Chapitre 18- Bleu marine
Les premiers rayons du Soleil s'étendaient le long des côtes Japonaises, engloutissant les arbres décolorés un à un. En s'élevant, l'astre gagnait du terrain, rejoignant les montagnes au centre de l'île. À son passage, des teints roussis chauffaient les routes en goudron noir et les toitures ocre des habitations de campagne. Depuis le ciel, on reconnaissait les villes se confondant aux plages, des milliers de grains sableux qui s'amassaient hasardeusement.
Progressivement, un voile d'ombre se levait et glissait le long des meubles, des parquets puis s'évadait par les fenêtres des chambres reposant paisiblement dans leur rue. Il faisait sonner les réveils, les horloges biologiques et tirait les Hommes de leur sommeil profond. Comme attirés par l'extérieur, les habitants quittaient leur maison sans réveiller leurs congénères, pour partir à l'aventure.
La silhouette des nuages clairs dérivait de temps à autre, sans s'ébruiter sur son chemin. L'un deux couvrait la résidence des Nigaya comme pour leur offrir une nuit plus longue. Au petit matin, la lumière tamisée chatoyait les cloisons beiges de la chambre à l'étage, notamment des feuilles accrochées maladroitement au pied d'un mur par des bouts de scotch. On en comptait quatre, en face du lit où dormait le petit fantôme. Kuro les observait, écoutait leur histoires racontées dans un murmure inaudible.
Couché sur le gros oreiller, son visage se faisait parfois aveuglé par la lumière du jour qui l'avait aimablement aidé à reprendre conscience. L'artiste contemplait ses premiers dessins, les plus belles créatures qu'il avait sélectionnées parmi tant d'autres. Retomber face à face au lit d'hôpital de sa camarade, revoir son visage inexpressif derrière le rideau vert pâle, lui donnait la sensation de lui-même se réveiller dans l'infrastructure inhospitalière. De remonter le temps retraçant les deux derniers jours tumultueux.
L'enfant n'avait pas envie de retourner auprès de l'inconsciente. La fille aux cheveux noirs le questionnait toujours, mais la présence de sa nouvelle camarade monopolisait toute son attention : Nil lui faisait oublier sa douleur, ses peurs ainsi que la mystérieuse patiente que tout le monde avait délaissée. Au lieu d'un crayon noir, le peintre improvisé avait choisi de s'équiper d'un crayon bleu. Bleu comme les cheveux de Nil, un limpide bleu marine. Cette couleur peu commune colorerait son âme, pour lui redonner plus d'éclat et une pincette de vitalité.
Sans regrets, il retira les dessins à sa portée puis s'équipa d'une béquille sur laquelle il se hissa tant bien que mal. Le boiteux traversa méticuleusement sa chambre. Aussi discret qu'un voleur, le garçon déposa ses productions dans un tiroir sous son bureau. En faisant cela, il acceptait de briser le lien qui le liait à son ancienne colocataire. Les deux enfants n'avaient rien partagé d'exclusif en six mois, néanmoins, Kuro éprouvait l'étrange sensation d'être étroitement proche de la Belle-au-bois-dormant. "Je ne suis plus seul, maintenant Nil est avec moi !" Considéra le malade avant de tourner définitivement la page.
Le jeune avait échappé aux mauvais rêves de la nuit, il supposait que sa protectrice les avaient tenu à distance par sa pureté éclatante. Cela lui paraissait évident, en la regardant dormir sous une cascade de paillettes dorée provenant du velux. La fille arpentait un fin sourire naturel tourné vers le plafond. Cette esquisse fit douter l'éveillé quant à l'état de Nil : Faisait-elle semblant de dormir ?
Son invitée ne bougeait pas une paupière. Il en déduisit qu'il était le premier debout. Malgré son repos exhaustif, Kuro s'était levé bien plus tôt que prévu. Sa mère n'était pas encore venue le voir, elle l'interpellerait dans une heure pour s'assurer qu'ils soient ponctuels à leur rendez-vous. C'est que Shisaki avait dégoté une place libérée au dernier moment pour rencontrer le kinésithérapeute, elle ne voulait surtout pas manquer de respect !
« Nil, Nil réveille-toi ! » Secouait Kuro sans retenue au-dessus de sa silhouette. La fillette se réveilla en sursaut, les idées trop embrumées pour comprendre ce qui urgeait.
L'enthousiaste bondissait presque sur son matelas, tant il avait d'énergie à dépenser. Le petit fantôme se souvint qu'ils devaient sortir aujourd'hui et s'empressa de lire le réveil digital : Ils leur restaient quarante minutes avant de pouvoir lire "10H00" sur l'écran sombre. Avec autant d'avance, Nil ne comprenait pas pourquoi son ami s'affolait.
On entendit une voix lointaine demander de descendre manger. À peine levée, Kuro la tirait hors de la chambre : « Vite, ma maman nous attends ! » Disait-il sans élever la voix.
