Chapitre XIV: Busan (Busan)
[Appartement de Jimin - Bulgwang-dong, Eunpyeong-gu, Seoul]
Je repousse le bord gris de la couette. Le peu de lumière qui filtre par le store anéantit mes espoirs: la nuit arrive à son terme, je ne me rendormirai pas. C'est au moins la troisième fois que je me réveille. A mes côtés, Yoongi dort à poings fermés. Peut-être que si je coupe l'alarme sur son téléphone, il dormira tard et on manquera le train? Je rabats la couette sur mon visage. C'est de la folie.
-Busan? De toutes les villes de Corée tu choisis d'aller visiter Busan?
-C'est ta ville et elle te manque.
-Elle, la ville? J'espère que tu parles de la ville, parce que si tu parles de ma mère, tu t'en mêles déjà assez comme ça. Tu fais toujours ça! Prendre des décisions dans mon dos! Comme si tu me gérais, comme s'il fallait me leurrer pour m'amener là où il faut, là où tu crois que c'est bon pour moi!
-Ne fais pas ça, Jimin. Ne joue pas au grand garçon indépendant quand ça te chante. Depuis qu'on se connait, ça t'a bien arrangé que je te guide à ma façon.
-Et tu crois que tu sauras toujours mieux que moi ce qu'il faut que je fasse?
Notre première dispute. Il fallait bien que ça arrive. Maintenant que j'y repense, j'ai honte. Il faut dire qu'avec Yoongi on sortait d'une sacrée journée.
Je vais tout doucement embrasser sa joue, celle qui n'est pas écrasée sur l'oreiller. Ca me parait ridicule d'avoir laissé le ton monter entre nous. J'ai eu toute la semaine pour y réfléchir. Je suppose qu'il y avait des tensions accumulées. Je me sentais mal d'être toujours dirigé par lui, et encore plus mal de ne pas savoir où et quand prendre les rênes. J'avais l'impression de ne contrôler que pendant le sexe.
Yoongi est doué pour comprendre et rassurer mais ce n'est pas un garçon bavard. Cette première dispute m'a appris qu'à chaque fois qu'on aurait besoin de parler de nous deux, ce serait probablement à moi d'initier la conversation. Il a plus de facilité à extérioriser les sentiments des autres que les siens.
Mais je l'aime. Je commence à l'aimer. Le soir où il a retenu les billets, j'ai failli partir de chez lui. Au lieu de ça je me suis enfermé dans sa salle de bain. J'ai pleuré. Et quand les larmes ont cessé je suis resté enfermé quand même, parce que je voulais que Yoongi vienne me chercher. On voit ça dans les films, l'autre vient frapper à la porte et lui parle pour le faire sortir, il s'excuse, il fait des promesses. La vraie vie est un peu différente. Certains garçons ne sont pas capables de faire ça, surtout si eux aussi sont énervés.
Alors je me suis relevé. J'ai déverrouillé la porte. Tout seul, comme un grand, je suis sorti. Il y avait un mot scotché à sa chaise de bureau. "Ne pars pas."
J'ai plié le petit mot que j'ai récupéré, j'ai vu du coin de l'œil les billets imprimés pour Busan. Je ne lui en voulais pas vraiment. Je suis allé dans sa chambre, il était dans le noir, roulé dans le lit, comme endormi. Je suis venu m'allonger et j'ai commencé à attendre qu'il se retourne et qu'il me parle. Jusqu'à ce que je ne tienne plus. Jusqu'à ce que je comprenne que si je voulais ma place, il allait falloir que je la prenne, que moi aussi je me mette à gérer quand ça n'allait pas. J'ai roulé jusqu'à lui, je l'ai enveloppé dans mes bras et j'ai hissé ma jambe sur les siennes.
-Pardon.
Je l'ai serré fort, comme il le fait quand c'est moi. Je voulais qu'il se sente protégé à son tour. Il fallait que je sois là pour lui. Même si c'est le Hyung. J'ai continué:
-Ca a fait comme chez Taehyung, j'ai crié parce que j'avais peur. Il s'est passé beaucoup de choses aujourd'hui et... je pensais pas ce que j'ai dit, je sais que tu t'occupes autant de moi parce que j'en ai besoin, parce que je suis coincé et que j'ai peur de tout. Excuse-moi.
Je le serrais toujours, je l'ai serré jusqu'à ce qu'il se retourne. Il ne m'a pas pris dans ses bras. Au contraire, il m'a laissé faire et c'est lui qui s'est niché contre mon torse.
-Je m'excuse aussi.
Je lui ai caressé les cheveux. Il m'a embrassé pas très loin du cœur.
-Tu n'es obligé de rien. Ce n'est même pas par rapport à tes parents. Tu sais, tu me parles de Busan depuis le début, et c'est là que tu as grandi... Je veux connaître cette ville. Je veux la visiter avec toi. De la même manière que je t'ai montré Haneul Park, Itaewon et Jongno, j'ai envie de découvrir la ville où tu étais avant. C'est tout.
Sur le coup, j'étais trop sonné pour mesurer l'ampleur de ses paroles. J'ai surtout retenu qu'on n'était pas obligé d'aller dans mon quartier, enfin mon ancien quartier, et ça m'a soulagé un minimum. J'ai demandé deux jours pour y réfléchir. Ce coup-ci, un "dis juste oui" n'aurait pas suffi.
