Mauvaises Nuits
-En voilà, une bonne chanson sur laquelle on peut danser ! s'exclama James en se levant et en commençant à s'agiter.
Jude sourit puis le rejoint sur les notes "Everybody wants to rule the World" de Tears for Fears qui se jouait sur le tourne-disque de sa chambre.
Ils avaient quinze ans désormais et pas un jour ne passa sans que la jeune fille n'écrivait au moins un vers dans le septième carnet qu'elle était en train de remplir de pensées journalières sur l'amour inconditionnel qu'elle portait depuis le jour où James était venu vivre dans la maison d'à côté. La seule manière d'étouffer ce sentiment était ces carnets où elle le déversait avec parfois quelques larmes. Malgré toutes les péripéties qu'ils avaient vécu ensemble, Jude ne lui dirait jamais rien.
La vinyle tournait et les deux jeunes gens dansaient sur cette chanson, jusqu'à ce que celle-ci touche entièrement à sa fin. Ils rirent et s'assirent sur la moquette claire de la chambre de Jude.
-Tu ne trouves pas qu'il y a un curieux décalage entre les paroles et la mélodie ? demanda la jeune fille.
-C'est vrai, répondit l'autre en dégageant ses cheveux noirs de son visage. Cette chanson montre comment rendre une apologie au coup d'Etat et au despotisme une chose heureuse qui semble bien se terminer à chaque fois. Merci à la mélodie, pas vrai ?
-Tu parles comme un savant, James, mais c'est vrai. Mais c'est ce qui fait de cette chanson une chose unique.
-Aujourd'hui la musique n'a plus les mêmes valeurs, poursuivit-il en se relevant. Il n'y a plus de message, plus rien qui puisse signifier quelque chose. C'est pour ça que tu n'écoutes rien d'actuel, Jude, je le sais. Tu as besoin de sens.
-Très juste, James.
Elle se leva et se dirigea vers le tourne-disque puis enleva le 45 tours de Tears for Fears pour le replacer dans son étui de papier coloré. Elle fit cela avec une grande délicatesse avant d'en choisir un autre dans le meuble noir. C'était un 45 tours des Beatles dont la couverture représentaient les quatre musiciens qui fixaient la jeune fille avec un air presque interrogateur. Voulaient-ils lui dire quelque chose ? John, que tentes-tu de dire ?
Jude tendit le disque à James pour qu'il choisisse une chanson, comme ils havaient l'habitude de le faire. Il prit le précieux artefact entre ses mains et lut les chansons qui figuraient sur le devant de la pochette.
-Je crois que j'ai trouvé quelle face nous allons écouter, dit-il en souriant.
Le garçon le mit sur le tourne-disque et le fit tourner. On pouvait déjà entendre les premières notes de "Hey Jude". Elle rit énormément avant d'avouer:
-C'est à cause de cette chanson que je m'appelle comme ça.
-Je le sais, répondit-il. Viens par ici.
Il ouvrit ses bras en faisant un semblant de révérence. Jude approcha et mit une main chaude sur son épaule tandis que James posa délicatement sa main sur la taille de son amie. Leurs deux paumes restantes se collèrent pour se morfondre l'une dans l'autre. Ils se mirent à tourner lentement au fil de la chanson, jusqu'à la fin, bien qu'elle fut longue. Jude savoura chaque seconde de cette danse qui lui réchauffait le cœur dans les périodes où le moral n'était pas toujours optimal. Depuis son arrivée, James avait beaucoup contribué à son ouverture aux autres. Jude était atypique et cela ne plaisait pas à tout le monde. Pour eux, c'était une fille loufoque qui ne voulait qu'attirer l'attention des autres. Il avait été son ami, son allié de toujours qui ne lui serait jamais déloyal et qui avait été là pendant les moments de troubles. Bien entendu, il y avait toujours eu Liza qui avait la même réputation qu'elle, mais elle ne lui disait pas les choses comme elle le faisait avec James.
Elle aimait ces moments où ils étaient comme perdus dans le temps, dans une boucle sans fin. Ces moments où ils n'avaient pas besoin de mots pour combler un silence, où il se regardaient juste dans les yeux sans rien dire étaient d'une préciosité sans égal pour Jude.
