8 avril 2023
France

Harry replia le papier et le rendit discrètement, pour ne pas alerter le public ni donner l'impression qu'ils papotaient, à Julien, qui le fit passer ensuite dans une autre veine de chanteurs pour qu'ils prennent connaissance du message. Voilà qui n'avait rien de rassurant. Sans compter que le mot 'incendie' avait fait se débloquer dans sa mémoire ce que lui avait dit Wilhelm à propos des menaces. Mais que l'incendie se soit déclaré dans une zone vide n'avait pas beaucoup de sens. Était-ce une manière bizarre d'intimider le chœur ? Aucune alarme ne s'était déclenchée dans la salle, ils ne l'auraient jamais su si la sécurité ne leur avait rien dit.

La régie doit avoir la main-mise sur les alarmes du bâtiment, devina Harry. Mais quand même, une zone vide ? Je ne comprends pas. En plus, Charlie est là.

Charlie était d'ailleurs en train de diriger Wilhelm sur l'un de ses solos, et il s'en sortait très bien. Les premiers de la classe sont toujours les premiers à s'inquiéter de leurs performances de toute façon.

La musique se termina, les musiciens posèrent leurs instruments, le public applaudit, et ce fut le tour d'I Believe, l'avant-dernier chant de la soirée avant Irish Blessing - inutile de se demander ce que ce chant-là faisait là.

Harry se demanda, alors que Charlie leur faisait signe de rester attentifs et donnait le départ au piano, qui était finalement le ou la soliste que Charlie avait designé pour débuter le chant. Aucun garçon ne s'en était vanté depuis la dernière répétition, il devait donc s'agir d'une fille, mais laquelle ? À moins que ce ne soit Ludwig, ou Louis ?

Les deux mesures du piano passèrent lentement, et au bout de la deuxième, Charlie se retourna, et Harry sentit son pouls faire un à-coup alors que ses tympans le réalisaient : Charlie chantait le solo.

Au même instant, dans la salle, c'était comme si le silence s'était transformé en glace. Harry ne pouvait plus bouger. Il était tétanisé, comme si ses muscles s'étaient totalement désolidarisés de son cerveau.

I Believe in the sun
I Believe in the sun
Even when
Even when
It's not shining

Sa note dura longtemps, et semblait être la seule lueur de vie qu'il restait dans la salle. Ce fut au tour du chœur de chanter, et les sopranes reprirent ce qu'avait déjà fait Charlie, alors qu'elle se retournait vers elles pour les guider.

I Believe in the sun
I Believe in the sun
Even when
Even when
It's not shining

Le son était moins fluide que lorsqu'il n'y avait que Charlie qui chantait ; un peu décoordonées au debut, les filles retouverent l'unité qui manquait souvent dans le chœur et qui transformait le son d'un chant. C'était maintenant au tour des altos de les rejoindre, et Harry ne se lassait pas de la polyphonie avec les sopranes, d'autant qu'il avait la très nette sensation de n'avoir jamais entendu aussi clair de toute sa vie.

I Believe in love
I Believe in love
Even when
Even when
I don't feel it

C'était au tour des homme d'entrer, et comme par magie, Harry retrouva ce qu'il était censé chanter une milliseconde avant son départ.

I Believe in love
I Believe in love
Even when
Even when
I don't feel it

Ensuite, le garçon retint son souffle. Il venait de comprendre que si Charlie avait fait le solo au début, elle le ferait aussi au milieu, et que lui-même n'y survivrait sans doute pas. Son cœur se bloqua alors qu'ils chantaient la dernière phrase, ses yeux rivés sur elle. Une angoisse le prit.

Elle ne se retourna pas cette fois, et chanta le contrechant droit sur eux, pleine puissance, comme si elle savait que les gens derrière elle l'entendraient de toute façon. Et son cœur à lui, c'était comme s'il plongeait jusqu'aux entrailles de la Terre, il n'entendait plus, ne vivait plus que pour la voix de Charlie. Son propre chant s'élevait avec la rigueur et la bêtise d'un robot ; ses oreilles n'étaient que pour ce son venu d'ailleurs, cette pureté qu'il n'avait jamais entendue nulle part.

I belie~ve in love
I believe
In~ love
Even when I don't feel it

C'était l'avant-dernière partie. Harry ne savait plus s'ils devaient chanter plus fort ou s'adoucir, il était incapable de le vérifier sur sa partition, il était bloqué. Complètement bloqué. Dans son esprit se déployait un autre chant, dont la pureté était similaire à celle-là. Il s'était trompé. Il avait déjà entendu cette voix.

