De petit rat à ragondin

Nate

— Moins vite Lola ! braille Harper en tenant son sac à bout de bras.

Je l'attrape en calant le mien différemment et elle me remercie d'un petit sourire chaleureux dont elle en a le secret. Elle en profite pour attendre un peu Eden qui est à la traine derrière nous, observant chaque brin du champ au peigne fin. Quand nous arrivons enfin aux niveaux des kiosques, la petite rousse tourne déjà comme une princesse au milieu d'un, les bras écartés.

— Tu vas te vautrer, marmonne son frère en mordant dans un bout de pain qu'il a volé dans le sac.

— Gareth, arrête un peu d'être méchant avec ta sœur et viens aider Eden.

Le jeune râle un peu avant de venir attraper la grande serviette en tartan rouge et blanc que tenait Eden. Elle lui sourit doucement, le visage triste avant qu'il ne parte en courant rejoindre sa sœur pour étaler la serviette sur l'herbe en bas des kiosques. Loin derrière nous, Violet traine des pieds dans la terre en venant vers nous. Après sa petite crise de larmes hier soir, je l'ai ramené chez elle sans qu'aucun de nous ne prononce un mot. Elle tenait absolument à ne pas croiser son frère, alors je n'ai rien dit à Roméo qui, dans tous les cas, était trop défoncé pour se souvenir de quoi que se soit. Je crois même qu'ils se sont disputés avec Zack à ce propos. Ils n'étaient pas là pour faire la fête de base, mais juste pour l'évènement, alors finir à vomir dans les toilettes de la maison... ça ne renvoie pas une très bonne image.

Ce matin, j'ai reçu un texto d'Harper qui me conviait, non, m'obligeait à venir manger avec eux ce midi. Eden a été invitée tout comme ma mère l'aurait été si elle était là et de ce que je sais, Violet est de la partie parce qu'elle ne veut pas rester chez elle.

Même si elle m'a dit que ce qu'il se passe dans leur famille ne me regarde pas, je ne peux pas m'empêcher de vouloir savoir. Le comportement de Roméo, le sien et celui de leurs parents, tout me pousse à vouloir savoir. Encore plus quand on sait qu'elle s'inflige ce pique-nique pour sortir.

Gareth étale la nappe pour que je puisse poser mes sacs pleins de nourritures et que les filles posent leurs fesses dessus. Très vite, les enfants se mettent à jouer ensemble malgré les réticences de Gareth qui s'ennuie à mourir. Harper sort de quoi boire tranquillement en attendant de manger, puis explique que Greyson ne s'est pas réveillé ce matin donc elle n'est pas sûre qu'il nous rejoigne.

Elle secoue ses longs cheveux avant de me donner un soda et je la remercie. Violet arrive enfin à notre niveau après avoir longuement divagué, Eden lui fait une place.

— Et toi, comment tu vas Violet ? demande Harper en observant de biais ses enfants.

La blonde relève la tête d'un coup comme si elle était surprise qu'on lui parle, puis ses joues s'empourprent.

— Ça va, je crois. Je travaille avec Eden en ce moment donc je suis un peu fatiguée.

— Ah oui ? Tu étais à l'Opéra, c'est ça ? C'est très dur à ce qu'il parait, je comprends que tu n'aies pas tenu.

Violet se recroqueville sur elle-même, comme si elle voulait se faire toute petite puis boit une gorgée, les yeux brillants.

— Oui, elle a eu une complication à cause de sa jambe, explique Eden avec douceur. Physiquement, ça peut être très dur.

— Je comprends, je ne sais pas si j'aurais pu faire ce que tu as fait en tout cas. J'ai déjà eu assez de mal avec...

Harper s'interrompt avant de pincer ses lèvres comme si elle se retenait de continuer. Elle allait parler de sa tentative de suicide, je le sais. Même si c'était il y a presque quinze ans, je me souviendrai toujours de son corps étendu dans un lit, inerte, et les pleurs de Greyson. Directement après, il l'a envoyé en France pour je ne sais quoi où elle a obtenu son diplôme d'astronomie. Même si je reste très fier de son parcours et de tout ce qu'elle a construit, ça me brise toujours le cœur quand je l'entends parler si naturellement de cette période de sa vie. Parfois, elle oublie que c'est encore douloureux pour son entourage bien qu'elle ait tourné la page définitivement.

— Enfin bref, passe-t-elle en riant de gêne. La France, ça reste cool mais ici, c'est chez nous. On a tous plus ou moins une histoire avec les deux pays, alors je pense que c'est le destin. Si tu es là aujourd'hui avec nous plutôt que dans un studio, je pense que c'est le destin. Ne laisse pas ton échec te gâcher la vie, Violet. Utilise cette chose pour mieux te construire.

La blonde relève la tête, les yeux toujours brillants de larmes mais elle semble très attentive à ce que dit Harper.

— Moi, j'ai grandi dans la violence et la misère, j'ai perdu mon frère et j'ai failli mourir. Mais regarde ce qu'on m'offre aujourd'hui : j'ai deux merveilleux enfants quand ils ne me cassent pas les pieds, un mari vieux jeu que j'aime quand même et de superbes amis. Eden a tout quitté pour venir ici et elle a été mise sur notre route. La vie ne l'a pas épargnée non plus mais regarde là aujourd'hui !

Elle appuie son propos en montrant l'intéressée des deux mains. Eden rit doucement en replaçant une mèche brune derrière son oreille.

