Lorsqu'ils reprirent leur route, le soleil commençait lentement sa chute vers l'horizon, et Lothaire se laissait bercer par les doux bruits de la forêt.

L'arrivée de l'après midi avait réchauffé l'air, et Lothaire était heureux de ne plus frissonner. Cela voulait aussi dire que Lysethea se sentirait peut-être un peu moins mal à l'aise. Lysethea ... C'était un merveilleux nom, pour ce tout petit être. Lorsqu'il leva la tête, il ne vit rien d'autre qu'un grand ciel bleu, parsemé ça et là de petits nuages immaculés. Un temps merveilleux, bien loin de celui qu'il se serait imaginé sur cette montagne. Elle portait bien son nom, finalement ...

- Le mont est situé au sud ... Est-ce la raison pour laquelle ici, tout est ... si verdoyant ? osa demander Lothaire.

Rarement il avait vu un endroit si ... sauvage. La nature semblait maîtresse des lieux, et absolument tout autour de lui resplendissait de vie. Des dizaines et des dizaines de fleurs, toutes plus colorées les unes que les autres, s'étendaient chaotiquement tout autour de lui, parcourues par des insectes tout aussi bariolés. Il n'avait jamais vu autant de papillons réunis au même endroit. L'un d'entre eux avait des ailes gigantesques par rapport à son tout petit corps, et un autre se fondait parfaitement dans toute cette verdure. C'était impressionnant. Et une vision magnifique.

- C'est une des raisons, oui. Et également parce que peu de voyageurs parviennent jusqu'ici.

- À cause ... de la Bête Rouge ?

- Entre autres. Mais aussi parce que les habitants du village considèrent ce lieu comme quelque chose à protéger.

- Ah ?

- Durant les périodes de famines, de grands froids, de guerres, ou autre, les habitants ont pu survivre grâce à la montagne. Ils ont chassé dans la forêt, coupé du bois, cueilli certaines plantes ... En échange, les habitants protègent farouchement ce qu'ils considèrent comme leur petit paradis secret. Et ils y arrivent très bien.

Lothaire hocha doucement la tête, quelque peu impressionné par le courage des villageois. Un Dragon habitait sur cette montagne, et ils n'avaient pas peur de s'y rendre pour leurs petites affaires ? Partout où se trouvaient encore des Dragons, sur leur territoire, la population les fuyait, ou vivait sous leur règne de terreur. C'est la raison pour laquelle des chasseurs sillonnaient le continent, pour réguler ces créatures monstrueuses. Ici, au sein de leur royaume, les Dragons étaient autant admirés que craints, toutefois. Sans doute à cause du mythe de fondation.

Mais il n'avait jamais vu un village aussi peu inquiet à l'idée de résider à côté d'un Dragon. Surtout quand ce Dragon était la Bête Rouge de la Montagne du Grand Soleil.

Un Dragon réputé intuable. Tous les chasseurs partis à sa recherche étaient soit revenus penauds, soit traumatisés ... soit pas du tout. Le monstre devait être une terreur sans nom. Alors pourquoi est-ce que les villageois n'étaient-ils pas plus apeurés que ça ? Et surtout, pourquoi est-ce que la Bête Rouge laissait quelqu'un comme Maher habiter sa montagne ? Il ne comprenait pas ... Mais de toute manière ... étaient-ce vraiment ses affaires ?

D'ici quelques temps, il ne serait même plus là pour y songer. Alors il soupira doucement, et se concentra sur leur route.

Lorsque Maher lui parla à nouveau, le crépuscule commençait à teindre le ciel d'un voile doré des plus magnifique, et le village était devenu bien lointain ... Il lui était devenu impossible de savoir où ils étaient maintenant, mais ils avaient parcouru un long chemin, sans aucun doute.

- Dis-moi Lothaire ...

- O-oui ?

- Durant combien de temps as-tu travaillé pour le roi ?

- Toute ma vie.

Sa réponse avait été rapide. Comme si ... Comme si c'était une évidence. À l'époque, il bombait la poitrine de fierté, avec un sourire resplendissant ... Maintenant, il ne ressentait qu'un vide. Un puit sans fond, et ... une grande tristesse.

Maher haussa un sourcil, l'air chiffonné ... Mais reprit bien vite le fil de la conversation, ne lui laissant pas le temps de le questionner.

- Et tu n'as jamais songé à faire autre chose de ta vie ?

- ... Non, jamais. Mon rêve ... Mon rêve, c'était ...

C'était ça. Ça avait été son rêve. Et maintenant ... Maher eut l'air de comprendre là où il voulait en venir, et il eut la gentillesse de ne rien dire d'autre. Ou alors il s'en fichait éperdument, sans doute.

Pour un simple guide de montagne, il était ... prévenant. C'était tout de même lui qui lui avait payé sa chambre à l'auberge, et lui avait permis de s'offrir un repas convenable. Il n'avait pas eu le temps de réunir beaucoup d'argent avant de partir sur les routes ... et il avait fait de son mieux pour Lysethea. Il ne lui restait plus grand chose, à son arrivée ici. Lothaire avait dû même se séparer de son destrier, et faire sa dernière semaine de voyage à pied. Et avant d'arriver à l'auberge, il avait usé de ses dernières pièces pour envoyer une lettre au roi, en son nom, assurant qu'il avait accompli sa mission. Qu'au moins ... sa famille sache qu'il ... Qu'il avait été un Rosario jusqu'au bout.

