12 - légende
La montagne qui s'étendait devant lui semblait infranchissable. En fait, elle semblait même complètement insurmontable. Et ce serait là-bas que Lothaire mourrait. Peut-être pas aujourd'hui ... Mais là-bas, oui, il mourrait. Et ... Elle aussi.
Encore aujourd'hui, la petite princesse dormait, paisiblement. Elle dormait beaucoup. Ça inquiétait Lothaire, par ailleurs. Les bébés ne sont pas censés dormir autant, pas vrai ? Ils pleurent, gigotent, rient ... Mais la petite ... dormait, tout le temps. Elle ne se réveillait que pour manger, ou lorsqu'il avait eu besoin de la changer. Ce n'était pas normal. Il en avait parfaitement conscience, bien qu'elle soit sa première expérience avec les enfançons. Il faisait vraiment froid ... Avec un long frisson, il enveloppa l'enfant dans l'écharpe de laine qu'il portait toujours autour de lui, et posa l'enfant contre lui, tout près de son cœur. Au moins, elle serait un peu plus réchauffée qu'il ne l'était.
Et il songea qu'elle finirait probablement par mourir entre les griffes de la Bête Rouge, ou sous ses flammes incandescentes. Lothaire avait été élevé avec les mythes des Dragons. Ces créatures légendaires capables de tout et n'importe quoi, gigantesques et monstrueuses, qui pouvaient réduire à néant même les plus braves des hommes. Et ... il allait probablement être de ceux-là. La Bête Rouge ... Lothaire était prêt à affronter son destin. Mais la petite ... la petite ne méritait pas de mourir ainsi. Elle n'avait rien fait. Si ce n'était naître dans une mauvaise famille.
Lothaire avait voué sa vie entière au roi. Et ce depuis son plus jeune âge, lui vouant une adoration sans bornes. Son plus grand rêve était d'entrer à son service, de faire partie de sa garde d'élite, d'être celui qui serait son plus grand allié ... Et il avait réussi. Il avait été adoubé à ses seize ans, était entré dans sa garde personnelle à ses dix-huit, et maintenant, à ses vingt ans ... Il était sur le point de mourir, pour protéger ... Protéger quoi, au juste ? L'ego du roi ? C'était mauvais que de penser ça, blasphématoire, même. Mais ... Lorsque Lothaire avait exécuté ses ordres, sans les discuter, sans broncher, quels qu'ils soient, il avait toujours trouvé une excuse au roi. Ce meurtre ? Sans une once de remord, l'homme avait tenté de séduire celle qui deviendrait sa reine. Ce vol ? Des documents confidentiels, mettant en péril le règne du roi. Cet enlèvement ? Une menace pour son roi. Tout, absolument tout pour le roi. Mais lorsqu'il l'avait appelé, au beau milieu de la nuit, pour l'envoyer dans une quête sans retour avec la petite princesse ... Lothaire s'était effondré. Parce qu'il n'y avait absolument aucune bonne raison pour que le roi tourne ainsi le dos à son tout premier enfant, malgré les cris d'agonie de la reine, qui le suppliait à genoux, malgré un accouchement difficile, de ne rien en faire. Et il s'était contenté de tourner le dos, en l'accusant de ne pas lui avoir donné de garçon. Et Lothaire avait dû partir dès l'aube, les hurlements de désespoir de la reine résonnant encore dans sa tête.
Les premiers jours avaient été monstrueux. Lothaire peinait à réaliser ce qu'il faisait, ce qui était en train de se passer. Et comment nourrir l'enfant ? Comment la maintenir en vie ? Propre ? Il savait parfaitement que le roi s'attendait à ce qu'elle meurt sur les routes, savait qu'il s'attendait aussi à ce que Lothaire meurt également. Mais ils avaient tous les deux survécu, le ciel seul savait comment. Et il avait compris que le roi n'attendait rien d'autre que sa mort. Lui, qui avait tant fait pour cet homme, lui qui avait souillé ses mains, sa personne, son âme pour ce roi, s'était vu donné un aller simple vers une mort douloureuse. Sans un remerciement, sans une seule considération.
Il s'était vu donner ce rôle, car le roi savait à quel point sa loyauté aveugle l'amènerait à accomplir sa mission jusqu'au bout.
Et même si maintenant Lothaire en avait conscience ... Il était quand même au pied de cette montagne. Et tuer cette enfant serait le crime le plus dévastateur qu'il ne ferait jamais. Et il payerait les conséquences de son crime. De tous ses crimes.
- Lothaire Rosario. Êtes-vous prêt ?
Il se retourna vers Maher, un instant. Maher Lasair. Le passeur de la Montagne du Grand Soleil. Et celui qui les emmènerait vers la mort. Ce matin, il avait revêtu un épais manteau, sans doute plus adapté à la vie montagnarde qu'au climat plus doux du village. Et pour le voyage ... rien d'autre qu'un sac en toile. Il le regarda, de la tête au pied, et haussa un sourcil, aussi noir que le charbon.