Il semblait à Jude que cette chanson avait été écrite pour elle. Paul McCartney l'avait écrite pour la fille de John Lennon, Julianne, après le divorce de ses parents pour qu'elle puisse mieux comprendre ce qui se passait et pour la rassurer. Elle pensa au divorce de ses parents qui avaient été une grande déchirure pour elle, trois ans auparavant, à l'âge de douze ans. Cette chanson la confortait d'une certaine manière et elle avait en ce moment même un besoin profond de l'entendre.
Des larmes se dessinèrent dans le creux des yeux de Jude qui se blottit dans les bras de James pour palier à la douleur que ces souvenirs faisaient rejaillir. Mais les bras de celui qu'elle aimait étaient eux aussi douloureux d'une certaine manière. Elle repensa à son père qui fermait le dernier carton avant de quitter la maison, et au fait qu'elle devrait vivre avec sa mère qui était absente. Elle se calma ensuite et ils continuèrent de danser dans un calme paisible.
La chanson était interminable, cela était un fait, mais l'écouter jusqu'au bout signifiait lui montrer que son importance était déterminée par l'Ensemble qu'elle représentait. Elle n'était pas aussi longue pour rien ; c'est ce qui faisait d'elle une oeuvre énigmatique.
Lorsqu'elle fut enfin terminée, les deux amis se séparèrent et se sourirent. Jude alla submergée vers son tourne-disque et le remit lui aussi dans sa petite pochette de papier en prenant garde de ne pas la déchirer. Ses mains blanches tremblaient et, déjà, elle voyait naître cet éclair qui se manifestait dans son esprit lorsqu'elle devait écrire son vers de la journée. Dans sa tête, il semblait que des milliers d'ondes et d'êtres s'agitaient pour lui remuer les profondeurs de ses pensées passionnées et souvent sinueuses. Elle se baissa pour ranger le vinyle et, derrière elle, James lui dit :
-Je pense que je vais devoir m'en aller, Jude, il se fait tard et demain nous partons tôt pour Calgary avec ma mère pour cette histoire de "Salon des Antiquités". Encore une idée folle de sa part pour chercher de nouveaux meubles pour remplir les chambres vides de la maison.
-Cette grande maison a besoin de renouveau pour elle, pas vrai ?
Il hocha la tête et salua Jude d'un léger signe de main avant de sortir rapidement de la pièce. Elle resta debout, immobile, serrant les poings, et entendit ses pas rapides et légers dans les escaliers. Et il claqua la porte d'entrée derrière lui en un fracas sourd qui fit sursauter la jeune fille.
Lorsque la porte fut fermée, elle desserra les poings et prit le carnet qui était au bord de son bureau. Le carnet de cette année était bleu clair. La couverture était sobre et était simplement décorée d'un nœud blanc de dentelle qui ajoutait de la délicatesse à la nuée bleutée. De sa main légère, Jude l'ouvrit à la page où elle s'était arrêtée. Elle saisit un stylo à encre noire et se plongea dans la clarté de la page vierge qui s'étendait devant elle.
"Une chanson triste devient la plus belle des choses quand des mains s'accolent."
*****
Les moments qui réchauffaient le cœur de Jude étaient ces soirées passées avec James, devant l'écran du téléviseur ou à l'immense salle d'arcade de leur petite ville. James l'emmenait toujours dans le petit cinéma du centre. Le passionné qu'il était voulut faire découvrir la magie de ses films cultes.
Mais ce soir-là, tout paraissait différent ; c'était l'anniversaire de Jude et elle le passait en compagnie de sa seule solitude. Sa mère était sortie et son père ne donnait plus signe de vie depuis maintenant une année. Il était simplement parti sans se retourner vers sa fille qui se languissait de sa présence. Ses priorités se trouvaient aujourd'hui du côté de sa nouvelle famille. Elle avait l'habitude de cela et cette routine pourrait paraître infernale mais la jeune fille la tournait à son avantage et se complaisait dans cette solitude. Elle faisait résonner la musique fort dans toute la maison et avait pendant des soirées comme celle-ci développé quelques talents culinaires.
On frappa à la porte et aucun mystère ne régnait sur qui se trouvait de l'autre côté. Elle ouvrit et vit James sur le pas de la porte.
-Joyeux anniversaire, Jude ! s'exclama-t-il. Seize ans déjà.
-Je suis contente que tu sois venu, avoua-t-elle, je n'attendais que ça, à vrai dire.
-La solitude, pas vrai ? Je croyais que tu l'aimais ?
