Chapitre 14- Liquéfiée
De la buée était prisonnière dans la modeste salle de bain. Elle s'épaississait à chaque nouvelle minute passée à faire couler le débit puissant d'eau.
Le jet bruyant de la douche picotait la chevelure de Nil, jusqu'à ce que ses mèches s'affalent sur son visage tout rond.
Si elle s'ignorait fantôme, Nil se serait cru sirène, tant elle se sentait bien dans son élément.
La fillette aurait adoré rester plus longtemps en symbiose avec l'eau chaude, mais elle tenait à respecter son hôte en ne gâchant pas la précieuse ressource. On lui avait appris que l'eau, ça coûtait très cher !
La demoiselle se sentait plus vivante jamais, enfin elle-même, goûtant à la liberté sauvage et fougueuse. Elle expérimentait l'émancipation de son corps.
On entendit plus que des gouttelettes se détacher de la paume de douche, irrégulièrement. Une main déroba malicieusement la serviette pliée sur le tabouret. La fille nue n'avait rien d'autre pour se couvrir, attendant son ami qui était censé revenir avec des vêtements de rechange.
Cet amas de fumée apaisante s'échappa par la fenêtre dès que la petite ouvrir le volet d'une main, tel un four à pain. Ses longs cheveux bleus n'eurent aucun mal à sécher après les avoir ébouriffés dans tous les sens. N'ayant pas de brosse, elle dû souffrir l'épreuve du peigne : une invention tortueuse quand il s'agissait d'amadouer des cheveux emmêlés comme une crinière sauvage !
Que c'était éprouvant d'être une fille ! Nil se demandait pourquoi les filles et les garçons étaient si différents, constamment séparés : pour elle, il n'y avait pas de raisons à tant de controverses sur le fait d'être l'un ou l'autre. Si elle devait choisir, elle aurait confié qu'elle se sentait plus masculine car c'était une vraie tête brûlée capable de tenir tête à une bande de garçon, à l'école. D'un autre côté, elle appréciait d'être une fille pour pouvoir s'habiller avec plein de robes et laisser sa chevelure flotter au vent. Pourquoi interdire aux hommes de s'habiller comme les dames ou de faire des activités "de filles" ? Y avait-il des lois qui punissaient ceux qui osaient affronter les préjugés ?
La curieuse n'obtenait jamais de réponses satisfaisantes de la part des grands parce qu'elle demeurait "trop jeune" pour comprendre d'après eux. Ses remarques la frustraient beaucoup. Nil souhaitait alors grandir très vite pour découvrir enfin le monde étrange des adultes, mais elle avait compris que le temps s'écoulait particulièrement lentement quand on s'impatientait d'être dans le futur. Triste, notre aventurière avait laissé tomber le combat moral.
Devant le placard-miroir trouble, la fillette maîtrisait ses nœuds sans y voir grand-chose. C'était difficile, parce que sa mère avait toujours été présente pour l'aider, avant. Son reflet déformé avait déclenché une longue réflexion sur le traitement des filles et des garçons. Énervée que le monde soit irrationnel, Nil exprima son mécontentement sur la glace, en dessinant ce qui lui passait farouchement par la tête :
"Et pourquoi je n'ai pas le droit d'avoir un zizi moi ?!" Le message puéril était suivit d'une tête de lapin qui fronçait les sourcils. Elle pouvait bien écrire ce qu'elle voulait, tout s'effacerait quand la condensation s'en irait de la pièce.
C'est à ce moment délicat que Kuro se présenta derrière la porte sans oser entrer. La demoiselle s'agitait d'angoisse car elle était parfaitement consciente des bêtises qu'elle faisait. Elle en perdit presque son peignoir !
« Fini ? Dis-moi si "ça" va pas. » Kuro suivit ses indications bancales d'actions : il entrouvrit la porte afin de glisser l'habit violet sur le tabouret d'un bras. L'enfant avait tardé à venir car il avait eu bien des complications pour se déplacer. L'invitée le remercia en bonne et due forme, avec gaieté.
Le tee-shirt ample lui faisait comme une robe tombant à mi-genou. Ce haut avait six tailles de plus que celle de Nil, c'était évident ! Le fantôme se couvrait simplement d'une nouvelle robe, toute aussi inadapté que la première. Au moins, elle avait un air plus joyeux.
« Je n'ai pas de culotte, comment vais-je faire ? » S'inquiéta la petite quand elle se rendit compte qu'elle devait se séparer de la sienne.
Malin, Kuro avait anticipé le coup en ramenant un de ses shorts de sport. Même si ce n'était pas le mieux pour substituer une culotte, l'idée répondait au besoin. Le garçonnet attentionné avait remarqué qu'ils avaient à peu près la même taille. Il avait alors commencé à spéculer sur l'âge du fantôme. Était-elle centenaire ?
« J'ai plu'eurs, du coup... pas pro'lèmes. » De quelques mots coupés, il tentait de faire comprendre son raisonnement à celle qui l'écoutait de l'autre côté de la porte. L'enfant pensait déjà comme un adulte responsable, Kuro avait adopté cette attitude parce que sa mère avait tendance à oublier les choses importantes quand elle était assaillit de mille et une corvées. En effet, Shisaki n'était pas très douée pour gérer son travail en même temps qu'un enfant en bas âge. Seule dans son foyer, elle ne recevait aucune aide extérieure...
