Chp 5 - Cyann : la lune rouge
Je laisse Zaesh dans mon dos et prends le chemin du retour. Je fais un détour par le marché pour aller m'acheter à manger. Hier, y avait plus grand-chose, et je doute que maman soit allée faire les courses. Ici, elle ne sort presque pas. Edegil, le régent, n'aime pas qu'elle sorte : elle est censée rester cloitrée, en tant que « Haute Reine de Lumière ». Un titre ronflant qui lui donne plus d'obligations que de droits.
— Jeune perædhel ! m'interpelle un vendeur sluagh. J'ai de beaux cerdyfs, faciles à manger, même pour tes petits crocs !
Connard.
— Jeune perædhel ! De jolis champignons à fumer pour tes prochaines chaleurs !
Là encore, j'ignore, les sourcils froncés. Les chaleurs... ? Pff.
— Jeune perædhel ! De l'ayesh bien fraîche !
Cette fois, je m'arrête. De l'ayesh... Caël en cherche tout le temps. Je regarde rapidement autour de moi, puis je cherche des yeux le vendeur.
Il est planqué sous une alcôve. Dès que je fais mine de m'approcher, il s'enfuit dans une ruelle.
— Attends !
Il veut sans doute mener sa transaction loin des regards. Normal : l'ayesh est interdite, sur le Mebd.
Je le suis jusqu'à un quartier abandonné, qui n'a pas encore été réparé par les círdani, la guilde des ingénieurs charpentiers. Sous une arche à moitié écroulée, le sluagh se transforme en une femelle ældienne.
— Jeune Niśven... murmure-t-elle de sa voix rauque. Sens-tu tes fièvres arriver ?
Je la regarde, incapable de lui répondre. Elle est... hypnotisante. Et elle sait qui je suis.
Mais avant même que je puisse faire ou dire quoi que ce soit, Zaesh bondit devant moi. Comme s'il venait de tomber du ciel.
— Recule, femelle ! grogne-t-il en tirant son épée.
L'inconnue lui montre les crocs. Plus rien à avoir avec l'expression charmeuse qu'elle avait tout à l'heure.
— Je ne faisais que parler au prince !
— Le prince n'est pas disponible pour toi.
— Il sera bientôt prêt. Je le sens !
— Si tu prétends avoir une chance, alors suis les règles, et transmets ta demande à la Tour Noire.
— Tu sais bien que je n'en ai aucune ! Je veux traiter directement avec lui. C'est un adulte ! Il peut choisir !
— Il n'est pas encore adulte, et il ne peut pas choisir. C'est la Famille qui choisit. Le Haut Roi.
Cette fois, je m'en mêle, interpellé.
— Qui choisit quoi ? demandé-je en m'avançant, cherchant à passer devant Zaesh.
— Restez à l'abri, Altesse. Derrière moi.
Je pousse son bras.
— Je veux savoir ce qu'elle veut. Qui choisit quoi ?
La femelle me sourit.
— Ton premier accouplement, Altesse ! Celle qui coupera ton panache.
Je sais que je devrais être choqué. C'est ce qu'on attendrait d'un humain. Mais la remarque de cette femelle me fait juste rire.
— Mon panache ? Tu veux voir mon panache ?
Zaesh panique, cherchant une fois de plus à me repousser derrière lui. Mais je passe sous son bras.
— Le voilà, mon « panache », réponds-je en sortant ma queue pelée de ma tunique. Ça t'intéresse toujours ?
La tête qu'elle fait vaut toutes les défenses du monde. Elle est dégoûtée.
— Quelle disgrâce... murmure-t-elle en dorśari.
— Bah oui. Je suis un perædhel, 50% humain. Alors laisse tomber !
Elle me jette un dernière regard écœuré – on croirait presque qu'elle a les larmes aux yeux ! – et disparait dans une traboule.
Je range ma queue sous mes fringues, et me tourne vers mon garde du corps.
— Et voilà. Des fois, nul besoin de la force ou la menace, Zaesh.
Mais il n'est pas content.
— Vous n'auriez pas dû faire cela, me dit-il sévèrement.
— Pourquoi ? Là, je peux t'assurer qu'elle va me laisser tranquille !
— Si l'Obscur l'apprend...
— Il fera quoi ? Il ne comptait pas me donner en pâture à une de ses gladiatrices, quand même ? Ces ældiennes me casseraient en deux ! Je suis un perædhel. Je ne peux pas coucher avec une elleth.
— C'est une disgrâce, répète Zaesh. Une disgrâce pour la famille Niśven...
Les mêmes mots qu'elle. Bah, on ne peut pas dire que je sois surpris.
— Oui. Je suis per-æ-dhel, répété-je, prenant un malin plaisir à le redire. La honte de la lignée Niśven !