Nil l'accompagnait dans la descente des escaliers en remarquant qu'il avait dû se lever bien avant elle, parce qu'il était habillé. Sa tête ébouriffé la guidait jusqu'à la cuisine dans laquelle elle avait mangé plusieurs fois. C'est en s'approchant que les enfants découvrirent la femme qui avait crié plus tôt : Une grande dame aux mains délicates qui avait préparé le déjeuner de son fils. Elle sourit tendrement en accueillant les arrivants. Sa présence suffisait à mettre les jeunes en confiance, à l'inverse de son mari. D'un pas décidé, la femme à la posture mélangeant fatigue et assurance traversa la cuisine pour les saluer.
L'invitée se sentait honorée de recevoir autant d'attention de la part de la maman de son ami. Alors, elle se redressa et afficha une moue enchantée.
Shisaki s'accroupit pour étreindre son enfant qu'elle embrassa sur le front, sans jamais se lasser de le câliner, ignorant ses béquilles. La mère se retourna après avoir embrassé et confié à son fils qu'elle était "très contente de le voir en pleine forme". Elle se dirigea vers la poêle où elle mélangea à l'aide de baguette les œufs, qu'elle versa ensuite dans le bol de son fils pour compléter le plat d'Udon tout fumant.*
Complètement ignorée, Nil déchanta dès que la charmante adulte avait préféré serrer Kuro dans ses bras plutôt qu'elle. La fillette n'avait même pas eut le droit à un regard ni même un mot. Sur la table, ne figurait qu'un bol : Nil n'était pas de la famille, ce n'était qu'une étrangère.
Un fantôme qu'on ignorait.
Tout cela, la pauvre enfant l'avait oublié l'espace d'un réveil. Le temps qu'on lui rappelle qu'elle n'avait plus sa place nulle part dans ce monde de vivants. "C'est vrai..." Dégluti la jeune fille qui restait immobile sur le carrelage. Elle regarda ses pieds, qu'elle ne pouvait discerner à cause de son grand tee-shirt violet.
Le seul capable de la remarquer chercha à croiser son regard qu'il soutint quand il l'obtenu.
« Assis-toi ici. » Indiquait-il par un déplacement de chaise à sa gauche, quand sa mère avait la tête dans un placard.
Attristée, la petite fille s'attabla pour ne rien manger. De toute manière, elle n'avait pas faim. Les quelques céréales chocolatées qu'elle piochait dans le paquet cartonné ne faisait qu'accentuer l'insipidité de la situation. Perdue dans ses pensées, Nil écoutait la conversation futile des Nigaya d'une oreille distraite :
« Je vois que tu t'es levé tôt mon chéri, tu as bien dormi ? »
« Hum ! » Acquiesçait le garçonnet insouciant.
« J'ai vu que tu n'avais pas dormi dans ton lit cette nuit, pourquoi as-tu fait cela ? » Demanda la mère soudainement un peu plus inquiète.
Le malade se sentait piégé par ses propres choix, prit dans un cul-de-sac. Il ne pouvait pas dévoiler son secret, sa mère ne le prendrait pas au sérieux, en dépit tout l'amour qu'elle lui vouait. Ne sachant quoi répondre, il se justifia en débitant la première excuse qui lui vint en tête :
« Je, j'n'arrivais pas do'mir sur l'lit ! » Tentait-il de se faire comprendre à travers ses bafouilles.
Shisaki paraissait souffrir en écoutant la voix affaiblie de son enfant. Peu importe ce qu'il disait, la mère n'entendait que le besoin de réconfort qu'il signalait indirectement. Elle partit de ce fait chercher une pastille pour les maux de gorges, qu'elle ajouta à la pile de médicaments que devait avaler l'estropié.
« Mon pauvre chéri, tu dois me le dire quand tu as mal quelque part ! » L'avertissait-elle vivement en se déplaçant.
Nil se concentrait quant à elle sur les mèches d'un bleu si profond, qu'elle se faisait aspirer par leur noirceur infinie. L'enfant notait la beauté évidente de madame Nigaya en plus de sa bonté. Elle avait déjà pardonné son fils de toutes ses erreurs. Quelque part, le petit fantôme souhaitait avoir une mère aussi indulgente que celle qu'elle observait silencieusement. Shisaki transpirait la gentillesse, elle était riche d'affection et acceptait les choses telles qu'elles se présentaient. Acceptait les défauts de Kuro sans s'en plaindre.
Témoin de cet amour inconditionnel, Nil trouvait cette dame magnifique. De tous les points de vue.
Quand Kuro posa sa cuillère, les deux enfants se retirèrent de la pièce sans se presser :
« Aller, fille Kuro, je veux que tu sois devant la porte à neuf heure trente-cinq, nous avons du trajet à faire. » Les renvoya Shisaki en débarrassant la table.