Rajoutons que sa fatigue chronique aggravait la situation d'année en années : la jeune femme devait travailler d'autant plus intensément pour ramener le salaire dont son ménage bénéficiait auparavant. La prime versée par la société de son mari n'avait suffi qu'à payer les frais funéraires...
Kuro s'introduisit dans la salle de bain quand elle lui donna le feu vert. Elle le regardait docilement, prête à partir. Après qu'elle l'ait lavé, il s'était couvert du sweat à capuche jaune tournesol qu'il avait choisi et ramené de son armoire. C'était très voyant mais ça correspondait à sa personnalité qui réquisitionnait l'attention générale. De loin, le jeune paraissait plus mature que sa carrure le supposait grâce à la tenue décontractée.
Ce pull tenait chaud au garçon, qui s'adaptait à la saison avec un pantacourt ample pour mieux supporter la chaleur qui s'annonçait cette après-midi. Pour contraster avec la couleur vive de son haut, le garçonnet avait sélectionné du gris terne.
Son attention fut retenue par le garçon qui la regardait muettement. La bouche de Kuro s'étirait tout en finesse : la demoiselle trouvait dommage le fait qu'il ait perdu la voix. Nil se concentra alors sur ses yeux sachant qu'il avait conscience d'être observé.
Mal à l'aise, l'humain faisait mine de ne pas s'intéresser à l'étrange comportement du fantôme alors que justement, ça le rendait très curieux. La fille s'amusait donc à détailler les pupilles d'un vert-bleu instable qui évitaient de croiser les siennes. Ce garçon était charmant, il faisait naturellement vibrer l'univers de la petite fille.
Celui-ci se glissa derrière elle en boitant et lui attacha les cheveux, avec les rubans de la première fois pour céder à la tentation. Ils s'activèrent ensuite à ranger les lieux : L'estropié guidait son amie par des gestes pour qu'elle déplace les affaires de bain à sa place. Lui, restait sagement assis en la contemplant. Fenêtre fermé, tapis secoués et bain rincé, tout était parfait. Il ne manquait plus que nettoyer ses dents.
D'un étrange sourire, l'hôte convia son invité à faire patienter le linge sale pour prendre le temps de se laver les dents. Il estimait que c'était important.
« Mais je n'ai pas mangé, pourquoi me laver les dents ? »
Haussant ses épaules, Kuro comptait au moins laver les siennes, avant de partir. Il n'en rajouta pas plus, ne voulant pas se mêler de ce qui ne le concernait pas.
Le garçon rassembla ses forces pour s'approcher de l'évier à coup de béquilles. Dans une position curieuse, il piocha sa brosse à dent dans le placard-miroir. Les écritures sur la vitre s'étaient dissipées depuis quelques minutes donc Nil n'avait plus à s'en faire. Sauf que Kuro fut quand-même troublé par quelque chose affiché sur la façade : Le garçon, en faisant le mouvement pour déverrouiller la porte du meuble avait la forte impression de revivre un matin. Lequel ? Quand ?
Pourquoi ces déjà-vus refaisaient surface les uns après les autres sans cesser leur défilé ?!
Il n'avait pas le moindre indice pour le mettre sur la bonne voie. Tout ce qu'il pouvait affirmer, c'était que l'histoire se finissait mal. Malgré ses états d'âme instables, l'enfant continua comme si tout allait bien.
C'est à l'instant où il tourna le robinet que tout lui parut plus clair : c'était dans cette pièce, juste à sa gauche qu'on l'avait fait plonger... Y être, c'était comme le revivre : et Kuro ne pouvait le supporter. Terrifié, ses muscles perdirent de leur tonicité et le petit menaça de s'effondrer sur place. Le corps du garçonnet se liquéfiait, il ne formerait plus qu'une flaque d'eau sur le carrelage glacé...
Par chance, Nil avait bondit au plus vite dès qu'elle sentit Kuro perdre l'équilibre. Elle le rattrapa juste à temps, pour le maintenir debout. La brave sauveuse en conclu que son ami ne supportait pas la vue de l'eau. Gentiment, elle s'occupa de lui mouiller sa brosse aimablement.
Kuro, éloigné de l'évier, avait fini par reprendre son sang-froid et s'était calmement lavé la bouche en se sortant le monstre de sa tête. Ils avaient évité un drame de peu.
Emportant une boule de linge, le garçon lui proposa de faire laver ses vêtements par sa mère. La technique serait ingénieuse : il comptait les glisser discrètement dans la machine à laver au moment d'en démarrer une. Cependant, il reconnut qu'il était indispensable de passer se ravitailler dans un magasin, pour ne pas la laisser dans cet état précaire. Il ignorait comment il s'y prendrait, mais le jeune se persuada de tout faire pour lui acheter des vêtements dès qu'il en aurait l'occasion.
« Ce n'est pas la peine de te fatiguer à m'apporter des vêtements, ou d'aller faire les magasins. Ceux-ci me suffiront pour le moment. La priorité pour toi est de te rétablir, non ? Moi, je pourrais attendre le temps qu'il te faudra ! » Kuro ne put qu'acquiescer la remarque mature. Son amie lui était de bon conseil, elle avait aussi apporté de la convivialité depuis son réveil. Le garçon candide admirait sa dévotion, le fait qu'elle sacrifiait ses besoins pour soulager les autres.
La mine déçue de se savoir si dépendant, Kuro reparti dans sa chambre, ses pieds nus collant le parquet installé à l'étage quand il traînait.
~~Fin de Chapitre~~
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