On me l'a assez répété. Pas en face, jamais : ça aurait été équivalent à critiquer les choix de l'Obscur, et notamment, sa reine adorée. Mais j'ai l'ouïe fine. Je sais ce qu'on pense de moi, à Ymmaril. Cyann, la rature, la honte absolue des Niśven, cette prestigieuse lignée dont le sang est resté si pur, entaché pendant des centaines de millénaires. Les Anges Noirs de la Première Légion, les treize rebelles originels, conduits par le superbe Porteur de Lumière, ceux dont la seule contemplation fait pleurer les statues, chanter les fleurs, tomber les oiseaux en plein vol ou quoi ou qu'est-ce, toute cette prestigieuse phalange humiliée par un descendant semi-humain... Ces humains dont ils refusaient l'existence ! La honte. Pire encore que Lathelennil le bicolore, qui, lui au moins, est sang-pur. Pire que ma cousine Lalaith, qui, en tant que femelle, est célébrée comme une perle précieuse. Mais un mâle Niśven perædhel, ça, c'est pas possible. Et si en plus son panache est pelé...
Je plante Zaesh là et fais demi-tour. Je n'ai même plus envie d'acheter à manger. Je remonte la rue en ignorant les vendeurs, me dirige vers l'arbre-immeuble où on habite incognito quand ma mère n'est pas obligée de siéger au Palais de Cristal. Je monte l'escalier en colimaçon, couvert de corolles de fleurs, croise une voisine sur le palier.
— Suilad, Cyann ! me salue-t-elle.
C'est l'une des rares habitantes du Mebd qui ne me prends pas de haut. Je suis attaché à elle, car elle me gardait souvent quand j'étais petit.
— Attends, j'ai quelque chose pour toi !
Elle rentre chez elle et va me chercher un panier rempli de galettes de coimas. Elle sait que ma mère, qui est humaine, ne sait pas les faire.
— Je t'ai mis aussi un flacon de gwidth !
— Je n'ai rien à donner en échange, Mynarna, lui dis-je, un peu embarrassé.
La réciprocité est très importante, chez les ældiens. L'équilibre. Une règle d'or.
— Juste ton beau sourire !
Je la laisse me frotter la joue, et effleurer mon oreille « ronde » au passage. Je sais que les humains sont attractifs pour les ældiens. Comme des petits singes, un genre de mascotte.
— Allez, rentre les manger ! Que tu te remplumes un peu !
J'ai eu une poussée de croissance récemment, mais je suis loin d'être aussi grand qu'un mâle ældien adulte. D'ailleurs, je ne le serai jamais.
Je prends les galettes et rentre chez nous, en laissant la porte ouverte pour Zaesh. Il fait tout pour ne pas croiser ma mère : poser les yeux sur la femelle de l'Obscur pourrait valoir de se les faire arracher, si elle ou moi trouvait qu'il la regarde bizarrement ou quoi que ce soit.
— As-ellyn, murmure-t-il en faisant mine de s'allonger au sol.
Ma mère l'arrête aussitôt. Mais il est obligé de le faire. C'est le protocole, même s'il est ældien, et que c'est notre garde du corps.
— Merci Zaesh, murmure-t-elle à son attention en rabattant son shynawil sur son visage. Tu peux aller te reposer.
Ma mère continue à dire « merci » aux ældiens, mais elle se plie à la plupart des coutumes. Notamment en se cachant devant des inférieurs. C'est la reine de Dorśa, après tout.
Quand Zaesh se retire, elle rabaisse sa capuche.
— Ça fait trois jours que je te cherche, Cyann. Où étais-tu ?
Sa voix est inquiète, fâchée, et un peu cassée. Les six mois de résidence alternée sont bientôt passés, et elle n'a qu'une hâte : le retrouver. Elle est toujours comme ça, en fin de saison. L'amour la rend physiquement malade. Avec mon père, c'est un lien pathologique de codépendance qu'elle partage. Devoir être séparés la moitié de l'année est une malédiction, pour eux.
— J'étais là, à la maison, comme d'hab'... au lac pendant la journée.
— Tu ne devrais pas rester si longtemps dehors. C'est dangereux, tu le sais bien !
Je n'essaie plus d'argumenter avec elle. C'est pas la peine. Elle est aussi parano que mon père.
— On va rentrer à Ymmaril la semaine prochaine, souffle-t-elle en faisant mine de ranger les coussins défaits sur le canapé. Tu devrais commencer à rassembler tes affaires !
— La semaine prochaine ? Mais le mois n'est même pas fini !
— Je dois rentrer, dit-elle sans me regarder. J'ai besoin de voir ton père.
Je sais parfaitement ce dont elle a besoin. Dans une semaine, c'est le début du mois de la Lune Rouge de Naeheicnë. Le temps des fièvres pour la plupart des mâles... y compris mon père.
