porte, pour ne pas se faire jeter dehors, et elle le suivit jusque dans son atelier, où il s'assit sur une chaise, face à elle, soupirant longuement.

« On ne m'a pas laissé entrer, annonça-t-il d'emblée. J'ai dû rester dehors, et me contenter de regarder les fenêtres de l'extérieur.

- Comme d'habitude. »

Charlie n'était pas une adepte de la compassion. Et elle gardait bien en tête la raison de sa venue ici.

« Oui, c'est vrai, soupira Wilhelm une seconde fois. »

Tiens donc. Aucune vanne? Aucune défense?

« C'est à se demander pourquoi tu y vas toujours. »

Il n'eut pas de réaction. Charlie n'était pas là pour avoir cette discussion-là, alors elle continua pour avoir celle qui l'intéressait.

« Et puis pourquoi tu me mens en me disant que oui tu pars quand je te demande si tu es capable de me rejoindre pour faire les tests que tu m'as demandé pour tes futurs solos. »

Silence.

Merde, même si ce n'était pas son objectif premier, elle était obligée de lui faire un peu la morale. Sinon c'était elle qui n'était pas morale.

« Surtout si c'est pour ne rien faire comme ça. C'est lamentable, Will. »

Silence.

« Ils ne te laisseront pas entrer du tout, et tu le sais. Oui elle va bien, sinon elle serait déjà morte, non tu ne pourras pas la voir, parce que vous n'êtes pas de la même famille. C'est simple. »

Silence.

« Moi je m'en fiche de ce que tu fais de tes vacances. Mais regarder une porte d'hôpital psy fermée pendant deux mois c'est certainement pas ce que je ferais si j'avais des yeux. »

Wilhelm se racla la gorge, et Charlie eut l'espoir d'avoir autre chose qu'un rocher en face d'elle.

« Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre ? Je n'ai pas de famille à aller voir, et-

- Pars. »

Nouveau silence, mais différent des autres.

« Pars de ce campus de mort. Laisse Leah là où elle est, et va te retrouver une vie, parce que là on y est pas. Tu pues, tu fous rien et tu perds toute ta répartie et ton talent au violon parce que tu t'exerces plus. Alors pars. »

Elle n'attendit pas de savoir ce qu'il voulait lui répondre ; elle lui tourna le dos, et rentra chez elle, entendant déjà les rouages du cerveau de son tourne-pages se mettre à tourner.

Une heure plus tard, Wilhelm était parti nul ne savait où, et Charlie avait le sentiment du travail accompli.

• § •

22 août 2022
France

Charlie respira de bien-être quand elle sentit les rayons du soleil lui cramer le dos aussitôt qu'elle fut sortie de l'immeuble musical. Elle avait dû partir faire une photocopie de dernière minute pour le chœur - parce qu'à partir de l'après-midi et jusqu'à la rentrée Liam lui volerait son imprimante pour lui piquer toute son encre avec ses questionnaires d'inscriptions et de recensement gna gna gna qu'il ne pouvait pas imprimer lui-même parce que son bureau et ses machines étaient réquisitionnées pour mise à jour technique - et manquait de fait l'invitation qu'elle avait reçue de Brannan pour l'accueil d'un futur élève, mais bon, elle avait envoyé Louis à sa place, et il y était allé au pied levé.

Elle avait par la même occasion appris que Wilhelm rentrait tout juste de son mois d'évasion à Pétaouchnok, et songea lorsqu'elle se mit en route vers l'administration qu'elle devrait passer lui dire un petit bonjour - sans lui demander de nouvelles ou ce qu'il avait fait, parce que ça elle s'en fichait, mais pour la forme.

Oh dis ce qu'il fait froid ici, râla-t-elle intérieurement en pénétrant dans l'enceinte gelée de l'administration. Il fait vingt-cinq dehors, bon sang!

Un grésillement prit son oreille alors qu'elle se rapprochait de la porte du bureau de Trisha, et en général, quand son cerveau faisait ça, c'était qu'il se passait quelque chose de bizarre. Pour s'assurer qu'il n'y avait rien, elle approcha son oreille de la porte du bureau, et quelle ne fut pas sa surprise d'entendre une voix ressemblant énormément à celle de-

Shit. Desmond.

Une myriade de mélodies se bouscula dans sa tête, et elle dut se retenir au mur, ses jambes ne la portant plus un bref instant. Qu'est-ce que c'était que ça ? Une voix d'homme et elle défaillait ?

Ce n'est pas parce que la voix d'un nouveau ressemble à celle de Desmond... Grogna-t-elle intérieurement en s'apprêtant à saisir la poignée de la porte, détestant que son cerveau traumatisé lui joue des tours.

Mais une phrase la stoppa dans son mouvement.

« Je m'appelle Harry, j'ai dix-sept ans depuis le mois de février et j'ai été atteint de surdité de ma naissance jusqu'à mes dix ans, où mon ouïe »

Des souvenirs du bébé de Desmond revinrent en sa mémoire. Le petit Harry. Qui était au premier rang. Et qui n'entendait pas la musique. Mais qui lui souriait quand même.

Une tension s'installa dans tout son corps. Elle ne voulait pas parler au bébé de Desmond. L'idée qu'il puisse être derrière cette porte lui était même insupportable.

Tu étais avec Desmond, pourquoi est-ce que tu te permets de revenir maintenant?

Le fait est que savoir qu'Harry avait grandi lui indiquait cruellement comment le temps avait passé, mais aussi que ceux qui avaient disparu avaient réellement disparu pour de vrai. Il faut comprendre que pour Charlie, toute cette histoire était comme un film mis en pause. Il n'y avait pas de tristesse particulière à avoir de leur mort - sauf pour certains - puisqu'il suffisait de relancer le film pour les revoir. Mais si Harry était là, il lui déchirait purement et simplement son film et ses souvenirs.

Tout était bien avant que tu ne reviennes. Vous étiez bien.

Elle voulut s'éloigner de ce garçon, mais une force d'attraction la retenait auprès de la porte. Elle ne savait pas si c'était de la curiosité ou autre chose, mais ça la clouait au sol. Comme son corps était soudainement très fatigué, elle choisit de s'adosser à la porte, et même de s'asseoir par terre. À l'intérieur de la pièce, la conversation continuait.

« Venir ici c'est bien, disait Harry avec une voix qui ressemblait à s'y méprendre à celle de Desmond quand il parlait, mais ces mêmes raisons qui me poussent à dire que c'est bien, elles me prouvent le contraire. Je veux venir, rien ne me retient chez moi mis à part ma mère et ma sœur qui travaille loin, mais... quelque chose dans ma tête ne tourne pas et je ne sais pas ce que c'est. Ce n'est pas une question de réflexion longue, je sais que mes réflexions n'avancent pas si je reste seul. Je crois que j'ai peur du bruit de masse. Ce campus m'a l'air immense, et doit abriter tant d'élèves, donc tant de bruit... »

Alors ton inscription n'est pas confirmée encore? C'est parfait. Ne viens pas.

« Ne veux-tu pas essayer ? Demanda la voix de Louis derrière la porte. »

Charlie se demanda de quoi il parlait, puis au silence qui s'ensuivit et à la panique qu'elle ressentit chez Harry, elle comprit qu'ils parlaient de lui faire enlever ses protections auditives. Elle n'avait pas entendu grand-chose de ce qu'Harry avait dit, mais l'année passée Clotaire était dans le même cas de toute façon, alors le problème était vite vu.

Et si je faisais un gros bruit ici au moment où il ne les a pas? Ça pourrait le dissuader de venir.

Au même instant, elle entendit le petit bruit d'un machin qui tombe par terre, et Harry sursauter. Elle sut instinctivement qu'elle était cramée.

« Tout va bien ? »

Merveilleusement bien Louis chéri, je viens d'être prise en flag par quelqu'un qui ne me voit même pas et qui m'a très probablement oubliée mais que je ne supporterai pas d'avoir dans la même pièce que moi avant au moins cent ans, sauf qu'il risque fort de venir ici dans dix jours et moi j'ai envie de me tirer une balle.

« Tu as une belle voix, murmura Harry en réponse, la voix ainsi encore plus grave - Desmond allait plutôt vers l'aigu, lui. »

Oui bah vas-y, drague Loueh, te gêne pas.

« Merci. Toi aussi, tu dois vraiment bien chanter, il faudra en parler à Charlie. Joues-tu d'un instrument ? »

Jamais de la vie je lui apprends quoi que ce soit, tu rêves, s'agaça Charlie, irritée par le comportement accueillant de Louis.

Pourquoi était-il comme ça ? Harry ne devait pas venir ! Il n'avait qu'à retourner là d'où il était venu, et tout le monde s'en porterait bien mieux !

« Désolé de vous déranger, intervint Wilhelm - elle s'était levée pour partir, mais écouta quand même ce qu'il avait à dire parce qu'elle avait besoin d'avoir de ses nouvelles dans l'histoire -, mais je ne suis pas ici pour regarder le prochain couple du campus se former, ayez pitié de mon célibat et de mes yeux innocents - mais lol, Monsieur je couds de la lingerie. Par contre Harry, moi je suis un cœur déjà pris, pas besoin de me regarder avec autant d'insistance, ricana-t-il juste après. »

Comment ça il essaie de se taper tous mes mecs? Mais il se prend pour qui?! Explosa Charlie intérieurement, trouvant déjà ce gosse insupportable. Y'a pas moyen qu'il vienne ici. Jamais. Ou c'est moi qui pars.

Bébé Harry était toujours Bébé Harry. Ils étaient encore à ce concert, dans cette salle de répétition, et Desmond chantait avec les autres. Et le Harry de derrière cette putain de porte, il n'était qu'un putain d'imposteur.

Elle partit ruminer dans les rues du campus, plutôt vides et calmes. Elle prit soin d'aller à un endroit où les gens n'allaient habituellement jamais, puis s'assit sur le sol, en proie à des combats intérieurs. Elle ne voulait pas d'Harry, sauf qu'avec le handicap qu'il avait, c'était sa seule option, comme Claude lorsqu'il était arrivé. Et si Charlie n'aime pas qu'on se foute de sa gueule, elle aime encore moins qu'on la mette devant le fait accompli en l'obligeant à faire quelque chose qu'elle n'aime pas.

Je veux pas. Il va se souvenir et il va me poser des questions. Je ne veux pas qu'il me pose des questions. En plus sa voix ressemble trop à celle de Desmond, c'est flippant. Je ne veux pas le faire chanter. Je ne veux pas qu'il me parle. Je-

Elle s'interrompit, écoutant de toutes ses oreilles. Au loin, elle entendait des bruits de pas, qui avançaient d'une démarche qu'elle ne connaissait pas. C'était forcément lui. Il marchait lentement, comme s'il voulait bien prendre son temps pour regarder.

Si tu fais ça parce que tu comptes venir je pète un câble.

Elle évalua à peu près sa position, par rapport au bruit de ses pas ; il était devant les Crustacés. Puis elle entendit Louis le rejoindre, et lui proposer de lui faire visiter la House - putaiiiiiiiiiiiiiin Louis pourquoi tu fais ça - , direction dans laquelle ils partirent rapidement, la laissant dans la rue d'à côté, le sang bouillonnant dans ses veines.

L'idée même qu'Harry existe lui donnait envie de tout casser. Elle songea à aller voir Trisha pour lui voler le dossier d'inscription et le brûler ou le cacher chez elle, ou la dissuader fortement d'accepter Harry sur le campus, mais habituellement, dans les rendez-vous innombrables qu'elle entretenait à l'approche de la rentrée, la partie où le futur étudiant se baladait librement dans le campus était celle où le ou les parents discutaient avec Trisha dans son bureau. Donc impossible d'entrer pour lui hurler dessus d'avoir accepté de rencontrer les Styles - quand même, il n'existait pas tant de personnes avec ce nom, elle l'avait forcément fait exprès !

Elle patienta une demi-heure au soleil, concluant à la fin de ce temps de réflexion qu'en effet, elle ne supporterait réellement pas d'avoir Harry auprès d'elle de manière aussi subite et pour un aussi long moment. Apparemment il s'intéressait à la musique ; tant mieux, elle engagerait un vigile pour l'empêcher d'entrer dans la House en-dehors de ses heures de répétitions. Et pendant lesdites répétitions, elle lui parlerait le moins possible et l'ignorerait tout le temps. C'était un bon plan.

Bien, allons engueuler Trisha maintenant, songea-t-elle en se levant et partant vers l'administration, dont elle ne s'était pas trop éloignée.

Elle s'assura qu'il n'y avait plus que Trisha dans le bureau avant d'entrer sans frapper, faisant peut-être sursauter sa tutrice, mais c'était pour la bonne cause.

« Ah, Charlie, dit celle-ci en la voyant apparaître devant elle. Tu n'as pas pu te libérer pour accueillir Harry et sa mère ? Elle était là il y a encore cinq minutes...

- J'ai eu l'idée de venir, mais disons que c'est justement Harry qui m'a dérangée, annonça la jeune femme de but en blanc. Je ne veux pas le rencontrer, et je veux qu'il parte du campus sur-le-champ.

- Ça tombe bien que tu dises ça, parce que ce n'est pas ton campus, et que je ne vais pas gérer les arrivées d'étudiants selon ton bon plaisir. On accueille ceux qui ont besoin d'être ici, pas ceux que tu acceptes.

- Mais c'est Harry Styles ! Le fils de Desmond Styles ! »

Cette information ne fit ni chaud ni froid à Trisha, qui ne haussa même pas un sourcil.

« Et alors ?

- Et- et alors je le connais ! S'exclama Charlie, qui ne comprenait pas comment Trisha pouvait ne pas comprendre. Il était à l'un de nos concerts pendant la tournée, et- et Desmond était avec nous ! Il chantait avec Zaynie lui aussi, il était en ténor ! »

Il était rare que Charlie fasse allusion à autant d'informations d'un coup à propos d'Allegra Voce, mais tout ce que Trisha comprit, c'est qu'elle restait désespérément bloquée dans le passé. À vouloir faire revenir des gens qui étaient morts.

« Je ne sais pas d'où tu tiens ce soi-disant lien de parenté entre Harry et ce Desmond, mais-

- Comment ça, 'ce' Desmond ? Tu ne le connais pas ? Ils ont le même nom de famille ! Et la même voix ! Et- et- et Harry était tout bébé quand Desmond est mort ! »

Trisha soupira en se frottant le front.

« J'aimerais que tu arrêtes de tout ramener à ça, constamment. Ça fait quinze ans. Est-ce que tu ne peux pas changer de disque ? »

Charlie eut un coup au cœur. Elle ne tenait pas particulièrement à Trisha, mais là c'était trop gros, trop violent pour elle. Parce que même si elle n'aimait pas cette dame, c'était la maman de son chef de chœur, et la seule personne encore en vie qui connaissait d'expérience son statut au sein du chœur. Elle sentit son carcan dans sa gorge se fissurer, celui qu'elle se créait en fumant et buvant comme pas permis dans le seul but de museler sa voix. Elle essaya malgré tout de reste calme.

« Je ne veux pas avoir affaire à lui, Trisha, tenta-t-elle de lui expliquer, sa main faisant des vagues dans l'air pour l'aider à trouver un positionnement argumentaire. C'est- ça me bloque complètement, rien qu'imaginer que je vais devoir lui parler ça me met mal. Je ne veux pas- je ne peux pas accepter que- »

L'idée de constamment revivre l'incendie lui grimpa dans la gorge. Face à elle, Trisha la regardait, et Charlie, même si sa tutrice ne disait rien, ressentait à quel point elle s'en foutait et voulait juste la balancer dans cet hôpital psy si bien caché où Leah se trouvait déjà. Sa douleur remonta d'un coup, et ses cordes vocales se délièrent.

« PUTAIN POURQUOI TU COMPRENDS PAS ?! ÉCOUTE-MOI QUAND JE PARLE, OU ESSAIE AU MOINS DE FAIRE SEMBLANT, JE SAIS PAS ! »

Au moins, en gueulant, Trisha avait sursauté. Peut-être que c'était la technique à adopter pour se faire entendre, alors ? Bien que hurler de cette manière avait tout du répugnant pour Charlie. Mais elle avait la sensation de ce regard dédaigneux qui la scrutait. Qui attendait qu'elle dise quelque chose d'insensé pour la jeter. Sa rage monta d'un cran. Alors comme ça Trisha voulait faire venir Harry, sans tenir compte de son avis et de ses ressentis à elle ?

Ça doit t'amuser, hein? T'as toujours été qu'une connasse.

« JE TE JURE QUE SI TU N'ARRÊTES PAS DE TE FOUTRE DE MA GUEULE JE ME CASSE TRISHA, ET TU SAIS TRÈS BIEN QUE JE NE RIGOLE PAS ! »

Elle avait entendu le nouveau sursaut de Trisha, mais aussi son mouvement pour relever la tête, surprise. Eh oui, il y avait une menace. Charlie se pencha vers elle, posant violemment sa main sur la table, pour qu'elle ressente à quel point elle était sérieuse. Trisha se dégela.

« Charlie, calme-toi, soupira-t-elle, presque lassée de la scène qu'elle lui faisait. »

Charlie vit rouge. Alors comme ça elle menaçait de partir, et Trisha était soûlée ? C'était tout ? Et l'amour d'une mère, dans tout ça ? Charlie n'était-elle qu'un colis sans attaches ? Mais au-delà de ça, elle comprit que Trisha ne reviendrait pas sur l'inscription d'Harry. Et elle-même ne pourrait que subir.

« COMMENT TU VEUX QUE JE ME CALME ?! TU NE PEUX PAS M'OBLIGER À-

- Je le peux totalement et tu n'as pas à contester mes décisions, l'interrompit Trisha, le ton sévère et sérieusement agacé. Je veux que tu l'accueilles en tant que membre à part entière, et pas que tu l'ignores, je sais que tu l'as déjà fait dans le passé et c'est intolé- »

Au loin, on entendit Leah commencer à hurler, et Charlie retint un soupir en comprenant qu'elle s'était encore échappée, comme elle l'avait fait tout l'été. Elle se pencha vers Trisha, n'abandonnant pas la discussion pour autant.

« Parce qu'en plus de m'infliger sa présence tu veux que je l'accepte ? Murmura-t-elle, le visage à trois centimètres de celui de sa tutrice. Je fais ce que je veux. Si je décide dans ma grande bonté de ne pas partir parce qu'autrement tout ton campus de merde tomberait à l'eau, c'est pas pour autant que je vais me retenir de l'ignorer. Parce que ce que tu n'as pas l'air de comprendre, c'est que ce gars, je ne veux pas le connaître. La dernière fois qu'on s'est croisés, j'avais des yeux, et lui il avait un père. Et toi, tu- c'est complètement inhumain de vouloir me faire revivre un traumatisme d'enfance tous les jours juste pour avoir un peu plus de pognon dans les poches.

- Mais si tu ne l'acceptes pas, pourra-t-il au moins avoir accès à ton immeuble ? Demanda Trisha, qui n'avait toujours pas l'air de comprendre ce que sa pupille ressentait, mais qui se mettait à son niveau, pour une fois. Il ne demande que ça. De la musique. »

Oh putain.

« Eh bien disons que... Non. Non non. Je veux pas- »

Quel mauvaise suite de film. Après le chef de chœur et le père choriste, voilà le fils choriste avec la file adoptive du chef de chœur elle aussi cheffe de chœur. Cette image lui donnait envie de gerber.

« Pour la musique ? Plaida Trisha. »

Elle ferait tout pour la musique. Mais tout ce que représentait ce garçon lui donnait mal à la tête.

Au-dehors, Leah finit par se taire, et Charlie sut immédiatement que si elle ne l'avait pas entendu entrer, Harry était désormais dans le hall, et pouvait tout à fait les entendre à cause de la porte ouverte.

« Trisha, je peux pas, articula-t-elle à sa tutrice, dans l'objectif de conclure cette conversation sans dire d'informations confidentielles, parce qu'il ne manquerait plus qu'Harry soit un fouineur. Je veux bien, tu me connais, mais je peux pas, finit-elle par admettre, vaincue par son amour des chœurs mais aussi par son cerveau bien trop conquérant sur sa conscience. »

Je crois que mon discours n'a plus vraiment de sens. On s'en fout, tant que ce sale gosse se barre.

« Charlie... 

- Non, vraiment. N'insiste pas, pas maintenant. »

Il est dehors, Trisha, et il nous écoute.

