Chapitre 13
And time breaks your heart
Violet
Je m'acharne sur Bethany — cette machine de malheur — qui ne fonctionne qu'une fois sur deux alors que je ne lui demande de faire qu'un simple expresso pour servir ce vieux client qui me sourit depuis cinq bonnes minutes. Il me fait froid dans le dos avec sa grande barbe blanche.
— Je suis en retard, excuse-moi ! crie Eden qui se précipite dans le café en courant dans un tourbillon de couleur délirant.
En effet, j'ai dû ouvrir seule comme Layla commence dans l'après-midi et qu'Eden était introuvable. Quand je suis arrivée, il y avait déjà une petite troupe d'habitués avec leurs livres et journaux à attendre qu'on leur serve un café bien chaud. Bien évidemment, c'est le seul jour où Bethany a décidé de faire des siennes.
Elle revient avec un tablier bleu, les cheveux ébouriffés et une sueur sur le front. Eden sourit comme une idiote à la clientèle en plus de ça. Sacrément de bonne humeur la patronne.
— Eden, très joli ta robe aujourd'hui, lui dit l'homme que je sers en évitant de me brûler les doigts.
Ma tante tourne sur elle-même pour faire voler sa robe à pois rouges sur fond bleu et pour révéler des collants jaunes. Je ne me ferai jamais à son style.
— Merci Joe, s'exclame-t-elle avec gaieté. Sache Violet que Joe est la première personne à m'avoir défendu devant Anita, l'ancienne patronne du café. Et aujourd'hui, il est toujours là à me complimenter sur mes tenues.
J'acquiesce avec un petit sourire avant de préparer le café d'une autre commande. Eden voit ma détresse avec la machine à café et vient m'aider tout en discutant avec l'homme à barbe. Elle trifouille l'arrière de Bethany avant de se redresser, victorieuse. Je la remercie doucement avant de remplir la tasse de liquide bouillant et d'aller le donner à une cliente près de la bibliothèque, légèrement boitante.
Après mon rendez-vous d'hier assez mémorable niveau soutien des parents, je ne leur ai pas laissé le choix quant à ma décision de travailler pour Eden. Ils voulaient absolument que j'attende deux semaines cloîtrée dans ma chambre comme une vieille femme qui attend la mort. Savoir qu'ils veulent restreindre ma vie comme si elle allait se finir dans quelques jours m'a donné des hauts le cœur alors ce matin, quand ils dormaient encore, je suis partie. J'ai laissé mon portable dans mon casier rose à strass que m'a confié Eden, et j'ai commencé ma journée.
Servir des cafés et des gâteaux s'est avéré plus plaisant que ce que je croyais tant la clientèle est adorable. Pas une seule fois on m'a râlé dessus parce que je mettais trop de temps et tous m'ont offert de bon pourboire alors que je ne le mérite pas du tout. J'espère qu'ils ne diront pas à Eden le nombre de fois où je me suis trompée de café en une heure.
— Au fait, j'interroge ma patronne qui s'occupe d'une livraison de cupcakes que je n'ai pas eu le temps de ranger, pourquoi tu étais en retard ?
— Hum... Je suis rentrée tard, hier.
— Mais on a regardé un film, tu m'as ramené à la maison et il était déjà 22 heures.
Eden rougit doucement avant de se replonger dans la crème au beurre. Je me dépêche de servir un client qui vient d'entrer avant de revenir à la charge, bien décidée à ne pas lâcher le morceau. Ma tante tente de m'échapper en allant dans la salle mais dommage pour elle, j'ai eu le temps de servir tout le monde.
— Eden... j'appelle en arrivant à pas de loup près d'elle.
— Zut, j'ai oublié de commander plus de cupcakes...
— C'est faux, Layla a bouclé toutes les commandes hier.
— Comment tu sais ça ?
Elle me regarde d'un air dubitatif mais je lui montre d'un coup de tête le panneau à l'entrée de l'arrière-boutique où Layla note tout ce qu'elle fait. Eden affiche une moue boudeuse en attrapant une éponge pour nettoyer le comptoir.
— Donc, où étais-tu hier soir, Eden Pernet !
Elle fronce le nez esquivant chacune de mes attaques mais je la suis à la trace. Sous la pression, elle se redresse l'air contrariée. Je m'avance jusqu'à être assez proche pour lui donner un coup de coude.
— Crache le morceau, je suis mourante tu me dois la vérité.
Choquée, elle m'envoie son éponge dans la tête. J'éclate de rire en essayant mon front humide suivit par Eden qui m'observe avec étonnement.
— Je ne t'avais pas entendue rire comme ça depuis des années, déclare-t-elle entre deux rires.
Elle n'a pas tort. Sa bonne humeur doit être contagieuse à force.
