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FLASHBACK

Violet — 14 ans

Je tourne et tourne encore alors que la musique de Taylor Swift emplit mes oreilles, m'écartant du reste de la salle de répétition. J'essaye de m'échauffer dans un coin mais une main se pose sur mon épaule alors que je tourne mes chevilles dans tous les sens avec insistance. Je me retourne pour voir mon interlocuteur et c'est le sourire radieux d'Eva qui m'accueille. Ses cheveux blonds sont ramenés en une jolie queue de cheval bien plaquée et elle a pris le temps de se maquiller pour l'évènement. Elle qui est souvent nature peinture, ça fait étrange de la voir avec ce rouge à lèvre et les paupières roses. Ma professeure commence à parler dans le vide comme les paroles de Glitch résonnent dans mon casque alors je l'enlève rapidement en riant.

— Excuse-moi, je n'entendais pas un mot de ce que tu me disais. On t'a déjà dit que tu ressemblais à Elle Fanning ?

Eva se recule un peu, surprise par mon enthousiasme qui est plutôt rare ces derniers temps je l'avoue, puis hoche la tête gaieté.

— Oui, oui. Enfin bon, excuse-moi aussi de te déranger en plein échauffement mais tu es prête Violet. Le spectacle sera nettement meilleur avec toi, évidemment, mais sache que tu n'as pas besoin de te mettre une pression énorme.

— Je me mets toujours de la pression, Eva.

— Je le sais, mais je dois te dire autre chose avant que tu ne le découvres à la fin du gala...

Ma professeure a un visage plus grave, plus fermé, comme si l'annonce qu'elle compte me faire était pire qu'un bébé chiot abandonné sur le bord de la route. J'attends un peu tout en continuant d'échauffer mes pointes le temps qu'elle trouve ses mots.

Zut, je n'ai pas mis assez de coton.

Depuis neuf ans que je fais de la danse maintenant, mes professeures — Eva et Cherry — n'ont pas cessé d'être derrière moi malgré les autres professeures que j'ai eu l'occasion de côtoyer en plus d'elles. Si leur projet de studio de danse était censé être une passade, un tremplin pour atteindre leur vrai projet, elles l'ont abandonné pour se consacrer à cette école. Avec l'aide des parents et de la ville, elles ont racheté cet endroit qui dépannait pour les cours dans le but d'en faire un vrai studio de danse. Si le cheerleading reste une activité supplémentaire pour Cherry, Eva se consacre à cent pour cent dans le développement de l'association, mais surtout sur l'ouverture de cours pour personnes handicapées. Tout semble bien fonctionner pour le moment, mais il faut un temps d'adaptation aussi bien pour elle que pour les groupes qui peuvent être difficiles à encadrer.

Mais depuis un an que ce projet prend forme, je ne les ai jamais vu aussi épanouies.

— Alors, en gros...

Eva déglutit péniblement tout en prenant une grosse respiration. Punaise, je sais que je suis leur plus vieille danseuse mais delà à me faire une annonce comme ça...

— Je ne sais pas comment aborder le sujet en fait. Tu danses bien et tu le sais.

— Oui, je me débrouille on va dire.

— Non Violet, tu danses extrêmement bien au point qu'on commence à avoir du mal à suivre avec Cherry. On s'est formées, on a nous même fait de la danse en plus du cheerleading, mais là, ça devient trop. Ton niveau est très haut pour ton âge, tu es faite pour ça. On sait qu'on a fait en sorte de trouver des professeurs en plus pour t'accompagner différemment, mais à ton niveau, il te faut de la stabilité.

Un petit sourire m'échappe alors que mon cœur se serre. Je me doute que je ne suis pas si nulle, surtout depuis que j'enchaîne les cours particuliers et quelques concours régionaux, mais rien de très important. Je me débrouille sur des pointes et ça m'éclate. Mais delà à dire que mes professeures ne peuvent plus suivre du tout... J'ai vraiment beaucoup de mal à y croire et en même temps, elles ont peut-être raison. Après tout, je me mets tellement à fond dans cette activité que j'enchaîne les stages dans d'autres studios juste pour progresser.