« Ch-

- Roh, stop oui ? Je connais mon prénom, j'attends juste qu'il sorte du hall. C'est tout de même un minimum privé ce qui se dit là, marmonna-t-elle plus bas, entendant avec satisfaction le garçon sursauter et s'enfuir en courant. »

Quand elle fut sûre qu'il soit sorti, elle reprit :

« Alors on fait comme ca. Il ne vient pas, ou je pars. »

Trisha ne dit rien, surprise, et laissa sa pupille partir. Mince alors. Elle qui pensait avoir réussi à négocier, pour une fois.

• § •

28 août 2022
France

« Donc on dit ça ? Et à part pour les professeurs de musique, tu aurais besoin de combien pour l'année ? »

Comme à chaque rentrée, Charlie avait son rendez-vous avec Trisha pour fixer les salaires à donner aux profs, ceux qu'il faudrait embaucher, les budgets et locations de salles pour les concerts, les guests... C'était long, et prévoir sur un aussi long terme qu'une année entière était diablement ennuyeux aux yeux de la jeune femme, mais nécessaire à la survie du campus. Elles étaient déjà là depuis trois heures, il était près de dix-neuf heures, et elle commençait à avoir faim et être franchement fatiguée.

« Comme d'hab, j'ai pas changé les salaires que je leur donne. T'as moins d'argent que d'habitude ?

- Non non, c'est même un peu mieux que d'habitude, mais si tu conserves les mêmes chiffres ça me va. Pour les bippeurs que tu leur octroies et les tenues de concert, je te laisse voir avec les différentes branches ouvrières du campus et l'usine ?

- Hm. Tu as bien fait rendre tous leurs bippeurs aux anciens ?

- Oui, je te les ai tous donnés. Il t'en manque ?

- Je sais pas, mais je vérifie maintenant. »

Trisha eut l'air d'acquiescer, puis se repencha sur son ordinateur. Charlie patienta avant de se prendre une nouvelle salve de questions, son poinçon patientant dans sa main.

« Par rapport à ta demande d'avoir un vigile cette année, reprit Trisha, lisant sur son écran ; tu as nommé Jacques Dompage, mais tu lui as demandé s'il était d'accord ?

- Ouais, ouais... »

Elle lui avait plus ordonné qu'autre chose, mais il avait accepté alors ça revenait au même.

« Puis-je te demander pourquoi tu l'as fait venir ? La sécurité est juste à côté de ton immeuble pourtant.

- Nan, tu peux pas. Je l'ai nommé lui et c'est tout. D'ailleurs, il faudra le payer. Tu peux me dégager un peu de sous supplémentaires pour ça ? »

Il y eut un silence, durant lequel elle fut à peu près sûre que Trisha la regardait, mais elle attendait sa réponse. Si c'était non, Jacques ne serait pas payé, et puis voilà.

« Je peux, je peux... Marmonna Trisha, écrivant quelques trucs sur son ordi. »

Nouveau silence, où elle avait l'air d'appuyer sur des touches au hasard, puis son téléphone sonna, et elle décrocha. Au bout d'une minute, elle - et Charlie, qui entendait tout ce qu'il se passait dans le combiné - sut qu'elle devait sortir pour accueillir un chargement d'informatique commandé pour une branche du campus.

« J'y vais, tu restes là ? On doit encore parler de ton salaire, dit-elle à Charlie en se levant, sa pupille restant assise en acquiesçant vaguement. »

Charlie n'aimait pas avoir à obéir à sa tutrice, mais elle avait besoin de cet argent, alors elle fut contrainte de rester là un long moment. Un assez long moment pour, soudain, alors qu'elle s'était perdue dans sa tête, relever le nez, l'oreille aux aguets. Elle était sûre d'avoir entendu quelque chose. Quelque chose qui ne lui plaisait pas du tout. Et elle serra les dents en comprenant qu'elle n'avait pas rêvé, et que ouais, c'était bien le pas de ce Harry Styles qu'elle entendait traverser le grand hall.

Elle savait que la porte du bureau était restée entrouverte quand Trisha était partie, mais elle ne voulait surtout pas que ce garçon sache qu'elle était là ; elle se leva donc prestement et partit se coller au mur, à côté de la porte, le souffle court de rage. Alors comme ça elle menaçait de partir, et Trisha acceptait quand même l'inscription de ce gosse ? Elle allait péter un câble. Elle saisit son téléphone, entendant les pas d'Harry s'éloigner du bureau de Trisha en direction des escaliers, mais se retint une seconde. C'était peut-être un malentendu. Harry s'était éventuellement introduit dans le campus pour régler des comptes, ou était passé à l'hôpital et s'était perdu.

Au fond, même si elle avait dit qu'elle partirait, ça lui faisait un peu mal de se dire qu'elle devait quitter Louis juste parce qu'Harry était là.

Comment ça, juste parce qu'il est là? C'est dramatique qu'il soit là! Un fantôme de Desmond ambulant, voilà ce qu'il est! Et on veut que je l'accepte? Trisha n'accepterait jamais qu'un fantôme de Zaynie vienne la hanter pour le restant de ses jours, non?

« Je suis de retour, souffla justement Trisha en rentrant dans la pièce deux minutes plus tard. Tiens, tu t'es levée ? »

Charlie eut besoin d'un moment pour reprendre contenance, la mâchoire serrée et le cœur en panique.

« Trisha, tu sais qui je viens d'entendre marcher tranquillement dans le hall ? Demanda-t-elle, vicieuse. »

La directrice la regarda, se souvenant vaguement de ce ton pour l'avoir entendu de nombreuses fois plusieurs années plus tôt, quand elles n'arrêtaient pas de se disputer avant qu'elle ne l'envoie en pension.

« Non ? Se risqua-t-elle à répondre, n'ayant pas particulièrement peur de Charlie mais ne voulant pas se risquer à imaginer quelque chose de grave pour qu'en fait ce ne soit qu'un autre de ses délires.

- Ça commence par Harry et ça finit par Styles, sourit Charlie en se détachant du mur, avec un fiel si perceptible que Trisha en eut des frissons. Et tu te souviens de ce que je t'ai dit à propos de lui, la semaine dernière ? »

Trisha réfléchit rapidement. Tout ce qu'elle avait retenu, c'était que Charlie ne tolérait pas la présence d'Harry sur le campus et lui avait fait une crise.

« Que tu connaissais son père ? Non, je ne sais pas. Tu as clos le sujet directement, alors je n'ai pas retenu. Mais tu peux me rafraîchir la mémoire, je pense. »

Avec Charlie, on ne savait jamais si elle était sérieuse ou pas, et quand elle souhaitait qu'on se souvienne de ce qu'elle disait ou pas. Et non, Trisha ne pouvait pas tout retenir, pour la simple et bonne raison qu'elle avait d'autres chats à fouetter.

« Tu viens te rasseoir ? Je n'aime pas quand on est trop loin pour parler, tu le sais. »

Oui, mais je sais aussi que tu n'as absolument rien à foutre de ce que je pourrais bien te dire, et je ne m'assierai certainement pas pour quelqu'un qui compte n'accorder aucun poids à ma façon de penser.

« Moi j'aime bien être debout, pourtant, sourit Charlie, les mains dans les poches de son jean. C'est confortable. Et puis c'est plus rapide pour sortir. »

Elle se rapprocha ostensiblement de la porte, jusqu'à temps que Trisha réagisse - et quand elle le fit, elle avait déjà un pied dehors.

« Voyons, de quoi tu parles ? En quoi c'est grave que tu le connaisses ? C'est même une plutôt bonne chose, tu ne penses pas ? »

Charlie tourna vivement là tête vers elle, sidérée par autant de connerie. Alors comme ça elle n'avait vraiment rien écouté de ce qu'elle lui avait dit, l'autre fois ?

« Je ne veux pas qu'Harry soit ici, et c'est tout, articula-t-elle bien lentement pour que ça rentre dans le cerveau ralenti de son interlocutrice. Je ne veux pas l'entendre, ni lui parler, ni rien du tout, et il n'y a absolument rien à comprendre là-dedans.

- Tu sais, je crois que c'est parce que je ne t'avais pas comprise que j'ai accepté son inscription, lui dit Trisha le plus calmement du monde, continuant à taper sur son clavier en faisant des tic tic insupportables. Comme tu n'avais pas de vrais arguments pour m'interdire son arrivée, j'ai préféré prendre son état de santé en compte plutôt que ta rancœur étrange-

- Comment tu aurais pu comprendre ? Tu ne comprends jamais rien ! L'accusa Charlie, agacée par ce comportement qu'elle avait. C'est pas de la rancœur, c'est juste aussi désagréable que si un pigeon t'avait chié sur la main ! Harry est une chiure d'oiseau, et toi tu me l'as gentiment lancée dessus sans me donner de papier pour l'essuyer !

- Châtie ton langage, râla Trisha sans arrêter de faire ses tic tic.

- La seule qu'il faut châtier ici c'est toi ! Abandonna Charlie, prenant son téléphone pour envoyer un message sur le groupe des masters. Je pose ma démission, et je t'annonce que je me barre. »

Elle sortit de la pièce, le pas rageur, et décida de sortir du côté du campus, pour directement partir chez elle et se barrer le plus rapidement possible. Elle avait une carte d'accès pour ouvrir le portail menant sur l'extérieur, et les clefs de l'administration, qu'elle était obligée de traverser pour atteindre le portail, alors elle pouvait carrément s'enfuir si elle le voulait. Enfin, c'était sans compter la participation de Trisha, qui la rattrapa dans sa course et lui subtilisa ses clefs aussitôt qu'elle les eut sorties de sa poche pour vérifier qu'elle les avait bien.

« Hé ! Rends-les-moi !

- Sûrement pas, rétorqua Trisha en la poussant hors du bâtiment et fermant la porte derrière elles, condamnant l'accès au portail - d'autant plus que le pass de Charlie était accroché à ses clefs, qu'elle n'avait plus.

- Mais rouvre ! T'as pas le droit de fermer !

- C'est mon bien, je fais ce que je veux. D'autant plus que tu ne m'as toujours pas donné de raison valable pour clore ton contrat, alors tu restes ici. »

Est-ce que t'es conne ou juste complètement bouchée?

Charlie sentit ses cordes vocales à nouveau la brûler. Elle fit ce qu'elle put pour se contenir, mais elle était à peu près sûre que son ton avait grimpé.

« Putain de merde Trisha, on va pas revenir sur le sujet, je t'avais dit que c'était lui ou moi, lui asséna-t-elle, ne pouvant pas le formuler mieux pour qu'elle comprenne, et qu'elle comprenne surtout que quoi qu'elle dise, elle ne pourrait rien faire contre.

- Charlie, tu ne partiras pas d'ici et certainement pas sur un coup de tête, s'entêta pourtant Trisha, donnant l'air de ne décidément pas essayer de se mettre à la place de sa pupille. Rentre chez toi et-

- Trisha, ta gueule. »

Je sens que je vais exploser si elle dit un mot de plus.

- Ne me p-

- JE T'AI DIT DE FERMER TA GUEULE, craqua Charlie, sentant ses cordes vocales s'ouvrir en même temps que le trop-plein de ses émotions, ÇA FAIT UNE SEMAINE QUE C'EST PAS UN COUP DE TÊTE DONC J'ESTIME AVOIR LE DROIT DE FAIRE CE QUE JE VEUX SANS ÊTRE PRISE POUR UNE FOLLE OU UNE FILLE CAPRICIEUSE NON ?! »

Elle retint son souffle une seconde, cherchant à se canaliser. Comme elle détestait avoir à crier comme ça ! Ça la faisait angoisser et lui donnait envie de gerber.

« Je ne te prends pas pour une enfant, la contredit Trisha, d'une manière si hypocrite que Charlie eut envie de déchanter.

- Ah ouais ? Tu me maternes comme une daronne, tu m'empêches de partir et tu me retiens contre mon gré. J'appelle ça complètement me prendre pour une gosse. Sauf que bonsoir, j'ai vingt-et-un ans, et il serait de bon ton que tu t'en souviennes ! Je veux partir d'ici ! Alors rouvre cette porte, rends-moi mes clefs, et on en parle plus ! De toute façon j'aurai brûlé ton numéro aussitôt partie d'ici. »

Elle entendit la respiration de Trisha marquer un à-coup. Elle en disait trop, il fallait abréger.

« Trisha, pour la dernière fois, ouvre cette porte, marmonna Charlie, estimant qu'il était temps de partir. »

La réponse de Trisha fut simple. Tellement que Charlie ne put à nouveau pas se contenir, ressentant l'envie monstre de lui faire bouffer ses dents.

« Non. 

- TRISHA, COMBIEN DE FOIS JE VAIS DEVOIR TE RÉPÉTER QUE JE SUIS PLUS UNE GAMINE ?!

- Charlie ! Cria Louis en arrivant par-derrière elles, les roues de son fauteuil faisant crisser les graviers de la cour. »

Charlie sentit sa colère s'envoler à l'idée que Louis ait pu entendre sa vraie voix. Une violente nausée la prit, si grande qu'elle ne put que se raccrocher à son fauteuil quand il arriva à son niveau. Lui-même avait entendu cet organe inhabituel de loin, mais il avait surtout compris que la dispute était violente, et qu'au vu du message que Wilhelm lui avait envoyé, Charlie aurait bien pu disparaître dans la nature en dix secondes si Madame Brannan ne l'avait pas retenue.

Après s'être assuré qu'elle avait pris les poignées de son fauteuil, il les fit rouler dans une direction au hasard pour permettre à Charlie de marcher un peu, notifiant du coin de l'œil qu'après qu'il lui aurait parlé, elle aurait à récupérer ses clefs dans le bureau de la directrice - elle savait s'y introduire, pour l'avoir déjà fait, mais c'était bon à savoir.

« Qu'est-ce qui t'a donné envie de partir ? S'enquit-il après quelques minutes de marche. »

Silence. Il respecta. Ils en parleraient une autre fois.

Derrière lui, Charlie sentit ses yeux devenir anormalement chauds, mais elle repoussa ses pleurs. Pas question qu'elle soit émotive pour si peu, mais en même temps, était-elle plus triste d'être contrainte de supporter Harry toute l'année, ou d'avoir fait accidentellement découvrir sa vraie voix à Louis ?

Je suis un monstre. Rien qu'un monstre, songea-t-elle alors qu'ils arrivaient devant la maison du paraplégique.

« On va dormir chez moi pour cette nuit, vu que tu n'as plus tes clefs. Ça te va ? »

Elle ne voulait pas qu'il sache qu'elle avait encore des sanglots dans la voix, alors elle ne fit que secouer la tête. Louis n'en fut pas offusqué. C'était Charlie.

• § •

3 septembre 2022
France

Charlie était en route pour sa première répétition avc les voix d'hommes de cette nouvelle année, et ce serait mentir que de dire qu'elle n'appréhendait pas. Sa plus grande peur était de ne pas savoir comment réagir une fois face à Harry et d'au final péter un câble et partir. Mais elle ne pouvait pas décemment traiter ce garçon comme les autres, parce que c'était le fils de Desmond, et que même si les chances étaient infimes, il était tout de même possible qu'il se souvienne de ce concert où ils s'étaient croisés, et ça la terrifiait.

Tu sais quoi, fuck Harry, décréta-t-elle en s'arrêtant brièvement de marcher. Je vais faire comme s'il était pareil que les autres, et-

« Je ne sais pas quelle voix je suis, entendit-elle justement dans la pièce d'à côté de la part d'une voix qu'elle sentait qu'elle allait beaucoup trop connaître, mais je vais prendre des cours de guitare ici, et j'entre en médecine.

- Tous les beaux-gosses sont docteurs, tu y crois ça Marc ? Répondit la voix de Julien, et Charlie mourut intérieurement en se rendant compte que d'une, Harry était beau, et de deux, qu'il s'était déjà fait des amis. Alors moi, je fais des études de commerce sans grande volonté d'avenir, je suis ténor également et joue de la batterie dans l'orchestre, ou des percussions quand ça arrange Charlie. »

Fact.

« Pour me démarquer je suis basse, entendit-on de la part de Marc, et Charlie se demanda quel genre de garçon était Harry pour avoir réussi à dégeler Marc en une seule conversation. Je joue du violoncelle dans l'orchestre, et j'ai terminé mes études l'année dernière donc je pense aller me trouver un travail dans le coin, là où on voudra bien me prendre. »

Bref silence.

« Ne t'en fais pas, il fait ça à tout le monde, dit Aurélien, tapotant manifestement l'épaule d'Harry, et Charlie s'en voulut, mais elle avait envie de savoir de quoi ils parlaient.

- Sinon, dit timidement Harry la voix un peu enrouée, se raclant la gorge pour retrouver un son normal, les Crustacés Voyageurs recrutent si tu veux. L'entrée est assez stricte, mais Olive et Lucas sont sympas. »

Et en plus il est serviable mais tuez moiiiiiiiiiii, se lamenta Charlie intérieurement, n'osant même pas faire trois pas de plus dans le couloir, craignant trop qu'on la voie et qu'on lui pose des questions sur son stationnement inutile alors que c'était l'heure de la répétition.

« Merci, je vais aller voir après. Je suis assez âgé comparé aux autres étudiants, je connais mal les nouveaux élèves et tous les commerces qui se créent. Merci de ton aide. »

Puis Charlie entendit Niall se joindre au petit groupe, et ils se mirent à papoter. Elle savait qu'elle attendait depuis trop longtemps déjà, il fallait qu'elle y aille et les fasse répéter - et attribuer des voix aux nouveaux, dont Harry, et ce travail la terrifiait d'avance. Elle fit donc quelques petits pas pour se rapprocher de la porte, qu'elle estimait être à environ quatre mètres, et immédiatement, elle sut qu'Harry l'avait repérée et attendait qu'elle passe la porte. Ce qu'elle fit, évidemment, trainant des pieds et l'humeur massacrante de devoir se trouver là, avec cette certaine personne dans la pièce.

« Tous à vos places, murmura-t-elle simplement en allant se positionner derrière son pupitre, y posant la pile de feuilles qu'elle maltraitait entre ses mains depuis cinq minutes. »

Tout le monde l'entendit, et heureusement, et bientôt ce fut le silence dans la salle. Elle eut la satisfaction de sentir que tout le monde la regardait, et il n'y a rien de mieux pour un premier jour que d'arriver à se faire respecter.

« Tout le monde a passé de bonnes vacances ? Demanda Charlie à son chœur, le ton bas car elle avait beaucoup crié la veille chez elle, cette crainte de voir le fils de Desmond ayant cherché à sortir par tous les pores de sa peau ; tout le monde marmonna une réponse positive. Cool alors. Moi aussi, même si flemme de reprendre, un peu. »

Surtout s'il y a un certain Harry dans l'assistance, marmonna-t-elle intérieurement, des frissons de désaccord remontant son dos quand elle l'entendit sourire.

Ce qu'elle ressentait envers lui était complexe. Elle lui en voulait d'exister et d'être venu la déranger, mais en même temps elle était intimidée par sa présence. Ce qu'elle était sûre de savoir, c'est qu'elle ne voulait pas lui adresser la parole plus de six secondes dans la journée. Il risquait trop d'évoquer sa vie d'avant, et c'était inacceptable.

« Pour information, lança-t-elle légèrement plus fort, commençant son discours habituel de début d'année, je suis une handicapée, comme pas mal de vous tous, et je suis aveugle. Je sais que je n'en ai pas l'air, les gens sont en général étonnés de l'apprendre, mais je ne vois rien, donc il va falloir faire un peu de bruit pour me manifester un problème, et pas lever la main. Tout le monde a son bippeur ?

- Ouiiiiiiiiii.

- Quelle énergie, je me sens motivée, ironisa la jeune femme - si je veux leur cacher que j'ai envie de crever il faut que je fasse des vannes, c'est comme ça que ça marche. Je dis ça aux nouveaux mais aussi aux amnésiques : quand vous voulez me faire part d'une information pendant un chant, vous appuyez sur le bouton noir de votre bippeur, qui comporte un seul trait, d'accord ? Ce même bouton, vous allez le presser pendant chaque appel lorsque je dis votre nom, et quand vous êtes en retard et que vous êtes derrière la porte comme un imbécile à pas savoir s'il faut frapper ou pas. »

Elle tendit son propre bippeur en l'air pour le montrer et indiquer visuellement de quoi elle parlait. Elle entendit les choristes regarder leur petit outil et parler doucement entre eux, mais elle ne voulait pas qu'ils se mettent déjà à papoter ; elle reprit donc la parole rapidement.