— Elle a sa propre entreprise, elle vit sa vie comme elle l'entend. Certes, elle a dû faire des choix mais c'est le destin qu'elle s'est créé. Peut-être que si elle n'avait pas eu toutes ces épreuves, elle ne serait pas la Eden qu'on connait aujourd'hui.

— Pourquoi tu me dis tout ça ? la coupe Violet, le visage dur et fermé.

Pris de court, Harper ferme sa bouche en observant la danseuse d'un œil inquiet. Violet a le don de devenir hautaine quand ce n'est absolument pas le moment. En un instant, elle vient de gâcher le discours d'Harper qui se voulait bienveillante et encourageante.

Mais connaissant ma tante, elle ne va pas se laisser faire par une jeune femme comme ça. Je vous rappelle qu'elle a quarante ans d'expérience derrière elle, il en faut plus pour lui faire fermer son clapet.

— Tu t'es cassé la jambe, non ? demande-t-elle en haussant les sourcils. Je peux comprendre que ça soit dur, donc j'essaye de te réconforter. Tu sais, réconforter c'est quand on apprécie une personne et qu'on essaye de la faire aller mieux.

— Harper... gronde Eden.

— Libre à toi de croire ce que je te dis ou non, mais sache que c'est comme ça. Je connais ton entourage, tu sais ? Ton caractère de merde fait parler.

Violet a un mouvement de recul en entendant les paroles sanglantes d'Harper. La pauvre, elle n'aurait jamais dû la couper. Maintenant qu'elle est lancée, elle ne lui fera pas de cadeau. Quand je ricane discrètement, Eden m'envoie un regard noir qui me donne un long frisson dans le dos.

Violet reprend une inspiration, le dos droit, avant que Lola ne vienne nous sauver. La petite de dix ans arrive à toute vitesse avec des ailes sur le dos pour prendre la main de Violet dans la sienne. Violet lève la tête vers elle qui rayonne de bonheur.

— C'est vrai ? Tu danses ?

La mâchoire de Violet se crispe un peu, mais l'espoir qu'on peut lire dans le visage de la fille nous fait tous craquer. Lola a un de ces dons pour nous rendre gaga... Déjà toute petite, elle savait obtenir ce qu'elle voulait de n'importe qui grâce à un sourire. Et elle le sait bien, parce que même si elle est trop vieille pour porter des ailes, elle utilise son air enfantin pour nous faire oublier son âge et nous faire penser qu'elle est plus petite que ce qu'elle est.

J'ai compris son manège depuis longtemps, mais je la laisse faire quand même.

— Oui, c'était vrai, chuchote Violet sous le regard de tout le monde.

— Tu veux bien m'apprendre ? S'il-te-plaît...

Violet hésite. Elle hésite car elle ne décroche pas son regard de la petite fille et sa poitrine se soulève difficilement. Au bout de quelques secondes, elle se décide enfin à se lever pour apprendre à la petite. Lola saute de joie en lâchant un « oui » grave digne d'un dessin animé, puis attrape la main de Violet pour l'entraîner dans le kiosque. La blonde lâche une grimace quand elle loupe une marche alors Eden réprimande l'enfant pour qu'elle fasse attention.

— Je croyais que sa jambe était fragile, marmonne Harper en attrapant une tomate cerise qu'elle fourre dans sa bouche.

— C'est compliqué... dit tout bas Eden avec une petite mine triste.

Ok, Eden aussi sait que quelque chose se trame chez les Davis. Mais quoi ? C'est toute la question.

Lola commence à danser comme une débile en tournant autour de Violet qui semble totalement désemparée face à l'énergie de la petite. Elle s'échauffe un peu, suivie de près par la mini danseuse puis lui montre quelques bases je suppose. Dans mes vastes souvenirs de danse, les premiers cours auxquels elle a participé en tout cas, je crois avoir vu ces pas. Simple à la première vue mais plus difficile quand on essaye. Lola y arrive facilement et demande toujours plus à sa professeure d'un jour.

Harper et Eden ne font déjà plus attention à elles, trop concentrées à se raconter leur vie, mais moi je n'ai d'yeux que pour les deux filles. Je vois Violet se détendre au fur et à mesure, faisant toujours attention à sa jambe.

Elle lui montre des pas plus complexes que la petite ajoute à une chorégraphie imaginaire, appliquée et impliquée. Mais quand Violet lui fait les démos, il n'y a qu'elle au milieu du kiosque. Ses longues jambes nues se meuvent avec une aisance rageante tandis que ses bras suivent avec grâce l'entièreté de son corps élancé. Elle tente un pas plus compliqué, sautant dans les airs avant de retomber comme une plume sur la terre ferme.

Lola a la bouche ouverte, ses grands yeux verts ébahis. Un petit couinement s'échappe de sa gorge avant qu'elle ne secoue sa tête de lionne pour reprendre ses esprits.

— Apprends-moi, elle lui ordonne avec sérieux.

Un rire clair se met à raisonner dans le kiosque, révélant de petites fossettes sur les joues de Violet.

— Si tu veux, alors tu dois commencer comme ça...

Pendant de longues minutes, j'ignore les deux commères près de moi, observant d'un œil nouveau l'art de Violet et le niveau qu'elle a pris depuis qu'elle nous a quitté, trois ans auparavant.

Et je dois avouer que je prends une claque.