C'était la dernière partie.

« NON ! »

Une détonation retentit dans la salle. La balle traversa la gorge de Charlie et elle manqua tomber, se retenant de justesse à son pupitre. Le silence qu'il y avait dans la salle avait tout de la mort. Pourtant Charlie chantait toujours.

I Believe in God...

Elle toussa du sang mais lutta pour rester debout.

I Believe in~ God...
Even when...
Even when...

Elle qui avait tout son souffle le perdait bruyamment, ses bras tremblaient pour la supporter, son sang coulait sur ses partitions et teintait ses cheveux. Son regard se ficha dans celui d'Harry.

God... is si- lent...

Le chœur la regarda rester debout, la gorge percée. Ils savaient que si elle avait continué à chanter, ce n'était pas par plaisir. Elle voulait juste qu'on respecte la musique jusqu'à la fin. Alors ils firent leur dernière symphonie, et ensuite, Charlie tomba.

• § •

« DESMOND ! Est-ce que je peux dire au revoir à Bébé Harry ? »

[...]

« Oui, et même que je veux lui dire au revoir s'il te plaît s'il te plaît s'il te plaît ! »

[...]

« Il est grand ! Il a quel âge ? »

[...]

« Ce n'est plus un bébé alors, c'est un grand ! »

[...]

« Il est trop mignon... »

[...]

« Maman, est-ce que je pourrai avoir un petit frère ? »

• § •

« Et Bébé Harry , est-ce qu'il a aimé ? »

• § •

« ZAYN, AU SECOURS ! »

• § •

« P-pourquoi il entend p-pas ? Il connaît pas la musique ? »

[...]

« Bébé Harry il n'entend pas la musique. Et c'est triste parce que moi j'aime bien la musique. »

• § •

« Thalia, le bébé s'est réveillé ! Tu crois qu'il va pleurer ? »

[...]

« Hein, dis, Thalia ? »

• § •

I heard a voice from heaven saying unto me :
Blessed
Blessed are the dead who die in the Lord
For they rest
For they rest
For they re~st
From their labours

• § •

Harry rouvrit les yeux. La salle était encore noire, mais dans quelques minutes, les gardes partis éteindre l'incendie du fond du bâtiment reviendraient et constateraient le décès de Charlie. Ils incendieraient les chanteurs d'avoir continué à chanter, le public de n'avoir pas réagi, l'orchestre de n'avoir appelé personne. Ils ne comprendraient pas. Tous ceux qui étaient présents dans la salle eux-mêmes ne comprendraient jamais pourquoi ils n'avaient rien fait.

Pour le moment, Charlie était encore à terre, à genoux devant son pupitre, les bras ballants le long de son corps. Elle respirait encore bruyamment, mais elle non plus ne faisait rien ; elle attendait. Elle savait qu'elle ne survivrait pas, les gardes étaient trop loin, les soignants aussi.

Harry s'avança vers elle, et s'agenouilla à côté de sa belle robe noire, maculée du sang qui sortait de sa gorge et gouttait de ses lèvres. Il se força à ne pas regarder sa gorge béante, et réprima les tremblements de ses mains, essayant de ne pas penser aux larmes qui lui montaient aux yeux à l'idée de perdre Charlie. Qui était encore là, mais qui bientôt partirait si loin.

« Charlie, quel- quel était le nom de ce chant ? »

Il ne parlait pas d'I Believe, il parlait de l'autre. De celui qui lui avait fait remonter toutes les phrases de la petite fille et dont le souvenir était apparu dans sa mémoire pendant I Believe. Charlie ne chercha pas longtemps, parce que comme le garçon l'avait pressenti alors qu'elle chantait, elle y avait repensé aussi.

À ce solo qu'elle avait fait, en Allemagne, alors qu'elle était une petite fille.

« C'ét- »

Elle chercha à s'accrocher à lui et vomit une rivière de sang chaud sur les genoux du garçon, mais il n'en avait rien à foutre. Il la serra contre lui en retour, se penchant plus près. Au loin les pas des gardes accouraient, les lumières de la salle se rallumaient ; le spectacle était terminé. Charlie avait des spasmes incontrôlés et avait du mal à respirer ; elle embrassa la joue d'Harry en enserrant ses bras autour de ses épaules. Son corps devenait froid.