« Le bouton rouge avec deux traits, il n'est à actionner qu'en cas d'extrême urgence, et il est plus difficile à enclencher pour cette raison, pour ne pas que vous l'activiez par inadvertance. Vous devez le faire tourner trois fois dans le sens des aiguilles d'une montre et appuyer. On ne va pas faire de démonstration. »

Elle avait encore le souvenir d'une andouille qui avait déclenché son alarme en pleine répétition, lors de l'une des rares visites de Claude, et autant elle avait eu mal au crâne toute la journée, autant il avait fait un malaise dans la seconde.

« Ils font du bruit ? Demanda l'un des nouveaux, probablement, puisqu'elle ne reconnut pas sa voix.

- Oui. Pour beaucoup d'entre vous, vous n'entendrez aucun son, mais les ouïes les plus fines pourront constater qu'une note de musique sort pour chaque bippeur différent, quand vous appuierez sur le bouton noir, à un trait. Ça ne sert donc à rien de piquer le bippeur de quelqu'un d'autre, je saurai reconnaître la supercherie même si je ne vous vois pas. J'ai beau être handicapée, je suis loin d'être débile. Le bouton rouge, deux traits, poursuivit-elle dans le silence le plus complet, fait la même chose que le noir mais en quinze fois plus puissant, accompagné de bruits plus aigus pour attirer mon attention. Concrètement, c'est un bouton d'alerte. Imaginons que quelqu'un fasse un malaise parce qu'il est pas dans son assiette et qu'on est en concert ; on va pas le laisser crever sur l'estrade. C'est un exemple, mais évitez de l'activer le plus possible, on a des trop bien entendants sur le campus qui pourraient déchanter si on l'utilise trop, et on en a même un dans la pièce. »

Elle était un peu ennuyée de devoir faire tout un topo à ce groupe - sachant qu'il restait encore l'autre à faire -, mais c'était nécessaire, parce que parfois, les étudiants sont les espèces les plus animales qui soient et font absolument n'importe quoi avec le peu qu'on leur donne. RIP Claude qui a dû essuyer de nombreuses agressions au bippeur.

« Pendant les répétitions, je vous prierai de placer ce bippeur sur votre cuisse ou votre cou, il vous servira à sentir la pulsation en restant concentrés sur vos partitions. Vous pouvez le fixer à votre t-shirt en coinçant le tissu entre le bippeur et un aimant, n'hésitez pas à le mettre quelque part où vous le sentirez. Les non-voyants pourront se contenter de ça et de leur mémoire pour chanter, m'enfin les autres vous êtes priés de me regarder pour que je vous donne les départs. Des questions ? »

Léger bip dans l'assistance.

« Oui Julien ?

- Si on le perd ? J'ai vu que Jacques est dans le hall, donc on va te voir toi ou lui ?

- Moi, répondit la jeune femme sans hésiter. Si vous le perdez je dois en recommander à Brannan, donc c'est à moi qu'il faut le dire. D'autres questions ? »

Le bippeur d'Aurélien se fit entendre.

« Aurélien.

- Pourquoi Jacques est-il en bas ?

- Je l'ai chargé d'un travail particulier, lâcha Charlie, songeant qu'ils feraient bien de laisser Jacques tranquille ou elle leur flanquerait une fessée. D'autres ? »

Silence radio.

« Plus rien ? On peut avancer ? »

D'abord personne ne broncha, puis elle entendit la note qu'elle ne voulait surtout pas entendre, celle qu'elle s'était déjà entraînée à reconnaître - et qu'elle lui avait volontairement pré-attribuée - pour justement, dans ce genre de situation, gérer la crise sans que rien n'explose. Alors au lieu de manifester à Harry qu'elle l'avait entendu, elle l'ignora tout bonnement, et se retourna vers son piano.

« Nickel, on peut passer à la suite alors. »

Harry réagit en appuyant mille fois sur son bippeur, soit pour qu'elle réagisse et réponde à sa question, soit parce qu'il avait intensément envie de la faire chier. Quoi qu'il en soit, le cerveau de Charlie ne mit pas longtemps à câbler, parce qu'elle aimait bien faire des sons répétitifs par elle-même, mais elle détestait que ce soit les autres qui en fassent. Au bout de dix secondes de cliquetis sans discontinuer où elle essayait tant bien que mal d'en placer une pour expliquer aux nouveaux comment elle allait les répartir, elle ne tint plus et balança son bras derrière elle, extériorisant sa frustration en serrant les dents.

« Là-bas, arrêtez de jouer avec vos bippeurs ou je vous les confisque. »

C'est bien, ça. Je le montre lui, mais je ne lui parle pas directement. Bon plan.

Elle se mit donc ensuite à recevoir les nouveaux en file indienne, oú chacun devait prononcer son nom en appuyant sur son bippeur pour que Charlie ait la note associée au prénom ainsi qu'à la voix de son possesseur, et qu'elle puisse répartir la personne dans sa voix. C'était une technique rapide et efficace, parce qu'on n'a jamais le temps de niaiser quand on est dans la musique. Ainsi, elle répartit une basse, puis un ténor, puis un ténor, puis une basse, puis un ténor, puis une basse, puis un baryton - celui-là était malade et elle eut besoin qu'il répète son nom plusieurs fois avant de pouvoir l'attribuer -, puis une basse, puis Harry.

Elle avait reconnu son pas quand il s'était avancé, lentement en plus, comme s'il prenait bien tout son temps pour la voir et prenait un malin plaisir à ralentir le rythme de la répétition, qui n'avait même pas encore commencé. Et maintenant elle était obligée de lui parler. Elle retint son souffle intérieurement.

« On n'a pas toute la journée, nom et bippeur. »

Tout va bien se passer.

Il eut une seconde de prise en main maladroite de son bippeur - même sans le voir, elle savait qu'il avait failli le faire tomber -, puis il s'exécuta, et Charlie fit tout ce qui était en son pouvoir pour rester impassible face à la voix copié-collé de Desmond.

« Harry. »

Charlie pencha la tête. Non, ce n'était pas exactement comme Desmond. C'était plus grave, et les sous-tons qu'on entendait étaient plus graves aussi, mais pour autant, est-ce qu'il pourrait être basse ?

Elle lui demanda de répéter, indécise. Elle avait besoin de réentendre.

« Toujours Harry, ironisa le garçon face à sa perplexité. »

Tu te permets de te moquer? Con, pesta Charlie en elle-même, alors que l'assemblée ricanait.

« Vos gueules, siffla-t-elle, décidant qu'il se débrouillerait tout seul pour décider de sa voix. Baryton, Harold. »

La première fois qu'il y avait eu un baryton les hommes avaient applaudi et ça n'avait pas dérangé Charlie outre-mesure, mais qu'il le fassent là aussi l'irrita profondément ; elle passa donc rapidement au suivant, et repartit encore quatre basses et ténors avant que tous n'aient trouvé une voix et qu'ils puissent commencer l'échauffement, Niall s'en chargeant et Charlie pouvant ainsi partir derrière le piano trifouiller ses partitions pour bien montrer qu'elle allait parfaitement bien mais bien sûr j'ai envie de crever.

• § •

La fin de la répétition approchant, Charlie rangea ses affaires progressivement, pour qu'une fois l'heure venue, elle puisse partir de la salle sans sommation et disparaître dans son bureau, histoire d'éviter toute rencontre possible avec Harry.

S'il a des questions, il n'a qu'à les poser aux autres, il y répondront aussi bien que moi.

Il ne restait que quelques minutes, alors elle alla tapoter l'épaule de Niall pour lui signifier d'aller se rasseoir, et alla chercher sa pile de partitions sur son bureau, soigneusement élaborée ces dix dernières minutes. Elle fit quand même un petit speech de fin à ses choristes pour ne pas paraître trop bizarre ou fuyante.

« Alors, pour les futures répétitions, conclut-elle en ayant pour seul objectif de se barrer, les horaires sont marqués sur vos emplois du temps, ceux qui ont des cours particuliers même chose, allez vous faire recenser si vous ne les avez pas, et allez vous plaindre à Liam si il vous manque l'emploi du temps musical. Je vous dis à la semaine prochaine, ou à bientôt pour ceux que je reverrai avant. Bye. »

Et alors que les premiers se levaient en papotant - la machine se lance toujours en une seconde -, elle fila droit vers la porte, faisant avantage de sa petite faille pour se fondre entre les corps, et passa la porte rapidement, décidant de partir vers les escaliers pour rejoindre son bureau plus vite. Mais bientôt, elle entendit quelqu'un d'autre sortir de la salle précipitamment, et elle accéléra le pas, parce qu'elle avait reconnu cette fréquence de pas et le son de ce souffle.

« Charlie ! L'interpela Harry à travers le couloir. Attends ! »

Mais bien sûr, ironisa Charlie en elle-même.

Elle choisit de faire comme si elle ne l'avait pas entendu, et poursuivit sa marche au travers de ces couloirs tout en angles ; malheureusement, il se mit à courir, et évidemment, il finit par lui passer devant. Qu'à cela ne tienne ; elle fit demi-tour pour rejoindre l'ascenseur, le visage impassible et les partitions bien serrées contre elle. Harry ne le saurait jamais, mais à ce moment-là, si elle fuyait, c'était autant par peur que par ressentiment.

Enfin, après quelques mètres, il s'arrêta de marcher. Elle crut qu'il allait la laisser tranquille.

« Charlie, dit-il doucement, avec un ton désespéré qui alerta l'oreille de la jeune femme. S'il te plaît, qu'est-ce que j'ai fait qui t'a déplu ? »

Elle s'en voulut de bégayer un peu dans l'un de ses pas, mais elle était résolue à ne pas s'arrêter. Elle se l'était bien dit : ne pas parler à Harry, pour ne pas risquer qu'il se souvienne d'avant. Il n'était pas question de rompre ce serment intérieur dès le premier jour. Mais lui n'avait visiblement pas autant de scrupules à lui adresser la parole.

« Je... Reprit-il au bout de quelques secondes, je suis désolé. »

Charlie fut si surprise qu'elle se retourna vers lui, pas sûre d'avoir bien entendu. Comment ça, désolé ? Ce n'était pas lui qui les avait tous tués, alors désolé de quoi ?

« ...T'es désolé de quoi, couillon ?

- D'exister, si c'est ça qui te gêne, rougit manifestement le plus jeune. »

Pardon? Je ne t'aime pas, mais c'est pas une raison pour dire des trucs comme ça.

Un sens de protection tout particulier s'empara de ses sens à propos d'Harry, et elle se vit le défendre, quand bien même ça lui arracha la langue de le faire.

« Y'en a pas beaucoup qui s'aplatissent à ce point devant autrui, et les seuls qui le font c'est les victimes, les lèches-cul et les opprimés innocents. T'es dans aucun de ces cas.

- Tu n'en sais rien, tu ne me connais pas, rétorqua Harry, provocateur. Tu ne sais même pas à quoi je ressemble. »

Justement si. J'ai su.

Et elle renvoya loin tous les souvenirs de Desmond, ou descriptions physiques qu'elle avait encore de lui. Non, elle ne voulait pas revoir Bébé Harry maintenant, et pas son père non plus. Elle se rendit compte soudain qu'elle ne respirait plus à cause du stress.

« Honnêtement, reprit Harry en soupirant, je n'espérais pas que tu m'écoutes en commençant à te suivre. Tu sembles si déterminée à m'éviter que ça me semblait mission impossible.

- Et pourtant je te parle, répondit Charlie, faisant taire sa conscience qui lui disait que oui, c'était ça qu'elle était censée faire.

- Mais tu ne me diras pas pourquoi tu mets tout en œuvre pour m'ignorer. Tu as même songé à quitter le campus, je dois être synonyme de malheur pour toi. »

Malheur? Non, je dirais pas ça comme ça. Tu es le présent qui me hurle que tout l'univers dans lequel je vis depuis quinze ans n'existe plus, et tu es le passé qui me montre à chaque mot que tu prononces que ces gens qui ont tué ton père devant moi pourraient bien revenir si tu te souviens ne serait-ce que du chœur dans lequel chantait ton père et que tu m'y associes parce que tu m'as vue sur scène avec lui.

Mais tout ça je peux pas te le dire, ouais.

Alors Charlie lui tourna le dos pour de bon, et partit rejoindre l'ascenseur.

• § •

5 octobre 2022
France

« Charlie, hé, qu'est-ce que tu as ? Tu m'évites, maintenant ? »

Charlie soupira, puis se retourna à contrecœur, ayant perçu la note de détresse dans le ton de son meilleur ami.

En fait, ça faisait un mois qu'elle s'évertuait à fuir Harry dès qu'elle savait qu'il passerait dans les parages un peu plus tard, et Louis, qui avait notifié ses déplacements inhabituels, n'avait pas posé de questions ; après tout, Charlie a horreur qu'on enquête sur son dos et il le sait. Mais le fait est que depuis la rentrée, Louis s'est bien entendu avec Harry et a commencé à en parler à Charlie, et elle ne pouvait pas supporter qu'on lui parle de lui alors qu'elle faisait tout pour le faire disparaître de son quotidien.

Elle avait donc décidé d'un commun accord avec elle-même de fuir Louis aussi, depuis une semaine ou deux, depuis qu'il avait vraiment commencé à lui parler de lui à chaque heure de la journée en fait, et maintenant Louis la coursait pour lui poser des questions. Et elle s'en voulait, mais en même temps... C'était de sa faute aussi.

« Ça fait un mois qu'il est arrivé, tu ne veux vraiment pas t'y faire ? »

Le visage découvert ce la master se décomposa. Merde. Il avait compris, alors.

Louis souffla du nez devant cet aveu.

« C'est quoi ton problème avec lui ? T'aimes pas son prénom, sa voix, son caractère ? Ou votre première rencontre s'est mal passée ? »

Charlie se sentit à nu, trahie par son propre meilleur ami qui voulait fouiller dans ses affaires. Elle eut un mouvement de recul, croisant ses bras sur son ventre pour se cacher et l'empêcher de lire dans son cerveau comme il semblait toujours le faire. Louis haussa les sourcils. Qu'est-ce que c'était que ça ?

« Tu ne veux pas m'en parler ? »

Elle fit non de la tête. Et elle s'en voulut tout de suite, parce qu'il soupira et qu'elle ressentit clairement qu'elle n'aurait pas dû faire ça, mais en même temps elle était soulagée.

« C'est pas contre toi, bafouilla-t-elle quand même. »

Louis eut un sourire triste pour lui-même.

« Je sais. T'inquiète. Mais tu sais, il n'a pas un mauvais fond. »

Elle détourna la tête et se mordit les lèvres. Ça, elle n'en savait rien, elle n'avait jamais réellement parlé avec lui. Mais si Louis le lui disait, elle voulait bien le croire, seulement elle n'aurait jamais l'occasion de le vérifier.

« En fait, je crois que je tombe en crush sur lui en ce moment, avoua Louis à voix basse, et ça me peine que tu veuilles toujours l'éviter. Lui-même ça le peine. »

Arrête. Arrête de faire ça.

« Mais si tu ne veux pas m'en parler je comprends. J'arrêterai de te parler de lui, moi aussi. »

Un sentiment désagréable prit place dans la poitrine de Charlie. Elle avait ce qu'elle voulait, à savoir ne plus entendre parler d'Harry, mais quelque chose la dérangeait. Ses lèvres parlèrent plus vite que sa pensée ne fut formulée.

« C'est juste qu'il me rappelle énormément quelqu'un, et que cette personne est morte quand j'étais petite. Alors ça me fait mal de m'imaginer l'avoir en face de moi. »

C'est pas si faux. Et même plutôt vrai.

Louis eut l'air de se rendre compte du problème, et vint serrer ses doigts dans les siens pour lui montrer son soutien.

« Mais est-ce que tu veux vraiment que j'arrête de te parler de lui ? Demanda-t-il d'un ton anodin mais qui démontrait à quel point il avait envie de le faire.

- Je... Fais comme tu le sens. »

Alors il la serra carrément dans ses bras, elle sursauta, et se mit à rire avec lui. En attendant, elle n'allait toujours pas faire d'accueil à Harry, mais Louis ne la quitterait pas. Et c'était le plus important.

• § •

21 octobre 2022
France

On est quasiment prêts, mais où est Will?

C'était aujourd'hui le grand jour tant attendu de Trisha et des musiciens : le concert de rentrée, où s'amoncelaient toujours des tonnes de dons à destination du campus et, de fait, un stress monumental pour tous les membres de l'orga. Pour une fois, des célébrités étaient dans la salle en plus, alors ce n'était certainement pas le moment de se foirer.

Charlie n'était pas particulièrement stressée, parce qu'elle avait l'habitude d'une part, mais aussi parce que si elle-même stressait, ça ferait paniquer tout le monde. Mais une autre raison pour elle de cacher son stress était qu'il ne fallait pas que Wilhelm sache que Leah était dans la salle pour la représentation, et Wilhelm a la particularité de toujours savoir quand on lui ment, figurez-vous.

Alors ce soir, pour que personne ne soit tendu et que Will ne se doute absolument de rien, elle avait fait installer les chanteurs très tôt, et depuis les musiciens couraient un peu dans tous les sens pour réunir leurs dernières affaires. Mais pendant cette phase d'attente pour elle, elle s'était dit - Louis lui avait fait tout un topo - que cacher la présence de Leah dans la salle à Wilhelm était assez méchant et roublard, puisqu'il était évident pour ses proches que Leah lui manquait énormément, et qu'il risquait de regretter de ne s'être pas donné à fond en apprenant à la sortie de la salle qu'elle l'avait regardé pendant sa performance solo. Alors elle le cherchait pour lui annoncer la nouvelle, et être aveugle ne l'aidait pas particulièrement dans sa tâche, surtout que les spectateurs déjà installés de l'autre côté du rideau faisaient vachement de bruit.

« Où est Wilhelm ? Finit-elle par demander à la cantonade, proche du rang des flûtes.

- Oh, il est avec les chanteurs, il leur fait éteindre leurs téléphones, lui répondit gentiment Jehanne. »

Charlie acquiesça et partit dans cette direction. Elle entendit justement Wilhelm converser avec Harry :

« Non, quelqu'un de juste con. »

Et à Will de pouffer. Charlie n'avait aucune idée de ce dont ils pouvaient bien parler.

Ces derniers temps, elle se rendait compte que Harry n'était pas méchant, ni venimeux, et il faut bien dire ce qui est : leur petite conversation après la première répétition de l'année lui avait fait prendre conscience que même si elle ne se sentait pas du tout prête à l'accepter parmi le chœur comme choriste normal, Jacques n'était pas une solution viable pour le maintenir loin d'elle - et elle avait eu des échos d'une confrontation entre Harry et Jacques qui avait grandement démotivé le jeune homme, aussi, donc le garder longtemps était peine perdue. Il ne durerait pas jusqu'à Noël.

Mais elle était quasiment sûre qu'Harry avait senti une nuance entre maintenant, où elle le laissait vivre tant qu'il ne lui disait rien, et le début de l'année, où rien que savoir qu'il était dans la même pièce qu'elle lui hérissait le poil.

« Tout le son des micros ne te gêne pas ? S'inquiéta soudain Will. C'était pas l'un des soucis principaux de ta ville ?

- Pour ça... Murmura Harry, hésitant. Je devrais garder mes bouchons d'oreilles, parce que mon ouïe s'est assez relâchée ces derniers temps pour que je puisse n'avoir que ça. Mais... J'ai envie de profiter aussi. Alors je ne sais pas si je garde ou j'enlève.

- Ça t'assourdit ce que tu entends ?

- Ouais. Et j'ai bien envie d'entendre ta reprise de Fairytale, alors je compte les enlever au moins ce temps-là, sourit visiblement Harry, et Charlie ne sut pas trop quoi penser de cette philosophie, au vu des dégâts que ça pourrait causer sur son système nerveux.

- Ne te mets pas en danger - ah ben Will pense pareil. Allez Florent, éteins ton tel toi aussi.

- Tu es beau comme un cœur Will. »

Oh, calmez-vous. Je ne l'ai jamais vu, mais je pense que vous exagérez. En plus, c'est pas en lui faisant des compliments qu'il me reviendra plus vite.