-Avec toi, seulement. Allez, entre, c'est gelé là dehors !
Le temps était glacial en ce 4 Janvier. Il y avait de la neige qui couvrait toutes les avenues d'Airdrie. Les fenêtres étaient toutes embuées, et la froideur qui provenait de dehors ne parvenait pas à faire taire la froideur de l'intérieur. La lune trônait dans le ciel noir et semblait brûler ardemment dans cet océan gelé. James entra et Jude referma la porte derrière lui pour chasser la neige et le vent glacial.
-Je t'emmène au cinéma, ce soir, Jude, avoua-t-il avec un petit sourire.
C'était la meilleure chose qu'il puisse lui offrir en cette soirée d'anniversaire, quelque chose qui ne serait pas matériel.
-Comment comptes-tu nous emmener au cinéma ? Demanda-t-elle en croisant les bras.
-Suis moi, répondit-il avec un air malicieux.
Il fit un signe de main et, déjà, Jude le suivit sans même laisser de mot à sa mère qui ne rentrerait probablement que le lendemain matin. Elle s'habilla le plus chaudement qu'elle put et le suivit dans le froid hivernal du Canada. Dehors, un vélo neuf l'attendait, posé sur le trottoir, et qui semblait les attirer tous les deux, pour s'envoler au loin.
-Je suis impressionnée, James, avoua-t-elle en claquant des dents à cause de la température négative. Mais le cinéma est à plusieurs kilomètres d'ici, je pense que tu es au courant. Et avec ce froid, on ne va pas faire long feu.
-Allez, un peu de courage, répondit-il en s'approchant de sa monture.
Jude prit le temps d'analyser le vélo : deux roues, comme ce qui devait être. Seulement, celles-ci n'étaient clairement pas adaptées à une météo comme celle-ci. Il était d'un rouge flamboyant, on pouvait le deviner grâce à la lumière des réverbères, au loin dans leur rue. Devant, une corbeille de métal. Le seul problème, une seule selle, une seule place pour eux deux.
-Premier problème : je m'assois où, moi ? Le questionna Jude en le regardant dans le blanc des yeux.
-J'ai tout prévu, répondit-il fièrement, regarde.
Les yeux de la jeune fille se posèrent là où pointa James : la fameuse corbeille de métal.
-Je ne rentrerai jamais là-dedans, dit Jude en riant.
-Avec un peu de motivation, on peut parvenir à faire des choses inimaginables, je te le promets.
Cette phrase résonna dans sa tête. Parviendrait-elle un jour à faire la chose inimaginable de lui avouer tout ce qu'elle avait sur le cœur ? Où resterait-elle emmurée pour toujours dans cette passion par manque de motivation de sa part ? Elle avait peur. Peur des conséquences d'un tel acte. Depuis que le camion de déménagement était arrivé dans l'allée, elle n'avait pas eu de répit. Tout le jour et toute la nuit elle pensait à cela. Sans arrêt elle se tuait à l'amour. Pourquoi courir ? Même elle ne le savait pas. A ce moment, James la sortit rapidement de sa rêverie.
-Jude ? La réveilla-t-il en plaçant une main sur son épaule.
-Oui, répondit-elle en souriant presque faussement. Allons y, dans cette corbeille, même si je doute rentrer là-dedans.
En riant aux éclats, ils tentèrent tout deux de trouver un place pour Jude dans la corbeille de métal. Lorsqu'elle fut enfin placée dedans, certes sans aucun confort, mais avec gaieté, James commença à faire avancer son destrier en pédalant. Tous deux n'arrêtèrent pas de rire jusqu'au petit cinéma d'Airdrie. Là-bas, ils regardèrent Retour vers le Futur, bien assis dans leurs fauteuils, plus confortables que la selle et la corbeille de métal.
Une fois le film terminé, ils sortirent de la salle en riant et retournèrent vers l'endroit où ils avaient laissé le vélo de James. Ils remontèrent dessus avec bien du mal, comme à l'aller. Jude questionna tout de même James :
-Fais attention à la route, quand même, les gens sont souvent dangereux à cette heure-ci.
-La route ? Là où l'on va on n'a pas besoin de route, répondit-il avec cette référence au film qu'ils venaient de voir.
Elle rit et il partit sur le chemin du retour en pédalant, toujours plus gaiement.
