Je l'observe à la dérobée : il est plus grand que moi, assez large d'épaules. Ses cheveux bruns, ou du moins ce que je peux en distinguer, sont en bataille, coiffés sur un côté. L'une de ses mains disparaît dans la poche de son sweat à capuche, l'autre tient une cigarette. Je remarque qu'il a des écouteurs dans les oreilles, très bizarre dans ce genre d'endroit où on vient normalement pour s'amuser en groupe. Pourtant, il est seul dehors, et n'a pas vraiment la tête de quelqu'un qui a envie de s'éclater.

 Sûrement dérangé par mon entrée dans son champ de vision, il lève les yeux et me surprend en train de le dévisager. Je détourne le regard, un peu honteuse, pas assez vite pour ne pas entrevoir le petit sourire en coin qui se dessine sur ses lèvres pleines au fur et à mesure que j'avance vers la porte. Moi qui suis du genre à psychoter chaque fois qu'on me regarde, je me demande pourquoi il sourit. Est-il en train de se moquer de moi? Pense-t-il que je suis en train de mater? Je m'ordonne intérieurement d'arrêter de me poser des questions inutiles, et je retourne à l'intérieur du bar.

Je retrouve Chris, Tara, Drew et Mary dans une discussion très animée sur la nouvelle copine d'un de leurs amis commun qui semble complètement barrée. Ils sont écroulés de rire sur la table, des larmes coulent sur les joues de Tara tellement elle rit. J'entends Mary dire:

- et là... devant sa mère, sa propre mère, elle enlève son tee-shirt pour lui montrer son nouveau tatouage! J'ai cru qu'il allait avoir une attaque!

Apparemment, ce gars a tiré le gros lot en matière de respect... Je me rassois en souriant, amusée de les voir rire comme des gosses. Je les soupçonne d'avoir bu quelques verres de plus en mon absence.
Tara me demande si tout va bien, et les regards se tournent vers moi. Mary me pose des questions sur ma venue à New-York, et ce que je vais y faire. Je leur parle de ma vie en France, ma mère, mes études. Je manque de m'étouffer avec mon mojito quand tout à coup Mary me demande: 

- C'est vrai qu'en France, vous n'avez pas l'eau courante ?

Oh. my. god. Sérieusement ? Sa question est tellement inattendue que Chris explose de rire et lui répond ironiquement :

-Non, en France on ne se lave pas. C'est pour ça que je n'ai plus jamais voulu y retourner. Trop de microbes!

Au ton de Chris, Mary comprend que sa question est un peu déplacée. 

- Désolée, je ne voulais pas vous vexer. Je n'ai jamais osé te poser cette question, mais j'ai toujours voulu savoir. C'est ce qu'on raconte, ici: les français sont obsédés, et ils n'ont pas l'eau courante.

Même a New-York, une ville censée être ouverte sur le monde, certains clichés ont l'air d'avoir la vie dure. Je rassure Mary sur mon hygiène, je lui dis que la prochaine fois, je lui montrerai des photos de ma salle de bains. Elle est un peu gênée, sa question n'était pas méchante mais simplement curieuse, mais je suis tout de même un peu vexée de l'image que nous avons ailleurs dans le monde. C'est la première fois que je suis confrontée au fait d'être une étrangère, c'est plutôt perturbant. Je ne veux pas qu'elle reste mal à l'aise, alors je lui démontre que notre mode de vie n'est pas si différent du sien.

Autour de nous, le bar ne désemplit pas : certains, qui n'ont pas pu s'asseoir, sont en train de boire un verre debout. Plusieurs groupes de filles, un peu éméchées, font bouger leur corps au rythme de la musique qui se déverse dans la salle. Mes quatre chaperons sont en plein débat sur le coût de la vie qui ne cesse d'augmenter. Je m'ennuie un peu et j'ai parfois du mal à suivre la discussion, je ne me suis pas encore vraiment faite à leur accent. J'ai chaud, le bar est blindé de monde et la température de la pièce a du augmenter de plusieurs degrés au fil des heures. Je me lève et adresse a la table:

- Je vais chercher un verre.

Auparavant, je me dirige vers le fond de la pièce : j'ai besoin de me rafraîchir, il faut que je trouve des toilettes. Je les repère assez facilement et me fraie un passage à travers les groupes de gens debout. Mon regard est attiré sur ma gauche par des rires aigus. Assises a une table avec une dizaine d'autres personnes, deux filles qui doivent avoir à peu près mon âge semblent s'être lancées dans un concours de shots. L'une d'elle a renversé un verre sur son tee-shirt, elles sont mortes de rire. Je remarque alors juste a cote d'elles le garçon de la terrasse, celui avec le sourire en coin, en train de m'observer, le dos appuyé contre sa chaise. Ses écouteurs ont disparu. Les spots au plafond éclairent son visage par intermittence, je n'arriverai pas à dire de quelle couleur sont ses yeux mais ils sont très clairs. 

Je réprime un frisson et détourne le regard, réalisant que je le fixe moi aussi. Je prends une grande inspiration et me dirige vers les toilettes. Comme à chaque fois qu'il y a du monde dans un bar, je suis obligée d'attendre mon tour une bonne dizaine de minutes.Je me sens bizarre, je me demande pourquoi ce type me fixait de cette manière. Je ne sais pas ce qui m'a pris non plus de le mater comme ça.  Enfin, c'est mon tour : je passe de l'eau sur mon visage pour le rafraîchir et me recoiffe rapidement. La chaleur me quitte, je me sens tout à coup mieux. En ressortant, je jette un œil sur ma droite : la fille au tee-shirt mouillé a disparu de la table et le brun n'est plus là non plus.

Quand je m'approche du bar pour commander mon verre, je le retrouve, face à moi, assis sur un tabouret, dos au comptoir. Miss Tee-shirt mouillé se tient entre ses jambes, les bras autour de son cou, la tête contre sa poitrine. Elle se balance au rythme de la musique, ses cheveux blonds ondulent et brillent au rythme des spots. Ses mains a lui sont arrimées dans le dos de la fille. Surprise, je me détourne, j'interpelle une des serveuses et commande un Ice Tea qu'elle me sert rapidement. 

Mon verre à la main, je marche vers ma table pour rejoindre  Chris et les autres. En passant devant eux, je ne peux pas m'empêcher de leur jeter un regard. La fille a maintenant les mains posées sur son torse, ils s'embrassent. Sauf que ses yeux a lui me fixent. Encore. Il n'y a pas d'équivoque, c'est bien moi qu'il regarde alors que ses lèvres sont posées sur une bouche qui n'est pas la mienne. Non pas que ça me plairait, mais il s'ennuie à ce point pour me regarder comme ça? Dans son regard, je peux voir une étincelle de... sourire? Amusement? Ce mec fait des sourires en coin avec ses yeux. Il continue  d'embrasser la fille, comme si de rien n'était. 

Peut-être que c'est une sorte de jeu pour lui... depuis tout à l'heure, il a l'air de m'avoir pris pour cible, et je ne comprends pas pourquoi. De toute façon, quelles que soient ses raisons, je n'en ai strictement rien à faire. Je trouve juste son comportement intrigant et complètement déplacé. J'ignore superbement le rouge qui me monte aux joues et rejoins rapidement ma table. 

Quand je m'assois, Tara et Mary sont parties danser un peu plus loin. Drew me demande:

- Ça va? T'en a mis du temps! 

- Oui... il y a du monde, c'est pas facile de circuler. 

Je passe sous silence ma rencontre pour le moins bizarre. 

Chris désigne du menton Mary et Tara qui dansent.

- Regarde, les filles se lâchent. Tu ne veux pas les rejoindre? 

Hésitante, je les observe.

- Heu, non, ça va. Je ne me sens pas d'attaque pour ça, là.

Chris insiste:

- Oh allez, ma petite cerise ! Si tu veux devenir New-Yorkaise, il va falloir en prendre les habitudes! 

Depuis toujours, il me donne des petits surnoms bizarres. Quand j'étais petite, un fois, j'ai eu droit à "mon petit châtaigner". Vous voyez? C'est marrant, même si je trouve que j'ai un peu passé l'âge, maintenant. 

Malgré ma résistance et mes cris de protestation, il se lève et me tire par la main en dansant pour m'amener jusqu'à Tara et Mary, à quelques tables de là.

- Regardez qui j'ai trouvé qui ne voulait pas s'amuser, les filles!

Elles m'accueillent avec de grands gestes exagérés et m'attrapent chacune par un bras. Chris me lâche, part dans un grand éclat de rire quand je le fusille du regard et retourne s'asseoir avec Drew. 

Me sentant idiote de rester à côté d'elles sans bouger, je commence à remuer doucement les pieds au rythme de la musique. Au fur et à mesure, mon corps s'emballe, et je finis par ne plus faire attention à ce qui se passe autour de moi. Je bouge comme si j'étais dans mon salon : concentrée sur la musique, j'essaie de synchroniser mes mouvements avec ceux de Mary et Tara. Quand "Crazy in Love" de Beyonce emplit la pièce, les filles et moi nous déchaînons comme des adolescentes. C'est grisant de pouvoir se lâcher un peu. 

La musique a toujours eu ce pouvoir sur moi: quel que soit mon état de fatigue, elle me le fait toujours oublier. Je ne sais pas depuis combien de temps nous nous donnons en spectacle, mais au bout d'un moment, la soif se fait sentir. Je retourne à notre table récupérer mon verre en dansant à moitié, un sourire aux lèvres. Comme d'habitude, Chris se moque de moi et ironise : 

- Alors? Tu n'es pas d'attaque? 

Je souris et lève les yeux au ciel. Drew me regarde:

- J'ai rien contre votre petite séance de sport au milieu de la nuit, mais il faut que je bosse demain matin, j'ai un dossier à boucler. 

Drew est avocat, ou quelque chose dans le genre, d'après ce que j'ai compris, autant dire que son temps libre doit se compter en minutes par semaine. Maintenant que j'ai commencé à m'amuser, je n'ai pas vraiment envie de partir, mais je ne veux pas faire d'histoires. Je dis:

- Heu, ouais, aucun problème. 

Je retourne chercher les filles, qui poussent des cris de frustration, mais je réussis quand même à les faire rejoindre notre table où nous récupérons nos affaires. 

Sur le chemin du retour, la tête posée contre la vitre de la portière, je repense aux dernières heures en souriant. Je n'ai pas l'habitude de me lâcher comme ça au milieu d'inconnus. Pour une première à New-York, c'était plutôt réussi. Je chasse de mes pensées le sourire en coin du garçon brun, et me concentre sur les messages de Théo.

Okay... L'attitude d'Ayden ? Sexy ? Bizzare ? Intrigante ? 

<3.