« Est-ce que vous comptez me le voler tout le concert ? Finit par s'enquir Charlie, faisant tourner les têtes des trois gus. Le principe des compliments, c'est qu'on les fait après la performance.

- Je le complimente sur ses vêtements, madame, renifla Florent dédaigneusement, et la master eut un rictus.

- Parce que se saper c'est un exploit maintenant ? Rétorqua-t-elle, goguenarde - l'attaque était trop facile.

- Pour lui oui, affirma le valsettiste, très sérieux, et le sourire de la jeune femme s'agrandit de plaisir d'entendre Wilhelm indigné, mais il fallait retourner aux choses sérieuses.

- Raiponce, encore une fois, descends ou je te-

- J'aaaaarrive, la coupa le blond en apparaissant d'un coup juste devant elle, et elle en profita pour lâcher la bombe plus vite, surtout qu'ils n'avaient plus beaucoup de temps.

- Ça tombe bien que tu te foutes aussi proche, je voulais te dire que Leah est dans la salle ce soir, elle a été autorisée à sortir pour venir te voir avec un groupe de l'hôpital psy, balança Charlie sans prendre aucune pincettes.

- Quoi ? Releva Will trop tôt à son goût. Leah est ici ?

- Oui. »

Charlie entendit clairement Wilhelm être choqué, et pas dans le bon sens.

« Mais tu as bien entendu comme elle criait cet été dans l'admin ! Paniqua-t-il en la prenant par les épaules, se penchant pour être à son niveau. Elle a une voix- c'est démentiel ! Si elle crie ici, elle va terroriser tout le monde, et- elle- elle sera enfermée encore plus longt-

- Retourne à ta place. »

Il eut le souffle coupé de se voir rembarré aussi facilement, mais ne discuta pas, et tourna les talons.

Il doit être le dernier à ne pas être à sa place, évalua Charlie en levant le nez pour inspecter auditivent les alentours, à présent silencieux ou presque - il n'y avait du moins plus de bruits de pas précipités sur la scène.

« Charlie, promets-moi juste de la faire sortir sur Fairytale, la rattrapa Wilhelm alors qu'elle retournait à sa place. S'il te plaît. »

Elle ne répondit pas. parce qu'elle ne le ferait pas. Elle avait déjà promis à Leah de la laisser voir Will, justement, alors elle n'allait pas trahir les deux. Et une heure et demie plus tard, au moment de Fairytale, elle ne ferait pas sortir Leah, et la jeune femme crierait dans le public aussitôt la chanson terminée, et Wilhelm n'en saurait jamais rien parce que es ovations du public avaient couvert le son de la voix de sa copine.

Voix qui s'élevait à chaque fois que lui ou Charlie étaient dans les parages, et qui ne demandait qu'à rappeler son existence auprès de ces deux personnes si chères à son cœur, mais qui était ignorée si souvent qu'elle ferait une dépression peu après ce concert.

• § •

24 octobre 2022
France

Elle tournait dans son salon depuis un bon moment maintenant, mais elle ne s'en rendait pas compte, le cerveau empli de tant de voix et de souvenirs que la tête lui en tournait. Elle avait plusieurs fois tenté de s'asseoir, mais elle ne savait plus où elle se trouvait, et elle avait finit par se laisser tomber, les mains sur les oreilles pour ne plus rien entendre. Mais ça ne marchait pas, bien évidemment.

Cette journée avait commencé comme toutes les autres, à l'exception près qu'en se levant, si elle ne l'avait pas ressenti tout de suite, un silence assourdissant régnait dans toute la maison, parce que sa chaîne s'était éteinte. Elle ne s'était pas alarmée tout de suite, et avait contenu ses pensées en allant régler le problème auprès de la machine, pensant à autre chose pour éviter de sombrer tout de suite. Mais le problème ne se réglant pas, elle avait fini par perdre son calme, et une vraie cacophonie s'étendait désormais dans sa tête, car elle était incapable de se concentrer assez pour les faire taire. C'était pour ça qu'elle avait besoin de musique.

Souvent, les gens ne détectaient pas la musique chez elle, parce qu'elle ne la mettait pas fort du tout et qu'elle était uniquement composée d'instruments doux, mais il y avait bien une raison pour laquelle cette chaîne hi-fi était là. Sans musique, Charlie n'était qu'une bombe à retardement, prisonnière de son propre cerveau, qui se retrouvait assez inoccupé pour lui rejouer tous ses souvenirs depuis sa naissance jusqu'au jour présent, tous en même temps et dans le désordre, en plus de toutes ses pensées négatives, du déroulé de son emploi du temps de la journée, et de ses jurons intérieurs pour que tout ce bordel cesse. Au final, son cerveau était trop en surcharge pour la laisser se déplacer, et elle gisait là, assise sur son tapis, au supplice.

Je dois appeler Louis, réussit-elle à formuler pour échapper à ce bazar. Mais il n'est pas sur le campus en ce moment, réalisa-t-elle ensuite, ressentant un accablement abominable dans la seconde. Non, il y en a d'autres qui peuvent venir. Je dois avoir mon téléphone.

Mais elle était perdue au milieu de son salon, complètement désorientée par ce silence écrasant autour d'elle. Elle se traîna dans une direction pour rencontrer un mur, n'importe quoi, et ses doigts frôlèrent un pied de table.

D'accord, le canapé est de l'autre côté.

Son téléphone était normalement toujours dessus, depuis qu'elle l'y avait laissé pour partir réparer, sans succès, sa chaîne hi-fi. Elle ne pouvait appeler ni Thomas ni Louis, parce qu'ils n'étaient pas disponibles, mais elle trouverait bien un voyant dans tous ses contacts qui pourrait venir l'aider. Elle avait bien ses écouteurs quelque part, pour lancer de la musique sur son téléphone, mais la qualité de l'appareil avait tendance à la tendre plus qu'autre chose quand elle le lançait.

Ah, voilà, sourit-elle de soulagement en sentant l'écran froid de l'appareil sous ses doigts.

« Siri, qui ai-je dans mon répertoire ? Demanda-t-elle à l'appareil, étant incapable de fouiller elle-même à l'intérieur.

- Vous avez récemment appelé: Louis, Thomas, Trisha, Wilhelm, Liam, Banque, Usine, Leilah, Romuald, lui énuméra galamment l'intelligence artificielle, continuant encore la liste et s'éloignant bien loin dans ses contacts. »

Will et Liam sont en réunion aujourd'hui, et Leilah n'est pas sur le campus cette semaine, réfléchit Charlie, se concentrant un maximum pour ne pas laisser son cerveau dériver et la rendre folle. Mais Romuald si.

« Appelle Romuald. »

La note d'appel retentit à son oreille la seconde d'après, et elle sourit rien que de l'entendre. Un La moche, et dans une qualité exécrable, mais un La quand même.

« Allô oui ? Entendit-elle bientôt dans le combiné, et un déclic se fit soudainement dans son cerveau alors qu'elle sentait les murs se refermer sur elle : il fallait absolument qu'il vienne l'aider. Qu'est-ce que tu...

- Romuald, viens, je t'en supplie, s'abaissa-t-elle à dire, prise d'une angoisse atroce, tétanisée sur son plancher. Louis est injoignable, et j'ai un gros problème à la maison-

- Tu sais pourquoi il ne répond pas ?

- Oui, il est en rendez-vous hors du campus, et Thomas aussi, et- viens, s'il te plaît, vraiment je- »

Sa respiration commença à se hacher, elle n'en pouvait plus d'être par terre. Elle se releva brusquement, marchant dans une direction au hasard pour se changer les idées.

« Et ça va lui prendre toute la journée ? Lui demanda Romuald à l'autre bout du fil, si calme que Charlie commença à déchanter.

- Oui, il peut pas venir, et toi je sais qu'aujourd'hui tu ne travailles pas, alors si tu pouvais venir m'aider, grinca-t-elle, arrivant devant un mur qu'elle ne prit pas le temps d'identifier.

- Ça va, t'énerve pas, je...

- Je ne m'énerve pas.

- Si, tu t'énerves, l'entendit-elle souffler, mais l'idée qu'elle pouvait le déranger ne lui traversa même pas l'esprit. Est-ce que c'est vraiment grave ? »

Elle se sentit réellement perdre son calme. Putain de silence qui lui faisait faire n'importe quoi.

« Parce que tu crois que je t'appellerais pour venir manger des fraises ?! Mais chaîne hi-fi est cassée ! Viens la réparer immédiatement ! »

Ses mains tremblaient, et touchèrent quelque chose alors qu'elle faisait les cent pas dans le petit coin du salon où elle se trouvait. C'étaient des assiettes que Trisha lui avait offertes pour son anniversaire. Elle les jeta derrière elle, et sentit que les entendre se briser lui faisait du bien.

« Qu'est-ce que tu as jeté ? Demanda Romuald, toujours aussi calmement - son caractère avait tendance à apaiser Charlie, mais là ça l'oppressait encore plus.

- Des ass- oh non, oh putain quelle conne, marmonna-t-elle en marchant vers là où elle avait lancé les derniers arrivants de sa collection de vaisselle.

- Des assiettes ? C'est pas grave, ça se rachète.

- Non, pas celles-là, murmura Charlie, sentant les morceaux de porcelaine sous ses doigts.

- Mais si. Tu ne peux pas prendre ton baladeur ? »

Mon baladeur... Songea Charlie en visualisant bien l'objet.

Mais sa mine se renfrogna quand elle se souvint de ce qu'elle en avait fait.

« Il est cassé, éluda-t-elle en priant pour qu'il ne pose pas la question.

- Il est cassé, répéta Romuald lentement, clairement pas convaincu par le caractère fortuit de cet événement. Ah. Qui l'a cassé ? »

Putain.

« Il s'est noyé quand je faisais la vaisselle, alors je l'ai jeté par terre, et du coup il est mort.

- C'est stupide, tu ne peux plus t'en servir maintenant. »

Oui ben merci, j'avais compris.

« Mais viens, s'il te plaît, tu ne travailles pas...

- Je ne peux pas venir, non... »

Son sang ne fit qu'un tour dans son cerveau.

« Tu me détestes, c'est ça ? Tu dois venir réparer ma chaîne ! Tu sais que je peux pas- »

Elle eut un sanglot dans la voix en se rendant compte qu'une fois de plus, en-dehors du téléphone, elle n'entendait rien du tout. Et elle détestait ce sentiment.

« Bien sûr que si je tiens à toi, mais j'ai un rendez-vous dans un quart d'heure et-

- Alors viens avant ! Il faut réparer- Ce sera pas long !

- Si, je sais bien que si je viens ça prendra bien plus d'un quart d'heure, Charlie. »

Putain de gars trop prévoyant ! Pesta Charlie intérieurement.

Son cerveau se mua en une sorte d'usine à désespoir, et elle revécut tous les moments qu'elle avait passés avec Romuald, dont ce moment où il lui avait promis que si elle avait besoin d'aide, il accourrait tout de suite.

« Mais viens réparer, s'il te plaît, juste ça...

- Je t'ai dit que je peux pas-

- T'avais dit que tu pourrais toujours, le coupa-t-elle, un sanglot dans la voix.

- C'était avant de savoir qu'un jour j'aurais des responsabilités, répondit Romuald, las. Mais j'aimeras venir, vraiment.

- Alors viens.

- Ce débat est stérile Charlie, je ne viendrai pas et c'est tout, dit le guitariste plus fort dans le combiné. Au pire, je t'envoie Harry, mais c'est tout ce que je peux faire. »

Harry ? Comment ça, Harry ?

Elle eut un brusque mouvement de recul. Il était hors de question que Harry vienne chez elle. Mais deux secondes plus tard, elle eut la confirmation qu'elle allait y être forcée.

« Je t'envoie Harry, tu lui expliqueras ce qu'il devra faire.

- Il saura pas faire ! Chercha-t-elle à tout prix à le faire changer d'avis. Ma chaîne est pas comme les autres et-

- Mais si, il saura. »

Puis il désactiva le son de l'appel. Charlie sentit comme des pierres lui tomber sur le dos. Elle n'entendait plus rien, plus rien du tout. Son flot de souvenirs lui revint lentement en tête, et elle eut tout le mal du monde à ne pas retomber sur le sol le temps que Romuald réactive l'appel.

« Je suis là, c'est bon. Ça ira, qu'Harry soit chez toi ? S'inquiéta Romuald en revenant dans ses tympans. Je suis désolé de te mettre comme ça devant le fait accompli, mais je ne peux pas venir moi-même, et je ne veux pas que tu sois seule. »

Elle entendait le bon sentiment dans le ton de son ami, mais elle se sentit également partir dans un état de fièvre qui, en général, la faisait paraître complètement folle et lui faisait faire n'importe quoi. Elle mit du temps à lui répondre, le cerveau dans du coton.

« J'aime pas. Je voulais que ce soit toi qui répares. »

Peut-être que Romuald capta l'urgence de la situation, car contrairement aux autres proches de la jeune femme, il l'avait déjà vue dans cette sorte de transe effrayante.

« Il faut que tu sois très calme, Charlie, d'accord ? Si Harry n'arrive pas à te ramener la musique sur ta chaîne, tu ne dois pas t'énerver, ni le frapper, ni rien du tout. D'accord ? Tu attendras qu'il parte, et tu prendras ton téléphone pour allumer la musique dessus. Tu as tes écouteurs ?

- Je les ai perdus.

- Tant pis, c'est pas grave. Donc on est d'accord ? S'il n'y arrive pas, tu attends qu'il parte et tu mets ton téléphone.

- Pourquoi je dois attendre qu'il parte ?

- Parce qu'il a les tympans sensibles, tu te souviens ? Il ne faut pas le blesser, et être gentille avec lui. Parce qu'il a accepté de venir t'aider. »

Elle grogna une réponse, puis Romuald lui annonça qu'il devait partir, puis il raccrocha, et elle se retrouva seule avec elle-même. Et c'était la pire des colocations qui puisse exister.

• § •

Elle ne sut plus trop ce qui arriva ensuite. Il lui sembla qu'elle tournait chez elle comme un lion en cage, mais elle serait incapable de dire ce qu'elle faisait précisément et à quoi elle pensait. Elle savait juste que c'était absolument insupportable.

Puis elle se sentit se figer. Elle avait quelque chose dans la main, qu'elle avait voulu lancer sans doute, et sa gorge la brûlait comme si elle avait hurlé, mais tout ce dont elle avait conscience, c'est que quelqu'un avançait devant sa maison et faisait bruisser les graviers. Les pas étaient lents, mais il n'y avait aucun doute à avoir : ils venaient ici. Charlie partit se mettre derrière sa porte d'entrée, le cerveau plongé dans un tel silence qu'elle avait l'impression d'être morte, ou sous l'eau. Dès qu'elle entendit les pas s'arrêter juste devant sa porte, elle l'ouvrit d'elle-même, chopa la personne par le bras et l'entendit très clairement glapir puis se raidir de surprise, avant qu'elle ne l'entraîne dans la maison et ferme la porte.

« T'es venu, dit-elle simplement, n'ayant que vaguement conscience que cette personne était Harry, et qu'elle lui montrait son visage en face. »

Elle n'attendit pas de réponse et le tira derrière elle pour aller devant la chaîne hi-fi, inanimée depuis son réveil. Savoir qu'elle allait bientôt entendre de la musique à nouveau faisait battre son cœur. Mais il ne fallait pas être émotive devant Harry.

« Répare, lui ordonna-t-elle en lui lâchant le bras une fois qu'ils furent face à la scène de crime. »

Elle-même s'assit sur le sol, et examina auditivement tous les gestes d'Harry. Il ne bougea d'abord pas, elle sentait qu'il la regardait, puis il s'avança vers la machine lentement, comme s'il était impressionné. Charlie elle-même n'avait jamais vu l'engin, mais elle se foutait bien de son apparence. Ça faisait de la musique et c'était tout ce qui comptait.

Harry appuya sur quelques boutons, mais la chaîne faisait comme avec Charlie : aucune musique ne sortait, et des sons d'erreur fusaient à chaque essai. Il y eut beaucoup d'essais, d'ailleurs, et s'il appuyait en rythme, on pourrait presque parler de musique.

« Je- je suis pas sûr de savoir ce qui cloche, Charlie, bégaya-t-il au bout d'un moment, peut-être découragé. 

- Répare, grogna Charlie, qui se fichait bien de s'il en avait marre ou pas.

- Non mais justement, je ne l'ai jamais vue ta machine alors je- Tu ne peux pas demander à Louis ? Demanda-t-il avec une once d'espoir palpable dans la voix.

- Louis il est pas là, gronda-t-elle sourdement en se levant et s'approchant de lui - elle ne l'entendait pas, mais elle ressentait parfaitement comme elle lui faisait peur à cet instant. Alors tu répares.

- Mais je sais pas-

- JE M'EN FOUS ! TU RÉPARES LA MUSIQUE ET PUIS C'EST TOUT !! S'exclama Charlie, non contente de sentir sa voix partir dans ce timbre aigu détestable qu'elle avait quand elle était en colère. TU VAS PAS ME DIRE QUE T'AS JAMAIS TOUCHÉ À UN APPAREIL À MUSIQUE DE TA VIE ? »

Harry recula, et elle le suivit, parce qu'elle avait peur qu'il parte sans rien réparer.

« VAS-Y ! APPUIE SUR LES BOUTONS QUE JE VOIS PAS, ROMUALD T'A APPELÉ POUR ÇA NON ?

- Mais Charlie- je sais même pas-

- RÉPARE ! JE T'AI DT DE RÉPARER ! »

Charlie commençait à vriller. Sa voix lui faisait mal, et elle voulait entendre la musique à nouveau. Harry était méchant de ne pas y arriver.

« Mais je ne sais même pas ce qui est cassé- plaida le garçon, impuissant mais certainement pas pris en pitié par la jeune femme.

- ARRÊTE DE PARLER ET FAIS-LE ! Craqua Charlie en lui sautant dessus pour le projeter vers la chaîne qui ne délivrait que du silence. »

Harry commençait à s'agacer, mais finit par se retourner vers la chaîne pour tenter des trucs dessus, qui ne fonctionnaient pas. Charlie commença doucement à paniquer.

Je n'aurai plus jamais de musique, se rendit-elle compte en comprenant que sa chaîne ne fonctionnerait plus. Mais-

Elle s'apprêtait à s'énerver et brutaliser Harry, au cas où cette méthode marcherait mieux, mais la voix de Romuald lui parvint soudain.

« Il faut que tu sois très calme, Charlie, d'accord ? Si Harry n'arrive pas à te ramener la musique sur ta chaîne, tu ne dois pas t'énerver, ni le frapper, ni rien du tout. D'accord ? Tu attendras qu'il parte, et tu prendras ton téléphone pour allumer la musique dessus. »

Je ne dois pas frapper Harry. Je ne dois pas m'énerver.

Mais pourtant, des vagues de désespoir et de haine lui traversaient le corps et partaient s'enfoncer dans sa poitrine, et lui donnaient tellement envie de crier et de lui jeter des choses au visage ! Elle se retenait pourtant, adossée à son canapé, et entendit vaguement au bout d'un moment qu'il ne touchait plus à la chaîne et qu'il se tournait vers elle. Mais elle était partie trop loin pour lui dire ou faire quoi que ce soit. Et progressivement, une envie dévorante de s'ouvrir les poignets circula dans ses veines.

Elle ne s'était jamais mutilée, et n'avait jamais rien fait dans le genre, mais à cet instant, faute aux idées noires qui lui traversaient le crâne, ça lui semblait être la meilleure idée du monde. Alors elle le fit, et dès que ses ongles se furent enfoncés dans son poignet, elle haleta de soulagement. Ça faisait tellement de bien. Mais rapidement, Harry réagit et elle sentit sa main s'écarter de son poignet. Elle eut envie de le frapper, mais Romuald lui restait toujours en tête ; elle se débattit donc simplement avant de se griffer le cou, parce que ça la démangeait trop. Mais Harry revint à la charge, et impossible de se défaire de son étreinte cette fois, quand bien même elle se débattît comme une forcenée.

Laisse-moi tranquille, je veux ressentir quelque chose une dernière fois, pleurait Charlie en elle-même. Je ne vois pas, et maintenant je n'entends plus rien, j'ai l'impression d'être morte !

