9 - dragon
Ce soir, la taverne était agitée. Mais dans le bon sens du terme : les récoltes de la veille avaient été excellentes. Et pour couronner le tout, leur cidre venait de remporter pour la cinquième année d'affilée le prix du "Meilleur Cidre du Royaume". Le village était extatique, et l'alcool coulait à flot. Non que ça le dérange. Il n'était jamais dérangé par la joie. Surtout par celles des villageois. Rires, cris de joie et chants paillards résonnaient ça et là, jusqu'à sa table, pourtant relativement isolée.
Pénélope, la fille du tavernier, s'aperçut enfin de sa présence, et lui décocha un sourire merveilleux. Faisant glisser son plateau d'une main à l'autre, tout en se faufilant rapidement vers lui.
- La même chose que d'habitude ?
- Je te prierais bien.
Elle éclata de rire à sa formule de politesse, et secoua la tête.
- Tu m'avais manqué ... Tu devrais descendre de ta montagne un peu plus, tu sais.
Il haussa les épaules, et elle lui assena une claque sur l'épaule.
- Profitons du peu de présence que tu acceptes de nous céder, donc !
Et elle repartit telle une tornade, en agitant sa main en un signe d'au revoir. Pénélope était aussi extravertie que rayonnante, et l'entièreté du village se pressait à son balcon pour la courtiser. Pourtant, elle ignorait tout ce beau monde. Pénélope n'était intéressée par personne.
Elle rêvait d'explorer le monde jusqu'à ses confins. Pas d'une bague au doigt ... Et tout ça, au grand désespoir de son père. Mais ce n'était pas l'avis de ses parents qui allaient changer quoi que ce soit dans ses projets d'avenir. Après tout ... la jeune femme était plus têtue ... qu'un dragon.
Moins d'un quart d'heure plus tard, elle était revenue vers lui, apportant plat fumant et pichet débordant. Elle déposa le tout devant lui avec un sourire malicieux, et il haussa un sourcil devant autant d'abondance.
- C'est sur la maison, pas de bile ! Aujourd'hui, c'est jour de fête, après ...
Le reste de sa phrase se noya dans un tollé magistral, alors qu'une partie de cartes venait de se finir non loin de là, au grand dam de certains parieurs. Pénélope leva les yeux au ciel, outrée, avant de repartir vers la table en question, n'hésitant pas à retrousser ses manches. La jeune femme était on ne peut plus efficace quand il s'agissait de désamorcer les situations les plus épineuses.
Avec un léger soupir, il s'apprêta à entamer son repas ... quand son regard se porta sur le gérant, qui lui jetait des regards furtifs. Alerté, il se redressa lentement, et se focalisa sur son interlocuteur : un grand étranger, enroulé dans un manteau trop épais pour la saison, et bardé d'un équipement un peu trop conséquent pour qu'il s'agisse d'un simple voyageur ... Mais ce qui acheva de le mettre sur ses gardes fut l'épée qui pendait à sa ceinture, à moitié dissimulée par les pans de son manteau. Ce n'était pas une arme de basse facture. Bien au contraire ... Qu'est-ce qu'une personne de son statut venait faire dans un coin aussi paumé que celui-ci ? Mais lorsque l'aubergiste, après un dernier coup d'œil vers lui, sembla le désigner à l'inconnu ... Il comprit ce que l'étranger voulait. C'est ce qu'ils voulaient tous, après tout.
Alors il se renversa dans sa chaise, en le voyant se diriger vers lui, et commença à manger.
- ... Est-ce vous, Maher Lasair ?
- En effet.
Une drôle de lueur éclaira son visage buriné par le soleil, et il posa une main sale sur la chaise en face de lui, ayant l'air de ne plus pouvoir tenir sur ses jambes.
- Puis-je ... m'asseoir ici ?
Maher hocha la tête, en guise de réponse, et regarda l'homme se débarrasser de son lourd bagage, à côté de lui. Il tremblait littéralement de fatigue. L'inconnu ne prit pas la peine d'enlever son manteau, lorsqu'il s'assit lourdement sur la chaise, et ferma ses yeux verts, un instant. Allait-il s'endormir sur place ? Mais non. Au lieu de cela, il leva une main tremblante vers son torse, qu'il tata doucement.
Vu la bosse sous son manteau ... L'homme devait transporter encore un autre bagage, là dessous. Hum.
- Que puis-je pour vous ? demanda Maher en avalant une gorgée de sa boisson, se doutant déjà de sa réponse.
L'homme toussa un instant, et il constata qu'il devait être assoiffé, également, au vu de ses lèvres craquelées, et de sa respiration sifflante.
- Je ... Êtes vous le passeur de la Montagne du Grand Soleil ?
Eh bien. Au moins, il était direct.
- Ça dépend. Que voulez-vous ?
Il braqua son regard vert d'eau sur lui, et Maher eut un mouvement de recul. La plupart du temps, quand on venait l'aborder, c'était avec fierté, orgueil, arrogance.
Mais jamais il n'avait lu autant de désespoir dans le regard d'un homme.
Cet étranger n'était pas normal.
- J'ai besoin que vous me conduisiez à la Bête de la Montagne.
Maher ferma les yeux, et secoua la tête.
- Hors de question.
- Quoi ? Je vous payerai, je ... Je n'en ai pas l'air mais ...
