Amie
Un petit mot sur la dessinatrice :
Les magnifiques dessins que vous voyez sont ceux de Hae Nuli, une dessinatrice coréenne qui a combattu sa dépression à travers l'art. Ses œuvres m'ont inspirée pour ce que vous allez lire.
- Abigaïl, tu viens avec nous manger un morceau ?
La proposition est gentille et amicale. Pourquoi n'accepte-t-elle pas ? Elle meurt d'envie de voir sa bouche articuler un " oui". Cela fait des semaines qu'elle n'est pas sortie juste pour le plaisir.
Ses collègues attendent, légèrement gênées du mutisme qui semble soudainement engloutir la jeune femme. Ils ignorent tout du combat qu'elle mène en son fort intérieur. Mais enfin, après une lutte acharnée pour amener ce petit " oui" de son cœur à bouche, Abigaïl prend sa respiration. Oui, elle va sortir et s'amuser.
" Non" murmure une voix sifflante à son oreille. Une voix qu'elle ne connait que trop. Quelque chose de glacé se love sur son cou. Tout son être l'abandonne. Une douleur insidieuse grossit dans son estomac et lui donne la nausée. La chose ressemble à des doigts longs et fins qui s'enroulent autour de sa gorge. La main exerce une légère pression, entrainant la peur d'Abigaël à son paroxysme. La jeune femme n'a pas mal, il n'y a rien de douloureux dans ce geste. Si ce n'est le message de domination qui s'enfonce dans sa chair.
" Tu restes avec moi ce soir... Comme tous les autres soirs ma Abigaïl. Ne m'abandonne pas."
Comment a-t-elle pu espérer autre chose ?
- Merci les filles ! C'est très gentil, mais je suis exténuée ... Je vais rentrer m'occuper de mon chien et me coucher tôt !
- Tu n'avais pas un chat ?
- J'ai dit chien ? Qu'elle idiote... Tu vois je suis fatiguée ! A demain !
Abigaïl ramasse son sac avec hâte, esquisse un faux sourire à peine convaincant, et s'éclipse dans la rue grouillante de monde.
Impossible de savoir si sa énième pirouette a fonctionné. Elle l'aurait surement si ce n'était pas sa "énième" justement. Fatiguée, déçue, elle pousse un profond soupir et passe sa main à travers ses longs cheveux blonds. La route qui la sépare de son appartement lui semble déjà longue. Trop longue. Elle va se noyer dans cette foule, c'est certain.
" Non mon Abigaïl, je te sauverai. J'irai te chercher au tréfond des eaux les plus noires s'il le faut, et j'y resterai avec toi"
Elle ignore la voix sifflante. Cette voix aigüe et mourante, ce souffle glacé qui se faufile à travers des lèvres décharnées pour saigner son oreille.
" Tu ne m'aimes plus ? "
Abigaïl tourne sur sa gauche. En un geste désordonné, elle enfonce ses écouteurs dans ses oreilles et monte le son au maximum. C'est affreusement inutile et elle le sait.
Les passants la dévisagent. Tous. Le garçon assit sur le banc, cette vieille femme avec son chien, cet homme d'affaires qui fait semblant de regarder son téléphone... Tous la juge. En même temps, il y a matière à faire. Elle est d'une telle nullité qu'elle la transpire par tous les pores de son corps. Impossible de ne pas remarquer à quel point elle est laide, courbée, mal habillée... Si quelqu'un accepte de creuser un peu, il découvrira en prime une personnalité fade, effacée sans aucun relief. C'est pour cela qu'elle est seule et qu'elle n'a pas d'ami.
" Et moi ? Moi je t'aime... Je t'aime tant ma Abigaïl. Tu es parfaite à mes yeux et pour toujours... Je suis ton amie"
Une main aussi froide que celle de la Mort elle-même se niche dans la sienne. Une main maigre, si maigre que la peau semble se déchirer sur les articulations. Abigaïl tressaille et la rejette avec horreur.
" Laisse-moi tranquille"
" Mais pourquoi ? Tu ne m'aimes plus ? Pourquoi être restée avec moi ce soir si tu ne m'aimes plus, Abigaïl ?"
Le ton est narquois. Encore plus parce qu'il est teinté de vérité.
Abigaïl continue sa route, les yeux fixés sur ses chaussures.
" Très bien. Je m'en vais"
La jeune femme sent un profond abyme se creuser en elle. Sa respiration s'accélère, sa nuque se pare de picotements glacés. Son rythme cardiaque est si désordonné qu'un nuage noir commence à emplir ses yeux. Quelque chose hurle en elle de lui dire de rester, de ne pas partir. Mais non, cette fois elle doit résister.
Complètement noyée d'émotion, Abigaël ressent à peine le choc quand elle heurte un passant.
- Attention ! Regarde devant toi ! s'exclame une voix courroucée.
- P....Pardon...
- Hé ! Tu te sens bien ?
