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Chp 12 - Lalaith : 1K de vues

Cette nuit, j'ai atteint les 1K de vues. Ça veut dire que je commence tout juste à être visible sur NoveRep. Enfin, si on veut. Je n'ai toujours que deux lecteurs.

Lathelennil est arrivé vers deux heures du matin. Puisqu'il est dorśari, il ne débarque jamais de jour, c'est normal. Il a passé le début de soirée avec maman et Premier-Père, qui, eux, se couchent plus tôt. En tant qu'exploitants agricoles, ils sont obligés de se caler au rythme du soleil. Cela fait beaucoup souffrir Premier-Père, dont l'organisme est exclusivement nocturne, et même maman, qui a toujours vécu dans l'espace. Mais ils font comme tous les vainqueurs. Ils s'adaptent.

Une fois que Premier-Père et maman sont endormis, Second-Père vient nous trouver. Je suis avec Shelwë en train de discuter de Teshastories. Shëol dort déjà, ainsi qu'Elarya.

— Alors, les perædhil ? Qu'est-ce que vous complotez ?

Shelwë est ravi. Elle adore quand Lathelennil la traite de perædhel. Pourtant, c'est plutôt insultant.

— Oncle Lathé ! s'écrie-t-elle, avant de lui sauter dans les bras comme une gosse.

Elle se frotte à lui en ronronnant. Sa queue s'enroule un peu trop autour de Lathelennil, qui la repousse doucement, un peu gêné. Shelwë est une femelle aux formes généreuses, et il n'est pas lié à elle par le sang.

— Alors ? Quoi de neuf, ma chérie ? Qu'as-tu fait aujourd'hui ?

Second-Père s'approche pour m'embrasser. Il ne se montre tendre et câlin qu'avec moi. Je suis sa « petite princesse », comme il aime à le répéter.

Je réponds à son baiser d'un air distrait. Shelwë, vexée, fait un peu la gueule. Elle fait mine de s'intéresser au plateau de lugdanaan près de mon lit, et déplace un pion mollement. Je suis en train d'essayer de lui apprendre les règles de ce jeu de stratégie millénaire, mais ce n'est pas gagné.

Pendant ce temps-là, j'explique à Second-Père mes essais littéraires sur le Réseau républicain. Comme je l'avais prévu, il se montre tout de suite intéressé. Il faut dire que c'est Lathelennil, plus encore que Premier-Père, qui m'a donné le goût des livres et de l'écriture, en me racontant une myriade d'histoires de son invention, quand j'étais petite.

— Tu dis que les humaines des grosses colonies comme Arkonna lisent des récits écrits par de parfaits inconnus ? s'étonne-t-il. Même si l'auteur est exo ?

— Officiellement, l'accès au Réseau est interdit aux non-sapiens, lui rappelé-je. Mais je suis sûre que toi, avec tes compétences, tu n'auras aucun mal à t'inscrire.

Il a mordu à l'hameçon. Le sourire jusqu'aux oreilles, il me pousse gentiment.

— Laisse-moi voir.

Je lui libère mon terminal de connexion. Il s'empare du câble et le fiche dans son implant illégal, sans hésiter un seul instant. Pour n'importe qui d'autre, cette seule manœuvre équivaudrait à se passer le cerveau au four, mais Lathelennil a mis au point un système très efficace contre les contre-mesures anti-piratage. Je le vois froncer les sourcils une demi-seconde, le temps de passer la défense de NoveRep, puis il sourit.

— Pas très virulent, le pare-feu de ce site... Parfait. Allez, je m'inscris.

— Connecte-toi à l'écran holographique, qu'on puisse suivre, nous aussi, lui proposé-je.

Lathelennil obtempère. Un formulaire, frappé au logo flashy de NoveRep, apparaît devant nous.

— Alors... Nom : Calpurnia. Âge : 16 ans solariens. Race : humaine. Sexe : féminin...

Il s'amuse comme un petit fou. J'étais sûre qu'il voudrait se faire passer pour une humaine de 16 ans. C'est le meilleur moyen pour entrer en contact avec Teshastories.

— Catégories d'intérêt... Voyons voir... Neo-Romance ? (Il grimace). Non.