— Déjà, tu n'es pas mourante et c'est un argument bidon ! Deuxièmement, puisque tu te remets à rire et à être sociable, notamment avec une Layla qui ne me parle que de toi depuis des jours... Je vais te dire.
Je m'adosse au comptoir, impatiente qu'elle ne me raconte tout ça mais elle semble toujours hésiter. Je la vois lutter intérieurement, se mordant la lèvre tout en faisant une grimace pas possible. Avec cette tête, elle fait même rire quelques clients à l'oreille facile qui ne perdent pas une miette de notre échange.
— J'ai eu un rencard, débite-elle très rapidement.
— QUOI !?
Un cri du cœur, je peux vous le dire. Je ne m'y attendais pas à celle-là. Autant je la taquinais pour rire et la rendre mal à l'aise pour lui rendre la pareille de toutes les fois où elle m'a embêté, mais je ne pensais pas que c'était la vérité. Eden n'a jamais vu personne depuis la mort de Gareth. Même envisager de revoir quelqu'un était trop dur pour elle, au point que c'était LE sujet à éviter. Vivre seule n'avait pas l'air de lui poser problème, au contraire. Mais peut-être que quelque chose a changé la donne. Si oui, quoi ?
— Ouais... mais je voulais le dire à personne pour ne pas que tu t'emballes, comme là par exemple, m'explique-t-elle en attachant ses cheveux avec un gros chouchou rose.
— Mais c'est super Eden, je suis heureuse pour toi, vraiment. Je ne m'y attendais pas... C'est tout.
Eden me sourit tristement, sachant exactement pourquoi j'ai réagi comme ça. J'ai envie d'en savoir plus, qu'elle me raconte tout de A à Z mais j'ai peur de dépasser la limite. Je sais combien ça lui coûte de m'avouer ça, mais en même temps ça me fait plaisir qu'elle ait le courage de m'en parler. La confiance est réciproque.
— Je te dis comment il s'appelle à une condition, poursuit-elle en préparant la commande d'un habitué qui n'a même pas eu besoin de nous dire ce qu'il prend.
— Je t'écoute, demandé-je, dubitative.
Elle pose une part de tarte aux pommes sur une assiette, faisant durer le suspense jusqu'au bout. Même si je suis de bonne humeur et que travailler me change les idées, je ne veux pas qu'elle se sente trop téméraire. J'ai des limites que je viens déjà de dépasser en me lâchant tout à l'heure devant tout le monde. Si elle me demande quelque chose de trop sollicitant émotionnellement, je ne suis pas sûre d'avoir le courage.
— Sors avec Layla ce soir.
Ma mâchoire s'ouvre toute seule sans que je ne puisse la retenir. Eden sourit de fierté mais je la déteste de me poser un tel ultimatum. D'un côté, je meurs d'envie de savoir qui est cet homme dont Eden me cache l'existence. Et en même temps, je n'ai pas envie de sortir ce soir.
Pour : je veux savoir qui est l'homme d'Eden.
Contre : je ne veux pas sortir ce soir.
Pour : je ne veux pas rentrer de suite chez moi.
Contre : je commence à sentir ma jambe.
Pour : j'aime bien Layla.
Contre : je n'aime pas spécialement les gens.
Pour : je ne veux pas mourir en ayant attendu la mort comme le veulent mes parents.
— Très bien, dis-je à Eden qui finit de faire un chocolat chaud. Je veux bien sortir avec Layla.
Surprise, Eden renverse du lait bouillant sur son tablier puis se met à courir comme une idiote, pensant sûrement que le vent fera refroidir sa brûlure. Tout le café l'ignore, sûrement par habitude jusqu'à ce qu'elle revienne vers moi, essoufflée.
— Chouette... dit-elle à contre-cœur. Maintenant je dois tout te balancer, super. Tu ne pouvais pas dire non, sérieux ?
Je lâche un petit rire mais ne dis rien de plus pour qu'elle lâche le morceau. Je suis heureuse de l'avoir surprise.
— Il s'appelle Jesse, lâche-t-elle en marmonnant un peu.
— Attends, Jesse comme dans la série que tu m'obliges à regarder depuis des mois ?
— Non, c'est Jess ! En fait, je l'ai rencontré au Canada pendant mon tour du monde. On est resté en contact en se voyant de temps en temps, genre tous les ans. Et là, il est de passage ici pendant quelques temps, je ne sais pas pourquoi. Il m'a proposé un rencard... J'allais annuler comme on regardait un film et que je l'ai mis au courant de ton... problème mais il est venu hier soir, après que tu ne sois partie.
— Et... ?
— Il m'a ramené des sushis. Et une peluche pour toi. Bon, je l'ai gardé parce que Rocky a besoin de compagnie... mais faudra que tu la récupères.