A la fin, lorsque Jude dut descendre du vélo - non sans encombre - elle prit la liberté d'enlacer son ami avec toute la chaleur interne dont elle était pourvue. Elle lui offrit cela comme un don de tout son courage quant à la répression de sentiments si ardents. Ils n'avaient pas besoin de route mais avaient besoin de l'autre, tous les deux. James lui rendit l'accolade et ils se quittèrent après avoir échangé quelques paroles brèves.
Les doigts glacés, Jude dut ouvrir sa porte avec quelques soucis car ceux-ci étaient bloqués par le froid. James, à travers sa fenêtre, vit la porte d'entrée de son amie et vit surtout qu'elle ne parvenait pas à l'ouvrir. Il revint devant le pas de sa porte et lui dit :
-Laisse-moi t'aider avec ça, tu as l'air d'avoir du mal.
Jude se retourna pour voir James dans son manteau épais. Elle lui sourit tout en lui répondant qu'elle aurait bien besoin de son aide. Il fit de son mieux mais constata que la serrure était glacée, à l'intérieur. Elle était seule, ce soir-là et James ne put la laisser dans cet état.
-Viens avec moi, Jude.
-Merci, James.
Elle le suivit jusqu'à la maison d'à côté. Il lui ouvrit la porte et dedans, tout lui paraissait chaud et accueillant. Il y avait les restes d'un feu dans la cheminée qui réchauffait son âme autant que son corps gelé. La lumière était chaude. Et il y avait ce visage que tant de fois elle aurait aimé voir encore plus près d'elle. Ce visage qui la regardait avec un sourire que presque personne ne lui avait fait. Elle avait besoin de cette douce et chaude lumière, elle avait besoin de s'y plonger toute entière.
-Enlève ton manteau et monte à l'étage ensuite, lui proposa-t-il après avoir enlevé le sien. Tout le monde dort, donc essaie de faire le moins de bruit possible.
Il monta l'escalier couvert de moquette qui amortissait chacun de ses pas dans un bruit doux. Elle profita pendant quelques secondes de la chaleur environnante et monta sans un bruit jusqu'à la chambre du garçon. Elle y était déjà des milliers de fois mais la redécouvrait à chaque fois. Le papier peint bleu foncé parsemé d'autocollants qui représentaient des planètes toujours plus nombreuses. Le lit défait en permanence. La lampe de chevet blanche à l'abat-jour en tissu et le tourne-disque ancien.
James était en train de gonfler un matelas pneumatique, par terre avec peine. Jude eut pitié de lui.
-Besoin d'aide, peut-être ? Chuchota-t-elle.
-Non, chuchota-t-il à son tour. Je crois bien avoir terminé.
James s'approcha doucement d'elle après s'être relevé et ne détacha pas son regard de celui de Jude, dans cette nuit sombre. Elle fit de même. Sans un bruit, il s'approcha près d'elle et prit sa main, doucement. James observa tout le visage de Jude avec précision, de son nez fin à ses yeux gris, en passant par ses cheveux foncés jusqu'à ses lèvres douces et fines. Il se décida enfin à approcher les siennes d'elle mais Jude le repoussa doucement.
-Je dois aller à la salle de bains, James, avoua Jude, effrayée.
Elle s'en alla furtivement vers celle-ci en haletant, jusqu'à s'écrouler sur le sol de celle-ci en pleurant calmement, en retenant chacun de ses sanglots longs. Par terre, à genoux, Jude réalisa qu'elle n'avait plus de courage, qu'elle avait tout perdu au fil des années, que les sentiments qui la tourmentaient étaient plus forts que tout, jusqu'à lui faire sentir une angoisse pareille à n'importe quelle autre. La jeune fille avait peur de laisser entrer une personne de plus dans sa vie car elle l'abandonnerait elle-aussi, comme l'ont fait ses parents, comme l'a fait son amie Liza en déménageant. Jude ne pouvait plus souffrir à nouveau et, même si la possibilité d'un tel amour s'offrait à elle, elle ne pourrait ressortir de celui-ci indemne. Elle ne voulait pas souffrir à nouveau. Plus jamais.
En pleurs sur le sol de la salle de bains de James, elle se décida à prendre ce qu'elle avait sous la main pour écrire quelque chose. Elle prit deux feuilles de papier toilette et un rouge à lèvres rouge appartenant sûrement à la mère de James.
"Les plus mauvaises des nuits sont souvent celles où le ciel est le plus clair."
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