Je l'interromps.

— Coche celle-là. C'est la préférée des jeunes humaines.

— Mais...

— Fais-moi confiance.

Une fois de plus, il s'exécute. Aujourd'hui, il est bien luné. J'ai de la chance.

— Recherche de nouvelles catégories par mots clés... Sang. Guerre. Gore. Torture... Mutilations... Comment ça, ces catégories n'existent pas ? C'est un scandale !

— Elles n'existent pas en tant que tel, intervins-je. Mais, si tu cherches bien, tu peux en trouver, des histoires comme ça.

— Tu me rassures. Sinon, ce site n'a aucun intérêt !

Revigoré, il crypte à toute volée. Les codes apparaissent les uns après les autres sur l'écran, si vite que je n'ai pas le temps de les lire. N'ayant pas d'implant de connexion, je suis obligée de me connecter manuellement, en tapant sur un clavier holographique. Lathelennil, lui, crypte de tête.

Bientôt, des scènes interactives apparaissent devant nos yeux. Un décor se plante, celui d'une paisible colonie et luxuriante colonie spatiale, où tout le monde est heureux. On suit un bout de vie de deux humains, jeunes, beaux, et amoureux. Ils s'ébattent en riant dans une forêt verdoyante, se regardent, se jettent l'un sur l'autre et roulent au sol. Un bruit dans le ciel leur fait momentanément relever la tête. Lathelennil propose un choix à l'éventuel lecteur : Que va-t-il va se passer ? Laissez votre réponse en commentaire !

J'échange un regard avec ma sœur. Second-Père a bien mordu à l'hameçon !

Mais Shelwë se lasse vite de suivre nos aventures sur NoveRep. Elle nous quitte pour aller rejoindre sa jumelle. Quant à Lathelennil, il ne tarde pas à repartir avec les adultes. Malgré le soleil, il tient à accompagner maman dans toutes ses sorties quotidiennes, pour pouvoir la protéger au cas où et profiter un maximum de sa compagnie. Tout cela lui occasionne quelques brûlures et une grande fatigue, qui le tiennent loin de nos préoccupations et le forcent à repartir à Ymmaril pour se recharger. Lathelennil, issu d'une lignée multimillénaire, a le sang si pur qu'il en est devenu très fragile. Et comme il a renoncé à faire du mal aux autres pour faire plaisir à maman, il est obligé de recourir à d'autres moyens pour se maintenir en forme.


*


Plus d'une semaine s'écoule ainsi. Je suis toujours bloquée par Teshastories et je n'ai gagné qu'un lecteur (qui s'avère, en réalité, être juge de concours et arrête de lire au bout de dix chapitres, sans mettre un seul commentaire). Je me tourne vers Second-Père, qui, depuis son retour parmi nous, a de nouveau investi mon terminal de connexion.

— Alors ? Comment ça se passe, sur NoveRep ?

— Je n'ai aucun lecteur, grince Lathelennil. Je pense que ces petites pétasses d'humaines savent que je n'ai pas leur âge !

— Tu dois te montrer patient, Second-Père, lui dis-je. Un lectorat, ça ne se bâtit pas en un claquement de doigts !

J'en sais quelque chose.

Derrière moi, Shelwë, toujours la première à s'indigner, est en pleine révolte.

— Oncle Lathé est tout de même prince de Dorśa ! Est-ce que ces ados idiots réalisent qui est derrière l'écran, par la lance d'Anwë ?

Lathelennil se rengorge, très fier de la réaction de ma sœur.

— C'est toi qui es bête, Shelwë, lui réponds-je. Si on savait que c'était un vieil ylfe malveillant qui se cache sous le pseudonyme, sommes toutes innocent, de Darkel, il serait immédiatement banni et son compte supprimé, sans aucune autre forme de procès.

Puis je me tourne vers mon Second-Père.

— Il faut réussir à les attirer en ayant l'air sympathique, et proche de leurs préoccupations, lui conseillé-je. Qu'est-ce qui s'est passé, dans ton histoire ?

L'air dédaigneux et le menton haut, Second-Père pousse vers moi la tablette holo.