— Je te la laisse, Rocky en a plus besoin que moi.
Le visage d'Eden s'illumine comme une enfant, déjà heureuse que son requin en peluche ait un nouvel ami.
— Voilà, tu sais tout. Maintenant, excuse-moi ma belle, mais ce chocolat chaud va refroidir.
Je la regarde s'éloigner pour aller servir tout ça, réfléchissant à ce qu'elle vient de me dire. Jesse, canadien, qui offre des sushis... Pour l'instant, il me plait. J'attends évidemment de le voir en vrai mais pourquoi pas. La seule chose un peu étrange, c'est que ça fait quinze ans environ qu'ils se connaissent et pourtant c'est la première fois que j'entends son nom. Je ne sais pas si Eden savait au fond d'elle qu'ils finiraient par se retrouver, mais je suis heureuse pour elle. Et honnêtement, je pense que Gareth l'est tout autant.
***
Je ne suis plus si sûre de vouloir. Quand je vois Layla entrer en première dans la boite de nuit, escarpins aux pieds et robe moulante au corps, j'ai un gros doute. Le videur m'a regardé de haut en bas, mal à l'aise malgré mon jean et mon simple haut rose, puis il a regardé mon visage et a sourit. Layla me dit que l'important c'est qu'on soit rentrée, peu importe que l'on n'ait pas 21 ans. Très vite, la musique me monte aux oreilles alors que nous ne sommes qu'à l'entrée, prête à payer un vestiaire hors de prix pour un simple sac à main, et mon angoisse monte. De toute ma vie, je ne suis jamais allée en boite. Autant j'ai trainé dans des bars, surtout au Milady's où ils ne sont pas regardant sur l'âge quand tu es de la famille, mais alors dans une boite de nuit, grande première. Surexcitée et totalement euphorique par moment, Layla n'a parlé que de notre sortie de tout l'après-midi. Apparemment, chercher toute la journée LA tenue parfaite pour une soirée est quelque chose de totalement normal à notre âge. Personnellement, je ne me suis jamais attardée là-dessus étant donné que j'ai passé la moitié de ma vie en jogging et l'autre en tenue de danse.
Layla m'offre la place d'entrée et le vestiaire même si j'insiste pour payer. Elle est tellement heureuse qu'elle ne veut rien entendre alors je me promets de lui offrir un verre une fois dans la salle transpirante.
Nous déposons notre bazar puis elle me prend par la main pour m'entraîner là où la musique pulse à fond. J'essaye de détendre mes épaules mais rien n'y fait : j'ai l'impression d'avoir un balai dans le cul.
Layla commence à se déhancher sensuellement, tout en replaçant sa robe pour qu'aucun de ses seins ne se fassent la malle. Je ris doucement en la voyant faire sans aucune gêne, puis elle prend mes mains pour que je bouge un peu. Au début, je me laisse faire, bougeant mon corps difficilement en même temps qu'elle balance mes bras mais petit à petit je commence à danser au rythme de la musique. Il n'y a pas encore foule alors je ne me sens pas oppressée.
Sous la lumière des néons, je me déhanche avec ma nouvelle amie sur des musiques toutes inconnues à mes oreilles mais c'est plutôt plaisant. Très vite, des corps viennent se joindre à nous en dansant lentement sur la musique. Layla joue le jeu à fond et entame une danse avec un homme plutôt jeune, rayonnante à souhait. Je ne peux pas m'empêcher de me dire que si Noël était là, elle serait beaucoup plus renfermée et ça me déplaît.
Un homme blond se joint à moi, sûrement dans l'idée de danser comme Layla et son partenaire alors je me laisse faire. Nous commençons à danser, jouer et se coller de temps à autre jusqu'à ce que la musique se termine et qu'une autre reprenne la suite. Je ne vois pas le temps passer et ça me fait un bien fou.
Tout de suite, maintenant, il n'y a personne pour me rappeler que je peux mourir à chaque instant. Personne pour me rabâcher que j'ai un cancer et que je dois faire attention à ne rien me casser.
Je danse. Je danse et tourne avec cet inconnu qui me tient les hanches. Il me fait tourner, rire parfois en gigotant avec ridicule mais s'en fout. Il s'en fout du monde autour de nous car ici, tout le monde danse comme des idiots.
Je lui fais comprendre que j'ai besoin d'aller aux toilettes alors il me propose sa compagnie. Je refuse gentiment, encore capable de marcher seule. Je préviens Layla à qui je donne ma carte de crédit pour qu'elle se prenne un verre, et sors de la salle de danse. Les toilettes étant mixtes, je me dépêche d'entrer dans les cabinets avant de voir quelque chose que je ne voudrais pas au niveau des urinoirs.