- Écoutez, je ne vous conduirai pas au Dragon Rouge.
La mention de la créature leur attira quelques regards. Pénélope fronça les sourcils, en passant derrière eux, et jeta un sale regard à l'inconnu. Ils n'étaient pas spécialement hostiles envers les inconnus ici, mais ... personne n'aimait les chasseurs de dragons.
- ... Je vous en prie ...
- Non.
- On dit que vous êtes le seul à savoir vous diriger au sein de cette montagne sans vous perdre. Vous êtes le seul à ... à avoir pu approcher la bête !
- Comme mon père avant moi, et son père, et sa mère ... Ma famille est issue d'une tribu habitant la montagnes depuis des siècles. Nous connaissons les dragons, mais nous restons aussi loin d'eux que nous pouvons. Et même si la Bête Rouge est le dernier d'entre eux, je ne vous conduirai pas là bas.
Son discours, mainte et mainte fois répété, avait découragé peu de monde. Une poignée d'aventureux un peu trop naïfs, tout au mieux. Une fois, un chevalier un peu trop sûr de lui-même, avait tenté de le menacer s'il ne le guidait pas à la tanière de la créature. L'homme l'avait amèrement regretté.
Mais Maher n'avait jamais fait face à quelqu'un comme l'inconnu. Ce n'était pas la soif d'aventure ou de gloire qui l'avait guidé ici. Mais un sentiment tout autre.
- Je vous en prie ... J-je ...
Il ferma alors les yeux, et prit une vive inspiration ... bloquant des larmes qui menaçaient de rouler sur ses joues.
Maher fit glisser le pichet de cidre jusqu'à lui, en douceur, et l'incita à boire, lorsque l'inconnu lui lança un regard incrédule, à travers ses larmes. Il le remercia d'un mot, avant d'engloutir ce que Maher venait de lui passer.
- Qui êtes-vous ?
- ... Lothaire.
- Eh bien Lothaire. Puis-je vous demander pourquoi voulez-vous rendre visite au Dragon de la Montagne du Grand Soleil ?
L'homme se tendit soudainement, et reposa doucement le pichet sur la table, l'air soucieux.
- J-je ... Je ...
Il se tut un instant, l'air en plein conflit intérieur, et Maher en profita pour continuer à manger. Qu'est-ce qui pouvait bien tarauder un homme comme lui ? Ses vêtements étaient de bonne facture, mais déchirés par des jours de voyages. L'épée qui pendait à sa taille était celle d'un chevalier. Un chevalier haut gradé. Mais qu'est-ce que quelqu'un de son rang viendrait faire dans un coin aussi reculé du royaume ? Si ça avait été pour terrasser la Bête Rouge ... Ç'aurait été en d'autres circonstances ...
Son regard se posa alors sur sa bosse, sous son manteau. Bosse, qui se mit soudainement à bouger. Maher cessa de mâcher, et fronça les sourcils.
Mais qu'est-ce que ...
La bosse bougea de nouveau, sortant Lothaire de sa torpeur anxieuse ... et il sursauta en poussant un juron bien élégant. Au moins, il avait correctement deviné sa provenance ...
- Qu'avez-vous là dedans, Lothaire ? lui demanda Maher en plissant les yeux.
Affolé, il balaya la salle du regard, mais plus personne ne leur portait attention : une nouvelle tournée de cidre venait d'être distribuée. Pour taire les ragots et les regards curieux, rien de mieux qu'un peu d'alcool ...
- Pouvons-nous ... aller ailleurs ?
- J'ai bien peur que non, siffla Maher, catégorique. Alors répondez-moi, ou je m'arrange pour que vous quittiez le village avant le coucher du soleil.
Le chevalier ferma les yeux, et ... ses épaules s'affaissèrent, alors que son visage se décomposait. Il murmura une prière, qu'il n'écouta qu'à moitié ... et Lothaire ouvrit les pans de son manteau ... pour révéler là un bébé.
... D'accord. Fort bien. Pourquoi pas ?
Doucement, Lothaire déroula le jeune enfant des langes dans lequel il l'avait enveloppé, qu'il avait gardé en bandoulière contre lui depuis des jours, peut-être. Il déposa l'enfant endormi, remuant d'un sommeil agité devant lui, et resserra de ses doigts fébriles les langes de l'enfant.
- Je me nomme Lothaire Rosario. Et ... je fais partie de la Garde Rapprochée de Sa Majesté.
Maher haussa les sourcils, et inclina la tête sur le côté, attentif.
- Et ?
- Et ... La Reine a donné naissance à ... Une fille, un mois auparavant.
- ... Mes félicitations ?
Quelque chose n'allait pas. Maher se fichait de la royauté comme de sa première dent de lait, mais ce n'était pas le cas de tout le monde. Le royaume entier savait que la Reine était enceinte. Alors si elle avait accouché, la nouvelle se serait répandue comme une traînée de poudre, même jusqu'ici.
Lothaire ferma de nouveau les yeux, et déglutit difficilement, en serrant compulsivement les poings, expirant un long râle désœuvré.
- Le lendemain de la naissance de la jeune Princesse ... Le Roi m'a appelé. Et il ... m'a ordonné de ...
- De ... ?
- Le Roi m'a donné l'ordre d'aller jusqu'à la Montagne du Grand Soleil ... pour offrir sa première née au Dragon Rouge.
Eh bien, il y avait une première à tout.
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