Les cinq minutes suivantes, Nil se débarbouillait alors que Kuro lavait ses dents en prenant soin de consommer le moins d'eau possible. Il frottait de toutes ses forces pour enlever le goût abominable des médicaments sur sa langue.
« Comment elle s'appelle, ta maman ? » Sollicita la fille en regardant son ami dans le miroir.
« Shisaki. » Kuro avait vidé sa bouche avant de répondre, et venait d'échanger sa brosse à dent contre un peigne.
« Je la trouve très gentille ! Tu as de la chance de l'avoir pour mère. »
« D'la chance ? » Répéta le jeune, peu convaincu par le compliment. « T'oub'is c'lui qu'elle a choisi pou' remp'acer v'ai père ! »
Soudain, la créature ne savait plus où se placer. Elle attendait hébétée que l'humain énervé se coiffe pour avoir accès au peigne. Mal dans sa peau, elle voulait revenir sur ses mots, mais il était trop tard... Dans l'espoir de rattraper le mal qu'elle avait fait, Nil pensa à lui montrer sa découverte :
« Heu... Je ne sais pas comment te l'expliquer, mais hier soir, il m'est arrivé quelque chose d'incroyable ! » L'enfant n'arrivait plus à contenir son excitation, elle mourrait d'envie de partager sa trouvaille à quelqu'un et de convertir l'ambiance.
De son côté, le garçonnet n'était plus d'humeur à discuter. Il préférait vite entrer dans sa voiture pour contempler les paysages défiler au son de la radio. Il y avait une vague de nausée qui saisissait son ventre, le petit ne se sentait plus très bien. Tout ce qu'il lui restait à faire, c'était de patienter que son traitement atténue ses nombreuses douleurs. C'est avec peu d'attention qu'il accepta de voir ce que Nil avait à lui montrer.
Sans explications, la magicienne posa sa main qui traversa le mur tel une pâte modelable quand elle prit une grande bouffée d'air. Incrédule, Kuro fixait son invitée avec des yeux écarquillés. Faisant passer son mal-être au second-plan, le malade regroupa ses fers dans une main pendant qu'il se postait face à mur. Il tentait de sentir la dureté des carreaux blancs, en tâtonnant du bout de ses doigts à différents endroits autour du poignet enfoncé de Nil. Constatant que le mur n'avait pas changé, il attrapa le bras du fantôme en le manipulant pour faire passer la main à travers la paroi en plusieurs allers-retours.
Par-dessus les rires d'amusement incontrôlés de la créature, l'humain n'arrivait pas à trouver un sens à ce tour de magie :
« Tu peux aussi fai' ça ? C'est t'op b'en ! » En s'exclamant, il avalait de plus en plus les syllabes.
« Bien dit ! C'est la base : les fantômes passent à travers les murs ! » Reconnu la fillette, fière d'elle-même.
Les deux curieux continuèrent d'expérimenter les limites du pouvoir de la fille-libre, mais ils durent s'arrêter rapidement parce que cela compromettrait leur emploi du temps. Le duo de savants arriva à la conclusion que Nil ne pouvait pas traverser le sol, qu'elle pouvait passer entièrement au-delà d'un obstacle, et que si elle tentait de redevenir matérielle alors qu'elle passait au travers d'un objet : le fantôme se retrouvait expulsé en dehors de l'obstacle dans un sens arbitraire.
Le corps de la créature semblait devenir liquide quand elle utilisait sa capacité. Devant un pouvoir aussi fascinant, Kuro était admiratif, il se disait qu'elle était invincible à cache-cache !
Une fois coiffée, le garçon s'habituait à attacher les longs cheveux sveltes de son amie en couettes. Il se doutait bien que cela finirait par devenir un rituel matinal entre eux deux.
Prêts à embarquer, les voyageurs enfilaient leurs chaussures alors que Nil continuait sa marche pieds-nus. L'humain voulait s'assurer qu'elle ne se ferait pas mal ainsi, mais la présence de sa maman l'en empêcha. Il n'en retint que de la frustration, de devoir cacher la présence de Nil à sa famille. Et c'était très embêtant pour les enfants, de ne plus avoir le droit de communiquer. Kuro craignait un jour de trahir sa présence puis de devoir en payer le prix.
Heureusement pour lui, le petit fantôme ne se piquait pas les pieds en remuant l'allée de gravier comme un souffle infime.
C'est sur cette note d'agitation que la famille quitta la maison en direction d'une autre ville, plus grande et plus lointaine que celle où résidait l'hôpital. Pour le jeune garçon, ce voyage anodin était synonyme de bataille : Il s'apprêtait à affronter un avenir inconnu, de quoi le tirer hors de sa zone de confort qu'il chérissait tant.
~~Fin de chapitre~~
* Les nouvelles générations de japonais ont tendance à manger des repas occidentalisé, soit des toasts et des céréales. Néanmoins, ils conservent leur déjeuné traditionnel quand ils ont le temps de le préparer.
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