Je ressors une fois ma vessie heureuse et me lave rapidement les mains. Je souris en voyant que tout le monde parle ensemble sans pour autant se connaître, éméchés ou non. Quelques personnes m'abordent pour discuter de tout et de rien, mais je me dépêche de les éviter en riant niaisement pour rejoindre mon amie. Sur la piste, je reconnais ses longs cheveux bruns et son teint allé au milieu de tout. Verre à la main, elle hurle les paroles d'une chanson tout en dansant bras-dessus, bras-dessous, avec deux hommes qui chantent aussi fort qu'elle.
Je m'attarde rapidement sur leurs visages et suis surprise de voir Roméo le sourire aux lèvres, hurlant avec Layla. Je suis persuadée qu'ils ne se connaissent pas, mais c'est assez drôle de voir mon frère en sa compagnie par pur hasard.
Je cherche des yeux l'homme de tout à l'heure mais ne le trouve pas. Tant pis. Je me dirige au bar mais peste seule quand je me rends compte que je n'ai pas ma carte avec moi. Le barman qui tient mon soda à dix dollars dans sa main commence à perdre patience.
Soudain, un homme aux cheveux noirs me dépasse, paye à ma place, libérant le barman qui retourne à ses occupations. J'ouvre la bouche pour remercier l'homme mais découvre Nate et son regard qui me lance des éclairs. Il prend mon verre, me le tend et ne dit rien quand je le saisis.
Je me retourne pour voir Roméo toujours avec Layla, commençant les paroles d'une autre chanson. Je sens le regard de Nate sur moi, mais je me contente de l'ignorer en sirotant le liquide plein de bulles qui remontent dans mon nez.
— Qu'est-ce que tu fais là ? me demande-t-il d'une voix grave en reportant son attention sur les deux danseurs.
— Je danse.
Un blanc s'installe, et je décide de retourner voir Layla avant qu'il ne me traite encore de je ne sais quoi. Je n'ai pas oublié le soir dernier, où Roméo m'a abandonné et où son meilleur ami m'a traité comme une merde.
Mais alors que je m'avance vers la piste, Nate me retient par le poignet. Par réflexe, je m'arrache à sa prise ce qui lui fait hausser les sourcils de surprise.
— Qu'est-ce que tu me veux à la fin, je crache alors que je constate que j'ai renversé une partie de ma boisson sur le sol.
— Tu n'es pas majeure dans ce pays, t'as rien à faire là.
— T'es pas mon père.
Il avance mais je recule jusqu'à sentir la foule derrière moi. Coincée, je lève la tête pour lui faire face malgré tout. Aucun de nous ne parle, seulement la musique résonne, créant une drôle de tension entre nous. Ses yeux noirs ne se détournent pas des miens. Avec la lumière de la salle, j'ai l'impression que les tatouages sur son corps dansent comme des serpents sur sa peau, le rendant hypnotisant sans qu'il en ait conscience. Des dizaines de fleurs montent jusque dans son cou, tandis qu'un serpent aussi vrai que nature serpente sur son bras autour de celles-ci.
« And I see her, in the back of my mind, all the time »
On entend Billie Eilish chanter derrière nous, la foule reprenant en cœur les paroles. Je choisis ce moment pour me détourner du regard de Nate, et pénétrer à travers les corps en sueurs pour rejoindre Layla.
« Like a fever, like I'm burning alive, like a sign »
Tout le monde m'oppresse de plus en plus et je sens mon cœur se mettre à battre plus vite dans ma poitrine. Les mots tranchants que m'a balancé Nate il y a quelques jours me reviennent en pleine tronche alors que je passais une super soirée. Égoïste. Je ne suis pas égoïste. J'avais un avenir, un rêve putain.
« Did I cross the line »
Tout commence à se bousculer dans ma tête, l'air commence à me manquer alors que j'essaye désespérément de gonfler mes poumons. On me pousse à gauche, puis à droite, on crie les paroles dans mes oreilles. Je sens les haleines fétides de tout le monde sans avoir l'impression de respirer. Une larme coule sur ma joue alors que je ne trouve pas les longs cheveux de mon amie ni les boucles dorées de mon frère. On me pousse à nouveau et ma jambe flanche. Je trébuche sur un pied mais mon corps ne trouve jamais le sol. Deux bras puissants me rattrapent, et je me trouve plaqué contre un torse. Je n'ose pas relever la tête car je sais.
Il me protège de ses bras, m'emmenant tranquillement hors de la foule alors que j'essaye de calmer mon rythme cardiaque qui s'emballe. Les larmes dévalent à toutes vitesses mes joues, et la proximité de Nate ne m'aide pas à mieux respirer. Je ferme les yeux de toutes mes forces, marchant les jambes tremblantes, jusqu'à ce que je sente le froid de la nuit sur ma peau humide.
« Tu es une connasse égoïste comme d'habitude. »
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