Une main douce et chaude se pose sur son épaule dénudée et la fait frissonner. Rien à voir avec celle glacée et mourante de l'autre. Abigaïl relève la tête, et découvre le visage d'un jeune homme baigné par la lumière du soleil. Elle n'a pas remarqué qu'il faisait beau jusqu'à présent.
- Ça va ? répète-t-il inquiet, tu es pale comme un fantôme... Tu as besoin d'aide ?
Oui. Oui elle a cruellement besoin d'aide.
Mais rien ne sort de sa bouche.
Le jeune homme, lui, est complétement charmé par la fragile petite créature aux grands yeux bleus qui papillonnent sans comprendre. Il a rarement vu un visage aussi fin, quoique blafard et cerné. Une terrible envie de l'enlacer et de la consoler le saisit. Il n'en fait rien, évidemment.
- Je ... heu... Tu veux que j'appelle quelqu'un pour toi ? Assis toi quelques instants parce que je sens que tu vas t'évanouir là.
Abigaïl ne peut décrocher son regard de lui. Il est beau. Pourquoi diable s'occupe-t-il d'elle ?
- Comment tu t'appelles ?
- Abigaïl.
- C'est un beau prénom...
Elle veut murmurer un merci mais les mots restent une fois de plus coincés au fond de sa gorge. La panique commence à la saisir. Son cœur repart au galop. Elle doit fuir. Partir. Ce garçon se moque d'elle. Il a juste pitié, c'est tout ce qu'elle inspire de toute façon. Elle est en train de l'embêter, il cherche à se débarrasser d'elle par tous les moyens. Impossible que quelqu'un comme lui s'intéresse à quelqu'un comme elle. Tout dans sa vie est vain.
Le jeune homme sursaute quand elle bondit du banc. Elle baragouine un merci, et s'éloigne en courant presque, ignorant ses écouteurs au sol et les appels que le garçon lui crie.
Vite elle doit rentrer chez elle. Absolument.
" Reviens s'il te plait"
Pourquoi a-t-elle été méchante avec son "amie" ? Sans elle est n'est rien. Sans elle, Abigaïl est perdue dans ce monde.
" REVIENS!"
Mais la voix glacée ne susurre plus à son oreille. La main froide ne se glisse plus dans la sienne.
Haletante de panique, Abigaïl tente d'ouvrir la porte de son appartement. Elle fait tomber deux fois les clefs tant elle tremble. Enfin, le cliquetis résonne. Délivrance.
Elle s'enfonce dans les ténèbres de la pièce et claque violement la porte. Le silence l'engloutit comme du coton. L'obscurité se faufile sur sa peau comme une caresse.
Ce n'est pas suffisant. Abigaïl veut que son amie revienne.
Elle rampe jusqu'à son lit et fond en larmes, perdue.
Les sanglots déchirent sa gorge et résonnent faiblement dans l'appartement feutré. Les rayons du soleil tentent désespérément de traverser les épais rideaux. Mais cette pièce est aussi noire que l'est l'espoir d'Abigaïl.
Un grincement s'élève. Celui d'une porte qu'on ouvre. La jeune femme relève la tête, le visage empreint d'espoir. Est-ce elle ?
La porte d'entrée s'ouvre lentement sur la rue. Le soleil ondule presque jusqu'à ses pieds. Abigaïl ne comprend pas, relevée sur un coude, elle observe la porte continuer à grincer lentement toute seule.
Enfin, elle l'aperçoit. Elle se dessine dans le vide, apparaissant comme un spectre.
C'est elle.
Son corps maigre et fin, décharné. Sa peau d'un blanc presque translucide, fanée comme les pétales flétris d'une fleur. Ses orbites noires, sans yeux. Sa bouche édentée aux lèvres meurtries, ses cheveux filasseux qui ondulent dans les airs par une brise invisible.
Son amie.
" Va, ma Abigaïl... Va rejoindre ce jeune homme. Va rejoindre tes nouvelles amies..."
Le bras chétif se tend vers la sortie. Une invitation à la liberté.
" Non. Je veux rester ici .... Je ne veux pas être séparée de toi. J'ai peur sans toi"
Une larme roule sur la joue de la jeune femme, vaincue.
" Tu m'aimes à nouveau ?"
"Je ne cesserai jamais. Ici dans le noir, avec toi, je suis bien. Je suis ..."
" En sécurité"
La porte se referme.
La silhouette disparait. Abigaïl se recroqueville sur son lit, tel un fœtus. Elle ne pleure plus.
Quelque chose de froid enveloppe tout son dos, comme un manteau.
La Dépression emprisonne la jeune fille dans ses bras. Elle l'encercle et la caresse avec amour.
" Je serai toujours ton amie... Je serai toujours là. Et toi tu seras toujours ma source de joie, ma Abigaïl" *
* Abigaïl signifie " source de joie" en hébreux
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