Je resterais toujours fidèle à cet endroit auquel je dois toute ma vie, c'est sûr et certain. Mais je commence à avoir envie de plus, voire de faire réellement ça de ma vie. Après tout, c'est un métier comme un autre et les cours... Je ne me vois pas du tout finir dans un bureau.

— Donc on en a parlé longuement avec Cherry, on a vu les possibilités qui s'offraient à nous, et on a des solutions.

— Je t'écoute.

Autour de nous, personne ne prête vraiment attention à notre conversation. Les plus grandes s'échauffent en retenant les bêtises des petites tandis que les cheerleader s'entraînent sur les derniers sauts qui peuvent être fatidiques. Un drôle de club, mais le spectacle risque d'être chouette avec tous ces arts mélangés.

— Comme tu as vu, Cherry s'occupe à fond des cheerleader sauf pour tes cours à toi où elle reste présente.

J'acquiesce en jetant un coup d'œil à l'autre coach qui supervise ses élèves en donnant les dernières recommandations. C'est assez drôle quand on voit la robe noire qu'elle porte et les talons de quinze centimètres en dessous. Contrairement à son amie, elle a décidé de lâcher ses longs cheveux raides qui tombent dans son dos avec une brillance qui m'éblouie. Si leurs visages n'étaient pas aussi différents, on pourrait croire que se sont des jumelles !

— Moi, il y a tout le reste qui me prend un temps fou ! Entre les petites, les plus grandes, le contemporain, le classique et les groupes pour personnes handicapées, je commence à saturer. Donc on a trouvé une nouvelle prof de danse classique à l'année.

Hein ? J'ai bien entendu ?

— Ne me regarde pas comme ça Violet... C'est pour toi principalement qu'on a pris cette décision et puis, ça nous soulagera. Je pourrais me concentrer sur autre chose que le classique tout en faisant quelques cours de temps à autre.

— Qui c'est ? j'arrive à demander mais les larmes me montent aux yeux.

J'ai toujours partagé une forte complicité avec mes deux professeures dès le premier jour alors même que je ne voulais pas poser un pied sur le parquet. Elles m'ont aidé à me décoincer et j'avoue les considérer plus comme des amies maintenant alors qu'elles ont vingt ans de plus que moi. Je suis incapable de me faire des amies de mon âge ou de socialiser avec qui que se soit et elles me demandent de faire confiance à une inconnue pour la chose qui me tient le plus à cœur ?

— Elle s'appelle Elizabeth Panya. C'est une Américaine qui a passé une grande partie de sa vie en Thaïlande d'où sont originaires ses parents. Elle a eu la chance de danser en Australie et je ne sais plus où encore, mais son mari est ici maintenant, alors elle veut se poser. C'est une très bonne professeure et je pense qu'elle peut t'aider, plus que nous.

Je tire une grimace que je n'arrive pas à retenir alors Eva soupire. Je sais qu'elles font ça pour moi, pour mon niveau. Mais je ne sais pas si j'ai envie d'apprendre à danser avec quelqu'un d'autre.

— Laisse-lui sa chance, ok ? Zut, c'est à toi dans deux minutes Violet !

Merde, j'enlève mon jogging rapidement pour mettre mon tutu bleu puis traverse la salle en courant pour rejoindre les coulisses. Mon cœur bât si fort dans ma poitrine que ça me fait mal. Mes pointes serrent fort mes pieds, me rappelant que dans quelques secondes, je vais danser devant une centaine de personnes. Je ne peux pas tomber.

J'inspire profondément pour sentir chaque particule d'air s'incruster dans mes poumons et je vide mon esprit pour ne ressentir plus que l'ambiance pesante de la pièce. Le rideau se ferme, et tout le monde s'active pour créer le prochain décor à l'abri des regards du public. Je rejoins tout le petit groupe pour me placer au milieu de la scène, seule.

Je me hisse sur mes pointes, concentrée au maximum, mains en coupe au niveau de mon abdomen. Elles me font déjà mal à cause de la position que je dois maintenir, une sorte de gymnastique de doigts qui inclut un petit doigt et un pouce en l'air tandis que les trois autres se chevauchent bizarrement. Je n'ai jamais compris pourquoi faire ça.