« C'était Lux Æterna. »

Ce murmure que lui seul avait entendu lui donna les larmes aux yeux, et il se dit tous les jurons du monde en pensée pour ne pas commencer à pleurer, mais un sanglot passa bientôt la barrière de ses lèvres, suivi de ses traditionnels sillons de larmes, et à ce son, Charlie se tendit brusquement, redressant sa tête pour essayer de toucher les larmes du garçon.

« Non, pleure p- »

Une violente quinte de toux la prit. Harry avait déjà vu des films d'horreur, mais la vision de la souffrance de Charlie, couplée aux flots de sang qu'elle vomissait, hérissa tous les poils de son corps. Une fatigue sembla soudain s'abattre sur les épaules de la jeune femme, et son corps ne la tint plus assise ; elle se serait étalée en arrière si Harry ne l'avait pas rattrapée pour la serrer contre lui, voulant toujours ignorer sa gorge, qui dépassait toute production horrifique. Il commençait à avoir une crampe au cœur.

« J'aimerais te dire tous les mots du monde avant que tu partes, chuchota-t-il sur le front de son amie, désemparé de devoir la quitter déjà, reniflant bruyamment pour avaler le nœud qui lui tordait la trachée, clignant vivement des yeux pour chasser la lave qui tentait d'en couler.

- ... Et moi j'aimerais avoir le temps de tous les écouter, murmura-t-elle en retour, reniflant aussi, mais d'une manière beaucoup moins facile. Harry ?

- Qu- oi ? »

PUTAIN DE LARMES DE MERDE ! VOUS VOULEZ PAS COULER APRÈS ?!

« Je sais que tu es- que- »

Son souffle partait pour de bon. Harry paniqua et balbutia une série de petits mots lamentables pour la retenir de mourir, ça la fit rire.

« Je sais que- ah putain- que tu es fou amoureux de Louis, mais- da- dans l'avion du paradis- tu voudras bien- t'asseoir à côté de moi ? »

Il ne put même pas répondre. ne parvenant qu'à la serrer plus fort, pleurant toutes les larmes de son corps, s'étouffant lui-même parce qu'il ne voulait pas faire trop de bruit. Bordel, qu'est-ce que son cœur lui faisait mal.

« Je viendrai, réussit-il enfin à articuler, et tu me présenteras Zayn. »

Ses yeux si ternes se mirent à luire eux aussi, elle détourna la tête.

Les gardes approchaient encore, on entendait des portes s'ouvrir et des éclats de voix transpercer les portes.

Harry eut un bref instant l'espoir que les gardes arriveraient assez tôt pour pouvoir emmener Charlie avec eux et lui rendre tout son sang, celui dans lequel il pataugeait sur la scène ; mais alors qu'il relevait la tête vers une porte coupe-feu qui face à lui s'ouvrait, ses poils se hérissèrent sur ses bras et une volée de frissons remonta son dos, parce qu'il sentit les bras de Charlie sur ses épaules perdre leurs forces pour retomber à ses côtés, son corps se désarticuler entre ses mains, sa tête s'affaisser contre lui.

Il baissa les yeux, mais ne croisa pas les siens. Elle était partie.

• § •

Les gardes déboulèrent sur la scène avec une violence qui brisa la torpeur du public ; les têtes se redressèrent et virent l'océan rouge dans lequel baignaient Harry et le peu qu'on voyait encore du corps de la cheffe de chœur. Le silence de la mort emplit encore une fois la salle alors que le constat se faisait dans les esprits, et Harry ne percevait plus rien, ne pouvait que sentir ses yeux, son cœur, sa gorge le brûler, ses dents se serrer pour ne pas hurler. Une conversation lui revenait en mémoire.

« Tu voudras que je chante un jour ?

- Je crois que rien ne me ferait pleurer plus fort que t'entendre chanter pour de vrai. »

« Oh Charlie, Charlie, sanglota-t-il en essayant, pauvrement maintenant, de retenir ses larmes, maintenant sa tête contre la sienne alors qu'elle semblait avoir pris vingt kilos. »

Il se rejouait cette conversation. Elle lui avait semblé si anodine. Alors pourquoi est-ce qu'elle prenait tout son sens, là, sur une scène, alors qu'il avait son corps sans vie dans les bras ?

Est-ce que tu le savais ? Tu savais que ta voix te tuerait ?

La voix de sa cheffe de chœur, il l'entendait encore.

« Alors je te dis à demain. »

« À demain, Charlie, chuchota-t-il juste pour elle, si elle pouvait encore l'entendre. À demain. »