Peut-être qu'elle pleurait aussi pour de vrai, elle ne savait pas ; elle avait l'impression d'être complètement anesthésiée, ressentant à peine la pression d'Harry sur ses poignets qui la retenait pour l'empêcher de se faire mal. Mais elle l'entendit étouffer un bruit de douleur à un moment, et ça la fit se figer. Putain. Romuald avait dit de ne pas lui faire mal.

« Charlie, tu peux te lever s'il te plaît ? Murmura Harry, une crainte sous-jacente teintant son ton. »

Tu vas bien ? Est-ce que je t'ai fait mal ?

Elle obéit néanmoins, après avoir assez repris conscience pour utiliser son corps. Elle se sentait quand même comme dans un nuage de coton.

Mais à partir de là, son ouïe sembla ne plus fonctionner du tout. Et elle se sentit si seule qu'elle eut envie de mourir. Peut-être que son apathie dura une minute ou dix heures, elle n'avait plus conscience de rien. C'était comme si elle dormait dans une bulle de savon. C'était fragile, c'était doux, infini au toucher. Mais elle se sentait respirer. Et elle ne voulait pas que ce sale bruit de merde vienne perturber son attente de la musique.

Alors sans qu'elle ne s'en rende compte, ses mains se portèrent toutes seules à son cou, et elle serra aussi fort qu'elle le put, pour ne plus respirer et mourir pour de vrai, au lieu de flotter dans cet entre-deux insupportable.

Il lui sembla entendre Harry crier, mais elle ne capta pas les mots, sentant vaguement ses doigts essayer de dissocier ses mains de son cou. Mais plus il essayait, plus elle se sentait revenir dans un monde où elle avait un vrai corps.

« Je suis désolé d'avance, entendit-elle après plusieurs minutes d'apnée, alors qu'Harry forçait le passage de son cou avec ses mains pour la faire respirer à nouveau. »

Elle savait qu'elle hurlait, mais difficile de restituer ce qu'elle disait. Par contre, elle entendait très bien Harry lui crier dessus, en stress, puis qu'il la retint de tomber parce que ses jambes ne la portaient plus.

« Bon sang mais ARRÊTE ! »

Son corps s'assit sur son bassin, et il lui était ainsi plus simple de retirer les mains de Charlie de son cou. Elle-même chialait à moitié en comprenant que ce ne serait pas aujourd'hui qu'elle rejoindrait tout le monde dans l'avion, et peut-être qu'elle le lui dit, mais elle n'en était pas sûre.

Puis il y eut de la musique. Dès la première note, elle arrêta d'essayer de virer Harry d'au-dessus d'elle, parce que c'était lui qui faisait la musique, et qu'elle voulait l'entendre toujours.

C'est Tu sei la mia vita. Il chante Tu sei la mia vita, comprit-elle à retardement, écoutant de toutes ses oreilles comme les cordes vocales du garçon tournaient les notes pour les lui donner.

La fin arriva bien trop vite, et elle se sentit partir dans une version d'elle-même alors complètement inédite.

« Encore, chante encore, supplia-t-elle d'une voix mi-rauque mi-détestable, serrant le torse d'Harry contre elle pour qu'il ne parte pas. »

Il chanta A white rainbow. Puis il arriva encore à la fin.

« S'il te plaît, donne-moi la musique, murmura-t-elle dans son torse, sa voix maintenant redevenue tout à fait cassée, son oreille plaquée contre lui pour entendre les battements de son cœur. »

Il chanta cette fois Jubilate Deo, en version soprane vu qu'elle était un peu mieux que les autres, et ça la fit rire de l'entendre se tromper.

« Pourquoi tu arrêtes ? Demanda-t-elle après une minute de silence calme, où les notes lui restaient encore en tête, comme les souvenirs d'un beau jour d'enfance.

- Parce que tu ne nous as pas encore appris d'autres chansons, murmura-t-il doucement, et elle se dit qu'en effet, ça pouvait être un frein. Mais chantes-en toi aussi. »

Elle perdit le sourire qu'elle avait.

Non. Je n'ai pas le droit de chanter.

Et cette vérité lui fit mal au cœur, pour la première fois depuis des années. Sans qu'elle ne comprenne comment c'était arrivé, elle pleurait contre Harry, complètement raidi tellement il ne s'y attendait pas. La question partit toute seule.

« Pourquoi tu me suis ? Sanglota-t-elle en repensant à lui, petit bébé du premier rang. Tu es partout autour de moi.

- Pourquoi tu me fuis ? Rétorqua-t-il, d'une manière si douce que Charlie ne put pas se sentir coupable de toujours lui infliger son absence. Je ne peux jamais te voir. »

Elle ne répondit pas, et se détacha de lui pour lui faire comprendre de se relever. Il le fit sans protester. Elle le raccompagna sans rien dire, et lui, il lui tendit quelque chose.

« Tiens, bafouilla-t-il en lui mettant le truc dans la main alors qu'elle lui tenait la porte ouverte, je ne m'en servirai jamais pour des raisons évidentes et Niall a oublié qu'il en a, alors... Si ça peut t'aider à écouter de la musique le temps que ta chaîne soit réparée... »

Ce sont des écouteurs, identifia la jeune femme, sentant la boulette de fils emmêlés sous ses doigts.

Et elle ressentit plus d'affection pour lui qu'elle n'en ressentirait jamais de nouveau.

« J'en ai déjà, mais je les ai perdus quelque part, murmura-t-elle, sa voix rauque ne brisant même pas la délicatesse de l'instant. Merci. »

Harry partit, et elle alla tout de suite démêler les écouteurs pour les brancher sur son téléphone et aller quémander une nouvelle chaîne hi-fi à Trisha. Elle qui s'était levée tôt, elle commençait sa journée bien tard.

• § •

11 décembre 2022
France

« Louis, tu es prêt ? On y va nous, lança Océane derrière sa porte d'entrée.

- Je suis là dans une seconde, lui répondit Louis en finissant de mettre ses affreuses bottes fluo. Olive avait dit quelle heure ?

- Onze heures. Et il est dix heures quarante-cinq, alors tu ferais mieux de te bouger, râla Clotaire, qui détestait arriver en retard aux rendez-vous et à n'importe quel événement qui disposait d'une date d'arrivée précise.

- C'est bon, y'a pas le feu au lac, sourit le jeune homme en sortant de chez lui, faisant la bise à Océane et serrant la main de Clotaire. Ça fait longtemps que vous vous préparez ?

- Clo' s'est levé à huit heures ce matin, pouffa Océane en poussant le fauteuil de son petit-copain.

- Oui, parce qu'il fallait que je me fasse un shampoing.

- Sérieusement ? Trois heures pour se faire un shampoing ? Tu as beau tenir un salon de coiffure, tu n'es pas Raiponce mon ami, railla Louis, goguenard.

- Bon, d'accord, j'avais besoin de réfléchir aussi. »

Océane et Louis échangèrent un regard.

« On a le droit de savoir pourquoi ? S'enquit sa copine, qui savait d'expérience qu'il valait mieux ne pas trop se mêler de ses affaires quand il n'en avait pas envie.

- Non chou, c'est entre Louis et moi. On en parlera tout à l'heure. »

Et Louis percuta à ce moment-là. C'était à propos de ce qu'il lui avait dit la veille, alors. Lui-même n'en avait pas dormi, alors il n'osait pas imaginer l'état dans lequel Clotaire pouvait se trouver, en personne qui avait du mal à s'endormir l'esprit occupé.

Ce n'était en soi pas quelque chose de très grave ; Charlie lui avait dit, au début de l'année, que la raison pour laquelle elle n'approchant pas trop Harry, c'était qu'il lui faisait penser à l'un de ses proches décédés, et que ça la mettait mal à l'aise. C'était compréhensible, et Louis n'avait pas posé plus de questions. Jusqu'à ce que Ludwig lui sorte, venu de nulle part, que la personne à qui il lui faisait penser était le père même d'Harry. Et Louis avait eu beaucoup de mal à accepter l'information, parce qu'alors ça voudrait dire que Charlie avait connu le père d'Harry, et donc peut-être Harry lui-même, même s'il n'avait pas l'air de le savoir, lui.

En bref, Louis était perturbé par cette annonce, qu'elle soit vraie ou pas, et en avait fait part à Clotaire, qui était son oreille attentive quand il en avait besoin d'une autre que Charlie. Le fait était qu'il savait qu'il ne devait pas en parler à Harry, ni à Charlie, mais il commençait à se rapprocher d'Harry - le plus gros crush de sa vie - et il ne voulait pas lui faire trop de cachotteries, d'autant plus que Charlie, si elle se doutait de quelque chose, pourrait directement l'envoyer en enfer. Tout ça était trop de poids pour sa conscience.

Pour l'instant, Clotaire ne savait qu'une chose : Charlie fuyait Harry au début de l'année car il lui rappelait son père - à Harry - décédé. C'était tout, et pourtant tellement de choses. Clotaire savait pour le crush de Louis, et c'était justement à ce sujet qu'ils devaient parler : au cas où les choses se concrétiseraient, serait-il préférable de ne rien cacher à Harry, au risque de créer des problèmes avec Charlie ? Elle lui avait pourtant fait promettre de ne pas lui en parler.

« Alors parlons d'autre chose, lança Océane pour créer un peu d'animation, et surtout parce qu'elle était une vraie pipelette. Vous avez suivi l'histoire entre Gérald et Catherine ? On m'a dit que Gérald aimerait faire sa demande, vu que ça fait six ans qu'ils sont ensemble, mais il n'est pas sûr de la réponse de Catherine, alors ça le fait stresser ! Et Catherine, elle, a dit à sa meilleure amie, qui est une de mes voisines de classe, qu'elle pensait à passer à autre chose et le quitter ! Vous lui diriez, vous, que Catherine souhaite partir ?

- Oui, évidemment, répondit Clotaire aussitôt, éternellement sérieux. Il ne faut pas que Gérald achète une bague et organise quelque chose si Catherine compte partir.

- Surtout que ça le blesserait énormément de se faire rejeter et quitter dans la foulée, ajouta Louis, regardant les premières boutiques du centre se rapprocher d'eux. Mais je pense qu'il ne faudrait pas le lui dire frontalement, plutôt pousser Catherine à lui en parler. C'est mauvais signe si elle commence à tout gérer de son côté.

- C'est vrai. Mais est-ce que ce ne serait pas ajouter de l'eau dans le vin que de s'en mêler ? Objecta Clotaire en regardant Océane pour avoir son avis. Ça les irriterait beaucoup. De mémoire, Gérald n'aime pas qu'on s'occupe de son couple.

- Oui, vous avez raison. Le souci, c'est que Catherine m'a demandé de ne pas lui en parler à lui, le temps qu'elle se décide.

- Tu ferais mieux de lui dire que si elle part dans ce sens, son couple est déjà terminé, rétorqua Clotaire, négatif. Elle doit lui en parler, et communiquer avec lui. C'est un couple, ils sont deux ; elle n'a pas à décider seule. »

Ils étaient arrivés devant les Crustacés. Louis ravala la boule de stress qui lui remontait dans la gorge, et la sentit s'installer au milieu de son estomac. Il avait peur de voir Harry, de tout foutre en l'air avec lui, ou de divulguer des secrets qui ne lui appartenaient pas. Et des secrets, il y en avait un peu trop à son goût, entre les infos exclusives qu'il avait sur Charlie, ce qu'il avait appris la veille, ou même Leah, qui faisait beaucoup parler d'elle dans leur groupe ces temps-ci.

« D'ailleurs, vous avez vu que Niall a quasiment avoué l'existence de Leah à Harry ? Reprise Clotaire en attendant que les autres n'arrivent. Il faut qu'on évite d'en parler, nous. Ça pourrait le rendre curieux et ce n'est pas le projet.

- Encore des secrets ? Mais l'univers est contre moi, râla Louis en s'enfonçant dans son fauteuil. Comment je peux espérer être honnête avec lui si je dois lui cacher tout ce que chacun a envie de garder pour lui ?

- N'oublie pas que Will a beaucoup souffert de l'absence de Leah, et c'est encore dur pour lui d'évoquer son sujet, lui rappela Océane, compatissante pour le master. Il faut qu'on le soutienne dans sa peine.

- Franchement chérie, je suis plutôt de l'avis de Louis sur ce coup-là. Will fait de nous ses complices en nous forçant à ne pas parler d'une amie qu'on a en commun, juste parce que ça l'attriste qu'elle ne soit plus là. S'il avait vraiment envie de faire quelque chose pour elle, il trouverait une solution pour la faire sortir de l'hôpital, au lieu de tous nous priver du souvenir de notre camarade. Il est égoïste et trouillard, et je ne cautionne pas ce silence qu'il nous impose autour d'elle. »

Louis était partagé, lui. Leah était quelqu'un d'important pour Will, évidemment, c'était sa copine, et il savait que si lui-même perdait Charlie du jour au lendemain, grièvement blessée et sans aucune nouvelle possible pendant six mois et plus, il irait vraiment très mal. Mais mentir à Harry le mettait encore plus mal à l'aise. Il avait limite plus envie de tout lui raconter à propos de Leah et de taire la partie sur son père que de lui cacher les deux, ne serait-ce que pour apaiser un peu sa conscience.

« Ah, Harry et Niall arrivent, remarqua Clotaire, et tout de suite le visage préoccupé d'Océane se métamorphosa alors qu'elle se tournait vers Harry, dont la démarche et l'allure démontraient la fatigue.

- Oh, Harry ! Je n'attendais plus que toi ! S'exclama-t-elle en s'avançant à sa rencontre pour le serrer dans ses bras. »

Louis n'étais pas surpris ; l'une des premières recommandations d'Olive à propos d'Harry, hormis celle de ne pas hurler, était de le traiter le plus doucement possible, parce qu'il baignait en plein dans une période très compliquée émotionnellement parlant, et qu'il était exténué. Elle leur avait même dit que sa présence ne tenait qu'à un fil, autrement il serait reparti se coucher. Et alors qu'il était encore dans les bras d'Océane, à moitié affalé sur elle, Louis pouvait constater qu'en effet, les traits de son visage étaient tirés, et sa voix était plus basse que d'habitude.

« Louis, le salua Niall en venant lui serrer la main.

- Niall. Tu as pu lever la bête ?

- Il n'a pas été spécialement difficile à convaincre, mais oui, se vanta l'irlandais en bombant le torse.

- Si vous ne vous détachez pas l'un de l'autre dans l'instant je me verrai obligé de laisser ta tignasse à son sort pour l'éternité Harry, menaça Clotaire en s'avançant vers les deux, toujours enlacés. Oh bah dis, je pourrais faire du toboggan sur tes cernes, commenta-t-il, surpris, quand le bouclé releva la tête.

- Fais-toi plaisir, autant qu'elles servent à quelque chose, souffla-t-il en un petit rire, et Louis s'en voulut un peu, mais il le trouva tout de suite adorable. »

Et Harry se pencha pour faire un câlin aussi à Clotaire.

S'il l'a fait pour eux deux, ce n'est pas étrange si j'en demande un aussi!

« Moi aussi je veux un câlin ! S'exclama Louis, la voix volontairement un peu enfantine, en croisant les bras comme pour bouder. »

Ce n'était pas un comportement des plus adultes, mais il savait que ça faisait marrer les autres, et en l'occurrence, Harry était totalement dans le mood pour apprécier le genre.

« Attends j'arrive, sourit-il justement en contournant le fauteuil de Clotaire, qui darda sur lui un regard attentif aussitôt qu'il eut le dos tourné. »

Louis tira doucement sur sa main quand il la serra pour l'attirer dans un câlin lui aussi, et retint sa main dans la sienne juste pour le fun de l'avoir, pour une fois. Et il se retint de sourire encore plus quand il sentit la paume d'Harry devenir un peu moite.

« Je vois qu'on arrive en dernier, sourit Olive en arrivant, suivie de Lucas, alors qu'Harry se redressait. C'est quand même un comble vu que c'est nous qui recevons.

- Je suis du même avis. C'est pourquoi je décide que je me barre, blagua Louis en plaçant ses mains sur les manettes de son fauteuil. »

Seulement il se retrouva embêté car il avait les grandes jambes d'Harry qui le bloquaient devant et le fauteuil de Clotaire qui le bloquait derrière. Et à son grand regret, son moyen de transport ne maîtrisait pas les pas châssés.

« En fait non, dit-il après ces constats sur le même ton que précédemment, et l'enchaînement des événements fit rire Harry, ce qui lui fit esquisser un sourire stupide lui-même.

- Merci de nous honorer de ta présence en tout cas, ça faisait longtemps que je t'avais pas vu, sourit Lucas à Harry en venant lui faire la bise, suivi d'Olive. Toi aussi, Louis, on ne te voit plus !

- Oui, désolé, je n'ai plus du tout le temps de passer cette année, quand je ne suis pas en cours ou en train d'y aller je dors, m'excusai-je honnêtement. Mais je passe récupérer un sandwich, de temps en temps. Quand j'ai le temps de manger.

- Et c'est une bonne chose, mais ne néglige pas ta santé, hm ? Ironisa Olive, qui savait pertinemment qu'avec Louis, on n'était jamais sûr d'avoir plus d'un repas par jour. Comment va Charlie, en ce moment ?

- Harry a dû vous dire qu'entre eux ça va mieux, j'imagine ? Demanda le jeune homme à demi-mot. »

Les deux acquiescèrent.

« Ce qui est une bonne chose, d'ailleurs, ajouta Olive.

- Nous sommes bien d'accord là-dessus. Eh bien il n'a pas tort ; elle a moins de mal à accepter sa présence, et apparemment ils se seraient parlé une fois ou deux, mais elle n'a pas voulu m'en dire plus. Elle m'a quand même avoué qu'elle s'en voulait d'avoir agi comme ça au début de l'année. Mais du coup, elle est plus détendue aussi, vu qu'elle n'a plus à s'inquiéter pour ce sujet.

- C'est cool, vous avez le temps de sortir, un peu ?

- On est sortis au début de l'année, mais pas depuis, non. Mais je sais que Ludwig s'occupe d'elle à ma place, il a plus de temps. »

Lucas acquiesça, concerné, puis Louis tourna la tête vers le reste du groupe en se frottant les mains.

« Quand c'est qu'on entre ? Râla-t-il pour voir si les trois mecs réunis autour de la porte parvenaient à l'ouvrir. J'ai froiiiiid. »

Harry accourut pour lui passer son manteau.

« Si vous pouviez vous dépêcher d'ouvrir ça m'irait aussi, ricana le paraplégique en voyant l'empressement du plus jeune.

- On n'a pas le code, s'excusa Harry en grimaçant, et Louis se souvint vaguement qu'en effet, les commerces du campus avaient la sécurité de clef +code pour pouvoir s'ouvrir.

- Ho oui merde je l'ai pas donné, s'exclama Olive en s'approchant de la porte pour entrer le code. Désolée, c'est devenu tellement machinal que j'ai pas pensé...

- T'inquiète, je ne suis pas encore glaçon alors c'est bon, désamorça Louis pour qu'Harry n'enlève pas son manteau, parce qu'il était réellement en train de commencer à le faire. »

Il resta sur le perron le temps qu'Olive passait chercher ses affaires dans son bureau - elle passait le week-end chez Lucas, et avait besoin de faire un petit passage ici avant d'inviter tout le monde à manger -, et tout le monde ressortit de la boutique rapidement, avant de prendre la direction du quartier des maisons.

« Désolée de vous faire faire ce détour pour rien, s'excusa-t-elle auprès de ses invités en ressortant.

- Mais non mais non, sourit Océane en l'étreignant contre elle. C'est sympa de vous voir tous en esquimaux un dimanche matin, ça change de l'habitude. »

En effet, le mois de décembre était bien là, et le vent qui soufflait entre les immeubles était glacial. Chacun était basiquement vêtu d'une grosse doudoune, d'une écharpe, de gants pour certains, et de grosses bottes fourrées pour les deux fauteuils.

« On est d'accord que vous ne les sentez pas ? S'assura Harry soudain, lorgnant sur les bottes fourrées qu'arboraient Louis et Clotaire.

- Ouais, mais perso j'ai pas envie de me faire amputer alors je les garde au chaud, sourit Clotaire de toutes ses dents. Et puis Louis tout le monde voit bien que c'est pour le style. »

Louis n'osa même pas regarder ses pieds. Il savait qu'il avait un manteau blanc et un pantalon rouge, alors s'il baissait les yeux vers ses bottes vertes, ce serait la fin de tout.