La musique retentit mais je ne sursaute pas. Le rideau noir s'ouvre lentement, me révélant une salle plongée dans la pénombre si bien que je ne distingue aucun visage. Tant mieux.

Dans le public impatient, je sais que toute ma famille me regarde. Je sais qu'ils ont les yeux braqués sur moi et que le reste des gens ne manqueront pas de me faire remarquer si je dérape.

Lentement, je lève mes bras pour les placer au-dessus de ma tête, faisant de petits pas alternés pour rester sur les pointes. La musique se fait plus forte, plus intense, et c'est le moment.

Je me laisse envahir par la tragédie de la scène, je laisse les paillettes de mon tutu en forme de plateau me faire briller de mille feux, et j'incarne ma danse comme je le peux. J'y mets toute mon âme, tout mon être et toute ma foi.

Les pieds glissent sur la scène si bien que je me sens plus légère à chaque déplacement. Concentrée mais confiante, je ne réfléchis même plus aux pas que je dois faire tellement je les connais par cœur.

J'enchaine un dernier grand jeté que je pense avoir réussi, puis un groupe me rejoint sur scène. Ensemble, nous dansons en cœur sur la mélodie, jusqu'à ce que le temps me paraisse infini.

***

La foule nous applaudit, les professeures pleurent toutes les deux en tenant fièrement leur bouquet de fleurs dans leurs bras. Je salue une dernière fois le public, main dans la main avec les autres personnages principaux, puis le rideau commence à se refermer doucement sur nous.

Il y avait du monde. Plus que je ne le croyais. Dieu merci, ils n'ont allumé la salle qu'à la fin et pas pendant la danse.

Quand le rideau se ferme en entier, tout le staff vient féliciter Cherry et Eva qui ont un sourire hallucinant scotché au visage. Une femme que je ne connais pas arrive à leur rencontre pour les féliciter mais je devine facilement de qui il s'agit. Le dos droit, la tête haute, elle sourit doucement malgré son balai dans le cul. Elle porte un chignon strict bien serré sur son crâne avec tant de laque que ses cheveux bruns un peu ondulés brillent plus que ma tenue. Comme me l'a dit Eva, elle est bien thaïlandaise avec une jolie peau mate et des yeux en amande, mais c'est tout ce qu'elle a pour elle. En fait, son air condescendant et coincé la rend moins jolie qu'elle ne l'est réellement.

— Violet, m'appelle Cherry en faisant un signe de main.

Je me fraie un chemin entre les autres enfants en essayant de ne tuer personne puis les rejoins, mes pointes à plat claquant contre la scène comme si j'avais des talons.

— Violet, je te présente Elizabeth, m'explique Eva en me prenant par les épaules. Elle sera ta nouvelle professeure de danse. Vous avez vu, dit-elle en s'adressant à la danseuse, elle danse super bien ! La plus grande fierté de notre studio.

La femme m'observe de haut en bas, une main légère sous son menton, puis hausse les épaules avec nonchalance.

— Oui, ça allait. Elle était trop en dehors à mon goût et son grand jeté est à revoir, mais on va travailler tout ça, n'est-ce pas ?

Un sourire de requin. Voilà ce qu'elle a sur le visage quand elle essaye d'être sympathique.

— Oui, murmuré-je avec méfiance, un peu vexée de ses remarques.

— Bon, nous coupe Cherry en toussant à cause des fleurs dans son nez, on va retourner en coulisses pour que les parents récupèrent les petits. Elizabeth, merci d'être venue à la représentation. Vous aurez le temps de voir Violet après-demain de toute façon.

— Après-demain ? s'indigne la professeure avec une main sur le cœur.

Punaise, on dirait une fausse bourgeoise avec ses airs maniérés ! Eva rit nerveusement en lançant un regard affolé à Cherry, mais celle-ci ne semble pas impressionnée.

— Oui, pour son cours, elle lui répond avec un petit rire.

— Non.

— Comment ça non ?

— Non, demain seize heures au studio.

— Seize heures ? j'interviens avec agacement. Je travaille, j'ai des cours je vous rappelle.

La femme se tourne lentement vers moi, le menton encore plus haut qu'avant.

— Seize heures trente alors, non négociable. Les cours ne servent à rien de toute façon.