- Où est passé votre équipement ?
- Je l'ai donné à l'aubergiste, en lui disant qu'il pouvait le revendre s'il le souhaitait. Je n'en aurai plus besoin, de toute manière.
Il s'était contenté de garder de quoi nourrir la petite, et ... son épée. Il n'avait pas pu ... s'en séparer. Alors il l'avait gardée. Et maintenant, il allait gravir la montagne avec. Maher le constata aussi, mais ne lui fit aucune remarque. L'homme lui fit signe de le suivre, et ils cheminèrent vers la sortie du village sans un mot.
Maher les mena à un petit chemin forestier, noyé dans le brouillard, et ils gravirent une pente douce qui les mèneraient à la tanière du Dragon, disait Maher. Un peu sceptique, Lothaire le suivit tout de même. On lui avait indiqué le passeur comme étant le moyen le plus facile de se rendre à la tanière de la Bête Rouge.
Alors Lothaire lui fit confiance. De toute manière, si Maher avait pour intention de le tuer, il n'aurait rien à lui prendre, si ce n'est ... son épée et la petite.
Et durant un instant ... Il se demanda si ce n'était au fond ... pas préférable. Il n'avait pas envie d'aller jusqu'au bout. Il n'avait pas envie de rencontrer le Dragon, de mourir ainsi. Et surtout ... Il ne voulait pas que cette enfant, qu'il avait appris à aimer, durant ce long mois sur la route, meurt ainsi.
Cette petite, cette si jeune, si magnifique petite ... Elle méritait ... bien plus que ça. Bien plus.
Il posa une main sur sa poitrine, sur cette enfant encore endormie, et lentement, Lothaire suivit Maher à travers la forêt, vers la montagne.
Alors que le soleil atteignait son zénith, Maher le fit s'arrêter, dans une petite clairière traversée par un ruisseau. Il s'abaissa pour boire, et lui fit signe de faire de même. Mais Lothaire refusa. Il n'avait pas besoin de se rassasier ou de boire, si c'était pour ...
- Ne discute pas.
Son ton, ferme et intransigeant, le fit tressaillir. Mais surtout ... Il ne le vouvoyait plus. Lothaire baissa la tête, un instant, et soupira, avant de l'imiter. Il détacha doucement la petite, et la posa à côté de lui, dans l'herbe grasse, vérifiant qu'elle soit bien à l'aise. Elle dormait encore, mais elle respirait. C'était inquiétant ... Mais il ne pouvait rien y faire.
Il but tout son saoul, et se lava vivement le visage, se rendant compte qu'il était plus épuisé qu'il ne le pensait. Il était habitué aux longues marches, mais à des marches plates. Pas celles dans des chemins tortueux ou rocailleux. Maher avait eut raison de le faire s'arrêter. Il n'aurait pas tenu jusqu'à la tanière, sinon.
La veille, grâce à la bourse de Maher, il avait put se payer un festin, et une bonne chambre, pensant que ce serait peut-être son dernier repas. Mais quand ce dernier lui tendit une miche de pain, avec un peu de fromage, il accepta de se nourrir, en gardant un œil sur l'enfant. Elle dormait encore ...
- Sa mère n'a rien dit ?
- Pardon ?
Il avala sa bouchée, et Maher haussa les épaules.
- Dans ma tribu, les mères étaient très protectrices de leurs enfants. Si quelque chose dans ... cette veine là était arrivée ... Je n'imagine pas le carnage.
''Étaient'' ... Lothaire essaya d'ignorer ce qu'il sous-entendait, et secoua la tête, doucement.
- La reine ... était dévastée. Absolument dévastée. Je ... je ne suis pas resté assez longtemps pour savoir si elle avait ... Mais quand je suis parti avec l'enfant ... Elle m'a supplié de la lui rendre. De ... de ne pas ...
Le souvenir de cette femme, ordinaire si souriante et discrète, hurlant de toute son âme, suppliant qu'on lui rende son bébé, à genoux alors qu'elle saignait encore de l'accouchement, lui retourna l'estomac. Et la culpabilité tomba de nouveau sur ses épaules, tel une chape de plomb. Il était une véritable horreur, et le roi un homme trop cruel pour elle.
Et pour ... cette enfant.
- Je vois, se contenta de murmurer Maher, avant de retourner à son repas frugal.
Mais il finir par redresser la tête vers lui, et désigna le bébé.
- Comment s'appelle-t-elle ?
- Elle n'a pas de nom.
- Comment ça ?
- Elle ... Elle est venue avec moi ... avant que ...
- Et tu n'as pas eu l'idée de lui ne trouver un ? l'interrompit le passeur, en fronçant les sourcils.
Lothaire secoua la tête, et baissa de nouveau le regard. L'autre claqua la langue, en signe de désapprobation, et souffla longuement.