L'autre côté de sa déclaration m'apparaît maintenant. Il veut connaître la ville parce qu'elle fait partie de moi. Ce n'est pas juste qu'il sait que Busan me manque, ce n'est pas juste parce qu'il croit que j'en ai besoin. Il souhaite passer du temps avec moi. Partir en voyage, même une journée. Que je lui montre les endroits qui me sont chers.
Oui, Yoongi, je veux qu'on aille à Busan. Ensemble. Je dépose un autre baiser, cette fois sur ses lèvres.
-Yoongi-hyung, réveille-toi.
Le KTX a quitté la gare de Seoul sans le moindre retard et nous roulons à présent vers Daejeon. Yoongi termine sa nuit, les bras croisés sur sa tablette escamotable. Je présente nos billets au contrôleur en me creusant la tête. Qu'est-ce qui se passera une fois à Busan? Qu'est-ce qui m'a pris d'accepter? J'ai l'impression que ce n'est pas réel, que Yoongi et moi n'avons pas vraiment pris le train. Pourtant, j'ai joué le scénario de notre départ tous les soirs de la semaine. J'ai prévu un petit itinéraire constitué des principaux lieux où j'aimerais me rendre. Nous avons deux sacs, le mien avec nos affaires et celui de Yoongi avec l'appareil photo. Une excursion en amoureux. C'est tout. Mes parents ne savent pas que je viens. Je ne suis obligé de rien.
Yoongi se réveille alors que le train passe par Daegu. A croire que nos villes natales nous appellent. Il regarde tout autour de lui, avec son air de petit chat ébouriffé. Je le vois chercher à travers la vitre les détails d'un paysage familier. On pourrait aussi bien descendre là et passer une toute autre journée! Yoongi ne parle pas trop de Daegu mais je vois dans ses yeux qu'il aime sa ville. Il regarde les immeubles au loin avec un mélange de fierté et de nostalgie. Je pense à ses parents. A l'appartement où il a grandi. A son voisin de maternelle qui n'habite certainement plus là. Il nous reste moins d'une heure avant Busan.
La gare. Elle n'a pas changé. Je ne suis pas parti assez longtemps pour que la ville se transforme et pourtant je suis étonné de tout trouver en place, comme je l'ai laissé. Le départ d'un seul petit habitant ne perturbe pas le cours des choses. Les bancs en bois verni pour l'attente, l'affichage des trains surmonté par les deux grands écrans publicitaires, les escalators couverts qui permettent de sortir et une fois dehors... Busan.
Les vasques rondes remplies de fleurs, la fontaine sur la gauche, et même si Busan est une grande ville polluée, je respire à plein poumons. Sa caquette bien enfoncée sur la tête, Yoongi se tient près de moi.
-Alors Chim, où est-ce qu'on va?
Je lui souris timidement, comme si je ne réalisais pas tout à fait qu'on y est pour de bon.
-Par là.
Je l'emmène au métro; j'ai encore ma carte Hanaro dans mon portefeuille. Elle bipe pour la première fois depuis des mois. On prend la ligne 1, celle que j'ai le plus emprunté dans ma vie. Je lis toutes les stations sur le panneau et l'écho de ces noms familiers me pince le cœur. On descend à Nampo. Première étape: Yongdusan Park et la Busan Tower.
Comme Haneul Park, Yongdusan est situé en hauteur et offre une vue imprenable sur la ville. Yoongi prend un air effrayé en voyant la quantité de marches à gravir et j'étouffe un petit rire moqueur. Je sais qu'il y a un escalator dans la rue Gwangbok-ro. Nous grimpons donc sans effort au sommet de la montagne en forme de tête de dragon, d'où son nom, et j'entraîne Yoongi vers la tour où se trouve l'observatoire.
-Il y a eu des maisons partout ici, avant que ça ne devienne un parc, dis-je en désignant les allées ombragées. Un incendie a tout ravagé et le conseil municipal a décidé de ne replanter que des arbres. C'est comme ça qu'on a eu Yongdusan Park!
Yoongi s'arrête pour photographier quelques fleurs et la statue de l'Amiral Yi Soonshin. Je le laisse réaliser ses clichés et irrémédiablement, c'est une autre statue qui m'attire. Celle du dragon en bronze devant lequel Jihyun et moi sommes photographiés, âgés de cinq et trois ans, et encadrés dans le café de mes parents.
-Tout va bien? demande Yoongi en venant vers moi.
-Oui, juste des souvenirs. On va acheter les tickets pour monter dans la Tour?
Il acquiesce. Arrivés sur place, on remarque tous les deux le grillage couvert de petits cadenas accrochés par des couples. Un autre souvenir me frappe en pleine tête. Je me mets à marcher le long de la grille.
-Dis, tu veux rire? Attends de voir si je le retrouve.
Yoongi me regarde faire avec curiosité. Ils l'ont peut-être enlevé depuis le temps... Il me semble que c'était par là. Je m'accroupis, soulève quelques cadenas chauffés par le soleil... Trouvé! Il n'est pas si abîmé que ça. Yoongi s'approche et lit par-dessus mon épaule.
-Jimin et Eunbi?
-Ma copine au lycée, dis-je en mimant des guillemets pour encadrer le mot "copine". C'est fou qu'il soit toujours là.
Il ne rit pas. Son nez se fronce et il s'accroupit, sortant de sa poche les clefs de chez lui. Il empoigne la plus pointue et raye méticuleusement le prénom de mon ex petite-amie. Je le regarde faire, surpris de cet accès de jalousie puérile.
-Je peux savoir ce que tu fais? ris-je.
-Je corrige.
Il grave un Y à force de frotter la clef sous son gribouillis de ratures. Mes joues se mettent à brûler. Que vont penser les gens s'ils voient deux garçons toucher aux cadenas de couple?
-Alors, tu me la montres, cette vue de Busan? lance-t-il en se redressant d'un air satisfait.
-V-Viens.
Je me dirige vers les ascenseurs, assailli par une autre question: que vont penser les gens si je l'embrasse là maintenant devant eux? Parce que j'en ai affreusement envie. Et il est fier de lui!
Nous allons directement au second étage de la tour où nous découvrons la ville étendue à nos pieds... et la mer! Ce n'est qu'en la voyant que je mesure à quel point elle m'a manqué. Je suis né près de la mer, j'ai passé mes journées sans école à la plage, et je suis enfin rentré. D'ici, les vagues forment de petits pics scintillants et l'eau sombre semble couverte de paillettes. Comme un enfant, je montre du doigt différents bâtiments de Busan et j'abreuve Yoongi d'anecdotes historiques ou personnelles. Il m'écoute calmement, hochant parfois la tête ou esquissant un sourire. Je me laisse le plaisir de croire que ça l'intéresse pour de vrai. Qui sait? Emporté par mon enthousiasme, je sors mon téléphone.
-Hyung, faisons-nous un souvenir!
Je filme la vue, Yoongi qui adresse un V-sign à la caméra, puis nos deux visages proches pour rentrer dans le cadre. Je complète par quelques selfies, un sourire heureux collé aux lèvres. Yoongi se prête volontiers au jeu et nos deux-trois photos deviennent rapidement dix, puis presque une vingtaine. J'en supprime six et je garde toutes les autres.
Deuxième étape: Jagalchi Market. Toujours à Nampo-dong. Nous sommes au bord du port et ici, l'odeur de la mer est omniprésente. L'odeur de Busan. Je n'ai jamais trop cru que les villes avaient une senteur particulière avant aujourd'hui; pour moi, il y avait simplement l'odeur des villes et l'odeur des campagnes. J'avais tort. Busan a sa propre identité, forte, indescriptible, et elle est ancrée en moi. Je l'aspire avec mes yeux qui se promènent sur les étals, je l'inspire avec mon nez étrangement sensible à ces effluves marines, je l'absorbe en écoutant les ajummas virulentes s'interpeller en satoori. Yoongi photographie le signe blanc et chrome en forme de poisson courbé à l'entrée du marché, puis demande la permission d'immortaliser une poissonnière de Jagalchi qui dispose en rang des calamars rutilants. Je reconnais le stand où ma grand-mère achetait ses maquereaux quand j'étais petit. Le marché est réputé, les chefs des restaurants de Busan viennent s'y fournir sans problème. Viande de baleine, coquillages que je ne sais pas distinguer, poissons séchés, friture, on trouve de tout. Yoongi est vissé à son appareil et s'incline avec beaucoup de politesse dès qu'un marchand accepte de se laisser photographier. Je ne saurais pas dire ce que ça me fait de le voir là, intégré à ce décor qui m'appartient. C'est comme s'il s'inscrivait plus profondément dans un pan de ma vie.
-C'est impressionnant, regarde celle-là! s'exclame Yoongi en tournant l'écran vers moi.
Il fait défilé ses clichés, spécialement ravi de celui qui montre les bacs métalliques débordants de crevettes empilées, avec leur chair rose visible sous les carapaces translucides et leurs yeux noirs comme des billes.
-Ca te plait, Busan?
-Oui! Votre dialecte est vraiment... fort. Les gens du sud! sourit-il.
-Fais gaffe à c'que tu vas dire sur les gens du sud, hyung! réponds-je immédiatement en satoori, laissant planer une fausse menace.
-Provoque pas un mec de Daegu, réplique aussitôt Yoongi dans son propre dialecte.
On se toise un instant, tête baissée comme si on s'apprêtait à lancer un combat de coqs, jusqu'à ce qu'on soit tellement proches que nos torses se collent. Deux garçons qui se détestent ont plus le droit de se toucher que ceux qui s'aiment. Le monde ne tourne vraiment pas rond. On se sourit en s'effleurant discrètement le bras.
-Je disais que les garçons du sud ont ce petit côté impulsif qui me fait craquer, chuchote Yoongi.
-C'est pour les mecs que tu voulais v'nir à Busan? je continue, toujours en satoori, parodiant l'agressivité.
-Retiens-moi, chantonne-t-il à mon oreille par pure provocation.
Ma main se ferme violemment sur son poignet et je le tire sans ménagement vers la partie couverte du marché. Les grandes halles abritent des rangées de petits aquariums où crabes et anguilles sont conservés vivants. Je l'entraîne vers les stands de nourriture. Une vieille femme aux bras forts et brunis par le soleil écorche une raie au couteau, essuyant régulièrement sa main à son tablier sali.
-Ca, c'est ce qui t'attends si tu vas faire du charme à quelqu'un d'autre devant moi.
-Qui a galoché un inconnu sous mon nez à Itaewon? relève Yoongi avec malice.
-C'est pas le même contexte.
Je lâche son poignet en grimaçant. Il souffle avec douceur.
-C'est quoi, alors, le contexte?
-Ici on est chez moi! dis-je avec une énorme fierté.
Yoongi abdique avec le sourire.
-Très bien. Pas de drague sur ton territoire, monsieur le mâle dominant.
-C'est mieux!
-...on va manger, p'tit Mochi?
Je rêve! Pendant quelques secondes j'ai eu l'espoir qu'il allait abandonner sa fierté de hyung. C'était mal connaître Min Yoongi. Je lui désigne la raie à présent dépourvue de peau comme une ultime menace avant de chercher parmi les stands ce qui me fait envie.
-Qu'est-ce que tu veux goûter?
Il hausse les épaules. Après avoir flâné entre les étals, nous décidons de profiter pleinement du marché en achetant à plusieurs pêcheurs des tranches de poissons crus divers et variés. La saveur du poisson fraîchement pêché est incomparable. Les fines lamelles fondent sur la langue et chaque variété laisse un goût différent sur le palais. On se régale.
Après le déjeuner, nous allons regarder les bateaux sur le port. Yoongi s'intéresse de près aux petites embarcations de pêches, tandis que j'observe le départ d'un gros ferry qui permet de rejoindre le Japon et l'île Jeju.
-Je voudrais voir ton quartier, finit par réclamer Yoongi.
Je me tends instantanément. Il n'insiste pas, me laissant la décision finale. La journée avance petit à petit et il est déjà plus de midi. Nous repartons ce soir. Serai-je capable de monter sans regret dans le train si je n'ai pas revu les rues de mon enfance? N'ai-je pas au fond de moi une forte envie de retrouver la maison où j'ai grandi?
-Il faut prendre le bus, dis-je du ton le plus détaché possible.
Yoongi se redresse aussitôt du banc sur lequel il s'est installé et marche avec moi jusqu'à l'arrêt du bus 17. Un trajet que j'ai fait des dizaines et des dizaines de fois. Nous nous asseyons ensemble à l'arrière. Le bus longe le port en repassant par la gare et nous fait traverser Yeongju-dong, l'est de Choryang-dong et Jwacheon-dong. Un ami d'enfance de mon père habite à Jwacheon.
-C'est la prochaine.
Yoongi a passé le trajet à regarder calmement par la fenêtre. J'aurais envie qu'il me prenne la main et qu'il la caresse pour me rassurer mais je sais bien qu'il ne peut pas.
Seomyeon. Là non plus, rien n'a changé. J'ai l'impression que ce n'est pas réel, que je ne suis pas vraiment là. Le souvenir de mes premières semaines à Seoul remonte, lorsque je m'allongeais dans mon lit et que je projetais de mémoire ces mêmes rues sur le plafond de mon petit appartement. Une tristesse que j'ai du mal à saisir m'envahit. Un sentiment de mélancolie. Je suis chez moi et je me sens décalé. Est-ce que le Jimin qui est ici et maintenant ne peut plus se superposer au Jimin qui a grandi dans ce quartier? Yoongi a rangé son appareil photo. Il n'en est pas moins attentif: ce qu'il voit désormais, il veut le graver directement dans sa rétine.
-Tu as quelque chose, là.
Il vient tout près. Ses doigts fins glissent sur ma tempe, puis mon front, soulèvent une mèche de cheveux et redescendent en effleurant mon nez. Je ferme les yeux juste une seconde. J'imagine que sa main se pose sur ma joue et qu'il m'attire contre lui. Mais son contact a déjà cessé. Il n'y a que son regard, qu'il plonge dans le mien pour bien me faire comprendre qu'il n'y avait rien sur mon visage et que sa caresse n'était que pour moi.
-Merci, dis-je à voix basse.
Il regarde mes lèvres que je mordille. Patience. Ce soir, chez nous, à Seoul. Là, je serai tout à toi. Mon cœur accélère. Je dois me détourner et faire de nouveau face à ces bâtiments et ces commerces que je connais par cœur. L'artère principale peut nous conduire chez moi; c'est pourquoi je l'évite soigneusement. Je fais mine de marcher au hasard mais mon cerveau ne lâche pas la carte mentale du quartier pour éviter la rue, ma rue, celle du café de la famille Park. Je montre à Yoongi les supérettes, le cinéma, qui sont d'une affligeante banalité mais qui semblent l'intéresser quand même pour la simple raison que je les ai fréquenté. Il y a l'immeuble d'un copain de classe de Jihyun, la résidence où vit Madame Choi, la rue qui mène au Domino's où j'avais l'habitude d'aller chercher des pizzas... Toute une vie se tient là. Mes pas nous conduisent jusqu'à mon école primaire. On est vendredi. A cette heure, les enfants sont en classe. Certains de mes anciens professeurs doivent toujours enseigner là. Que diraient Madame Kim et Madame Hwang du petit Jimin? Je regarde la cour à travers la grille, perdu dans mes pensées. Yoongi s'éloigne pour me laisser du temps.
Nous finissons au square qui avoisine l'école, là où j'essayais vainement de suivre le rythme imposé par les autres enfants dans leurs jeux de garçons et moi, plus petit avec mes joues de poupon, je terminais souvent dans mon coin sous le toboggan. Je me pose sur l'une des balançoires et Yoongi s'assied avec moi. On se balance lentement, les pieds au sol.
-Je te vois bien t'amuser sur la petite moto là-bas, fait Yoongi en désignant l'engin en bois rouge et jaune monté sur un gros ressort en spirale.
-Elle n'existait pas quand j'étais petit.
Je commence à rire, parce qu'il est tombé complètement à côté et parce que j'ai besoin d'évacuer la nervosité qui me tient l'estomac. Yoongi donne une impulsion des jambes et se balance plus franchement. J'imagine bien Tae dans un parc pour enfants. Il serait du genre à supplier les gosses pour être inclus dans leurs jeux et à essayer de se faire une place parmi eux sur le tourniquet. Les mères du parc le prendraient certainement pour un type louche. Étrangement, au cœur de Busan, mes pensées se tournent vers mes amis de Seoul. Est-ce que ça signifie que ma vie est là-bas à présent? Ai-je tourné la page sans m'en rendre compte?
-J'ai changé.
Yoongi freine avec les pieds en raclant le sol poussiéreux.
-Oui, répond-il simplement.
-Je veux voir mes parents.
J'ai compris que si je n'y allais pas, je quitterai Busan avec un sentiment d'inachevé. Un homme honnête et courageux, c'est toujours ce que je veux être. Ce n'est pas incompatible. J'ai besoin de réconcilier l'aîné des fils Park et Jimin d'Alpak'ice, celui qui se laisse surnommer Chim et qui aime se perdre contre la peau de Min Yoongi. Ils sont moi, tous les deux. Je n'ai pas à choisir. Aucun n'est meilleur que l'autre.
-Allons-y.
Yoongi serre brièvement ma main. Derrière nous, les balançoires continuent de tanguer dans le square désert, mais je ne me retourne pas.
Alice Table, indique l'enseigne noire et ronde du café familial. A l'extérieur, un grand menu illustré de photos présente les principaux thés et cafés servis. Je suis chez moi et j'hésite à entrer. Pourtant, à aucun moment je n'envisage de faire demi-tour. Je ne peux pas. Yoongi fait semblant de s'intéresser à la carte mais je sens son regard qui ne me quitte pas.
-Hyung, tu ne bois que du café noir. Tu sais déjà ce que tu vas prendre.
-C'est vrai.
J'ai l'impression que lui aussi est un peu stressé. Il essaye de le masquer mais je le devine.
-On ne vient que comme clients, ajoute-t-il finalement pour nous donner du courage.
Je fais le premier pas. Puis un autre. Yoongi suit derrière moi. Les tables, les photos. Les assiettes décoratives au mur. Encore une fois, l'odeur. Je ne pensais pas que la mémoire olfactive était à ce point liée aux émotions.
Mon ventre se noue quand je l'aperçois. Elle est derrière le comptoir, recevant le paiement d'une cliente. Ses cheveux noirs soyeux, le petit col repassé de son chemisier, son maquillage discret et ce nez que je tiens d'elle. En la voyant rendre la monnaie, je remarque à quel point mon travail au Lotte Mall est similaire. L'été, mes parents servent même des coupes glacées aux fruits. Elle a perçu ses deux nouveaux clients sans même lever la tête. Elle salue correctement la jeune fille qui s'en va et se tourne immédiatement vers nous.
-Messieurs, b...
Silence. La pièce ne tourne même pas au ralenti: le temps s'est purement arrêté. J'ose à peine respirer. Lentement, je vois les yeux de ma mère s'emplir de larmes. Elle attrape un chiffon derrière le comptoir et le froisse méthodiquement entre ses mains. Au moment où ses yeux vont déborder, elle ravale l'émotion et contourne la caisse d'un pas tremblant. Je reste figé. Ni air ni salive ne peuvent passer dans ma gorge.
-Jimin.
Elle articule péniblement mon prénom qui sort comme un sanglot étouffé. Ses bras s'ouvrent. Ses mains aussi. Le chiffon tombe au sol. Je crois que je vais m'évanouir. Mais non, je reste debout, j'avance même. Jusqu'à elle. Je franchis ses bras tendus et je la prends contre moi. Elle m'agrippe. Je la serre. Je la sens respirer contre mon torse.
-Jimin. Jimin! ne peut-elle s'empêcher de répéter.
-Bonjour Maman.
Nous sommes assis. Elle nous place, comme des clients, l'un face à l'autre. Elle n'a rien dit à Yoongi, qui s'est laissé guider à table.
-Je vais chercher ton père.
Elle s'éclipse. Je tremble de tout mon corps. Je pose mes mains à plat sur la table pour tenter de maîtriser mes doigts qui refusent de tenir en place. Yoongi a le visage même de la neutralité. Je suppose qu'il s'est barricadé pour ne pas m'imposer son tumulte intérieur. Qu'est-ce qu'il ressent? Je lui adresse un sourire maladroit qu'il est incapable de me rendre.
Mon père entre dans la salle. Je me lève, imité par Yoongi qui s'incline. Devant mes deux parents, encore courbé à 90 degrés, il annonce:
-Min Yoongi.
Ma mère pose sa petite main sur le bras de mon père et s'exprime avec douceur.
-Jimin est venu avec un ami de Seoul.
Je ne lui ai rien dit. Elle a tout de suite compris. Mon père n'est pas idiot non plus et j'ai peur de lire l'expression qui va se peindre sur son visage. Déception? Dégoût? Embarras?
-Enchanté.
La voix de mon père me fait l'effet d'une bombe. Un obus qui explose quelque part entre mes poumons et les compresse sous le choc. Yoongi se relève, le regard timide et un air docile que je ne lui connais pas.
-Moi de même Monsieur Park. Madame Park, complète-t-il en s'inclinant devant ma mère.
-Enchantée Yoongi-ssi.
Malgré son jeune âge et son lien évident avec moi, elle fait preuve de politesse et de respect envers lui.
-Qu'est ce que vous voulez boire? déclare mon père pour couper court.
On ne s'est pas dit bonjour mais nos regards se croisent. Je crois que nous échangeons des salutations silencieuses. Le regard s'éternise, il me pèse mais je tiens bon et c'est lui qui se détourne. Je commande le premier.
-Tu as perdu du poids? s'étonne ma mère.
Sans hésitation, elle passe derrière moi et palpe mes épaules, puis mes biceps.
-Yeobo, apporte aussi une part de tiramisu pour ton fils.
Elle l'appelle par son petit nom, elle rappelle que je suis son fils. Je vais prendre sa main qui est toujours sur moi avec une infinie tendresse. Ce geste n'échappe pas à Yoongi qui a envie de me sourire mais sursaute presque quand ma mère s'adresse à lui.
-Vous en voulez aussi, Yoongi-ssi? Une petite part. Avec votre café.
Le pauvre n'en mène pas large. Accepter par politesse? Refuser par politesse? A sa place, je serais parti me cacher sous la table. Pire, je ne serais jamais entré. Je prie pour ne jamais me retrouver devant Monsieur et Madame Min.
-S'il vous plait, finit par dire Yoongi en inclinant la tête.
-Un Americano, un Latte, deux tiramisu, conclut mon père avant de fuir vers la cuisine.
Ma mère vérifie que les clients éparpillés dans la salle n'ont besoin de rien et reste collée à moi comme si elle craignait que je m'envole.
-Prends une chaise, maman.
-Oh, non, c'est gentil mon grand!
Elle rit. Et son joli rire détend quelque peu Yoongi; je vois ses épaules redescendre de trois bons centimètres. Ses yeux bruns détaillent mon "ami" qui se soumet sans broncher à cet examen maternel.
-Jimin aussi a les oreilles toutes percées.
-Ah, ça, fait Yoongi en dégageant ses cheveux pour mieux montrer les anneaux argentés à ses lobes.
Ma mère les compte en silence avant de me sourire.
-Cinq. Toi aussi, non? Si tu n'en as pas rajouté!
-Non, cinq aussi. Mais Yoongi en a trois sur un lobe, alors que moi c'est juste deux, et un ici, dis-je en posant mon doigt sur mon cartilage.
-Et moi deux: une de chaque côté! s'exclame ma mère en dévoilant ses bijoux à son tour.
La glace est brisée entre nous trois. Ma mère profite de l'absence de mon père pour questionner Yoongi.
-Vous vivez à Seoul? Où est-ce que vous travaillez?
-J'habite à Seoul mais je suis de Daegu. Je travaille dans le même centre commercial que Jimin-ah, dans un magasin de vêtements juste en face de son corner.
-Un corner? Quel corner?
-Je vends des glaces dans la galerie du centre commercial. Nous sommes une équipe de trois, et le concept est assez mignon. Ca s'appelle Alpak'ice et chaque glace est vendue avec un biscuit en forme d'alpaca... tu es sure que tu ne veux pas t'asseoir?
Elle balaie ma question comme si ça n'avait aucune importance et je sors mon téléphone pour lui montrer à quoi ressemblent nos préparations.
-Comme c'est mignon! C'est toi qui a fait ça? s'extasie ma mère, penchée par-dessus moi.
-Celle-ci c'est Jungkook, un collègue, mais celle-là... dis-je en faisant glisser mon index sur l'écran. Celle-là c'est moi.
-C'est très joli! Ce sont des fraises? Et ici?
-Des billes de melon.
-Vous venez acheter des glaces à Jimin? demande-t-elle à Yoongi.
-Oui, les vendeurs du deuxième étage sont très contents de pouvoir bénéficier du corner Alpak'ice.
-C'est comme ça que vous êtes devenus amis?
Yoongi et moi échangeons un regard entendu.
-Oui, ça s'est fait naturellement, déclare-t-il en levant les yeux vers ma mère.
-Vous êtes du même âge?
-Yoongi-hyung est de quatre-vingt treize.
Elle ne peut se retenir de sourire en constatant l'honorifique affectueux que j'utilise. Mon père revient avec notre commande. Il pose le café et l'assiette de Yoongi avant de me servir. Sur mon latte, il a saupoudré le caractère "Min" de mon prénom avec du cacao. C'est ce qu'il faisait sur nos chocolats chauds quand nous étions petits pour les différencier: Min pour moi et Hyun sur celui de Jihyun, puisque nos deux noms commencent par la même lettre.
-Merci, dis-je doucement alors qu'il pose sur la table une généreuse part de tiramisu à mon intention.
Il grommelle indistinctement en satoori, aussi gêné que moi. Il repart s'occuper des clients, bientôt imité par ma mère qui n'arrive pas à nous lâcher du regard et vient deux fois à notre table, une fois pour dire "Ca va les garçons?" et une autre pour simplement m'effleurer les cheveux.
-Salut P'pa, salut M'man, salut... Hyung?!
Ma cuillère s'arrête au-dessus de mon dessert. Je me retourne vivement, manquant de renverser ma chaise.
-Mer-Mince! se rattrape Jihyun de justesse, sachant que les parents sont à la caisse.
Trop tard; les sourcils de ma mère sont froncés. Yoongi se lève à nouveau, attendant d'être présenté.
-Salut petit frère, dis-je en venant lui donner une accolade hésitante et chaleureuse.
Il me la rend, avant de détailler Yoongi de haut en bas. Je lui donne une petite tape à l'arrière de la tête.
-Qu'est-ce que tu fais là? T'es arrivé quand? Vous saviez qu'il venait? demande-t-il à nos parents.
-Visite surprise. J'étais en congé, et j'avais envie de...
Ma phrase s'arrête. Je ne sais pas comment la finir. Vous voir? Voir Busan? Tourner la page? Vous montrer que je suis toujours le Jimin qui a grandi parmi vous?
-C'est cool, commente Jihyun en me tirant d'embarras. Park Jihyun, ajoute-t-il pour Yoongi, devinant qu'il est plus âgé que lui.
-Min Yoongi, répond celui-ci en s'efforçant de paraître avenant malgré la tension qu'il doit certainement retenir.
Je n'ai aucune idée de la réaction de mon frère. Après tout, la version officiel d'un "ami de Seoul" est suffisamment plausible pour sauver les apparences s'il ne veut pas creuser trop loin. Je ne sais absolument pas ce que pense Jihyun de l'homosexualité. Nous n'en n'avons jamais parlé. Va-t-il accepter Yoongi? Même s'il ne l'accepte pas, j'espère au moins que par amour pour nos parents, il ne va pas balancer des propos grossiers dans la salle du café. Il fait un pas vers Yoongi. Et contre toute attente, lui tend la main.
-On peut peut-être se serrer la main.
Ils échangent une poignée de main amicale, bien que mon frère le scrute avec la précision d'un sniper. Heureusement, je ne ressens pas d'animosité refoulée.
L'après-midi défile. Jihyun s'est assis avec nous pour bavarder. Ma mère participe à la conversation dès qu'elle peut et même mon père y met son grain de sel par intermittence. Yoongi est traité comme un invité, aucune allusion n'est faite à notre possible liaison. Il reste mon ami de Seoul tout le long et j'y trouve plus que mon compte. C'est suffisant. C'est largement suffisant. A un moment, je surprends son regard sombre et profond sur moi. Il me sourit avec discrétion. ll sait à quel point j'ai souhaité ce moment. A quel point je l'ai redouté. A quel point je suis heureux. Lui, dans la grande salle, entouré de ma famille, qui échange avec ma mère, mon frère, et qui évite de trop se faire remarquer par mon père. Mais le "Min" en chocolat sur mon café voulait tout dire. Je suis toujours un membre de la famille Park.
-Tu veux revoir ta chambre? demande soudain ma mère. A quelle heure est ton train?
Yoongi ressort les billets du retour et mon cœur palpite douloureusement. N'y a-t-il pas moyen de figer ce moment? Mes yeux dévient sur l'appareil de Yoongi. Mon frère surprend mon regard.
-On devrait faire une photo!
Yoongi relève la tête et m'interroge du regard. Mes yeux brillants lui donnent la réponse.
-Et bien, euhm, mettez-vous là? hésite-t-il en passant la lanière de l'appareil.
Je quitte ma chaise et toute la petite famille se dirige devant le comptoir.
-Vous ne venez pas dessus, Yoongi-ssi?
-Je vais la faire! coupe mon père.
Ma mère lui fait les gros yeux. Yoongi est terriblement gêné. Jihyun grogne.
-Aish, on se met tous dessus, et on demande à un client.
Justement, un couple d'habitués nous regarde en souriant. Je leur adresse un petit signe. Ma mère s'incline en leur demandant de nous photographier et intime à mon père de tenir sa langue d'un seul regard. Yoongi sera sur la photo. Nous nous regroupons, les trois garçons devant, moi au milieu. Au second rang, papa entre Jihyun et moi, et maman entre moi et Yoongi. Je sens sa petite main sur mon épaule. Un, deux, sourire. On recommence. Au moment de nous séparer, je remarque que l'autre main de ma mère était posée sur l'épaule de Yoongi. Je souris.
Nous allons à l'étage, Jihyun nous suit pour déposer son sac de cours qu'il n'a toujours pas monté. Yoongi découvre l'appartement, mon salon, ma cuisine. Je laisse traîner mes doigts partout: sur le plan de travail, sur les portes, sur le dossier des chaises et l'accoudoir du canapé. Je vois que ma mère a fait du rangement. Quelques objets ont changé de place. Les photos de moi sont toujours exposées. J'emmène Yoongi dans ma chambre.
Je la trouve vide, impersonnelle, comme un décor de cinéma qui remplacerait la vraie. Toutes mes affaires sont à Seoul maintenant. Je me laisse tomber sur le lit. Yoongi reste dans l'encadrement de la porte. On ne sait pas quoi dire. Je ferme les yeux. Sur ce lit, j'ai beaucoup pleuré. Les années écoulées surgissent dans ma mémoire. Ma vie entière me semble minuscule comparée aux derniers mois. J'ai l'impression que dix ans ont passé depuis mon départ.
-J'ai grandi, dis-je dans un murmure à peine audible.
-Oui, répond Yoongi, en écho à notre échange sur les balançoires du square.
-Il reste un peu de temps, ton train est à vingt heures. Qu'est-ce que vous voulez faire? nous interrompt Jihyun en quittant sa chambre. La plage, c'est trop juste.
Dommage. Ca m'aurait plu d'emmener Yoongi sur les plages de Busan. C'était prévu dans mon programme, mais finalement on est resté avec mes parents. C'est sans doute mieux comme ça. Je réfléchis. Qu'est-ce qui n'est pas trop loin et qui lui plairait?
-Anchang.
-Allez!
Mon frère dévale les escaliers, suivi par moi et un Yoongi nageant dans l'incompréhension. Je jette un dernier regard à ma chambre d'avant. Pas un regard triste. Pas celui que j'ai eu quand on m'a fait quitter Busan. Un simple regard d'adulte sur sa chambre d'enfant.
-Papa, j'peux prendre la voiture?
-Pourquoi faire?
-Hyung veut faire un tour à Anchang.
-La bonne idée! s'enthousiasme ma mère pour empêcher mon père de refuser.
-Bon. On vous dit au revoir, alors.
Il cède sans résistance. Yoongi reste en retrait pendant que ma mère, émue, me tient les mains.
-Au revoir mon grand. Rentre bien. Tu mangeras bien, hein? Il était bon, le tiramisu?
-Délicieux maman.
-Tu reviendras?
-Bien sûr.
-Merci.
Elle serre mes paumes jusqu'à y imprimer la trace de ses doigts, puis vient caresser ma joue avec tendresse. Mon père la prend par les épaules et elle s'écarte doucement.
-Au revoir Papa, dis-je en le regardant dans les yeux.
-Au revoir Jimin.
Il hésite, puis il finit par m'entourer maladroitement de ses bras et tapoter mon dos.
-Prends soin de toi, marmonne-t-il d'un ton bourru.
J'acquiesce. Yoongi se plie littéralement en deux face à mes parents.
-Madame Park. Monsieur Park. Merci pour tout. C'était très bon.
-Bon retour, marmonne encore mon père.
-C'était un plaisir de faire votre connaissance, Yoongi-ssi.
Ma mère et Yoongi se sourient. Mon cœur va exploser de joie.
Jihyun conduit et nous trimbale sur la route pleine de virages qui permet d'accéder à Anchang Village. Anchang fait partie de ces quartiers isolés de Busan, en hauteur sur les collines, inconnus des touristes. Pas d'immeubles hauts, seulement des maisons de plein pied, toutes simples, aux façades pastel. Yoongi est intrigué par cet endroit étrange. Il remarque les murs peints en jaune canari, en turquoise, ou parfois les fresques qui s'étendent sur toute une surface, et il m'interroge sur l'histoire du quartier. Je lui explique qu'Anchang est né d'un ancien camp de réfugiés établis là pendant la guerre. Jihyun mène la marche.
-Je vais prendre des photos.
Yoongi s'écarte avec son appareil. Le village est une mine d'or pour les photographes, et je sais que c'est aussi un moyen de me laisser seul avec mon frère. Jihyun et moi nous asseyons dans l'herbe pour profiter de la vue de Busan. On parle de ses études, de mon travail, de la vie du café. Les circonstances de mon départ sont un sujet tabou. Pourtant, Jihyun finit par transgresser la loi du silence et de la bonne morale.
-C'est ton petit ami, Hyung?
Je fixe deux gratte-ciels à l'horizon.
-On ne sort pas vraiment ensemble, mais c'est quelque chose comme ça.
-Ca fait longtemps?
-Je ne saurais pas dire. Ca te dérange?
Mes joues se réchauffent. Je ne peux pas le regarder, et je sens que lui non plus. Comme moi, il regarde la ville.
-C'est ta vie. ...c'est pas un choix, hein?
Je secoue la tête. Non, je suis né comme ça. Ou bien je me suis développé comme ça, à l'adolescence, je ne sais pas.
-Tu as quelqu'un, toi?
-Non. Mais j'aime les filles, affirme-t-il.
Plus loin derrière nous, Yoongi caresse un gros chat blanc et touffu qui se roule dans les graviers. Je reste à contempler Busan avec mon petit frère. Le silence n'est pas pesant. Je n'ai pas besoin de le regarder pour profiter de sa présence. C'est ça aussi, grandir. Chacun emprunte le chemin qu'il doit suivre. Mon frère sait que je suis différent, et je suis content que les choses soient claires avec lui. Nous profitons de la balade parmi les vieilles maisons tandis que le soleil descend doucement sur nous. La lumière change, les couleurs des façades aussi. Yoongi réalise ses derniers clichés de Busan. Je crois qu'il en a pris de moi, à la dérobée, pendant que je poursuis ma conversation avec Jihyun. Mon frère me questionne sur Seoul. Il se demande s'il passera toute sa vie à Busan.
Lorsqu'il est l'heure de reprendre la voiture pour aller à la gare, Jihyun s'arrête à la hauteur de Yoongi. Les deux garçons s'observent. Mon frère prend la parole.
-Yah, Min Yoongi. Fais attention à mon Hyung.
Yoongi ne s'attendait pas à ça. Il efface rapidement la surprise de son visage et hoche la tête avec fermeté. Satisfait, Jihyun hoche la sienne en retour et reprend sa place derrière le volant. Le trajet jusqu'à la gare est occupé par des bavardages anodins, sur notre heure d'arrivée ou mon emploi du temps du lendemain. Même ces petits mots sans importance me font du bien.
Jihyun nous quitte devant la gare. Nous le remercions, je glisse une taquinerie pour remplir mon rôle de Hyung et je lui recommande de veiller sur maman. Le soleil qui se couche laisse une grande bande orange au-dessus de la mer. J'inspire une dernière fois le parfum de la ville. Yoongi passe un bras autour de mes épaules et me tient contre lui le temps d'entrer dans la gare. Le train est déjà à quai, nous n'avons plus qu'à prendre place. Direction Seoul.
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