« Va te faire foutre, lui sourit-il d'un air aimable. 

- Admets quand même que cette alliance... Non, tes bottes, sont dégueulasses, insista Clotaire, pince-sans-rire.

- Ah mais ça c'est un fait ; par contre, toi qui t'habilles comme pour aller faire du ski alors que t'es incapable de croiser les orteils, ça c'est ridicule, contra Louis.

- Je t'emmerde, lui envoya son ami en retour. D'où te viennent ces bottes déjà ? »

Fais genre que t'as oublié ouais.

« C'est toi qui m'as volé les miennes à Noël et qui m'as offert celles-là, connard.

- Si tu veux. Mais ne suis-je pas ton connard préféré ? Ricana le coiffeur, en regardant Harry du coin de l'œil, en train de s'éloigner d'eux car appelé par Lucas un peu plus loin. Bon, il est parti. Donc hier, tu m'as dit que Charlie t'a dit quoi ?

- Elle rien, c'est Ludwig qui m'a dit que la raison pour laquelle Charlie refusait d'approcher Harry au début de l'année, c'était pas qu'il lui faisait penser à l'un de ses proches décédés, mais au père d'Harry directement, et c'est beaucoup plus gros, comme secret.

- Ouais. Et toi tu en as conclu quoi ?

- Que si elle connaissait le père d'Harry, alors il y a des chances qu'elle l'ait connu lui, sauf que je comprends pas trop comment lui-même ne peut pas se souvenir d'elle. Je veux dire, au début de l'année il nous bassinait pour savoir comment elle était et tout, et il n'a jamais mentionné quoi que ce soit à propos d'une rencontre antérieure entre eux. Je trouve tout ça un peu bizarre.

- Surtout qu'il a quand même cette fascination pas vraiment anodine envers elle, appuya Clotaire, qui avait les sourcils froncés. Mais tu tiens ça de Ludwig, non ?

- Ouais.

- Tu sais comment il lui a fait avouer ça ?

- Aucune idée.

- Est-ce qu'on peut s'y fier, alors ?

- Je sais pas. Mais moi c'est pas tant ça qui m'inquiète, c'est surtout qu'il me semble me souvenir qu'Harry n'a jamais connu son père, et... »

Clotaire fit une tête surprise amusante.

« Oh le bourbier. Je comprends pourquoi Charlie ne t'avait pas dit a qui précisément Harry lui faisait penser.

- Voilà. Et je t'avoue que ça, plus Leah, ça fait un peu lourd pour moi. J'ai peur de dire quelque chose de travers. Surtout que tu n'as pas tort, Will nous a tous rendus complices, avec cette histoire de disparition. Il fait comme s'il n'avait jamais été en couple, et nous on ne parle pas d'elle, mais j'ai vraiment peur qu'Harry nous déteste s'il se rend compte qu'on lui a tous ment- »

Il releva la tête juste avant de dire il sa phrase, détectant la présence d'Harry au-dessus d'eux.

« Vous parlez de quoi ? S'intéressa le bouclé, créant un silence de stupeur prolongé chez Louis. »

Malgré le fait que son visage indiquât qu'il n'avait pas conscience de les avoir interrompus dans une discussion à laquelle il n'était pas du tout convié, Clotaire le regarda durement.

« Harry, on ne se mêle pas des affaires des autres, hm ?

- ... Oh, pardon- excuse-moi, je n'avais pas réalisé que- Désolé, bafouilla le plus jeune en comprenant le souci, les regardant tour à tour avant de faire un pas de recul. Je... M'en vais. »

Et effectivement, il s'enfuit à l'avant du groupe, avec Niall et Océane. Louis, à l'arrière, le regarda partir et soupira, la tête pleine de remords.

« De toute façon il le saura bien assez tôt, rétorqua Clotaire en voyant sa tête. Ce n'est pas un trop gros mensonge de lui cacher maintenant.

- Niall m'a dit qu'il sait déjà, tenta le choriste en suppliant son ami du regard.

- Faux, il a dit qu'Harry a compris, mais il ne sait pas. Will ne lui a rien dit encore.

- Et il attend quoi ?

- Que quelqu'un lui dise de se grouiller. Il a trop peur, et il fait genre qu'il a beaucoup de boulot alors qu'il fait ses devoirs des semaines à l'avance et que le concert de Noël pourrait se jouer demain sans problème. »

Louis soupira à nouveau en voyant la silhouette du bouclé étouffer un rire dans sa manche, encouragé par ses deux voisins, écroulés à côté de lui.

« Hey, il t'en voudra pas, voulut le rassurer Clotaire, qui comprenait ce qui le tracassait.

- Bien sûr qu'il ne m'en voudrait pas s'il n'y avait que ça, mais Charlie... »

Il ne savait même pas comment l'évoquer. Charlie qui connaissait mieux son père que lui, alors qu'il ne l'avait jamais connu lui-même. Et Charlie qui lui cachait ce fait, et qui défendait Louis de lui en toucher mot.

« Ça c'est un autre problème, et tu laisses Charlie se démerder avec ses soucis, l'interrompt Clotaire dans ses lamentations internes. Il a Ludwig si besoin pour tout lui raconter, alors c'est bon. Et il mettra pas longtemps à capter pour Charlie. T'as vu ce que ça a donné pour Leah. »

Tu parles d'elle comme s'il s'agissait d'un cas simple. Mais il y a tellement de choses à découvrir que je pense qu'il n'en saura jamais que la moitié.

• § •

Une bonne heure et demie plus tard, ils étaient en train de manger, et après avoir discuté avec Harry, l'avoir fait rougir en manquant l'embrasser, et l'avoir eu plusieurs minutes assis sur ses genoux - sans compter la vue qu'il avait eue sur ses fesses quand il était passé du fauteuil au canapé -, Louis abordait un nouveau sujet de conversation, qui lui permettrait de clore définitivement le sujet de l'éloignement de Charlie au début de l'année. Il comptait mentir à son crush, pour tenir l'engagement qu'il avait fait auprès de sa meilleure amie, et ainsi ne pas manquer faire de bourdes dans l'avenir.

« D'ailleurs j'allais oublier, reprit-il après avoir parlé un peu de la relation qu'entretenaient Charlie et Ludwig : j'ai obtenu de Charlie qu'elle retire Jacques de la House définitivement. Et elle m'a confirmé le fait que c'était uniquement pour que tu ne l'approches par hors des répétitions tutti et ténor basse.

- Tu sais pourquoi elle ne voulait pas que je l'approche ? Demanda Harry, curieux. »

On y est. Pas de conneries, moi-même, déglutit Louis discrètement.

« Non. Et Ludwig non plus. »

Harry plissa automatiquement les yeux, et Louis se sentit mourir de stress. Il n'y avait rien de plus faux que ce mensonge, alors s'il lui demandait de s'expliquer, il se trahirait immédiatement. Mais Harry s'apprêtait à poser une question, et craignant de ne pas pouvoir y répondre, il s'engagea directement sur une explication rapide et efficace.

« Je le lui ai demandé. Lui aussi aimerait bien savoir, et il souhaiterait que tu devines, parce qu'apparemment tu décèles rapidement les secrets. Je demande à voir. »

Harry sembla se prendre au jeu, et son attention fut détournée de Jacques. Louis aurait pu en mourir de soulagement, alors que le plus jeune se penchait pour lui chuchoter à l'oreille :

« Leah n'est pas morte et vous vous êtes bien foutus de moi. »

Ça fit sourire le paraplégique, ce petit ton victorieux que son crush avait quand il parlait.

« Fort. Très fort. Mais ce n'était pas... non, je vais me taire. Parlons d'autre chose. Tu as fait quoi pendant les vacances ? »

Ce n'était pas de notre faute.

• § •

12 décembre 2022
France

Charlie était tourmentée.

Dans la journée, ils avaient eu des répétitions avec le chœur, et Charlie n'avait pas pu ignorer la fatigue évidente d'Harry, qui n'avait pratiquement pas parlé, chanté du bout des lèvres, et dont la respiration s'essoufflait au bout de quelques mots quand il chuchotait avec quelqu'un. Il n'avait pas dormi sur son siège, mais elle aurait presque préféré qu'il le fasse.

Cependant, ce n'était pas la seule chose qui lui restait en tête.

La répétition tutti avait à peine commencé que Harry avait reçu un appel sur son téléphone. Ce genre de motif conduisait en général à une exclusion du chœur pour la durée de la répétition, mais faute à la fatigue du garçon et à son espoir quand il avait demandé à Charlie s'il pouvait décrocher, elle le lui avait accordé, à la condition qu'il sorte du bâtiment - car une discussion téléphonique était trop forte pour qu'elle puisse l'ignorer.

C'est là qu'arrive l'objet de mille et une questions internes.

Lorsqu'Harry avait décroché, il avait clairement indiqué qu'il parlait à sa mère. Mais Charlie avait eu le temps d'entendre la voix de la mère en question, et son timbre, sa manière de parler lui avaient fait l'effet d'un électrochoc mental, qu'elle ne parvenait pas à s'expliquer. Elle était persuadée de ne pas connaître cette dame ; elle ne l'avait même pas croisée ni entendue parler la seule fois où elle avait mis les pieds sur le campus, en août. Alors elle tournait en rond dans son salon, essayant pauvrement de déterminer à qui elle lui faisait penser, et pourquoi ça le rendait aussi nerveuse. Ça devait faire une heure qu'elle cherchait, et elle sentait qu'elle ne toucherait pas au but.

Tant pis, soupira-t-elle en se laissant tomber sur son canapé. Ça me reviendra une autre fois.

Elle avait autre chose en tête à présent ; ces derniers temps, Harry était exténué - la répétition de la matinée était un nouvel exemple de ce constat - et ça l'inquiétait, puisque selon Louis, qui le croisait de temps en temps et acceptait de l'espionner un peu pour elle, il ne mangeait plus beaucoup non plus. Elle ne traitait pas particulièrement Harry en faveur, c'était son devoir que de s'inquiéter pour les jeunes sous sa responsabilité, s'ils avaient des problèmes, d'ordres familial ou professionnel.

Et dans ce genre de situation où elle soupçonnait qu'Harry ne vive pas très bien au sein du campus, elle se devait d'aller lui rendre une petite visite. Elle se saisit de son téléphone et envoya un message à Louis pour décommander ce qu'ils avaient prévu pour la fin d'après-midi - peut-être que sa visite chez Harry serait longue.

De: Charlie
À: Louis_Tom
Le: 12.12, 16h20
Ne viens pas à la maison ce soir, je sors.

De: Louis_Tom
À: Charlie
Le: 12.12, 16h20
Je peux savoir?

Elle appréciait qu'il s'inquiète, mais il avait assez joué aux enquêteurs pour elle. Il méritait de se reposer.

De: Charlie
À: Louis_Tom
Le: 12.12, 16h20
Non.
Passe une bonne journée.

Elle rangea son téléphone dans sa poche et se prépara à sortir, n'oubliant pas ses écouteurs sur sa commode.

• § •

Charlie ne s'était rendue chez Niall qu'une seule fois, un soir où elle était complètement bourrée et ne parvenait plus à s'orienter assez pour rentrer chez elle. Elle espérait qu'il n'ait pas changé d'adresse depuis.

En arrivant devant le quartier des logements de médecine, elle ralentit le pas pour se diriger. De mémoire, c'était en ligne droite sur pas mal de pas, puis elle s'était gamellée, puis elle avait tourné à gauche, marché un peu, et c'était là. Bon, pour la prévision des infos il faudrait en vouloir à son subconscient ivre.

Toujours est-il qu'elle se dirigea comme ça, et qu'en dix minutes elle entrait dans le hall de l'immeuble qu'elle estimait être le bon. Elle fut rassurée de sentir la même odeur qu'autrefois, qui lui indiquait qu'elle était au bon endroit, mais vérifia quand même que les noms qui l'intéressaient étaient bien sur les boîtes aux lettres du hall. Elle dut faire parcourir son doigt longtemps sur les cases de métal, mais elle reconnut bientôt le nom d'Harry, écrit dans un braille grossier. La boîte était sur la quatrième ligne - elle avait le bras levé au maximum -, ce qui signifiait qu'il était au quatrième étage.

Elle choisit de prendre l'ascenseur, et fut déçue de voir que son pass de master, qui lui avait permis d'entrer, ne fonctionnait pas avec l'engin ; il fallait nécessairement avoir la clef propre à l'immeuble, et elle ne l'avait évidemment pas, pas plus qu'elle n'avait son passe-partout avec elle.

Alors prenons les escaliers, soupira-t-elle intérieurement en poussant la lourde porte coupe-feu sur la droite du hall.

Elle essaya de déterminer en montant ce qu'elle pourrait bien demander à Harry - s'il allait bien éventuellement, s'il dormait bien, tout ça - mais elle se rendit compte qu'elle n'était pas sûre de pouvoir l'aider. C'était son rôle, mais elle l'avait tellement ignoré depuis le début de l'année qu'en fin de compte, elle n'était pas la mieux placée pour lui dire de s'intégrer ou d'autres conneries du genre.

D'autant plus qu'il vit avec Niall, qui est très protecteur et lui a sans doute déjà parlé mille fois.

Au final, quand elle posa les pieds sur le quatrième palier, elle n'était plus vraiment sûre de la raison de sa venue ici. Était-ce vraiment pour parler à Harry ? Ou lui poser des questions sur sa mère ?

Elle tendit l'oreille pour déterminer lequel des deux appartements du palier appartenait à Harry et Niall, et elle se rabattit sur celui de gauche quand elle entendit des éclats de voix à l'intérieur. Voix enjouées, par ailleurs.

« Elle l'a ? Entendit-elle de la part d'Harry, dont la fatigue était toujours palpable mais qui semblait heureux de voir... elle ne savait quoi.

- Je pense qu'ils l'ont composée à deux, répondit Niall. Ce n'est pas étonnant qu'elle en ait une trace avec elle. »

Elle s'assit contre la porte d'entrée, les sourcils froncés. De quoi est-ce qu'ils parlaient ?

« Incroyable, souffla Harry, visiblement émerveillé. 

- Tu veux que je t'accompagne ? Proposa l'irlandais, et Charlie devina qu'ils parlaient de musique, même s'il lui semblait que Niall ne jouait pas d'instrument, à moins qu'il n'ait caché une cornemuse irlandaise tout ce temps.

- Je ne savais pas que tu savais en jouer ! C'est trop cool ! Réagit Harry - il ne devait donc pas s'agir d'une cornemuse irlandaise. »

Il y eut un petit moment de flottement, puis Charlie entendit le son caractéristique d'un harmonica, ainsi que des notes qu'elle connaissait bien. Une appréhension désagréable se glissa dans sa colonne vertébrale.

« Bonsoir monsieur, madame, commença Harry, d'une voix plus légère qu'à l'accoutumée, et ces paroles chantées par cette personne mirent la jeune femme très mal à l'aise, aujourd'hui, j'te dis tout, j'voudrais parler en 'tu', car je n'aime pas le 'vous' , j'trouve que ça m'vieillit, et moi j'veux rester p'tit, un gamin pour la vie, sans mouchoirs ni cris »

Dehors, Charlie se repositionnait contre la porte, perturbée.

« Alors vas-y, j'te dis tout, sur le drame que j'vis, un quotidien en enfer, voilà où j'suis, j'voudrais m'en aller, m'évader loin de tout, gngngn de ce monde et partir je n'sais où, pouffa Harry, faisant rire Niall aussi et hoqueter l'harmonica. Ce monde m'étrangle, m'écrase et me brûle, me détruit, m'empêche de vivre dans ma bulle, alors laisse-moi partir, loin de tout juste m'enfuir, laisse-moi courir loin laissant c'monde à bannir, si tu m'dis qu'le suicide est un péché alors, qu'ils disent comment je pars, sans me faire du tort, qu'ils me transforment en c'que, les médecins appellent fou, et peut-être qu'un jour j'y verrai dans le flou- Alors cher, monsieur D, aide-moi, aime-moi, reprit-il pour la partie aigüe, qui manifestement n'était pas très adaptée à sa voix, moi j'n'y arrive pas, dans ce monde que je vois! Dans ce monde de luttes, où l'homme n'est qu'une brute, où l'amour n'est plus rien, que querelles et disputes j'voudrais m'écrire un monde, une planète, rien qu'à moi, une planète sur laquelle, je me sentirais moi, un monde nouveau sans chaînes, dépourvu de haine, une planète sur laquelle, tu me donnerais des ailes! Un nouvel univers, où les larmes les peines, ne s'raient qu'un mythe qu'une putain de légende urbaine! Alors laisse-moi partir, dis-moi comment m'enfuir, assez d'questions posées, laisse-moi j'veux tout quitter »

Elle n'aimait pas quand Harry chantait cette chanson. Elle savait les conditions de son écriture, et penser qu'Harry puisse ressentir ces mêmes choses que Ludwig, ces sentiments, cette détresse, ça animait une partie de son cerveau d'une manière qu'elle avait du mal à saisir.

« la seule chose que j'aime, dans ta création l'homme, c'est qu'elle peut rêver chaque nuit comme les mômes, qu'on soit vieux jeune vilain, gentil ou encore moche, on a le droit d'rever dans même rien dans les poches, mendiant j'implore le soir, je mendie, de l'espoir, mais la vie est radine madame garde sa morphine, parce que j'ai pas payé, ou du moins pas assez, né d'parents sans fortune elle me refuse la lune puisque certes dans ce monde, on n'peut vivre, sans ces nombres, que tes enfants ont transformé en méchants monstres, chaque mois tu en gagnes, chaque jour, tu en perds, l'addition est sévère, j'rends la note j'quitte l'enfer! »

Cette chose dans son crâne s'amplifiait, sans qu'elle ne parvienne à mettre le droit dessus. C'était comme quand elle pensait à la mère d'Harry, plus tôt, mais en plus fort encore, et plus obsédant.

« c'est vrai, j'm'avoue p't'être vaincu, j'l'avoue, j'l'assume, la vie m'bouffe avec un sale goût d'amertume alors, entends-moi hurler, gerber toutes mes tripes, dans ce son qui conte la vie d'un con pessimiste - Harry sourit - et j'me sens seul putain! Personne me tient la main! Personne avec qui partager cette gloire putain! J'marche seul sur un chemin, qui semble sans lendemain, j'accélère mais personne, ne m'attend à la fin! Alors chaque soir je bois, je me tronche la gueule! Pour oublier qu'au fond, le succès, ça rend seul! »

Elle y était presque. Presque.

« Peu d'amis, plus de vie, j'suis enfermé sous vide, plein d'ennemis, plus d'sortie, Dieu, j'ai besoin d'un guide! Certains bouffons diront, que j'abuse, qu'j'exagère, bah qu'ils s'emmerdent ces cons car j'suis jeune et j'galère! Dans ma tête c'est l'bordel, qui a éteint la lumière, maman j'n'y vois plus clair, j'ai besoin qu'on m'éclaire! »

Et ce fut soudain la libération. Un souvenir se déroula devant ses yeux, si ancien qu'elle en avait encore des images. Et parmi elles, elle reconnut ce visage penché sur elle comme étant celui d'Anne Styles.

« Hey, pourquoi tu pleures petit ange ? Fit une voix à côté d'elle, qu'elle attribua à la femme de Desmond, et la mère de Bébé Harry .

- Bébé Harry il n'entend pas la musique, renifla simplement l'enfant en levant ses yeux vers elle. Et c'est triste parce que moi j'aime bien la musique.

- Tu sais, chuchota Anne en se mettant à sa hauteur, moi je sais comme toi qu'Harry t'a entendue tout à l'heure, pendant que tu chantais. Les autres te diront le contraire, mais je sais ce que j'ai vu, et toi aussi, n'est-ce pas ?

- Oui, fit Charlie avec un sourire.

- Alors ça restera notre secret, d'accord ? On te l'a déjà dit, mais Harry est sourd, et entendre quoi que ce soit est tout bonnement impossible pour lui, ses oreilles ne fonctionnent pas comme il faut. Pourtant, toi, je sais qu'il t'a entendue chanter, et c'est pour ça qu'il s'est réveillé. Petit ange, murmura-t-elle encore plus bas, tu risques de vivre des choses difficiles, mais n'oublie pas que tous les petits enfants comme Harry, qui n'entendent pas, ne voient pas et ne peuvent pas bouger, tous ces petits enfants, tu peux les faire sourire quand tu chantes, tu comprends ? »

Charlie hocha la tête, concentrée.