- Alors je vais l'appeler Lysethea.
- Quoi ?
- Lysethea.
Il le regarda un instant, sans comprendre, avant de reporter son regard sur la petite princesse. Lysethea ...
- Mais ... Mais ...
Pourquoi la nommer alors qu'elle allait probablement mourir dans ... très peu de temps ? Maher eut l'air de suivre son cheminement de pensée, car il se redressa, avec un petit sourire. Comme s'il le mettait au défi de le contredire.
- Lysethea est ... Pourquoi ?
- Tout être sur cette terre mérite d'avoir un nom. Même les plus horribles d'entre eux. Un nom est une identité, une preuve d'existence. Et la petite mérite mieux que de n'être qu'un enfant sans rien.
Il avait ... entièrement raison. Lothaire se sentait stupide de ne pas y avoir pensé plus tôt. Et au fond ... il était même soulagée qu'elle ... ait au moins ça. Un nom. Lysethea, petite princesse maudite dès sa naissance, par un père qu'elle n'a jamais mérité. Ça sonnait plutôt bien, Lysethea.
- Pourquoi un tel nom, si ... je puis vous demander ?
Maher pencha la tête sur le côté, l'air de réfléchir, un court instant, et croqua dans un morceau de fromage.
- C'est le nom d'une guerrière de ma tribu. La légende stipulait ... que le monde entier la voulait morte. Le monde entier aurait voulu qu'elle n'existe jamais. Elle était née un mauvais jour, lors d'une période de famine et de guerre, de parents criminels et monstrueux. Et pourtant ... Elle réussit à s'élever plus haut que quiconque, malgré tous les obstacles que la vie lui avait mis, et ce dès sa naissance. Elle devint le chef le plus éclairé et sage de notre tribu, et nous apporta prospérité et bienveillance. Elle mourut en paix, d'un âge avancé, entourée de la famille qu'elle avait trouvé, et aimée. Elle, qu'on disait détestable, avait réussi à se constituer un cercle des plus fidèles, et des plus extraordinaires. Elle trouva même l'amour, en la personne d'une guerrière de génie, qui resta à ses côtés jusqu'à la toute fin. Lysethea était une étoile, qui a sauvé ma tribu. Ou plutôt, ce qu'il en reste. Encore aujourd'hui, même s'il ne reste plus que moi, je ne peux me permettre de perdre cette légende.
Il déglutit difficilement, se laissant le temps d'intégrer les informations données par Maher. Il venait de nommer la jeune princesse par le nom d'une incroyable reine, issu d'un endroit sombre et ... ayant aimé une autre femme. Il ne savait quoi penser de cela, ni le message que ça semblait délivrer, mais ... Il venait aussi de lui dire ...
- Je suis désolé, pour ... votre tribu.
- Merci.
Il se tut un instant, se demandant si Maher allait détourner le sujet, mais son regard insistant le poussa à poser sa question.
- Est-ce ... Est-ce que ce sont les Dragons, qui ont ... détruit votre famille ?
Maher, le dernier d'une tribu disparue, qui connaissait l'emplacement de la tanière de la Bête Rouge ... était-ce lui, qui lui avait tout arraché ?
Pourtant, Maher éclata d'un petit rire, avant de secouer la main, comme si Lothaire venait de sortir une belle ineptie.
- Non, non. Ce ne sont pas ... Les Dragons, qui ont tué ma tribu. Ce sont des êtres humains. Des chasseurs. Jaloux de notre territoire, ils tentaient de nous le prendre depuis des années, déjà. Mais nous avions toujours réussi à les repousser. Pourtant ... ils nous ont piégé, un jour. Et ma tribu en a péri. Je fus le seul à survivre, par un hasard fortuit.
Quelle horreur ... Il s'excusa de nouveau, se sentant étrangement coupable sans trop savoir comment, et Maher balaya ses excuses d'un geste de la main.
- Que ... sont devenus les chasseurs ?
Maher reporta son regard sur son morceau de fromage, paraissant l'étudier d'un air détaché ... Avant de l'engloutir d'une bouchée.
- Ils ont disparu. Les villageois ne les aimaient guère non plus. Ils les ont punis, et ont pris soin de moi. Une fois rétabli, j'ai décidé d'habiter dans la montagne. Et me voilà.
- Ça ne vous blesse pas, de revenir ici, après ... ?
- Pas le moins du monde. C'est ici que je suis né. C'est ici que je mourrai.
Mourir ... Oui. C'était logique. Lothaire porta son regard sur la petite ... Sur Lysethea, et songea à lui, songea à elle. Elle, qui portait maintenant le nom d'une étoile, le nom d'une légende.
Et durant un instant, il souhaita que, comme la reine de cette histoire ... Lysethea s'élève au-delà de la fatalité de son destin.
Et qu'elle forge, à son tour, sa propre légende.
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