Après le premier chapitre bucolique, les deux humains, qui n'étaient pas les héros, ont assisté, effarés, au débarquement d'un ost de chasse dorśari qui a tué toute leur famille et les a emmenés en esclavage. Leur triste destin se perd dans celui des malheureux capturés par les Sombres Cousins et l'on s'attache aux pas d'un personnage peu sympathique, Vrehtil Sombrelame, un mercenaire sans foi ni loi de race inconnue (mais de toute évidence ældien) qui écume l'espace à bord d'un vaisseau furtif et vend ses services dans toutes les guerres de l'univers, dans but avoué de massacrer le plus de monde possible. De temps en temps, il fait de la traite d'esclaves avec les prisonniers. Souvent, il torture et mange les dits prisonniers, ou bien il les offre à son seul ami, le saurien Krak. Heureusement, Lathelennil a eu la bonne idée de référencer son histoire sous le sigle « contenu mature ». Intitulé « Chien de guerre », ce récit largement autobiographique n'a absolument aucune chance de faire la moindre vue sur un réseau largement féminin comme NoveRep.

— Attention, lui murmuré-je. Tu pourrais être censuré – puis arrêté – par le SVGARD, pour propagande hérétique !

Le ricanement glacial de Lathelennil résonne dans la pièce comme le grincement d'un vieil os contre une paroi de métal.

— Le SVGARD, ces pitoyables fanatiques ? Je les attends. Qu'ils sortent de leurs tours décrépies et de leurs monastères puants ! J'ai besoin d'un nouveau shynawil. Une cape en peau d'inquisiteur humain fera très bien l'affaire : il paraît qu'ils arborent de très beaux tatouages, sous leurs costumes étriqués !

Je fais la moue. Je sais qu'il va falloir la jouer finement, sur ce coup-là.

— Mais ce n'est pas pour ça que je t'ai demandé de m'aider, papa...

Il se radoucit immédiatement et posa sa main sur ma tête. Je frissonne quand ses griffes recouvertes d'iridium passent sur mon cou.

— Bon, bon... C'est quoi, le problème ? Le contenu ?

— Le contenu, pas tellement, en fait... Il y a beaucoup d'histoires très crues sur le Réseau. C'est surtout la couverture. NoveRep est une plateforme fréquentée majoritairement par des jeunes filles humaines : tu crois qu'elles seront attirées par l'image d'un énorme astronef tout noir et cabossé, bardé de sigles barbares et d'armes de guerre ?

— Ta mère, elle, ça l'aurait attiré, sourit-il, carnivore.

— Maman n'est pas représentative des humains. Les jeunes filles dont je te parle aiment les ambiances cosy et romantiques, la pop républicaine, les beaux garçons à l'air innocent et les couleurs pastel.

— Tu ne me feras pas croire que des humaines qui se touchent en s'imaginant être culbutées par des orcs aiment les ambiances cosy et romantiques, ma fille ! ricane-t-il, sûr de lui.

Comment lui faire comprendre ?

— Très bien. Alors imagine... Une jeune ældienne, qui n'a jamais connu la guerre ou veut oublier que ça existe. Une jeune ældienne aux longs cheveux dorés, qui danse avec ses amies toute la journée et glousse en regardant passer les mâles panachés.

— Je connais ce genre d'elleth, pour en avoir beaucoup déniaisé. Je peux te dire que ce sont les plus vicieuses !

Je fronce les sourcils.

— C'est ce genre de phrases qui fait que tu n'as aucune vue sur NoveRep. Tu ne m'es d'aucune utilité !

Je suis franchement fâchée après lui. Il s'est pris au jeu, et saborde mon plan en écrivant ses petites histoires violentes. Pour se faire pardonner, il me prend sur ses genoux et couvre mon crâne de baisers. Lorsqu'il frotte mes oreilles, j'ai du mal à me retenir de rire.

— Pardon, ma petite wyrm, coasse-t-il pour s'excuser. C'est vrai, je ne pense qu'à moi. Mais c'est tellement excitant de savoir ces humaines à portée de saut, en train de fantasmer sur toutes ces saloperies... Elles feraient de si bonnes esclaves, à Ymmaril !

Je le repousse.

— Moi, j'essaie justement d'en délivrer une. Et toi, tu me parles d'en capturer d'autres ?