- C'est terriblement triste.

- Plaît-il ?

- Une telle vie. C'est terriblement triste.

- Je ... J'ai bien peur de ne pas comprendre ... bafouilla Lothaire, perdu.

- Tu as dévoué ta vie à un homme qui ne t'as jamais considéré comme autre chose que de la chair à canon. Je trouve ça assez triste, personnellement. Même complètement dégoûtant.

Lothaire s'offusqua, un instant, mais sa voix mourut sur ses lèvres alors qu'il trébucha contre une racine d'arbre, manquant de tomber à terre ... Mais Maher le rattrapa au dernier moment. Son premier réflexe fut de porter sa main à la petite, qui poussa un léger cri. Il se figea, Maher aussi, et immédiatement, il se laissa tomber à terre, en défaisant son bandeau, prenant Lysethea dans les bras, terrifié un instant à l'idée qu'il ait pu lui arriver quelque chose ... Mais elle se contenta d'ouvrir les yeux. De grands yeux vert émeraude, de la couleur de la forêt, autour d'eux. Les yeux de la reine.

Elle agita ses bras potelés, alors qu'elle observait son environnement, avec une forme de curiosité qu'il ne lui avait jamais vu. C'était extraordinaire. Inédit. Et Lothaire ne pouvait s'empêcher de sourire. Si fort, qu'il en avait mal aux joues. C'était la première fois ... La première fois qu'elle semblait aussi ... Vivante.

Et quand Maher s'accroupit doucement à côté d'elle, fasciné, elle braqua son regard sur lui. Agita les pieds dans ses langes, un instant. Et leur fit un grand sourire baveux, avant de rire.

Un vrai rire de bébé, qui emplit l'espace autour d'eux, et fit même taire les oiseaux, autour d'eux.

Et Lothaire ne put s'empêcher de pleurer.

Lysethea ne méritait pas de mourir. Elle devait vivre. Elle devait vivre, elle devait vivre, elle devait vivre, elle devait ...

Mais soudain, Maher lui tapota l'épaule, avant de lui faire signe de se lever.

- Allons-y.

Ce court instant de liesse se brisa, et Lothaire commença à essuyer ses larmes. Elle devait vivre. Mais elle ne pouvait pas. Et tout était de sa faute.

Alors il se leva, et colla la petite contre lui. Elle continuait de s'extasier de son entourage, en poussant des petits cris et des gargouillements incompréhensifs. Et à chaque fois ... Son cœur se brisait, un peu plus.

Lorsqu'ils s'arrêtèrent de nouveau, ils étaient sortis de la forêt. Le chemin avait débouché sur une grande falaise, tout aussi verdoyante que la forêt. Et la vue que Maher lui montra ...

Baigné par les rayons du soleil couchant, le paysage qui s'offrait à lui était à couper le souffle. Il voyait le village, la route par laquelle il était arrivé, et loin, si loin, encore plus loin ... il aurait juré pouvoir entrapercevoir tout le royaume. C'était merveilleux. Tout bonnement merveilleux.

Lysethea rit, à nouveau, s'extasia même, et Lothaire commença à trembler. Fort, si fort ... Cette petite, cette tendre petite ... Non, il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas.

- Maher ... Je ...

- Oui ?

- La petite. Lysethea. Au sujet de la Bête Rouge ...

- Dis-moi, Lothaire, l'interrompit Maher, en croisant les bras. Que le roi t'a-t-il demandé, exactement ?

À nouveau, Lothaire se sentit perdu par les propos de Maher. Il était difficile de suivre son cheminement de pensées, et encore plus en cet instant même, où il affichait une expression indéchiffrable ...

- De ... D'amener la petite au Dragon de la Montagne du Grand Soleil. Le Dragon le plus redoutable du royaume.

- Et c'est tout ?

- Que voudrais-tu que ce soit d'autre ?

Oh, lui aussi, était passé au tutoiement ... Tant pis, ça n'avait plus d'importance, plus aucune. Et Maher commença à sourire. Un sourire ... presque mesquin ?

- Ton roi a donné des consignes fort peu précises ...

- Maher, que se passe-t-il ? Je ne comprends pas.

- Oh, il n'y a rien à comprendre. Simplement ...

Et soudain, Maher se tourna vers lui. Ancrant son regard dans le sien.

Jusqu'à présent, Lothaire avait toujours plus ou moins évité son regard. Ne l'avait jamais soutenu plus d'une seconde. N'y avait jamais fait plus attention que ça. Il avait été élevé ainsi. Regarder les autres dans les yeux était une marque d'impolitesse.

Mais lorsqu'il le regarda pour la première fois, lorsqu'il le regarda vraiment ... Il constata que, dans son regard bleu azur ... Sa pupille était transversale. Comme celle d'un chat. Ou bien ...

- Mes félicitations, tu as accompli ta mission.

Lothaire recula d'un pas. Puis deux. Et soudain, il comprit. Il comprit absolument tout.

Maher se campa sur ses deux pieds. Et son sourire révéla des canines bien acérées.

- Permets-moi de me présenter, Lothaire Rosario. Je suis Maher Lasair. Plus connu aussi ... sous le titre du Dragon Rouge.