« Si un jour tu revois mon fils, reprit-elle la voix serrée, aide-le, j'ai le pressentiment qu'il sera un peu perdu à ce moment là; quel que sera son âge et le tien, pourras-tu chanter pour lui, et pour tous les enfants du monde ?

- Je te le promets maman de Harry, je te le promets sur le soleil et sur la Lune ! S'exclama Charlie en topant sa main pendue dans le vide contre la sienne.

- Ah, tu promets ? S'amusa la femme en face d'elle, se déridant doucement. Tu sais qu'une promesse c'est très important n'est-ce pas ? Simplement me dire que tu le retiens me suffit.

- Oui, mais moi je veux vraiment beaucoup me souvenir que je dois aider Harry quand je le verrai plus tard, donc je promets et je m'en souviendrai ! »

Oh putain non Anne, réalisa Charlie, en repensant à tout ce qu'elle avait fait subir à Harry, et qui allait à l'encontre total de cette promesse.

« D'abord c'est le bonheur, quand tu donnes à ton cœur, à bouffer un amour, qui calme tes douleurs, continuait Harry, qui ne savait pas qu'il avait un public attentif à chaque parole, tu oublies ton malheur, mais au fond c'n'est qu'un leurre, dans cette génération d'cons remplis de menteurs! »

Ce mot s'abattit comme une pierre sur les épaules de la jeune femme, qui sentit un frisson de terreur la parcourir, ses pensées en déroute totale.

Je t'avais promis mais je suis pas une menteuse je te promets je suis désolée!

« Une fois le cœur brisé, plus besoin d'l'appeler, la solitude débarque elle vient vite te trouver! Elle attend pas qu'tu ouvres, non! - sa voix craqua, et Charlie se sentait prête à pleurer devant ce bruit similaire à celui des larmes - elle entre sans frapper, tes coups de blues sont pour elle un quatre-heures à bouffer! Alors toi -Attends j'ai plus d'air, toussa Harry, qui dégagea ses cordes vocales d'un coup.

- T'inquiètes, rit Niall, je pensais pas que tu tiendrais aussi longtemps !

- Moi non plus honnêtement... Par contre je me sens trop bien ! »

Maigre consolation, songea la jeune femme derrière la porte.

De honte, elle s'en détacha et descendit l'escalier, se sentant horriblement mal. Elle avait besoin d'un câlin.

Je vais tenir ma promesse quand même, Anne. Pardonne-moi de ne pas l'avoir fait plus tôt.

• § •

18 décembre 2022
France

C'était une répétition tout ce qu'il y avait de plus normal, pourtant Charlie avait la tête occupée. Depuis la semaine précédente, elle avait établi qu'elle devait se forcer à se rapprocher d'Harry, pour pouvoir devenir son amie et essayer de lui libérer un peu l'esprit, car, elle le pressentait, son humeur fatiguée avait peut-être à voir avec son obstination à s'éloigner de lui. Ainsi, si elle devenait pour lui un moyen de se sentir mieux, elle accomplirai ce qu'elle avait promis à sa mère quand elle était petite, à savoir l'aider quand il allait mal.

Elle avait conscience de ne pas être concentrée, et Thomas le lui avait déjà fait remarquer plusieurs fois, mais quand son cerveau s'arrangea pour écouter la voix d'Harry confondue parmi celles des barytons, et qu'elle entendit ses efforts et ses tentatives pour chanter la partition correctement, malgré quelques écarts et nuances un peu glissantes, elle se sentit sourire malgré elle, la tête pleine de ses babils quand il était bébé - elle se souvenait l'avoir porté, le même soir où elle avait fait sa promesse à Anne - et de ses tentatives à elle, dans le chœur de Zayn.

« Continuez comme ça, vous êtes en train d'endormir Charlie, lança soudain Thomas depuis son piano, dans une énième tentative de la réveiller - ce qui fonctionna, mais avec un petit temps de retard ; elle ne parvint pas à cacher son sourire assez vite, et les étudiants en face d'elle s'en réjouirent un peu trop à son goût. »

Elle entendit néanmoins Harry souffler un sourire, lui aussi, et ça lui mit du baume au cœur.

• § •

24 décembre 2022
France

Difficile d'ignorer les murmures qui s'envolaient sur son passage, alors qu'elle sortait de sa loge.

Le concert de Noël avait été un peu mouvementé à mettre en place, avec toute une partie de la chorale incapable de chanter, mais Louis et Harry avaient réussi à la convaincre de rester, et de faire travailler ceux qui le pouvaient encore. Alors elle était en train de réunir les troupes, pour aller les installer sur la scène avant le lever du rideau.

Mais ce qui faisait parler, alors qu'elle traversait les différents groupes de choristes amassés çà et là, c'était sa tenue. Parce que Charlie s'était enfin décidée à mettre la robe de Factorielle, et que c'était officiellement la première fois qu'elle s'habillait autrement qu'avec son costume pour un concert.

Qui eut cru qu'elle trouverait un sens à sa vie aussi rapidement.

• § •

16 février 2023
France

Depuis plus d'un mois, Ludwig ne se sentait pas très bien. Enfin, moins bien encore que d'habitude. Et s'il avait pendant un temps cru avoir trouvé la source de son manque d'humeur, il l'avait d'autant mieux isolée après avoir vu Charlie et Harry discuter tranquillement au début du mois, sur le chemin d'une répétition. Comme si elle était amie avec lui. Alors qu'il savait bien, lui, qu'elle ne le supportait pas. Elle le lui avait dit au début de l'année. Et Charlie ne revient jamais sur sa parole, il le sait ; elle n'a jamais fait partie de ces gens qui changent. C'était ce qu'il aimait chez elle.

Il avait décrété, avec Harry, qu'ils étaient amis ; après tout, ce garçon le fascinait énormément, de par sa personnalité et ce qu'il dégageait, qui était si différent de tout ce qu'il avait toujours connu. Mais il avait tôt fait de constater que ce garçon si différent était ce qui avait fait changer Charlie. La seule personne qu'il ait jamais espéré posséder, et qu'il ne voulait jamais voir changer.

C'est pourquoi il avait convié Harry à une discussion, moins d'une heure après les avoir vus ensemble, et qu'il l'attendait, nerveux comme pas permis. Il sentait que ce qui allait être dit n'allait pas lui faire plaisir ; ils allaient s'éloigner du campus, mais ce trac lui tordait toujours l'estomac. Il entendit Harry approcher soudain, et il releva la tête pour s'assurer qu'il était seul. C'était le cas.

« Tu voulais me voir, dit Harry sobrement, le regard habité d'une lueur que Ludwig ne lui reconnut pas vraiment.

- Oui. »

Alors toi aussi tu changes? Tu es comme les autres, finalement.

Il se mit en marche, Harry le suivant, et ils partirent dans l'extrémité nord du campus, là où il n'y avait rien d'autre que du vent et des camions vides.

« ... Alors, de quoi veux-tu parler ? Demanda Harry, ses yeux verts fichés dans ceux du jeune homme, qui cherchait un moyen d'amener le sujet sans trop se dévoiler. »

Il avait encore en tête tous ces moments où il les avait vus, lui et Charlie, en train de papoter après une répétition, ou de partager une courte discussion. Lui n'avait pas le droit à ça, jamais ailleurs que chez elle. Et en soi, ça lui allait, mais il ne supportait pas cette idée d'avoir quelqu'un d'autre que lui proche de Charlie - pour Louis, il y avait longtemps qu'il ne pouvait plus rien y faire.

« C'est... C'est délicat, finit par soupirer le roux. Depuis quelques temps, j'ai remarqué que tu t'étais rapproché de Charlie. Et je veux que tu arrêtes. »

Et ses yeux retournèrent au fond des siens, dissuasifs quant à l'envie du garçon de répondre - de poser des questions plutôt.

Cette dissuasion n'eut pourtant pas grand effet, et Harry redressa sa tête, avec ce regard éberlué qui lui allait si bien.

« Quoi ? Tu veux que quoi ? Répéta-t-il, interloqué.

- Que tu arrêtes de te rapprocher de Charlie, répéta Ludwig à son tour, toujours aussi sérieux.

- Mais pourquoi ? »

Ludwig soupira lourdement. Il n'allait quand même pas lui donner la raison principale, ce serait bien trop humiliant. Et connaissant Harry, il lui poserait encore mille questions après.

« Parce que. Arrête, c'est tout, répondit le jeune homme, laconique. »

Harry garda le silence un instant.

« Je ne comprends pas.

- Il n'y a rien à comprendre.

- Bien sûr que si. Pour quel motif devrais-je arrêter de voir l'une de mes amies ? »

Le dernier mot fit grincer des dents au dealeur.

Amie. Ils sont amis. Alors que moi je n'en fais même pas partie.

« Parce que ça me soule, cracha Ludwig. T'es content ?

- Pas vraiment. Pourquoi tu veux m'écarter ?

- C'est une demande d'ami à ami, Harry.

- Ça ne répond pas à ma question. »

Ludwig regarda le sol, clairement embêté de devoir révéler une partie de ce qu'il ressentait. Ça ne lui ressemblait pas, de devoir faire ce genre de déclaration.

« Je... Louis et toi, vous m'évinçez complètement. Vous êtes toujours avec elle, et je ne peux pas venir et me taper l'incrust' pour avoir ce droit-là moi aussi.

- Pourquoi pas ?

- Il y a plusieurs façons de répondre à cette question, marmonna le jeune homme pour lui-même. Parce qu'elle vous préfère à moi, éclaircit-il d'une voix plus forte. Et que moi, je ne suis que l'ami de l'ombre, l'ami qu'elle ne voit que quand elle va mal. Elle ne veut pas nous mélanger.

- Je ne comprends toujours pas, soupira Harry, ennuyé. Pourquoi tu me dis ça ? Pourquoi tu veux que j'arrête de la voir ?

- Parce que tu me remplaces, Harry, dit le jeune homme d'une voix si froide que le plus jeune en eut visiblement des frissons. Tu veux que je gueule ? Elle vous a rencontré, alors elle m'oublie, et si tu connaissais ce sentiment tu serais exactement pareil que moi. Fou. Et seul. »

Mais Harry semblait ne pas se contenter de cette explication. Il avait ces yeux, qui indiquaient que la discussion n'était pas finie.

« J'ai une question.

- Pose, si ça peut te faire partir plus vite, songea le dealeur, en mal de solitude.

- Comment est-ce que tu comptes faire exactement pour la faire tomber amoureuse de toi si tu ne fais rien ? »

Le sang du jeune homme sembla se transformer en pierre dans ses veines, avant de l'électriser complètement.

« Je t'interdis de dire ça, lâcha-t-il, le ton rauque.

- Ah ? Rétorqua le plus jeune, avec une belle tête de con.

- C'est faux. C'est complètement faux, articula Ludwig, qui se souvenait de tous ces moments passés avec elle, où elle s'était montrée plus que devant n'importe qui d'autre.

- Moi je t'avoue que je ne vois pas trop ce que tu fais pour elle, continua Harry, qui l'insupportait de plus en plus.

- Elle, elle le sait.

- C'est bien pour ça qu'elle est amoureuse de toi d'ailleurs.

- Harry, l'avertit Ludwig, tendu comme la corde d'un arc. ...Elle est différente.

- Oh, oui, et c'est vrai que les gens différents ça t'intéresse, ironisa le plus jeune. Mais elle, en quoi elle l'est ? »

Elle est tout. Elle est bien plus que ce que tu n'auras jamais l'occasion de voir d'elle. Et elle n'est surtout pas ce que tu pourras jamais penser d'elle.

« Elle, elle ne connaît pas l'amour, lâcha Ludwig, la voix lourde. Elle ne sait pas ce que c'est. Elle ne l'envisage pas, et elle le rejette. »

Et il mit fin à la conversation en lui tournant le dos, prenant la direction du campus pour aller voir Charlie. Il lui avait promis qu'il passerait.

En chemin, il se refit cette conversation. Elle n'avait pas grand sens. Harry savait qu'il était amoureux d'elle, néanmoins. Et il l'avait accusé de ne rien faire pour faire tomber Charlie amoureuse de lui.

Évidemment que je ne fais rien pour ça. C'est un destin impossible que celui-là.

Mais ce qu'Harry avait l'air de penser, sans avoir dit à voix haute, c'était ce que Ludwig se répétait à lui-même depuis le jour où c'était arrivé. Ces sentiments pour elle. Ils n'étaient pas sains.

Il se réjouissait quand elle s'intéressait un minimum à lui, mais ne faisait rien pour faire durer ce contact, et ne lui faisait aucun tort quand elle en allait voir d'autres, car c'était aux autres qu'il allait reprocher le rapprochement. C'était insensé. Il le savait. Mais il n'arrivait pas à réfléchir. Il était coincé dans les rouages de la vie, bloqué dans ses souvenirs passés avec elle, au milieu de la drogue, de l'alcool et des révélations.

Elle ne s'intéressait quasiment plus à lui, d'ailleurs, car elle avait Harry, et Louis. Les connaissances du jour. Lui était une connaissance de la nuit, celle avec qui elle ne traînait plus, mais qui rôdait toujours derrière elle comme un fantôme désincarné.

Et quand il alla chez elle, elle lui parla mal, elle lui parla de Louis et d'Harry, et elle lui demanda de partir. Il ne parvint pas à lui en vouloir, et lui obéit avec le sourire. Content de toujours exister à ses yeux, même si ce n'était qu'une infime petite place.

• § •

25 février 2023
France

« Ludwig, tu ne comprends pas, Charlie-

- ARRÊTE DE ME PARLER D'ELLE !

- Non, tu dois comprendre-

- LAISSE-MOI TRANQUILLE ! »

Ça devait faire une demi-heure que le jeune homme se faisait harceler par le bouclé, après lui avoir autorisé l'accès à son appartement - ce qu'il n'aurait pas dû faire, si c'était pour se faire mitrailler comme ça.

Harry lui avait dit dans l'après-midi qu'il passerait pour lui parler, et le dealeur s'était imaginé qu'il viendrait s'excuser pour l'autre fois, puisqu'ils ne s'étaient pas parlé depuis ; mais que nenni, il n'était venu qu'appuyer sur la blessure qu'il lui avait déjà faite, et clamait haut et fort que Charlie l'ignorait et faisait tout pour l'oublier, et qu'il n'y avait donc pas de raison pour lui de persister à la suivre et espérer être près d'elle ; elle avait aussi avoué qu'elle savait qu'il était amoureux d'elle, et qu'elle n'y répondrait jamais. Mais Harry se rendait-il compte d'à quel point il lui brisait le cœur ?

« Tu dois t'éloigner pour un temps, répéta Harry une énième fois, semblant ne pas s'inquiéter des tremblements de son vis-à-vis, ni des larmes qui perlaient autour de ses yeux. Elle doit oublier les confessions qu'elle t'a faites, quelles qu'elles soient, et vous pourrez recommencer à vous voir.

- Tu n'as pas le droit de te mêler de ça, articula Ludwig d'une voix rauque.

- Peut-être, mais te voir souffrir autant à cause d'elle- c'est injuste, tu comprends ? Bégaya Harry, qui avait réellement l'air d'avoir envie de bien faire, malgré tout. »

Mais Ludwig n'en avait absolument rien à foutre.

- Actuellement, c'est toi qui me fais souffrir. J'allais très bien avant que tu n'arrives.

- C'est faux.

- AH OUAIS ?! TU ES INCAPABLE DE COMPRENDRE CE QUE JE RESSENS ! TU NE COMPRENDS RIEN ! RIEN DU TOUT ! »

Le garçon pâlit, mais Ludwig s'en fichait. Il s'approcha de lui d'un air menaçant.

« Si tu ne débarrasses pas le plancher dans la minute je te défenestre. »

Il était sérieux. Harry le comprit. Mais il ne put s'empêcher d'ajouter une dernière chose avant de passer la porte.

« Je ne sais peut-être pas ce que tu ressens précisément, mais je te vois, et c'est suffisant pour que j'aie envie de t'aider. Je vais parler à Charlie. À plus. »

Et il partit. Ludwig contempla ses mains tremblantes, sans savoir quoi faire d'autre que de fondre en larmes.

• § •

15 mars 2023
France

« Bonjour Lud. »

Le jeune homme sentit son ventre faire un soubresaut d'émerveillement quand il entendit Charlie l'appeler par son ancien surnom alors qu'il s'approchait du point de rendez-vous, apercevant les silhouettes de la master et de Louis. Ils étaient dans l'un des parcs du campus, tard le soir, isolés sous un conifère sombre, et Charlie avait dit vouloir lui parler, mais il ignorait à quel sujet. Ça faisait si longtemps qu'elle ne l'avait pas contacté pour le voir qu'il ne savait pas à quoi s'attendre.

« Bonsoir, Charlie, répondit-il d'un ton calme - il savait qu'elle n'appréciait pas vraiment les sursauts de joie quand ça venait de lui.

- Tu sais pourquoi on est là, j'imagine ? S'enquit Louis en jetant un regard de côté à son amie.

- Non. »

La réponse était honnête, et le paraplégique se tourna vers Charlie d'un air réprobateur. Elle soupira, et croisa les bras.

« Il fallait que je te parle à propos de... pff. De notre amitié. »

Le mot semblait lui arracher la langue.

« Ah ? Pourquoi ? »

Ce n'était pas pour lui déplaire, bien sûr, mais une telle discussion pouvait être à double tranchant : elle pouvait vouloir le virer définitivement. En tout cas, sa question lui fit bruyamment grincer des dents.

« Harry t'a contacté, récemment ? S'en mêla Louis après un instant de silence. »

Ludwig fit brusquement le lien entre l'insistance d'Harry à lui dire de s'éloigner de Charlie, et ce petit rendez-vous discret. Il sentit son sang se changer en glaçons.

« Oui. »

Impossible de dire quoi que ce soit de plus. Il avait trop peur de ce que Charlie avait bien pu décider.

« Moi aussi, il n'arrête pas de me casser les pieds à ton sujet, soupira la jeune femme en penchant la tête sur le côté, et il souhaite que je te réintègre, même si je n'ai pas eu particulièrement l'impression de t'isoler ces dernières années- - elle se prit un gros coup de coude - bon, d'accord, si. Je suis désolée - ça semblait tout sauf sincère - de t'avoir complètement évincé ces dernières années au chœur et partout, et j'aimerais qu'on revienne en bons termes. Si ça te dérange pas. »

Le dealeur ne sut même pas comment prendre une telle déclaration. Son silence mit visiblement Charlie mal à l'aise.

« Ça voudrait dire arrêter de changer de sujet quand tu apparais dans une conversation ou te parler pendant les répétitions, selon Louis, clarifia-t-elle pour combler le silence. »

Ludwig sentait progressivement une immense joie étreindre son cœur.

« Par contre, interdiction pour toi de m'approcher ou quoi que ce soit, ajouta la musicienne en levant son index devant elle. Je t'accepte, mais t'es pas mon pote, tu dois le redevenir un minimum. Et si tu recommences à revenir chez moi, ou si tu agis différemment d'avec les autres gens du campus, tu m'oublies. Ok ?

- Je... d'accord. C'est d'accord. Merci beaucoup. »

Ludwig vit Louis esquisser un sourire, et il ne pouvait plus rien penser sans qu'un feu d'artifices n'explose dans son torse.

« Alors je crois qu'on en a terminé. Et, Lud, précisa-t-elle avant de se retourner une dernière fois, mon interdiction tient et tiendra toujours, qu'on soit bien clairs. »

Je suis déjà amoureux de toi, tu sais. Que dis-je, bien sûr que tu le sais, ironisa le roux en lui-même, se souvenant bien de la promesse qu'il lui avait faite à leur rencontre. Mais, tes désirs sont des ordres.

La dernière chose qui subsista de cette conversation sous ce conifère fut la larme qui s'écharpa de son œil, et qui s'écrasa au milieu des aiguillons qui jonchaient le sol.

• § •

8 avril 2023
France

Charlie avait encore en tête sa dispute avec Timothée à propos de solo d'I Believe, et plus elle avançait dans les couloirs de la grande salle de concert, moins son humeur allait en s'arrangeant. Une mauvaise nouvelle à chaque tournant, sans déconner, elle n'en pouvait plus. Elle finit par entrer dans les toilettes, avec une rage difficilement contenue dans ses gestes, cherchant un endroit où on ne lui parlerait pas et où on lui foutrait juste la paix.