— C'est vrai, c'est vrai. Allez, je t'écoute. Qu'est-ce que je dois changer ?

— Ta couverture, pour commencer. Enlève ce vaisseau affreux et met la photo d'une femme humaine.

Second-Père affiche une expression d'intense surprise.

— La holo d'une humaine ? Mais il n'y a pas d'humaine, dans mon histoire. Ah, il y a bien cette esclave, mais elle n'apparaît que dans un chapitre...

— C'est suffisant. Met une image de cette fille. Il faut qu'elle soit jeune et ait l'air à la fois féminine et déterminée.

— Féminine et déterminée... féminine et déterminée... répète Lathelennil en pianotant sur sa console holographique.

Il me sort une horrible image, montrant une femme à moitié nue, dans une position compromettante.

— Non ! intervins-je. Pas de ce genre !

— Mais c'est pourtant ce qui arrive à ce personnage d'humaine dans mon histoire, se défend-il. Enfin, à quelques détails près. Mais on s'en fout de la précision, non ? C'est juste pour attirer les lectrices...

Excédée, je le pousse et fouille dans sa banque de données. C'est une véritable galerie des horreurs. Rien n'est utilisable. Absolument rien.

Je suis obligée de piocher dans mes propres holographies. Sauf que, à l'instar de Lathelennil, aucune de mes couvertures n'a jamais réussi à attirer de lecteurs.

Derrière, Shelwë s'esclaffe.

— Vous êtes trop ældiens, tous les deux, se moque-t-elle. Vous ne comprenez strictement rien aux humains ! Moi, en revanche, j'ai deux amis humains. J'ai fait beaucoup de séjours en famille d'accueil chez les humains. Je les connais mieux que vous. Je suis plus humaine que vous !

Vif comme un lédoptère sauvage, Lathelennil se retourne, les yeux noirs et immenses.

— Et tu en est fière, en plus ? rugit-il.

Shelwë baisse instantanément la tête, oreilles collées au crâne. Elle a fini de pérorer.

— Je suis perædhelleth, bougonne-t-elle en soulevant la figurine de l'Amadán sur mon plateau de lugdanaan. À moitié humaine, donc... Et tu m'as toujours dit qu'il fallait se montrer fier de ce qu'on est, même quand le monde entier nous crache dessus !

Lathelennil le regarde en silence. Il a perdu son expression méprisante et encolérée.

— C'est vrai, admet-il. J'attendais que tu te défendes, Caëlurín. Tu peux être ce que tu veux, revendiquer et faire ce qui te plaît. Tant que tu l'assumes... Si tu tiens tes positions, on te respectera. Je te respecterai.

Les oreilles de ma sœur se sont redressées. Elle est satisfaite.

Au loin, la voix de maman nous appelle pour l'aider à mettre la table. On n'a pas de personnel, à la maison. Le personnel de l'Elbereth n'a juré que sous l'arbre-lige qui est dedans, et maintenant qu'Ultar et ses habitants n'existent plus, la seule manière d'en obtenir est d'acheter des esclaves à Dorśa. Or, les parents s'y refusent.

— Allez-y, nous ordonne Second-Père avec un geste évasif de la main. Pendant ce temps-là, je corrige mon texte.

Je ne peux qu'acquiescer.

— Bonne idée. Supprime les passages trash et rends-le plus attractif. Ah, et n'oublie pas de rajeunir ton protagoniste. Un vieux mercenaire, ça n'attire pas les filles.

Lathelennil hocha la tête.

— Ça va, j'ai compris. Allez, disparaissez !

Je le laisse seul dans ma chambre. Sur le seuil, je me retourne. Son immense silhouette, courbée sur un fauteuil trop petit, dont les traits anguleux ressortent sous les lueurs de ma guirlande lumineuse en fleurs de cerisiers roses, me paraît à la fois saugrenue et inquiétante. L'air concentré, Second-Père pianote de ses longs doigts griffus sur mon clavier holo, un rideau de cheveux blancs et noirs occultant une moitié de son visage. Une bouffée de tendresse me serre le cœur. Il a oublié que ce n'était plus nécessaire de crypter en manuel... Je me retourne en souriant et ferme la porte.

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