Elle veut être là quand ça commencera.
Comment la blâmer ? Il y a plus de cinq cents « concubines » qui servent au palais, des esclaves dont la seule fonction est le plaisir de l'ard-æl. Normalement, mon père n'y touche pas : il se contente de prélever leur sang en attendant le retour de maman, ou lorsqu'elle est trop faible pour lui donner le sien. Mais il préfère que ce soit elle, et elle est jalouse, ce qui est normal.
— T'es pas obligé de m'emmener, lui dis-je alors. Tu peux y aller sans moi.
Des semaines que je prépare cette sortie.
Elle relève la tête, ses pupilles noires immenses. Elle ressemble de plus en plus à une ældienne. Ça va en devenir une, à force.
— Quoi ?
— Je peux rester seul sur le Mebd, tu sais. J'ai dix-sept ans... bientôt dix-huit.
Le mois prochain, en fait.
— Non. Tu viens avec moi. Ton père voudra te voir, et c'est important que tu sois présent à la Cour, même si c'est que tous les six mois.
— Important pour quoi ? Je risque ma vie, là-bas. Et je déteste y être.
Les rituels macabres, pénibles et cruels du palais. Les gens qui me regardent comme s'ils voulaient me dévorer. La terreur quotidienne que quelqu'un se jette sur moi au détour d'un couloir, me poignarde comme un maniaque avant de me laisser agoniser dans mon sang. Celle de tomber sur un plat empoisonné, et de convulser pendant des heures ou de finir paralysé. Le mépris, la haine. Les chants bizarres à la gloire de l'Obscur qui résonnent dans les hautes tours noires tous les matins, les défilés martiaux de chasseurs en armure et d'orcs couverts de sang, les chants gutturaux dans cette langue horrible qu'est le dorśari, le hurlement des moteurs anti-gravité sous mes fenêtres quand je ne sais quel clan rentre d'un raid victorieux, les wyrms qui se posent sous ma fenêtre pour dévorer une carcasse. Les serviteurs qui rampent, la bouffe rouge sang, le froid, ou au contraire la chaleur intense, les vitraux verts qui font des taches sinistres par terre, les couloirs sombres, les hurlements qui sortent des salles obscures, les tremblements de terre et les éruptions volcaniques... Je déteste cet endroit, vraiment. Et je sais que ma mère kiffe pas des masses non plus. Mais c'est le territoire de mon père, qui le perdrait à la seconde où il mettrait un pied dehors. Et lui, il a besoin de cette ambiance pour vivre.
— Discute pas, Cyann, assène-t-elle. Tu viens et puis c'est tout.
— Y a mon cousin Caël qui va venir bientôt. Ça fait des années que je l'ai pas vu. Je veux pas le rater... S'il te plaît, maman. Laisse-moi le voir. C'est le seul ami que j'ai...
Elle tourna la tête vers moi, l'expression un peu différente.
— Caël Srsen Rilynurden ?
— Ben oui. On connait qu'un Caël...
— Est-ce que sa mère vient avec lui ?
— Non. Il vient tout seul. Ses parents travaillent à cette époque de l'année, y a la récolte ou je sais pas quoi.
Un éclat nostalgique passe dans les yeux de ma mère. Je sais que ce genre d'ambiance lui manque.
— Demande à ton père, finit-elle par lâcher.
— Je sais qu'il dira non ! Si j'arrive à obtenir un rendez-vous, je veux dire.
Les gens attendent pendant des mois, des années parfois, pour pouvoir obtenir une audience. Même moi, son propre fils. C'est lui qui décide quand il veut me voir, qui fixe la date, le lieu et l'heure. Un dictateur, je vous dis.
— Tu lui parleras quand je me connecterai tout à l'heure, murmure-t-elle.
Juste avant leur nuit de baise longue distance, donc. Quelle plaie.
D'un autre côté, il voudra que ça se termine vite. Je pourrais lui mettre la pression plus facilement, comme ça.
Je mange avec elle en silence. Quand on a terminé, elle m'appelle dans sa chambre.
— Viens.
La haute silhouette de mon père se matérialise dans la pièce. Je sais qu'il me voit, de la même manière. Mais ses yeux se posent d'abord sur ma mère, assise derrière moi. Un sourire imperceptible apparait sur ses lèvres lorsqu'il l'aperçoit, puis disparaitre lorsqu'il reporte son attention sur moi.
— Cyann.
— Ard-Attar.
Un père normal m'aurait dit que ce n'était pas la peine de l'appeler d'une façon aussi formelle. Mais pas lui. Il est très à cheval sur les traditions.
Ses yeux aigus me détaillent. Ça bien cinq mois que je ne lui ai pas parlé en visio... pas depuis notre départ de Dorśa, en fait. Il y a un truc dans ce qu'il voie qui ne lui plaît pas.
Je décide d'attaquer immédiatement.
— Mon cousin Caël va venir sur le Mebd la semaine prochaine, lui annoncé-je. J'aimerais rester pour le voir...
— Non.
Direct. Mais je ne m'attendais pas à mieux. Faut toujours argumenter, avec lui. Se bagarrer. Il ne donne jamais rien sans rien.
— Pourquoi ?
— Le mois prochain, tu vas être initié.
Je vois que ma mère a relevé la tête.
— Initié ? répété-je en plissant les yeux.
Qu'est-ce que c'est que ça encore...
— C'est la règle, pour les jeunes mâles qui atteignent l'âge adulte.
— Mais je ne suis pas adulte !
— Tu le seras quand tu auras eu tes fièvres, le mois prochain. Je t'ai déjà choisi une femelle pour la cérémonie.
— Quoi ?
Presque un hurlement de ma part. Une femelle ? Il débloque complètement !
— La fille de Lathelennil. Elle a eu ses chaleurs l'année dernière. Elle est vierge comme toi, mais je pense que c'est le mieux, dans ton cas.
La petite sœur de Caël. Putain...
— Mais c'est ma cousine ! Tu peux pas me faire ça !
— C'est justement parce que c'est ta cousine que c'est le meilleur parti. Deux Niśven. Tu devrais te sentir honoré.
— Non ! Je suis horrifié !
— N'emploie pas de tels mots à la légère, ricane-t-il.
— Si je peux me permettre, Tamyan... commence ma mère en s'avançant.
La façon dont il la regarde... toute malice a disparu de ses yeux. Mais il a ce regard dévorant, intense.
— Qu'est-ce qu'il y a, maïrea ?
« Ma perfection ». Je dissimule ma grimace. Je déteste quand il emploie ce genre de surnoms dégoulinants de niaiserie devant moi.
— Je pense que Cyann est encore un peu jeune... enfin, regarde-le.
Elle me jette une œillade équivoque.
— C'est vrai que je suis surpris par sa petite taille, la petitesse de ses crocs, la faiblesse de son panache et par ses cheveux inexistants, commente aimablement mon père. Mais quand il aura eu ses premières fièvres, tout changera. Les jeunes mâles changent beaucoup au premier rut, comme des papillons. Les perædhil encore plus.
Ça me dégoûte tellement... heureusement, j'en suis encore loin, et je suis presque sûr que ça ne m'arrivera pas. Je suis beaucoup plus humain que ce qu'il s'imagine. La façon méprisante dont il dit « petit, faible, inexistant » me fait presque plaisir.
— J'ai pas les cheveux « inexistants », corrigé-je tout de même.
Son nez se retrousse de façon méprisante. Ses yeux se braquent sur moi comme deux morceaux de glace.
— Tes cheveux sont courts comme ceux d'un esclave. Inexistants, donc.
Mes cheveux sont suffisamment longs pour couvrir mes oreilles. C'est pour ça que je les coupe, d'ailleurs. Pour qu'ils bouclent et dissimulent mes oreilles, trop pointues chez les humains, trop rondes chez les ældiens. Heureusement, ils ne poussent pas très vite.
Pas comme les siens, ou ceux de maman.
Ceux de ma mère touchent presque le sol. Dans la vie de tous les jours, elle les enroule en un gros chignon haut, mais quand elle parle à mon père, elle les détache pour lui faire plaisir, en prenant soin de dégager ses oreilles, dont la rondeur et la petitesse excite beaucoup les mâles. Les cheveux, c'est une religion chez les ældiens. C'est une marque de statut et de beauté d'en avoir, tout comme les oreilles (qui doivent être très fines et pointues, ou au contraire très petites et rondes) ou un panache épais et fourni.
— Si j'ai pas mes fièvres à la prochaine lune rouge, tu m'autorises à rester ?
Il me scrute, hésite. La façon impitoyable qu'il a de me regarder, comme si j'étais un pauvre ver de terre... et enfin, il lâche son verdict.
— Oui, tu pourras rester. Uniquement si tu n'as pas eu tes fièvres.
— Je comptais partir dès le premier jour de la nouvelle lune, bien-aimé, intervient ma mère.
Il ferme les yeux presque douloureusement.
— Attends juste une semaine de plus, Faël. Si Cyann n'a pas eu ses fièvres... effectivement, ce serait une disgrâce de le montrer à la Cour. Le trône, et surtout le clan, pourrait perdre beaucoup de prestige. Mieux vaut qu'il reste là.
Une « disgrâce »... J'imagine sa tête quand je serais devenu complètement humain.
Ma mère me coule un regard oblique.
— D'accord, dit-elle faiblement.
J'ai remporté la première manche.
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