J'ouvre la bouche pour contester mais Elizabeth se retourne pour sortir de scène. Quand elle est assez loin, je regarde tour à tour mes deux amies pour voir si je ne suis pas la seule à être choquée mais les deux m'envoient des regards désolés.

— C'est pour toi, me rassure Eva, ça se passera bien. Après tout, elle sera concentrée sur d'autres danseuses et si ça se passe trop mal, on le lui dira.

Je soupire plaintivement en prenant mon visage dans mes mains. C'est quoi cette nana ? Elles l'ont dégoté où ? Tu m'étonnes qu'elle ne trouvait pas de travail...

— Bon, on va s'occuper des petites, nous coupe Cherry avec empressement. Allez, go, go, go !

Eva rit d'excitation puis part en courant vers la salle de préparation. Cherry la suit puis je me joins à elles. Il faut que j'enlève ce costume qui gratte et ce diadème qui me scie le crâne. Ça ne sera qu'une fois changée que je vais réfléchir à cette femme qui me fait déjà peur. Mais après tout, comme dit Eva, c'est pour moi qu'elles font ça. Je ne dois pas faire ma difficile.

***

— Ma chérie !

Maman se met à courir pour me prendre dans ses bras. Je la laisse faire en riant puis elle laisse la place à papa pour en faire de même. Quelques personnes nous interrompent pour me féliciter du spectacle ce qui me gêne un peu, mais c'est souvent la même chose donc je les remercie poliment.

Roméo me tend un petit cadeau carré d'un air ennuyé. Je suis déjà touchée qu'il soit venu me voir mais qu'il m'offre quelque chose en plus... La grande surprise.

Je déballe rapidement le paquet bleu pour découvrir un album de Taylor Swift.

— Punaise, je l'écoutais tout à l'heure en plus !

Je me dépêche de prendre mon frère dans mes bras et il se raidit instantanément. Punaise, je ne savais pas qu'on pouvait avoir une crise d'adolescent à 24 ans...

— Tu as été magnifique, me chuchote-t-il au creux du cou.

— Merci Rom'.

Je m'écarte et il me dépose un petit baiser sur le front.

— Ma chérie, tu as été superbe, commence maman avec enthousiasme. Ce truc qui tourne et ton costume et ce que tu as fait, là, quand ils sont arrivés les autres, et...

Elle se lance dans un monologue de cinq minutes où elle revient sur chacun de mes mouvements, me demandant même d'en refaire dans le hall du bâtiment. Évidemment, je refuse catégoriquement, attirant déjà assez l'attention comme ça.

— Elle est là ? demande une voix derrière Roméo.

Mon frère répond par la positive en se tournant vers son interlocuteur, révélant son meilleur ami, un bouquet de fleurs roses à la main. Ses cheveux noirs ont été coupés depuis la dernière fois que je l'ai vu, révélant un peu plus son front que d'habitude. Ses yeux intenses se plantent dans les miens puis il me tend le bouquet.

— Bravo, c'était très joli.

Je le remercie et attrape le bouquet pour humer le parfum fleuri qui s'y dégage. Il est magnifique. Nate se remet à discuter avec Roméo, m'ignorant de nouveau. C'est vrai que je ne suis que la petite sœur de Roméo, rien d'assez intéressant pour lui, même s'il vient soutenir son ami pour me voir. Un peu déçue de ce bref échange, je me concentre sur une femme qui vient m'interpeller pour me féliciter. J'essaye de sourire et de rester joviale mais le cœur n'y est pas.

Pourquoi je suis comme ça ? Tout allait très bien depuis ce matin. J'ai bien dansé, j'ai fait ce que j'aimais et même s'il y a eu cette drôle de professeure, ça reste un détail infime. Tout le monde est fier de moi, je suis fière de moi, et j'ai un bouquet.

Un bouquet offert par Nate.

Mon cœur se serre à cette pensée.

C'est donc ça...

Je dégage cette réflexion sans retenir une grimace qui n'a pas l'air de déranger la femme qui me parle, puis chasse totalement le meilleur ami de mon frère de mes pensées. De toute façon, je ne suis qu'une gamine aux hormones en folies.

C'est ça. Les hormones.

Oui. C'est sûr.

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