« Putain, jura-t-elle en arrivant enfin dans ces toilettes de merde, donnant un coup de pied dans la première porte qu'elle se sentit croiser. Putain de putain de MERDE ! Explosa-t-elle en frappant la porte encore plus fort, se délectant du claquement qu'elle produisit quand elle frappa le mur de la cabine. »

Mais elle perçut immédiatement, une fois le silence revenu, qu'elle n'était pas seule dans la pièce. L'odeur et le timbre qu'on devinait dans la respiration contenue de l'individu ne laissait aucun doute quant à son identité.

« Harold ? T'es là ? Lança-t-elle plus doucement, pour ne pas lui faire peur - ce serait vraiment la cerise sur le gâteau à la merde qu'était cette soirée.

« Euh- ouais~ balbutia-t-il, visiblement mort de peur. Tout- tout va bien ? »

Elle le rejoignit du côté des garçons, et se maudit quand elle perçut que sa respiration était heurtée. Néanmoins, elle avait vraiment besoin de se défouler, alors pas question pour elle de se retenir.

« Nan. J'ai envie de crever. Rien ne va. »

Il eut un petit sursaut.

« La troupe de guignols qui se balade dans tout le bâtiment donne la frousse à tout le monde. Les ingénieurs son et lumière n'arrêtent pas d'alpaguer Will pour des détails et il n'a pu bosser aucune de ses parties en repet alors qu'on est là depuis six heures. Les tenues se sont volatilisées il y a vingt minutes et tout le monde les cherche. Les fauteuils de scène sont en mauvais état alors qu'on était censés en avoir des nouveaux depuis plusieurs semaines. Les fouilles vigipirate ont commencé mais comme les guignols ne sont que six et qu'on doit accueillir cinq mille personnes, même en s'y prenant deux heures à l'avance on commencera en retard. Je continue ? »

Un agacement grandissant avait pris sa voix à mesure qu'elle exposait tout ce qui avait un problème dans l'organisation de la soirée, et déblatérer tout ce qui lui prenait la tête n'était pas suffisant pour qu'elle se sente mieux ; frapper dans les portes était bien plus efficace. Cependant, elle ne voulait vraiment pas faire peur à Harry, ou encore pire, le blesser. Elle se vit donc faire les cent pas. En continuant à parler sans trop savoir pourquoi.

« Et après il y a moi, qui n'arrive pas à gérer une chorale de trente personnes parce que je sais pas. J'ai foutu I Believe en l'air alors que c'est le chant qui émeut le plus ! C'était le climax du concert, et j'ai fait fuir la soliste ! J'ai personne pour la remplacer, je le sais, et je la vire quand même ! Qu'est-ce qui putain de cloche chez moi ?! »

Elle sentait que des larmes cherchaient à percer la muraille de ses paupières, mais ce n'était ni le moment ni l'endroit. Elle se vit contrainte de fixer la première chose à laquelle elle pensa, à savoir ses mains. Tout en continuant de parler, bien sûr, de choses qu'elle ne contrôlait pas,

« Je fais peur aux gens parce que mes cheveux sont bizarres, je soule les membres de mon chœur parce que je suis trop casse-couilles pour permettre à des humains d'être imparfaits, et j'envoie paître la seule personne qui puisse encore s'approprier le titre de famille à mes yeux parce que je suis trop rancunière ! Je suis une conne, doublée d'une prétentieuse et d'une maniaque juste détestable ! J'ai un doctorat à vingt-et-un ans mais aucun avenir ! Je suis dépendante de tous mes amis, en dépression tous les mois, ai des problèmes psychologiques qui ont l'air d'affecter le monde entier, et handicapée en plus de ça, ce qui fait de moi un poids mort dans toutes les situations ! Je suis- »

Un tremblement traversa son corps, et l'envie de pleurer se fit d'autant plus forte, et difficile à retenir.

« Je- suis la pire chose qui vous soit jamais arrivée, sanglota-t-elle à moitié ! À tous ! Tous ! »

Elle sentit Harry s'approcher d'elle et la prendre dans ses bras ; elle ne le repoussa pas.

« Tu penses tout ça ? »

Elle acquiesça en une fois, ferme.

« Tu penses que tout ça, c'est la vision qu'on a de toi ? Répéta Harry, clairement dubitatif.

- Non, mais c'est elle que vous devriez avoir, murmura Charlie, prise en sandwich entre les bras d'Harry et son torse, mais trouvant cette position bizarrement agréable.

- De ton entourage, sache que absolument personne ne pense ne serait-ce qu'une seule de tes phrases, lui affirma le garçon. Et tu n'as aucun pouvoir sur la manière dont on te perçoit, parce qu'on a ce qui s'appelle le libre-arbitre et qu'on est capables de déterminer ce qui est bien et mal, et que toi, on ne te range pas dans la catégorie du mal. Ne confonds pas la vision que tu as de toi-même et ce que tu es, parce que ce sont deux choses diamétralement opposées. »

Elle ne réagit pas, restant coincée entre ses bras. Il choisit de continuer.

« Je ne peux évidemment pas parler au nom des autres, mais je peux te dire plusieurs choses : d'une, tu auras beau dire tout ce que tu veux sur ton caractère, ta psychologie ou ton perfectionnisme, tu ne changeras pas le fait que tu es une musicienne extraordinaire, capable de tellement de choses que je n'en sais probablement que très peu sur tes capacités en réalité. Tu es pédagogue quand ça parle de musique, et tu es franchement la meilleure cheffe de chœur que j'aie croisée depuis que je fréquente des chorales. ...Tu ne t'aimes peut-être pas comme nous on t'aime, mais moi je suis heureux de t'avoir rencontrée, parce que tu es drôle, imprévisible, et que c'est génial de pouvoir compter une personne aussi pleine de mystères que toi dans mes amis. »

Il s'arrêta brièvement, mais elle ne réagissait toujours pas, alors il chercha quoi dire de plus.

« Tu sais... Tellement plus de gens que tu n'as l'air de le penser tiennent à toi. Personne n'est parfait, et surtout pas ici, et puis, même si tu es parfois effectivement la source de problèmes un peu partout et chez tout le monde - LOL -, tu ne dois pas oublier que les gens du campus, même s'ils savent tout ce qu'on dit de toi, t'estiment énormément. Tu es aimée de beaucoup de gens, Charlie, parce que même si tu as tous les défauts que tu m'as gentiment cité, tu restes une personne attentive au bien-être des autres, avec un réel sens de l'équité, une acceptation de l'autre qui n'est pas feinte, et des talents par milliers, avec en tout premier de la liste ce gyroscope que tu as dans le crâne et qui te permet d'agir comme une personne voyante alors que tu es aveugle ! Ce truc-là me rend complètement fou d'ailleurs, il faudra que tu me dises comment tu fais ! »

Elle ricana, et se dégagea de son étreinte.

« Je fais rien de particulier.

- Bien sûr que si. Relève ta frange pour voir ? »

Elle s'exécuta sans trop comprendre, et Harry obtint ce qu'il voulait : les pupilles de Charlie étaient à l'instant rivées dans les siennes.

« Là, tes yeux sont dans les miens, lui annonça-t-il, et ça ne devrait pas être possible vu qu'ils sont HS.

- Ah bon ? S'étonna la jeune femme, en essayant de se faire à cette idée étrange. »

Elle savait qu'elle pouvait bouger ses yeux, mais elle n'avait aucune idée de s'ils pouvaient vraiment donner l'impression de voir quelque chose. Elle ne savait même pas à quoi ils ressemblaient.

« Autre chose, ajouta-t-il, si je fais ça... »

Et il voulut lui toucher l'épaule. Charlie se décala sans comprendre ce qu'il cherchait à lui faire voir. Tout de suite après, la main baladeuse s'approcha de ses côtes, et elle recula encore, pas amusée par ce petit jeu pour deux sous, en donnant une petite tape à la main d'Harry.

« Roh hé, range tes pattes ! Râla la jeune femme sans se rendre compte de l'ébahissment du plus jeune.

- Ça aussi c'est unique Charlie ! T'es tellement forte ! C'est trop bien ! »

La joie du garçon la fit sourire. Est-ce qu'Harry comparaît vraiment sa propension à esquiver les gens à celle des autres aveugles ?

« Abuse pas, tout le monde fait ça. »

Elle ne le pensait pas vraiment, bien sûr, mais elle n'avait pas envie de s'étendre sur ses capacités monstrueuses.

« Tout ça, c'est rien du tout à tes yeux, ajouta Harry, et pourtant c'est tellement... tellement incroyable ! Soupira-t-il en souriant. Tu ne peux pas te dévaloriser alors que tu es si fantastique. Oui tu as des défauts, comme tout le monde, mais c'est comme pour tout : tes talents pallient, et on ne remarque pas que toute ta personnalité n'est pas parfaite. C'est pas grave. Change si tu sais que tu dois le faire, mais ne te crois pas plus bas que terre, parce que tu ne l'es pas. Tu peux toujours changer. Tu n'as que vingt-et-un ans.

- Tes déclarations d'amour sont bien sympathiques Harold, mais elles ne m'aideront pas à trouver une nouvelle soliste, railla Charlie en parlant d'I Believe, qu'elle avait pratiquement condamné en virant Timothée de son poste.

- Disons que je t'ai assez changé les idées pour que tu ne fasses pas fuir la prochaine.

- Gna gna gna. Je vais piocher chez les ténors, tiens. »

Harry déglutit bruyamment.

« Hin hin. Ça rigole moins. Bon, je file, dépêche-toi de te préparer, on fait la dernière repet et la chauffe dans une demi-heure. Je vais aller voir si les guignols ont réussi à faire passer plus de dix personnes. »

• § •

Charlie avait des sueurs froides depuis quelques minutes, depuis qu'elle envisageait sérieusement de chanter le solo d'I Believe elle-même, en fait. Elle avait fini par se rendre à cette évidence pendant l'Hiver de Vivaldi, lorsqu'elle pensait à ce foutu solo toujours non attribué, qu'elle se refusait à redonner à Timothée et qu'elle ne pouvait pas donner à Jolie. Et elle n'était pas assez optimiste pour le donner à l'un des ténors, car ils n'étaient pas assez bons, au niveau du souffle ou de la propreté du chant en solo. Et le Florent magique était absent pour la soirée.

Alors elle s'était dit qu'en fait, quand elle chantait toujours, elle aurait adoré faire ce solo. Et a mesure que le chant fatidique approchait, elle se sentait pousser des ailes, en même temps qu'elle se sentait vouloir trembler de tout son corps.

D'une manière ou d'une autre, elle savait qu'elle ne sortirait pas de cette salle de concert en bon état. Elle savait les menaces qu'elle avait reçu, et elle savait aussi leur contenu, qui ne laissait aucun doute quant à ce que ces gens lui voulaient. Ils la pensaient responsable de la mort de Zaynie et des autres, ce qui n'était pas spécialement faux, et ils voulaient lui faire payer. Les vigiles s'étaient absentés peu après l'entracte, elle l'avait compris, et elle avait distinctement entendu une arme être rechargée pendant l'un des applaudissements, un peu plus tôt.

Ce genre de son ne lui échappait pas. Jamais.

Alors elle sentait que, solo ou pas, elle s'en tirerait blessée, si elle s'en tirait. Ne pouvait-elle donc pas chanter ?

Je ne sais pas. Putain, je peux pas refaire signe à Timothée de chanter, j'aurai l'air de quoi?

Mais j'ai pas essayé depuis si longtemps...

Un souvenir clair d'Harry lui disant qu'il serait ravi de l'entendre chanter lui traversa l'esprit. Harry était présentement un peu sur sa gauche, et elle le sentait l'observer, alors qu'elle guidait l'orchestre. Elle se retenait de faire des gestes brusques, mais la tentation était si forte.

Elle avait envie de chanter. Elle avait toujours peur, bien sûr, mais, peut-être à cause d'une pulsion suicidaire, ou l'envie de surprendre, chanter la démangeait. Chanter le plus fort possible, pour tous les enfants du monde, comme le voulait sa mère. Mais c'était dangereux.

Mais est-ce qu'au fond j'en ai pas plus rien à foutre?

Thomas lui signala que c'était au tour d'I Believe. Elle savait qu'il se demandait ce qu'elle avait décidé, en fin de compte, alors pour ne pas le surprendre, elle lui fit discrètement un signe lui indiquant qu'elle chanterait elle-même. Il ne fit aucun commentaire et commença à jouer l'intro, alors qu'elle sentait lentement l'adrénaline du stress couler dans ses veines. Elle fit aussi signe à ses chanteurs de rester concentrés, parce que la soirée touchait à sa fin et qu'elle devait encore les mobiliser un peu.

Sa voix, elle la savait un peu spéciale. Mais elle était surtout angoissante pour elle, car il n'y avait rien de plus terrifiant que ce silence horrible dès qu'elle commençait à chanter. Ça témoignait d'un bon sentiment de la part du public, mais ça faisait peur, de se sentir aussi seule.

Avant qu'elle n'ait eut le temps de penser, elle se retournait vers les gens, les premiers mots s'envolaient, et comme prévu, tout le monde se tut. Mais il y avait encore le piano avec elle, qui lui redonna assez de confiance pour ne pas perdre son souffle et ne pas faire trembler sa voix.

I Believe in the sun
I Believe in the sun
Even when
Even when
It's not shining

Les sopranes.

I Believe in the sun
I Believe in the sun
Even when
Even when
It's not shining

Les altos.

I Believe in love
I Believe in love
Even when
Even when
I don't feel it

Les hommes.

I Believe in love
I Believe in love
Even when
Even when
I don't feel it

Et puis moi, songea la d'une femme en commençant son contrechant, oubliant de se retourner, toute concentrée qu'elle était pour diriger le chœur et retrouver la sensation du chant, qu'elle avait depuis si longtemps oubliée.

Il y avait quelque chose de satisfaisant à entendre sa voix surpasser celle des autres, mais elle s'appliqua à rester légère pour flotter au-dessus d'eux et ne pas les recouvrir, sans non plus se laisser engloutir par le son.

I belie~ve in love
I Believe
In~ love
Even when I don't feel it

Et une deuxième fois.

I belie~ve in love
I Believe
In~ love
Even when I don't feel it

Elle pensa à la réaction qu'aurait Harry soudain, et ça la fit sourire. Puis elle entendit le petit bruit de la gâchette qu'on abaisse, et son visage s'effondra.

« NON ! Hurla quelqu'un dans la salle. »

Une détonation retentit, et la douleur qui envahit la gorge de la master n'était même pas humaine. Elle manqua s'effondrer par terre, désorientée, mais se retint de justesse à son pupitre, cherchant comment respirer, comme si la balle s'était bloquée au beau milieu de sa trachée, alors qu'elle l'avait clairement sentie en sortir et tomber sur le sol. Le chant n'était pas fini. Il restait le solo de la fin, et une dernière partie en quatre voix. Elle se força à terminer le chant, ignorant le sang gluant qui l'empêchait de tenir ses notes et le liquide chaud qu'elle sentait couler partout sur elle, comme une gadoue poisseuse dégueulasse.

I Believe in God...

Elle toussa du sang mais lutta pour rester debout. Elle avait la sensation que toute perception quittait son crâne, pris de violents vertiges.

I Believe in~ God...
Even when...
Even when...

Elle douta un instant de pouvoir finir sa phrase, soutenue à grand-peine par ses bras sur son pupitre. Elle pensa à Harry.

God... Is si- lent...

Les dernières notes du chœur envahirent son crâne, et quand le piano fit sa dernière note, elle abandonna la lutte, heurtant le sol dans la seconde.

• § •

Le souvenir de son premier solo lui revint. Elle se souvenait des notes, et des lumières des projecteurs. Elle revit Zaynie, debout devant elle, avec son sourire encourageant. Elle revit ses parents, elle revit Bébé Harry .

I heard a voice from heaven saying unto me:
Blessed
Blessed are the dead who die in the Lord
For they rest
For they rest
For they re~st
From their labours

• § •

Le souvenir fini, ne resta qu'un silence bourdonnant, qu'elle ne savait appartenir à la réalité ou non. Il lui semblait qu'elle était assise. Elle n'en était pas vraiment sûre. Tout ce qu'elle ressentait était cette douleur placardée à sa gorge, sa difficulté à respirer sans s'étouffer, et la sensation de gouttes qui partaient de ses lèvres. Elle devait avoir l'air répugnante. Et ses doigts, qui touchait le sol, avaient l'air couverts d'un liquide glissant quand elle les frotta entre eux. Sa nuque courbée ainsi lui faisait mal.

Elle entendit soudain quelqu'un approcher, et elle reconnut Harry. Harry qui ne fit pas d'état de sa dégaine ni de la saleté qui se dégageait d'elle, s'agenouillant à côté d'elle, et partageant un peu de sa chaleur. Elle avait froid.

« Charlie, quel- quel était le nom de ce chant ? Bafouilla-t-il, de son air perdu qui lui allait si bien. »

Alors tu t'en souviens? Je savais que tu finirais par me reconnaître.

« C'ét- »

Un gargouillis prit le fond de sa gorge et l'empêcha de s'exprimer, lui faisant plutôt vomir au moins quinze litres de sang d'un coup. C'était chaud, et ça lui collait sa robe à la peau. Elle avait un peu moins froid. Harry la serrait contre lui. Elle choisit de le serrer en retour, pour ne pas avoir l'air de mourir. Elle repensa à ce petit bébé qu'elle avait connu, et lui fit un bisou sur la joue pour le rassurer.

« C'était Lux Æterna. »

Harry resta silencieux un instant. Charlie se demanda à quoi il pensait. Puis elle sentit distinctement un soubresaut secouer son torse, suivi d'un sanglot, et une larme atterrit sur sa joue ; elle se tendit à l'idée de le faire pleurer. Elle aurait voulu arrêter ses larmes, et essaya ainsi de les rattraper.

« Non, pleure p- »

Une violente quinte de toux la prit, semblant lui déchirer tout l'intérieur du corps. Sa voix n'étant plus qu'un grincement éraillé abominable.

Je suis fatiguée, se rendit-elle compte soudain, son corps lui donnant l'impression de flotter.

Harry la serra davantage contre lui.

« J'aimerais te dire tous les mots du monde avant que tu partes, chuchota-t-il sur le front de son amie, reniflant bruyamment - ce n'était certainement pas le moment pour le reprendre sur son manque de classe.

- ... Et moi j'aimerais avoir le temps de tous les écouter, murmura-t-elle en retour, reniflant aussi, mais d'une manière beaucoup moins facile. Harry ?

- Qu- oi ? »

Le son de ses pleurs accabla la jeune femme.

« Je sais que tu es- que- »

Son souffle partait pour de bon. Harry paniqua et balbutia une série de petits mots lamentables pour la retenir de mourir, ça la fit rire.

« Je sais que- ah putain- que tu es fou amoureux de Louis, mais- da- dans l'avion du paradis- tu voudras bien- t'asseoir à côté de moi ? »

Il pleura encore plus. Charlie se rendit compte qu'il la soutenait entièrement. Ses larmes allaient bientôt provoquer les siennes. Et elle repensa à ce même souvenir, où il pleurerait de l'entendre chanter. Il n'aurait pas pu trouver meilleure formulation.

« Je viendrai, réussit-il enfin à articuler, et tu me présenteras Zayn. »

Une tristesse sans nom lui prit la gorge à ces mots. Zayn. Elle allait revoir Zayn. Ses yeux s'emplirent de larmes gelées.

Je ne veux pas pleurer devant toi, ça te ferait trop de peine, dit-elle en elle-même en tournant la tête, la faisant pendre dans le vide, guère plus soutenue par la main d'Harry.

Il lui semblait qu'il y avait du bruit en approche, mais un bruit blanc envahit ses oreilles. Elle était incapable de redresser sa tête. Merde. Elle n'arrivait plus non plus à garder ses yeux ouverts, comme si elle était trop fatiguée.

Attends. Attends.

Mais il lui semblait bien qu'elle avait arrêté de respirer. Elle voulait encore dire tant de choses à Harry. Et à Louis aussi. Et même à Trisha. Mais autour d'elle le monde s'évanouit, tout ce qui lui restait de force disparut, et elle n'eut même plus de corps.

Elle s'était envolée.

Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro